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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75447 ***
+
+
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+
+ HENRI ARDEL
+
+ LE
+ MAL D’AIMER
+
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+ PARIS
+ LIBRAIRIE PLON
+ PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+ 8, RUE GARANCIÈRE--6e
+
+ Tous droits réservés
+
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+
+Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1904.
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+DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
+
+
+ *Le Mal d’aimer 1 vol. in-16.
+ *Cœur de sceptique 1 vol. in-16.
+ (Couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
+ *Rêve blanc 1 vol. in-16.
+ *Tout arrive 1 vol. in-16.
+ *L’Heure décisive 1 vol. in-16.
+ *Seule 1 vol. in-16.
+ *Mon Cousin Guy 1 vol. in-16.
+ *Renée Orlis 1 vol. in-16.
+ *Le Rêve de Suzy 1 vol. in-16.
+ *Au Retour 1 vol. in-16.
+ L’Absence 1 vol. in-16.
+ La Faute d’autrui 1 vol. in-16.
+ L’Été de Guillemette 1 vol. in-16.
+ L’Aube 1 vol. in-16.
+ La Nuit tombe 1 vol. in-16.
+ Le Chemin qui descend 1 vol. in-16.
+ L’Étreinte du passé 1 vol. in-16.
+ Le Feu sous la cendre 1 vol. in-16.
+
+Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis
+entre toutes les mains.
+
+
+PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--25732
+
+
+
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
+
+
+
+
+A
+
+MADAME ROBERT MASSON
+
+Affectueux hommage.
+
+H. A.
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+
+LE MAL D’AIMER
+
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+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
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+
+I
+
+
+Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures, une voix monotone
+d’employé annonça:
+
+--Villers-sur-Mer!... Villers!
+
+Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment repoussée d’un
+geste vif, France Danestal--France, diminutif de Françoise--sauta sur le
+quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise d’août. Ses prunelles,
+très larges dans l’iris extraordinairement bleu, cherchaient tout de
+suite la mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait encore;
+et, seulement, elle aperçut le lointain vert des coteaux boisés qu’un
+éclatant soleil marbrait d’ombres crues.
+
+--Eh bien! France, si tu voulais bien aider ta sœur à descendre son sac
+de voyage? jeta Mme Danestal avec un peu d’impatience, devant la
+distraction de sa plus jeune fille qui obligeait la sœur aînée, la très
+jolie et très élégante Colette, à se débrouiller seule au milieu de ses
+menus bagages.
+
+France, rappelée à elle-même, tendit les bras et reçut tous les sacs,
+ombrelles, châles que lui passaient en abondance ses compagnes de route;
+puis elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre des hauteurs
+du wagon. Colette, à son tour, avait sauté à terre et humait avec
+plaisir la brise de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse
+l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la chaleur de ce jour
+d’été.
+
+Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal, volontiers tourmentée
+de petits soucis, interrogea, prise d’inquiétude:
+
+--Vous êtes sûres, mes enfants, que nous n’avons rien oublié? France, tu
+as bien regardé, dans le compartiment?
+
+--Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos innombrables colis! sont
+autour de nous. Maintenant, allons retrouver nos malles pour gagner
+l’hôtel, où peut-être il fera frais.
+
+Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait et, suivant le flot des
+voyageurs amenés par la saison commençante d’août, elle s’engagea sur la
+voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures très jeunes.
+
+Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs aises, Colette et sa
+mère traversaient aussi, Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des
+rails.
+
+Tout de suite, le regard de France avait couru vers le large horizon de
+mer qu’elle apercevait enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers
+plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des jardins, les toitures
+effilées des villas. Mais au passage, les larges prunelles--où la vie
+luisait ardente--s’arrêtèrent retenues par une silhouette masculine
+campée devant la porte de sortie des voyageurs. Et aussitôt un petit
+sourire où il y avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva sa
+lèvre expressive. Elle murmura:
+
+--Oh! cette Colette!... Je comprends pourquoi elle a pris tant de soin
+de bien remettre son voile!
+
+Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment, regardant sa
+sœur qui arrivait aussi fraîche de visage et de toilette que si elle
+sortait en droite ligne de sa chambre. Elle venait de voyager cinq
+heures, et pas une ondulation n’était dérangée sur la nuque dorée; il
+n’y avait pas un faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable
+fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un éclat de fleur, rosée
+comme la blouse de toile de soie qui moulait une taille incomparable;
+pas ombre de poussière sur la jupe coupée savamment pour trahir à
+souhait la ligne parfaite des hanches.
+
+En femme habituée à éveiller l’attention partout où elle paraissait,
+Colette, caressée au passage par la muette flatterie des regards,
+avançait avec une apparente indifférence de déesse pour l’hommage des
+foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient distingué le jeune homme
+aux allures de clubman en villégiature qui, descendu de la charrette
+anglaise qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle daignât
+recevoir son salut.
+
+Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau... Allons, la partie
+s’engageait bien! Paul Asseline était toujours sous le charme. A elle de
+profiter de toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de bains de
+mer, pour achever la conquête de ce millionnaire que souhaitaient
+séduire toutes ses ambitions de jolie fille du monde sans fortune et
+avide de luxe.
+
+Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée par l’air marin,
+s’inclinait ravi, une allégresse mal contenue dans ses yeux clairs, dont
+l’expression était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à la joie
+de sentir dans la sienne la petite main gantée coquettement, il oubliait
+même de saluer France, aussi bien que de présenter son compagnon de
+promenade, un grand garçon d’une trentaine d’années, qui, resté
+discrètement en arrière, observait la scène avec une lueur de curiosité
+et d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant et troublé, Asseline
+enfilait au hasard phrase sur phrase à l’adresse de Mme Danestal et
+s’excusait de sa présence à la gare.
+
+--J’espère, madame, que vous ne me trouverez pas indiscret d’être venu
+ainsi vous présenter mes hommages dès la première minute de votre
+arrivée.
+
+--C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais vous en saviez donc
+l’heure?
+
+Il rougit derechef:
+
+--Je m’étais permis de passer à votre hôtel pour m’en informer, désirant
+pouvoir vous offrir mes services de vieil habitué de Villers, au cas où
+j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon à quelque chose.
+
+Correctement, il s’adressait à Mme Danestal; mais France, autant que
+Colette elle-même, savait bien que, en cet instant, une seule personne
+existait pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune perspicacité avait
+été aiguisée par les spectacles de la vie mondaine menée à la suite de
+sa mère et de sa sœur, aussi bien que par les conversations entendues
+journellement dans le milieu éclectique, très parisien et très lettré,
+où vivait son père, Robert Danestal, l’auteur illustre de divers poèmes,
+surtout de très beaux sonnets, qui lui avaient ouvert l’Institut.
+
+Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître les bagages, elle
+observait d’un œil clair, un peu méprisant, les manèges de la savante
+coquetterie de Colette. Celle-ci, en apparence, tout occupée de ses
+malles, continuait, en réalité, à envelopper des grâces de son sourire
+et de son regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait avec une
+docilité fervente de caniche ou d’amoureux.
+
+«Il est touchant vraiment! précisa la pensée moqueuse de France; et elle
+est admirable! C’est une artiste en son genre. Si elle ne part pas
+fiancée de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline soit
+prodigieusement forte. Il est vrai que ce bon Paul n’a pas l’air doué
+d’une volonté de fer...»
+
+Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons un peu mous,
+d’humeur aimable et d’intelligence paisible, qui n’ont d’autre souci que
+de se laisser vivre aussi agréablement que possible, trouvant tout
+naturel de posséder une grosse fortune qu’ils seraient incapables de
+gagner.
+
+Que Colette eût le talent de dominer et de diriger sa limpide volonté,
+et elle était sûre d’atteindre enfin ce port du mariage riche auquel,
+sans succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle entrée dans
+le monde, quatre ans plus tôt.
+
+Car c’était une personne pratique et point du tout sentimentale que la
+très jolie Colette Danestal. Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance,
+de continuelles difficultés d’argent dans une maison où les fantaisies
+artistiques--et autres--du père, les goûts mondains de la mère,
+s’accommodaient fort mal de revenus plutôt modestes, elle s’était bien
+juré, instruite par l’expérience, d’échapper pour son compte, dans
+l’avenir, à de pareils soucis! Et cela, de par la grâce de sa jeune
+beauté, dont elle se sentait capable d’user avec toute la science
+nécessaire.
+
+A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple de sa sœur aînée,
+Marguerite, qui, quelques années plus tôt, avait fait la folie d’un
+mariage d’amour avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune, et
+qui, depuis lors, végétait avec lui dans les pays perdus où le retenait
+un modeste poste dans les Forêts.
+
+Douée d’un sens très net de la réalité, Colette savait à merveille que
+les filles à peu près sans dot, et cependant désireuses de se marier
+richement, ne peuvent exiger tous les mérites et qualités chez ceux qui
+daignent songer à les épouser, étant pourvus de belles rentes. Et
+sagement, sans grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la
+destinée lui offrait un mari capable de satisfaire ses goûts de luxe,
+homme du monde autant que possible, elle le tenait quitte du reste,
+certaine de trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse à sa
+guise.
+
+Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si fêtée partout où elle
+apportait le rayonnement de son joli visage, elle n’était pas parvenue à
+conquérir le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné, qu’elle
+ambitionnait, bien qu’elle s’y employât avec un art qui révoltait sa
+jeune sœur. Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante et trop
+fière pour admettre une excuse à cette infatigable chasse.
+
+Presque une honte, elle éprouvait en pensant que c’était afin d’arriver
+au dénouement conjugal souhaité par Colette qu’avait été choisie cette
+villégiature à Villers, où les richissimes Asseline, fabricants de
+toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient une superbe villa.
+
+Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien ce sentiment, ravie, au
+contraire, de l’empressement de Paul Asseline, en bonne mère,
+extrêmement désireuse de marier, et de bien marier, ses filles... A
+commencer par Colette, dont la beauté, l’élégance, la science de la
+toilette flattaient son amour-propre; avec qui elle était en parfaite
+union de goûts mondains; toutes deux dominées sans cesse par la pensée
+de bien remplir, avec des ressources limitées, leur personnage de femmes
+très «chic» dans le Tout-Paris dont elles faisaient partie.
+
+Aussi, quand les malles retrouvées, chargées, Asseline dut se résigner à
+ouvrir devant elle la porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion:
+
+--Combien vous avez été aimable de venir ainsi à notre rencontre!
+J’espère que vous me fournirez bientôt l’occasion de vous en remercier
+mieux. J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas que nous
+comptons sur votre prochaine visite!
+
+--Madame, je serai trop heureux d’aller vous présenter mes hommages à
+l’hôtel, dès que je pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle
+heure ce serait-il possible?
+
+--Oh! nous ne sortirons guère au commencement de l’après-midi... Colette
+et moi, nous redoutons beaucoup la chaleur. Pour ma part, je circule
+fort peu... Mais mes filles adorent la plage!...
+
+Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en était capable:
+
+--On y a, en ce moment, de très beaux couchers de soleil! Je suis sûr
+que celui de ce soir va être magnifique!
+
+Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette qu’il enveloppait d’un
+regard heureux et suppliant. Mais elle voyait revenir France, dépêchée
+par sa mère pour un renseignement, dans la gare; et elle dit simplement,
+avec un sourire qui était la séduction même:
+
+--Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir tantôt, car nous allons
+être occupées par notre installation... Peut-être cependant, vers cinq
+heures et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour descendre jusqu’à
+la plage... Au revoir...
+
+Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si fort, à l’anglaise,
+qu’il froissa un peu la peau fine, sous les bagues... Mais elle se
+montra à la hauteur de la situation et ne broncha pas, montant à son
+tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit son pied menu,
+irréprochablement chaussé de cuir fauve. France la suivit et la voiture
+s’ébranla pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli pays vert.
+
+Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant plus absorbé tout
+entier par la présence de Colette, se souvint qu’il avait un compagnon
+de promenade et, un peu confus, revint vers la charrette anglaise dans
+le voisinage de laquelle l’attendait patiemment son ami. Celui-ci avait
+encore en main un petit album sur lequel, pour occuper le temps, sans
+doute, il venait de crayonner quelques croquis.
+
+--Mon vieux, je vous demande pardon de vous avoir ainsi laissé en panne,
+fit Asseline de son accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé
+retenu auprès de ces dames...
+
+--Très bien, très bien! je ne vous en veux pas... J’ai dessiné et ainsi
+le temps ne m’a pas semblé long. Vous m’aviez fourni de très
+intéressants modèles...
+
+--Vous avez fait le portrait de Colette... de Mlle Danestal, veux-je
+dire... Je puis voir, n’est-ce pas?
+
+Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent d’une
+expression très jeune.
+
+--Pouvez-vous voir?... De quel droit?... Enfin!... Regardez...
+
+Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors, jeta une exclamation
+dépitée:
+
+--Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré? La voici de face, de
+profil, de dos! Et encore de trois quarts!... Elle est pourtant à peine
+jolie auprès de sa sœur...
+
+Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris de Rozenne, des yeux
+charmants, ironiques et caressants, qui avaient une remarquable
+intensité de vie intelligente.
+
+--C’est selon les goûts!... Cette Mlle France--quel singulier nom!--a
+des yeux d’un bleu incomparable et qui doivent savoir dire une foule de
+choses... Vous n’avez pas remarqué comme sa petite tête brune est
+volontaire et expressive, quelle souplesse harmonieuse a le moindre de
+ses mouvements?... Je vous accorde qu’elle est peut-être un peu pâle,
+c’est vrai; mais ses lèvres n’en paraissent que plus pourpres et elle
+est modelée comme une jeune nymphe, de forme parfaite.
+
+--Eh bien! Rozenne, comme elle descend à votre hôtel, vous pourrez
+l’admirer tout à votre aise... Tenez, je vous restitue votre album...
+
+--Pas avant d’avoir tourné la page! Allons, Asseline, ne m’en veuillez
+pas de vous avoir taquiné et contemplez votre belle Colette!
+
+Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de plaisir... Claude
+Rozenne n’était peut-être encore qu’un très habile amateur, mais il
+était doué en artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante
+jeunesse de Colette Danestal.
+
+--Donnez-le-moi, Rozenne.
+
+--Pas du tout... Un homme délicat ne livre pas ainsi le portrait des
+jeunes personnes que son crayon croque au passage! A moins que vous
+n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour mériter de posséder son
+image, je la laisse enfouie parmi ces feuillets.
+
+Asseline haussa les épaules, un peu vexé; mais, bien qu’il vît que son
+ami plaisantait, il n’osa insister. Tous deux montèrent en voiture.
+Asseline prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval, et la
+voiture roula sur le chemin qui s’élevait derrière la gare. Dans la
+découpure des branches étincelait l’opale de la mer et la route était
+ruisselante de soleil sous l’ombre mobile des arbres, dont la brise
+faisait bruire les feuilles. Mais Asseline ne voyait rien de ce lumineux
+paysage d’été; une seule image l’absorbait et, sans doute, cette
+contemplation intérieure l’enchantait, car sa bonne figure aimable avait
+repris une expression ravie.
+
+Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme presque juvénile.
+Et avec une malice amicale, il lança:
+
+--Asseline, vous êtes un maître cachottier! Comment avez-vous pu
+dissimuler si longtemps que vous étiez pareillement amoureux?
+
+Il s’exclama sans répondre:
+
+--Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle créature!
+
+--Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne tranquillement.
+
+--N’est-ce pas?
+
+Il avait l’air radieux, et continua:
+
+--Elle est incomparable! Si vous la voyiez en robe de bal! C’est ainsi
+que je l’ai aperçue pour la première fois, à une grande soirée chez les
+Defresne...
+
+--Et elle vous a séduit incontinent?...
+
+--Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait bien d’autres! C’était une
+vraie cour autour d’elle. Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la
+quatorzième valse... Eh bien! mon ami, moquez-vous de moi... Je suis
+ridicule, n’est-ce pas?
+
+--Pas du tout... C’est un régal trop rare que le spectacle d’un grand
+enthousiasme pour que j’aie, le moins du monde, envie de railler... Donc
+vous avez obtenu la quatorzième valse et vous l’avez attendue
+impatiemment.
+
+--Non, pas trop, car j’avais su découvrir une embrasure d’où je pouvais,
+tout à mon aise, contempler Colette... Elle bostonnait avec tant d’art,
+de souplesse, de grâce, que je me demande encore comment j’ai pu avoir
+l’audace de danser avec elle! Enfin, comme elle est très indulgente, ça
+n’a pas été mal... Mais je vous avouerai que, dès le lendemain, j’ai
+repris quelques leçons de boston pour être à la hauteur... Et
+heureusement, ainsi, j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés... Ah!
+mon ami, elle est exquise... Et je...
+
+--Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le jeune homme s’arrêtait,
+saisi lui-même de sa fougue. Eh bien! si vous l’adorez, si elle est
+exquise, pourquoi--excusez ma question pour peu qu’elle soit
+indiscrète,--pourquoi ne l’épousez-vous pas, puisque vous êtes prêt pour
+le mariage?
+
+La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit aussitôt.
+
+--Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma demande serait déjà
+faite; mais je suis pourvu d’une famille...
+
+--Qui ne veut pas de votre mariage avec Mlle Colette...
+
+--Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains son opposition... On m’a
+affirmé de différents côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que
+la dot des jeunes filles est à peu près nulle... Et ce ne sont pas, en
+effet, les œuvres poétiques de M. Danestal qui le rendront millionnaire!
+
+--D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est bien trop artiste pour
+cela! Il écrit pour un cénacle de lettrés...
+
+--Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui; et je vous confierais
+que cette idée qu’il est, en son genre, un homme supérieur, m’intimide
+terriblement quand je suis en sa société, moi qui suis tout le contraire
+d’un artiste. En sa présence, dans son salon, je me sens devenir
+idiot... Je n’ai pas, moi, d’opinion, artistique ou littéraire, à
+émettre!... Ce que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier! N’était
+Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y aventurer!... Elle,
+heureusement, n’est pas du tout bas-bleu; c’est une vraie femme du
+monde, très chic; sa sœur France est du genre du père... Elle fait des
+vers, de la musique. Aussi, comme elle doit me tenir en piètre estime
+intellectuelle, je ne me mêle jamais de causer avec elle...
+
+--Pourtant elle semble bien simple et a l’air presque d’une enfant
+encore...
+
+--Mon cher, elle m’intimide plus que Colette, presque! Je me sens tout à
+fait stupide, devant elle, comme devant son père... J’aime mieux
+m’entretenir avec sa mère. C’est une très aimable personne, fort
+élégante. Vraiment, ces trois dames sont toujours si parfaitement mises,
+que je ne peux pas croire qu’elles soient sans fortune, comme les
+mauvaises langues le prétendent... Leur appartement est très
+confortable, un peu bizarrement arrangé à mon goût. Il est plein de
+bibelots artistiques dans lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus
+de la famille; M. Danestal en a la passion!... Peu m’importerait tout
+cela, la plus ou moins grosse dot de Colette, si ma mère n’avait,
+tenace, la déplorable idée que je dois épouser une héritière.
+
+--Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné que vous êtes plus
+largement pourvu qu’un garçon de votre âge n’aurait le droit de
+l’être!... Allons, Asseline, ayez un peu d’énergie! Déclarez votre
+flamme à votre famille, et conquérez la dame de vos pensées!
+
+Naïvement, il avoua:
+
+--J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant ma mère...
+
+--Qui ne la connaît pas encore?
+
+--Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le monde, et une quatrième au
+Grand Prix. Ces dames étaient dans la même tribune...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! je crois que ma mère a été un peu effarouchée par la beauté
+et le chic de Mlle Danestal. Vous savez, ma mère est extrêmement simple
+et elle a les idées de son jeune temps. Elle ne conçoit pas que les
+jeunes filles d’aujourd’hui soient différentes de ce qu’elle était
+elle-même. Et puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un milieu
+de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs affaires... Mlle Colette,
+au contraire, appartient à un monde très parisien, très artiste, très
+intellectuel, qui ne peut lui permettre de ressembler en rien aux jeunes
+personnes du genre «oie blanche» que ma mère goûterait aveuglément...
+Tout cela est bien compliqué à arranger!
+
+--Bah! avec un peu de volonté et d’adresse!... Et votre père, de quel
+parti sera-t-il, lui?
+
+--Oh! mon père sera bien plus facile à gagner. Il aime beaucoup les
+jolies femmes. Il a vu Mlle Colette dans le monde et il la trouve
+ravissante... J’espère son appui...
+
+Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné activa l’allure
+de son cheval. Il avait hâte que sa promenade fût achevée pour être bien
+certain de se trouver sur la digue à l’heure où Colette Danestal y
+paraîtrait, peut-être...
+
+
+
+
+II
+
+
+A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient avec toute leur
+science pratique de femmes aimant le confort, et France avec la lenteur
+et l’indifférence d’une enfant que la contemplation de la mer charme
+souverainement.
+
+Car, de la fenêtre de sa très petite chambre,--sa mère et sa sœur aînée
+ayant, comme de juste, pris possession des meilleures pièces mises à
+leur disposition,--elle avait une vision d’océan si superbe, qu’un peu
+grisée par l’éblouissante clarté épandue sur les choses, par le souffle
+d’air vif qui frémissait dans les branches pailletées d’ombres et
+d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine des vagues, elle
+ne prenait guère souci d’ouvrir ses bagages, ayant d’ailleurs une
+horreur enfantine pour toutes les besognes qui incombent aux bonnes
+ménagères.
+
+Elle n’entendait même pas les propos échangés par sa mère et Colette sur
+la première rencontre avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort
+satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour établir des rapports
+fréquents avec la famille Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre
+ouverte, les mains abandonnées sur ses genoux, France se laissait
+envelopper, avec une jouissance ardente, par la brise qui soulevait
+autour de son front de petits cheveux légers, les yeux ravis par les
+lointains verdoyants des vergers feuillus, des prairies herbeuses où le
+vent de mer creusait d’onduleux sillons.
+
+Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit des Asseline, en dépit
+des trop nombreux Parisiens de leurs connaissances groupés à Villers, à
+Trouville, à Houlgate; qu’il allait faire bon de demeurer quelques jours
+dans cette fraîche campagne, où elle était amenée par les vues
+ambitieuses de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment qu’elle
+trouverait possible d’oublier la mesquine partie à gagner et qu’elle
+allait pouvoir mener à sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de
+multiples occupations.
+
+Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante, elle travaillait
+l’harmonie, composait de la musique; lisait, en toute liberté, ce qui
+tentait son activité de pensée, son insatiable intelligence; écrivait
+des vers qu’elle ne montrait jamais encore, jugeant que, fille d’un
+grand poète, il ne lui était permis d’être poète elle-même qu’à la seule
+condition de créer des œuvres irréprochables... Et elle était trop
+jalousement éprise du Beau pour ne pas se montrer très difficile.
+
+Ah! oui, elle était bien la vraie fille de Robert Danestal, toute
+vibrante comme lui au souci des choses d’art dont le charme la pénétrait
+et la dominait toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait ainsi
+dans un monde idéal, dont les spectacles la ravissaient. Aussi, mieux
+que personne, elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques de
+son père, ses achats «insensés», disait Mme Danestal, de tableaux, de
+belles faïences, de tentures rares, de bibelots précieux; elle
+comprenait le dédain qu’il témoignait pour tout travail régulier, ayant
+la volonté d’écrire seulement aux heures de l’inspiration, sans être
+jamais influencé par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire,
+quand on a de médiocres revenus, des goûts dispendieux et trois filles à
+doter. Et du même cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste
+recherche de ses propres satisfactions, son humeur fantasque; même plus,
+son indifférence pour un foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa
+femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors duquel il vivait,
+d’ailleurs, à peu près complètement, quand il ne s’enfermait pas dans
+son cabinet, ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que les hommes
+illustres ne doivent pas être jugés à la mesure des simples mortels et
+que leurs dons supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux.
+D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille très moderne,
+qu’il est inutile de demander grande sagesse aux hommes, même à ceux qui
+n’ont pas leur gloire pour excuser leurs faiblesses.
+
+En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait déjà de la vie une
+vision terriblement claire. Elle avait grandi dans un milieu où elle
+entendait parler devant elle de toutes choses, discuter comme des thèses
+ou des questions d’art les sujets les plus délicats, même les problèmes
+psychologiques les plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs
+aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très intelligente, le
+regard autant que l’oreille et l’esprit toujours en éveil, elle avait
+vite discerné toute sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt
+mûri sa pensée, mais en même temps lui jetaient au cœur un âpre mépris
+pour les vilenies, pour les grandes et pour les petites lâchetés
+mondaines.
+
+Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été, sans doute, une jeune
+créature vibrante et candide, vivant en plein idéal, soucieuse seulement
+des âmes très pures, très hautes, éprises du Beau comme elle-même. Car,
+en dépit des révélations que le monde lui avait faites trop tôt, elle
+demeurait singulièrement jeune d’impressions; elle avait des
+enthousiasmes, des confiances, des naïvetés d’enfant qui contrastaient
+bizarrement avec sa connaissance précoce de la vie.
+
+Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son père ni sa mère
+n’étaient jaloux de leur autorité, elle vivait moralement dans une
+indépendance entière, enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle
+s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en sortant qu’à son
+gré, quand une curiosité, une source d’intérêt, un sentiment l’en
+attiraient. Autrement, réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire
+richement orné, par la nature et par l’étude, elle y demeurait étrangère
+à la foule banale, s’y donnait en silence d’exquises fêtes par la
+communion des belles œuvres, par son propre travail créateur auquel,
+passionnément, elle se donnait.
+
+Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très heureuse si la vie
+quotidienne ne l’avait trop souvent rejetée des régions sereines où elle
+planait si naturellement dans les pitoyables difficultés de la réalité.
+Il lui fallait entendre les plaintes et les récriminations--toujours les
+mêmes--de sa mère sur un manque de fortune qui devait se dissimuler...
+Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences de Mme Danestal et
+de Colette pour arriver à être très élégantes en dépensant fort peu...
+Il lui fallait faire des visites innombrables, aller dans le monde à peu
+près chaque soir. Sur ce seul chapitre, en effet, Mme Danestal lui
+refusait le droit de suivre son caprice; elle estimait que les jolies
+filles qui ne sont pas des héritières ne doivent point rester dans
+l’ombre, sous peine de pécher contre la Providence, assez bienveillante
+pour leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage.
+
+C’était bien aussi l’avis de Colette; et certes, de son mieux, depuis
+son entrée dans le monde, elle s’appliquait à aider aux favorables
+desseins de la Providence à son égard.
+
+Mais elle, France, était autrement intransigeante et prétendait ne
+pratiquer à aucun prix le prudent conseil: «Aide-toi, le ciel
+t’aidera...», incapable de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du
+mariage riche. D’autre part, elle aimait trop les belles choses; elle
+avait, trop forte, la terreur des soucis de ménagère et des tracas
+d’argent pour avoir le courage d’accepter une situation tout à fait
+modeste comme sa sœur Marguerite... Aussi avait-elle bien vite compris
+que sa destinée, sans doute, serait de suivre seule son chemin dans la
+vie...
+
+Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient si peu le
+compagnon très cher qu’elle eût souhaité, ces jeunes hommes qu’elle
+rencontrait dans le monde, tellement «quelconques» pour la plupart...
+Les jeunes poètes long chevelus, qui évoluaient dans le rayonnement
+projeté par la gloire de son père, l’intéressaient davantage; mais pour
+la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une estime si manifeste, qu’elle
+voyait leurs ridicules autant que leur talent.
+
+Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait une place dans
+l’existence qu’elle souhaitait se créer par l’art et le travail, n’en
+désirant nulle autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que l’amour
+n’avait pas encore effleurés. Se suffire à elle-même, acquérir une
+indépendance qu’elle devrait à elle seule, c’était son rêve juvénile, et
+elle en poursuivait discrètement la réalisation avec une indomptable
+volonté.
+
+Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi sa plus jeune fille
+s’absorbait dans ses multiples travaux avec une fougue persévérante.
+Cette mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection, étaient si
+dissemblables que l’âme de France demeurait à Mme Danestal un monde
+inconnu où elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer.
+Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique qu’il lui
+convenait,--à condition toutefois d’avoir peu de leçons à lui
+payer,--suivre force concerts, si elle ne devait pas débourser le prix
+de sa place; s’enthousiasmer pour des compositeurs, des artistes, des
+chanteurs; souhaiter les connaître et y arriver presque toujours...
+
+Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles fantaisies dont, un jour
+ou l’autre, France se lasserait d’elle-même... Alors, elle perdrait son
+amour des travaux intellectuels, son souci bizarre de se rendre utile à
+tous les humbles qui pouvaient avoir besoin d’elle; d’où cette lubie
+d’apprendre le catéchisme à quelques enfants pauvres de sa paroisse, de
+s’intéresser à une crèche où elle allait parfois passer des heures,
+jouant comme une gamine avec les petits qu’elle comblait de gâteries.
+
+Somme toute, France Danestal s’accommodait fort bien de son existence,
+et ce jour-là, en particulier, tandis que, toujours immobile devant sa
+fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie, elle continuait à
+regarder le large horizon baigné de lumière blonde.
+
+Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir soudain. Une voix
+expliquait d’un ton d’excuse:
+
+--C’est le courrier de ces dames qu’on avait oublié de leur remettre.
+
+France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut une exclamation de
+plaisir, reconnaissant l’écriture de sa sœur aînée.
+
+--Maman, une lettre de Marguerite pour toi! Peut-être va-t-elle nous
+annoncer son arrivée.
+
+--Nous allons voir... Viens ici me lire cette lettre; je suis occupée
+dans la chambre de Colette.
+
+France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal, sortait de sa
+malle la suite de ses toilettes dont la profusion couvrait le lit, les
+chaises, la table, d’un charmant étalage d’étoffes claires. Très
+affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas troubler par
+l’apparition de la jeune fille qui, sans s’occuper de leur inattention,
+forte de l’autorisation reçue, se prit à décacheter la lettre.
+
+--Mère, je puis commencer à lire?
+
+--Oui, si tu veux; je t’écoute... Colette, vois, ta robe de mousseline
+n’est pas du tout chiffonnée! Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec
+ta blouse de taffetas blanc.
+
+De sa voix musicale, France commençait à lire:
+
+«Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu commencer assez tôt ma
+lettre pour te l’envoyer à Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons
+économiques sont couronnées de succès! Nous allons donc pouvoir passer
+près de vous nos quelques jours de vacances, avant de gagner notre
+nouveau poste en Normandie... Et je m’en fais une vraie joie!
+
+«Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu m’indiques est beaucoup trop
+brillant pour notre humble bourse, dont nous voyons toujours trop vite
+le fond. Si France--ou Colette--voulait être très bonne, elle se
+mettrait en quête, pour le ménage d’Humières, d’un petit logis bien
+modeste, bien propret, gai si possible, car, ma future maternité me
+rendant peu alerte, je demeurerai bien souvent, bon gré mal gré, dans
+mon _home_ de passage. Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu
+pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce moment, presque autant
+que pour Bébé, un vrai petit campagnard, habitué au plein air... Vous
+verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne et quel beau petit
+garçon je vous amène. On lui donnerait plutôt trois ans que deux.
+
+«Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se moquer de mon
+enthousiasme maternel: qu’elles soient bien convaincues que, dans
+quelques années, elles parleront tout à fait comme moi! Patience! mes
+chéries.
+
+«En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi vite le gîte
+désiré! Je suis contente pour André que vous ayez choisi une plage
+voisine de Trouville, où il pourra aller chercher un peu des
+distractions dont il était totalement sevré dans notre petit trou, en
+pays de montagne. Je crois qu’il est vraiment autant que son fils, mais
+pour d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son plaisir si évident
+suffirait à me faire oublier ce qu’il y a d’un peu déraisonnable à
+creuser une brèche dans nos faibles économies, quand nous avons en
+perspective une naissance nouvelle... Événement toujours coûteux!
+
+«Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de n’être pas tout à fait
+raisonnable! J’ai donc succombé à la tentation et j’en suis bien
+heureuse, puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour quelques
+semaines!
+
+«Vite un mot m’annonçant que nous pouvons arriver, André, Bob et moi;
+nous en grillons d’envie et nous vous embrassons de tout notre cœur pour
+vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie, et à bientôt, n’est-ce
+pas?»
+
+France se tut et un silence d’une seconde régna parce que Mme Danestal
+et Colette, qui avaient poursuivi leurs rangements, étaient tout
+occupées à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette qui les
+enfermait, anxieuses de s’assurer que le voyage ne leur avait pas été
+funeste.
+
+Cette constatation étant terminée, Mme Danestal, l’esprit en paix,
+réfléchit:
+
+--Mes enfants, il faudrait tout de suite vous mettre à la recherche pour
+Marguerite. Toi, France, qui aimes tant à circuler, tu pourrais
+t’occuper de cela.
+
+--Oui, mère, je vais voir et me renseigner. Aussitôt mon bagage ouvert,
+je sortirai.
+
+--Tu vas descendre jusqu’à la plage? jeta Colette qui fourrageait dans
+les tiroirs pour y installer ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je
+m’habille pendant que tu fais tes rangements.
+
+--Tu t’habilles? Mais nous serons dehors, je crois, au moment où tout le
+monde désertera la plage.
+
+--Raison de plus pour n’être pas rencontrée dans une tenue de voyageuse.
+Libre à toi de garder la tienne! Moi, je désire être présentable et ne
+pas donner piteuse opinion de mon élégance aux gens que je croiserai!
+
+France ne répondit pas. Paraître! c’était le souci constant de sa mère
+et de sa sœur. Paraître, même au prix de misérables économies, faites
+sur les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes, en usant
+seulement de petites couturières à bon marché, des ouvrières qu’il faut
+diriger, en suppléant à leur goût absent!...
+
+De cela, Colette avait le don; elle possédait, inné, l’art des
+chiffonnages coquets faits avec des riens, des chapeaux inimitables
+créés par la seule adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller
+qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous ses désirs à cesser
+de l’exercer sous cette forme économique.
+
+France était revenue dans sa chambrette et, machinalement, se décidait
+enfin à défaire sa malle, à organiser son très petit _home_. Mais sa
+pensée était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite.
+
+Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour elle si tendrement
+maternelle, dont l’affection avait été la joie de sa jeunesse de petite
+fille; qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas, quand le mariage
+la lui avait enlevée. Alors, la seule pensée du bonheur de Marguerite
+avait pu consoler un peu sa détresse silencieuse.
+
+Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle, ainsi qu’elle l’avait
+espéré? C’était une question qui, bien souvent, hantait la pensée de
+France quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage de Marguerite,
+toutes deux avaient été bien rarement réunies et les yeux clairvoyants
+de la jeune fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa nouvelle vie.
+Jamais ses lettres n’avaient enfermé un mot de déception ou de regret.
+Elle parlait toujours tendrement de son mari et plus encore de son fils;
+ne se plaignait jamais de sa situation modeste, de son isolement dans un
+village des Alpes où la retenait le poste de son mari.
+
+Pourtant, France avait l’impression qu’une sourde mélancolie pénétrait
+l’âme de sa sœur. Et avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en
+cherchait le pourquoi.
+
+Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être, vivant quelques
+jours près de la jeune femme, elle acquerrait la bienfaisante certitude
+de s’être trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si bon!...
+
+--France, es-tu prête? Voici qu’il est déjà cinq heures et demie, appela
+Colette.
+
+--Si tard, vraiment?... J’ai fini. Je mets mon chapeau et je viens. Pars
+sans m’attendre si tu es trop pressée.
+
+--Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est beaucoup mieux que, pour la
+première fois, vous sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre
+côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un chevalier!
+
+France se mit à rire gaiement:
+
+--Oh! mère, jamais personne ne me prendra pour une princesse, surtout
+dans ma tenue de voyageuse, comme dit Colette.
+
+Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son canotier, et ce mouvement
+qui cambrait un peu sa taille en arrière, avait cette grâce souple si
+vite remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne.
+
+Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette, impatiente de partir.
+Tout habillée de serge blanche, elle était si délicieusement blonde sous
+le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie de bleuets, qu’une
+fois de plus France pensa que sa sœur avait vraiment raison de se sentir
+de force à gagner toutes les parties. Et apercevant dans la glace,
+auprès de l’éblouissante apparition, sa menue silhouette encore
+emprisonnée dans le sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée:
+
+--On dirait la petite Cendrillon accompagnant sa brillante sœur!
+
+Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la même pensée quand, de sa
+fenêtre, elle les vit toutes deux sortir de l’hôtel.
+
+La mer était haute, distillant dans l’air plus frais sa vapeur saline.
+Des vagues nonchalantes mouillaient le sable d’ondulations molles,
+ombrées de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait lentement
+vers les eaux paisibles, ponctuées d’écume.
+
+La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur du crépuscule
+approchant, les promeneurs se faisaient nombreux. Sur la route qui
+longeait la mer, bordée par les villas, des équipages filaient, revenant
+de Trouville, dont le lointain s’effaçait dans une brume sablée d’or.
+Les baigneurs arpentaient la digue, les hommes en tenue de plage, les
+femmes en robes claires, laissant avec une indifférence coquette leur
+jupe frôler l’allée de planches.
+
+France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur qui se dirigeait vers la
+plage. Mais, tout de suite, avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de
+visages connus, des connaissances retrouvées, l’échange de propos de
+bienvenue qui immobilisaient, presque à chaque pas, les deux jeunes
+filles.
+
+Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette ne semblait pas
+soucieuse de s’attarder à ces papotages dont elle était d’ordinaire si
+friande; et même, elle proposa:
+
+--Veux-tu que nous descendions sur le sable?
+
+--Oui, nous serons ainsi plus près de la mer.
+
+Vive, France s’engagea sur l’escalier de la digue, craignant que Colette
+ne se ravisât. Tout bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à
+s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient leurs pieds chaussés
+de souliers...
+
+Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant une gigantesque ombrelle
+bigarrée de raies rouges et blanches, des jeunes gens causaient avec
+Paul Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une petite rougeur
+courut comme une flamme sur la peau mate de France, et ses sourcils,
+soudain rapprochés, donnèrent à son jeune visage une expression
+volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette avait dit à Paul
+Asseline qu’elle viendrait; il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce
+rendez-vous, avait, pour sauvegarder les apparences, fait en sorte que
+sa plus jeune fille y figurât...
+
+Une révolte la secoua tout entière. Que Colette agît comme bon lui
+semblait, mais qu’elle ne la fît pas servir à la réussite de ses
+manœuvres mesquines!... Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter, pour
+se rapprocher de la mer.
+
+Inutile intention! Déjà Asseline était devant elle et sa sœur,
+s’inclinant en des saluts profonds; et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur
+ses lèvres fines flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler
+les cœurs simples.
+
+--Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis d’installation. Mais vous
+nous aviez annoncé un si beau coucher de soleil que nous avons voulu en
+avoir le spectacle!
+
+--Et ne le trouvez-vous pas à votre gré? demanda-t-il, timide, lui
+offrant l’hommage de son regard ravi.
+
+--Oh! si, tout à fait superbe!
+
+--Alors pour le contempler mieux, voulez-vous venir un instant vous
+asseoir sous la tente de ma mère? Elle aura très grand plaisir à vous
+voir.
+
+Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques pas, eut une
+imperceptible moue dubitative devant cette chaleureuse invitation. Mais
+Colette n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de Mme Asseline,
+qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs fois. Elle se sentait assez en
+beauté pour se laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et
+surtout à son père, qu’on disait très sensible au charme féminin.
+
+Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans les yeux de France,
+elle se rapprocha du cercle au milieu duquel trônait une femme maigre,
+bourgeoise de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux
+blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers, sous un grand
+chapeau rond de paille noire.
+
+Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître son fils accompagné
+des deux jeunes filles et son visage mince prit une expression
+désagréable à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en apercevoir, pas
+plus que de la flatteuse attention éveillée, par son approche, dans la
+partie masculine du groupe. Avec une grâce souriante, elle saluait la
+vieille dame qui répondait à ses paroles aimables par un maussade:
+
+--Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à vous retrouver ici... Je vous
+croyais quelque part en Allemagne avec votre père... Vraiment, votre
+arrivée est pour moi une vraie surprise!...
+
+--Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour y entendre exécuter, à
+son gré, la musique de Wagner, fit Colette toujours souriante.
+
+Aucune attaque ne la désarçonnait.
+
+--C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura le prix. Il paraît que,
+seuls, les gens fortunés peuvent s’aventurer sans grande imprudence dans
+ce sanctuaire artistique... Les petites bourses s’y trouvent rapidement
+vidées...
+
+L’intonation de Mme Asseline était si insolente qu’un éclair flamba dans
+les prunelles de France. Une vive réplique lui montait aux lèvres.
+Colette le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans paraître
+avoir remarqué l’impertinente intention de Mme Asseline:
+
+--Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y bien gîter qu’à
+Villers, où les hôtels paraissent fort bien. Nous sommes, à la première
+impression du moins, très satisfaites du nôtre.
+
+De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea:
+
+--Vous êtes à l’hôtel du _Cercle_?
+
+Elle avait choisi parmi les maisons de second ordre. Son fils, qui
+semblait au supplice, ouvrit la bouche pour protester; mais déjà Colette
+répondait avec son même joli sourire:
+
+--Oh! non, madame, nous sommes descendues à l’hôtel des _Anglais_.
+
+C’était, incontestablement, le premier de Villers. Mme Asseline en fut
+un peu saisie.
+
+--Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle?
+
+--Un mois environ, madame... Plus, si nous nous y plaisons.
+
+Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des appréciations se
+croisaient maintenant sur les mérites respectifs des hôtels; et un allié
+survenait à Colette en la personne de M. Asseline père, un gros homme de
+face commune, très intelligente. Arrivé depuis quelques secondes, il la
+contemplait du même œil admiratif dont il eût considéré une princesse de
+féerie.
+
+Alertement, il se rapprocha du cercle présidé par sa femme et, se
+présentant lui-même avec une bonne humeur familière, il offrit une
+chaise à Colette, sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta et se mit
+à causer avec toute son aisance de femme du monde.
+
+Mais France, elle, se dérobant à l’invitation, descendit jusqu’à la mer.
+Elle était frémissante encore de l’impertinence à peine déguisée de Mme
+Asseline... Et aussi de la lâcheté de sa sœur qui, par ambition,
+acceptait les dédains d’une parvenue.
+
+Ah! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse millionnaire, si
+stupidement fière parce que son mari avait gagné des centaines de mille
+francs à vendre des toiles d’emballage.
+
+Un pli de dédain crispa la bouche de France, tandis que son pied broyait
+le sable comme elle eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de
+cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait largement mépris pour
+mépris. De son père, elle tenait une antipathie un peu enfantine pour
+les gens et choses du commerce, pour les remueurs d’argent, qu’elle
+considérait comme d’une race inférieure à celle des artistes et de tous
+les travailleurs du cerveau.
+
+Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût entrer dans un tel
+monde parce qu’elle avait, comme ceux qui y figuraient, un impérieux
+besoin de luxe.
+
+Ah! l’argent, toujours l’argent!
+
+Comme France eût voulu pouvoir en gagner, afin d’acquérir l’indépendance
+qu’il donne! Mais le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de
+travailler en toute simplicité, comme font les filles pauvres?... Que de
+grand cœur, pourtant, elle eût, par exemple, donné des leçons!
+
+Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la phalange des femmes du
+monde; elle devait y rester et même s’arranger pour faire bonne figure
+parmi les plus élégantes; trahir le moins possible sa passion pour ses
+études musicales, ses occupations littéraires et surtout le secret
+espoir qu’elle gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus
+d’indépendance matérielle.
+
+Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un travail de femme?...
+Mais elle voulait tenter la chance, dût-elle être vaincue... Après tout,
+si elle avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins, connu la
+jouissance incomparable du travail créateur. Elle aurait vécu dans le
+monde merveilleux où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de
+tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou décourageant.
+
+A toutes ces choses, elle pensait confusément, bercée par la rumeur
+grave de la mer qui, peu à peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les
+pensées étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas, de bleu
+tendre rayé de pourpre, dont la sérénité superbe la pénétrait comme une
+joie.
+
+Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas que sa sœur était venue
+la rejoindre, escortée par Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup,
+derrière elle, monta la voix de Colette; et le seul accent de cette voix
+eût suffi pour lui révéler que la jeune fille s’adressait à Asseline.
+
+Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir, ni entendre leurs
+paroles. Elle resta immobile, le visage vers la mer dont les vagues
+mouillaient le sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela:
+
+--France! France!... Veux-tu t’arracher une seconde à ta contemplation!
+
+--Pour?... interrogea-t-elle, se retournant enfin.
+
+Le reflet pourpre du couchant rosait son visage. Autour des tempes, la
+brise soulevait de petits cheveux légers qui semblaient poudrés d’or.
+
+--Pour que je puisse te présenter un ami de M. Asseline qui s’intéresse,
+comme toi, à toutes les choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre
+des pensionnaires de l’hôtel des _Anglais_, M. Claude Rozenne.
+
+Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence, il ne s’attendait
+pas à cette brusque présentation qui était littéralement imposée à
+France et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète intrusion
+dans son intimité. Elle avait salué d’un léger signe de tête, en
+silence, ses traits expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur, sans
+un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur bleue du regard.
+
+Alors, profitant de ce que le duo recommençait entre Asseline et
+Colette, il dit:
+
+--Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle, de cette présentation
+inopinée dont je suis confus. Ayant appris qu’un même toit est destiné à
+nous abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle votre sœur le
+désir de ne pas demeurer un inconnu pour vous; mais je n’aurais jamais
+voulu être un importun.
+
+Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si sincère que, le
+souffle de révolte, qui avait passé dans son âme impressionnable,
+s’apaisa soudain et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche.
+
+--Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me rendriez confuse à l’idée
+que mon accueil a été bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne
+vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir, dans la solitude, de
+ma première rencontre avec elle, cette année.
+
+Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité.
+
+--Vous aimez la mer à ce point?
+
+--C’est une vieille passion. Quand j’étais petite fille, non seulement
+je l’adorais pour ses multiples beautés, mais je l’enviais, oh! combien!
+parce qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance suprême!...
+
+--Qui vous paraissait le bien par excellence?
+
+--Mais vous pouvez parler au présent! fit-elle prestement d’un accent de
+telle conviction que, de nouveau, il la regarda avec une surprise où il
+y avait de l’amusement.
+
+Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire ses petites dents.
+
+--Je crois, monsieur, que je viens de vous faire une déclaration bien
+imprudente, étant donné que notre connaissance de fraîche date m’empêche
+de prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en tirer et quelle
+réputation j’y gagnerai! Ne me prenez pas, je vous prie, pour une façon
+d’anarchiste en herbe, parce que j’ai, comme tout le monde, je suppose,
+mes heures de révolte contre les obligations de toute sorte qui
+emprisonnent les individus civilisés!
+
+--Quand ils ont la trop grande bonté d’en avoir cure! Je regrette,
+mademoiselle, de n’avoir point qualité pour vous démontrer, avec preuves
+à l’appui, combien ils ont tort... Je me le suis prouvé à moi-même, dès
+que j’ai eu l’âge de mener à bien un semblable raisonnement. Et je m’en
+suis trouvé à merveille!
+
+Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré d’une
+imperceptible ironie. Et France pensa que lorsqu’il voulait s’en donner
+la peine, ce grand garçon, dont le sourire était si spirituel, devait
+être un très agréable causeur.
+
+Qui était-il?... Un ami de Paul Asseline?... Pourtant il paraissait
+d’une tout autre essence intellectuelle, et ce ne devait pas être un
+marchand de quelque chose, celui-là... Elle en était bien sûre. Il
+n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni les manières d’un homme qui
+vend quoi que ce fût. Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts.
+C’était vague comme renseignements.
+
+Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce qu’elle sentait rôder
+autour d’elle l’attention de cet inconnu; et tandis que son ombrelle
+dessinait des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire amusé
+retroussant sa lèvre:
+
+--Alors, vous pouvez toujours vivre à votre guise, uniquement parce que
+vous le voulez? Que vous êtes donc privilégié, monsieur!
+
+--Je fais, du moins, tout ce que je puis pour arriver à cet agréable
+résultat! C’est chez moi affaire de vieille habitude... Il paraît,--je
+vous adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle, mais
+j’interviens ici seulement à titre d’humble exemple pour la
+démonstration de ma thèse,--il paraît que j’ai été un petit garçon très
+gâté, comme le sont les enfants uniques d’une mère veuve. C’est une
+douce habitude qui m’a été donnée, si douce que, devenu grand garçon, je
+ne me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement, il me faut me
+gâter moi-même à présent. Et je m’y emploie de mon mieux, en ne faisant
+que ce qui me plaît!
+
+--Et il y a beaucoup d’occupations et de choses qui vous plaisent?
+interrogea-t-elle un peu moqueuse.
+
+--C’est selon les jours, fit-il du même ton de gaîté fine. La nature et
+l’expérience m’ont donné le goût du changement, source de plaisirs
+incomparables et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre, je me délecte à
+cette source par excellence. Avouez, mademoiselle, qu’il n’en est pas de
+plus exquise pour les dilettantes que nous sommes tous, plus ou moins,
+en cette aube du vingtième siècle.
+
+Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait:
+
+--Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause; je ne suis pas du tout
+inconstante dans mes goûts...
+
+--Moi non plus! c’est-à-dire dans certains de mes goûts. Par exemple,
+j’adore dessiner, ce qui n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me
+paraît une jouissance tellement supérieure que l’idée même de toucher un
+crayon me semble une profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance,
+suis-je condamné à demeurer confondu dans la foule des très humbles
+amateurs...
+
+--Alors que vous auriez pu être...
+
+En riant, il dit:
+
+--Peut-être un artiste très remarquable... Que sait-on? Malheureusement,
+je suis d’une paresse que la campagne accentue de façon terrible. La
+nature m’offre alors tant de belles choses à contempler, que je ne
+trouve plus ni le goût ni le loisir de «croquer» mes semblables!
+
+Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore ses paroles. Pourtant
+France eut l’impression que, très profondément, il devait être capable
+de sentir le charme ou la splendeur des choses créées. Son regard, qui
+jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil, s’était tourné vers la mer,
+devenue pareille à une nappe immense de métal sombre, striée d’éclairs
+d’argent; et il ne s’en détournait plus, suivant la course onduleuse des
+vagues sous le ciel qui était couleur de perle.
+
+Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit de France, de découvrir
+quelle sincérité enfermaient ses paroles. Mais la voix de Colette
+s’éleva de nouveau, appelant avec insistance:
+
+--France! France! Viens vite!... Il est l’heure de rentrer... Nous
+sommes en retard déjà; j’entends sonner la cloche de l’hôtel...
+
+
+
+
+III
+
+
+C’était l’heure de la haute mer.
+
+Par le chemin de la digue, blanche de soleil, par les jolies rues
+claires aux lointains ombreux, les promeneurs affluaient vers la plage.
+Avec un entrain souriant, ils venaient sans hésitation s’écraser sur
+l’étroite terrasse de planches attenant à l’établissement des bains,
+d’où ils pouvaient suivre de tout près les évolutions des baigneurs, en
+particulier des baigneuses, tout en papotant, potinant, flirtant à
+souhait, sous l’ombre protectrice des tentes que brûlait le soleil
+d’août.
+
+Et le spectacle était joli de toutes ces élégances féminines, baignées
+par l’air lumineux dans le cadre clair des sables et de l’eau bleue dont
+l’horizon s’estompait sous la brume des journées très chaudes.
+
+Pourtant, France, qui sortait de la petite salle où elle se réfugiait en
+dehors de l’hôtel pour faire de la musique, se détourna alertement de la
+brillante cohue; et, les yeux ravis par la houle éblouissante du large,
+elle se mit à gravir la montée de la falaise.
+
+Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte, toujours solitaire le
+matin, où elle trouvait délicieux d’aller travailler en paix, devant
+l’infini des eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur d’enfant,
+elle se hâtait pour y arriver, insouciante du soleil qui flamboyait sur
+le chemin sans ombre. A peine même elle en avait conscience, tant elle
+était encore toute dans le monde merveilleux où la musique lui faisait
+vivre des minutes incomparables.
+
+Les harmonies continuaient de chanter dans son âme, dans sa pensée toute
+vibrante, dans ses nerfs demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que
+la musique allumait en son être avivait encore l’éclair bleu de son
+regard, rosant la mate transparence de la peau.
+
+France allait vite, un peu grisée par la jouissance de marcher dans la
+lumière, enveloppée par le grand souffle du large dont la fraîcheur
+baignait son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait pas, sa main
+dégantée serrant son livre et le buvard qui enfermait «ses paperasses»,
+comme elle disait.
+
+Sur le haut de la falaise, au moment de gagner l’ombre de l’allée, elle
+s’arrêta, regardant les yeux mi-clos, car l’intense clarté
+l’éblouissait, l’horizon large, où se fondaient, en un délicat lointain,
+les eaux et le ciel; puis plus près, à ses pieds, l’étendue blonde des
+sables que longeait l’étroit chemin de la digue... Et soudain, un petit
+sourire retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre, parmi le flot
+des promeneurs, elle apercevait, en silhouette menue, Colette qui
+marchait correctement entre sa mère et Asseline, tous trois avançant
+d’une allure flâneuse de créatures privilégiées qui n’ont qu’à se
+laisser vivre.
+
+Elle pensa, moqueuse:
+
+«Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait _famille_. Madame Asseline,
+l’heure de votre défaite approche, croyez-en mon expérience! Ah! vous
+n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi jolie, aussi résolue
+et volontaire que ma sœur Colette...»
+
+Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner, dominé par l’ombrelle
+rouge de Colette, qui semblait une large fleur dressée vers le ciel
+clair... Et alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur qui
+marchait près d’Asseline, très grand, d’une sveltesse robuste, dont elle
+connaissait bien l’allure, maintenant, Claude Rozenne.
+
+Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur sa bouche. Elle savait
+très bien que si celui-là avait soupçonné quels yeux le regardaient, il
+aurait aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen d’aller
+rencontrer, par hasard, la petite personne à qui appartenaient les yeux
+dont le bleu de lapis le charmait...
+
+Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition ne l’avertissait;
+il continuait à causer, sans doute, avec cette ironie subtile, joyeuse
+et nonchalante qui lui était familière... Et, peut-être,--sans vanité,
+même avec toute sorte de raisons, elle pouvait le penser,--il cherchait
+à apprendre quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade de
+«l’insaisissable Mlle France», comme il la qualifiait avec un peu de
+dépit.
+
+Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique déjà sur la
+valeur des admirations masculines. Alors elle secoua sa jolie tête
+volontaire, pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa marche
+vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable coulée de verdure qui
+s’arrêtait court sur l’horizon de la mer.
+
+Sous le dôme léger des branches, la chaleur s’apaisait vraiment un peu.
+Joyeusement, France respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore
+pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant des ombres et des
+clartés; et plus loin, le miroitement radieux des eaux, entrevu à
+travers la dentelle des herbes frêles qui hérissaient la falaise.
+
+Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau, écarta les cheveux fous
+dont le vent nimbait son front, et les mains croisées sur son buvard
+entr’ouvert, elle demeura immobile, assise dans l’herbe, les prunelles
+rêveuses, songeant à mille choses imprécises qui flottaient dans sa
+vivante pensée.
+
+Mais la brise souleva soudain les pages du cahier fermé devant elle.
+Alors, elle baissa la tête vers les feuilles ainsi agitées et, au
+passage, ses yeux virent la date écrite la veille même sur ce cahier où
+elle aimait à causer avec elle-même, «19 août».
+
+Le 19 août! Déjà tant de jours, trois semaines qu’elle vivait sur cette
+plage souriante; des jours qui tous, ou presque tous, avaient laissé
+leur empreinte légère, délicate ou profonde dans son cœur, dans sa
+pensée. Cette empreinte, elle n’avait qu’à feuilleter les pages
+griffonnées presque quotidiennement pour la retrouver... Tout à coup,
+une curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions, si
+multiples et si complexes qu’elle n’eût vraiment su dire de quelle trame
+lumineuse, sombre ou grise, elles étaient faites.
+
+Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage, sur l’un d’eux,
+un nom l’arrêta, «Marguerite»... Elle lut, quelques lignes plus haut, «6
+août!»... La date de l’arrivée de sa sœur. Qu’avait-elle écrit ce
+jour-là? Quelles avaient donc été ses impressions de la première heure
+qu’elle ne se rappelait plus très nettes, maintenant que d’autres, nées
+du rapprochement de leurs deux vies, les effaçaient peu à peu?...
+
+
+«6 août.
+
+«Marguerite arrive!... Marguerite est arrivée!... Et en moi, c’est un
+chaos où se heurtent la joie, la surprise, l’anxiété, et aussi une
+tristesse que je voudrais tant qualifier d’absurde!...
+
+«Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé? Non, je ne peux plus retrouver
+en elle la Marguerite d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au
+fond de ses yeux, j’ai aperçu le _je ne sais quoi_ qui imprégnait ses
+lettres de mélancolie. Il y a quelque chose de résigné, je dirais
+volontiers de désillusionné, dans leur expression de douceur pensive...
+Ah! si je pouvais croire que son état présent de fatigue en est la
+cause!...
+
+«Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts de joie, chaque fois que
+cette délicieuse pensée se précisait dans mon esprit, «c’est
+aujourd’hui, aujourd’hui! que Marguerite arrive!...» O ma chère grande
+sœur, par personne ta présence n’a jamais pu être désirée davantage
+qu’elle l’a été ce matin par ta «petite enfant» d’autrefois!... J’en
+avais la fièvre!...
+
+«Pour occuper mon impatience, je suis retournée encore dans la toute
+petite maison--si modeste, hélas!--que je suis enfin arrivée à lui
+découvrir, presque dans la campagne, avec le bout de jardin,--plutôt de
+jardinet,--qu’elle souhaitait tant pour elle et surtout pour son petit
+Robert, dit Bob. Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus
+hospitalier, j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon mieux pour
+rendre moins criante cette affreuse banalité des maisons de passage.
+
+«Enfin l’heure, l’heure bienheureuse! est venue, de partir pour la gare.
+Mais, tout à coup, à voir si proche, maintenant, la minute que j’avais
+tant désirée, il me prenait une peur folle de retrouver Marguerite
+_autre_, trop différente de la Marguerite qui a été la lumière, la joie,
+la passion aussi de ma jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne
+l’avais vue, après la naissance de Bob!... Elle vivait dans son village
+des Alpes, au bout de la France, et le voyage était très cher pour aller
+la voir... Dans la famille Danestal, l’élément féminin ne se permet que
+les voyages... utiles!
+
+«Maman et Colette, qui détestent la marche, sont parties pour la gare en
+voiture. Moi, je m’en suis allée toute seule, librement comme j’aime,
+mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu d’un gris très
+doux, un peu mélancolique... Ce n’était pas le ciel de fête que j’avais
+rêvé... Dieu! que de souvenirs de mon court passé me revenaient au
+cœur...
+
+«Vraiment, ce que je possède de meilleur en moi, je le dois à
+Marguerite... Ah! si, malgré les apparences, je ne suis pas tout à fait,
+du moins pas trop profondément, une jeune fille _modern style_, avec
+tout ce que l’expression peut enfermer de moins que flatteur dans les
+jugements maternels,--et masculins aussi,--c’est bien à elle que je le
+dois! C’est elle qui m’a sauvée de... ce que j’aurais pu être...
+Aujourd’hui encore, comme au temps où j’étais fillette, je ne pourrais
+supporter, même à travers la distance, le blâme de ses yeux.
+
+«En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient toujours un peu pensifs,
+ces chers yeux,--couleur des fleurs de lin,--sans doute, parce que ma
+grande sœur avait vu et compris trop de choses, rien qu’en regardant
+tout près, autour d’elle... Que de fois elle a apaisé des orages où
+semblait devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les vents, et
+ainsi empêché peut-être entre père et maman une de ces séparations sur
+lesquelles on ne revient plus... Maman le sait bien tout ce qu’elle
+aussi doit à Marguerite... Seulement, mon Dieu! son existence continue à
+être tellement occupée de soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de
+songer à ces choses du passé...
+
+«J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore, quand, enfin! le train
+est apparu, en retard à son ordinaire. Mon cœur battait stupidement...
+Les wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes. Sans bouger,
+figée dans mon émotion, je crois, je cherchais des yeux Marguerite...
+C’est André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours joli
+homme, mince, blond, n’ayant rien perdu de son allure de clubman très
+chic, appartenant à une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans ses
+bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la terre, d’où maman l’a
+enlevé incontinent. Puis il a tendu la main à Marguerite pour l’aider à
+descendre. Je me suis glissée dans le flot des voyageurs... Mon regard
+l’a enveloppée, et avec quelle tendresse... Ah! c’était bien toujours
+son visage fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux, très
+aimants,--un peu graves,--son sourire charmant... Cependant comme j’ai
+eu, forte, l’impression de retrouver une Marguerite autre que celle dont
+la présence, jadis, était ma gaîté!
+
+«Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente, surtout parce que sa
+future maternité la déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien
+enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune fille.
+
+«Nous nous sommes embrassées... Mal, devant tous ces étrangers.
+Pourtant, ces baisers-là, c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient...
+
+«André, très aimable, avec une courtoisie joyeuse, s’empressait autour
+de nous, et, évidemment ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait de
+compliments discrets et délicats, tant et si bien qu’il en oubliait tout
+à fait de s’occuper de ses bagages. Maman, cessant d’être en
+contemplation devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite était
+seule à chercher ses malles; et alors, heureusement, elle a dit les mots
+qui me brûlaient les lèvres et que je n’osais articuler:
+
+«--André, aidez donc votre femme à rassembler vos bagages... Elle se
+fatigue à le faire. C’est très mauvais pour elle!
+
+«Il y avait un peu d’impertinence dans la voix de maman. Mais André n’en
+a pas paru troublé du tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué:
+
+«--Ma mère, je suis tout à fait de votre avis... Mais détrompez-vous si
+vous croyez que Marguerite me céderait sa place en la circonstance!...
+J’imagine que je lui inspire à peu près autant de confiance que Bob
+lui-même... Marguerite, comme toutes les femmes,--excusez-moi,--ne
+trouve bien que ce qu’elle fait elle-même!
+
+«Tout en parlant, par hasard, il avait tourné la tête de mon côté. Je ne
+sais ce qu’il pouvait y avoir au fond de mes yeux; mais, nos regards
+s’étant croisés, l’expression de son visage a changé; son front s’est
+rayé d’un pli... Et, aussitôt, il nous a quittées pour aller vers
+Marguerite qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait de nous,
+un sourire sur sa pauvre figure amaigrie où paraissaient presque trop
+grands ses yeux que la fatigue cernait...
+
+«Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir que quand, enfin, elle
+a été dans sa toute petite maison, assise devant son minuscule jardin
+où, tout de même, il faisait très bon, très frais; où flottait une
+exquise senteur de réséda et d’héliotrope.
+
+«Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils, avait emmené Bob pour que
+Marguerite pût se reposer un peu. Colette et André causaient, sans
+beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait accomplir tout de
+suite la formalité d’un rigoureux inventaire... Moi, sous prétexte
+d’aider Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée près d’elle; un
+désir fou me bouleversait le cœur de sentir, enfin! toute vivante
+encore, notre immense tendresse de jadis.
+
+«Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins _inconfortable_ de la
+maison. Je lui ai glissé un tabouret sous les pieds. Elle m’a dit
+«merci!» avec un sourire heureux et lassé; et sa voix avait tellement
+l’accent inoublié que, comme un bébé, je me suis glissé à genoux contre
+elle, et les mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son épaule,
+j’ai murmuré:
+
+«--Oh! Marguerite! que c’est bon de te retrouver ma Marguerite
+d’autrefois!
+
+«Ses doigts caressaient mes cheveux.
+
+«--Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite? C’est vrai qu’elle a
+vieilli; qu’elle n’est plus, oh! plus du tout, une élégante Danestal, ni
+de visage, ni de taille, ni de toilette!... Mais je t’assure qu’elle
+aime comme autrefois sa petite fille France!
+
+«Comme autrefois... Eh bien! non, ce n’était plus, ce ne pouvait plus
+être comme autrefois, quand j’étais sa première tendresse. Maintenant,
+il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son mari! Moi seule de nous
+deux, je n’avais pas changé, et je l’aimais toujours de même!
+
+«Dieu! comme de cela j’ai eu le sentiment triste, oh! triste! une
+seconde, avec le regret passionné de ce qui avait été et ne pourrait
+plus être... Une seconde, seulement! Je sentais tellement encore
+Marguerite prête à être pour moi l’amie par excellence, que l’impression
+douloureuse s’est enfuie, et, assise à ses pieds, je me suis mise à
+réveiller avec elle tous les souvenirs qui nous étaient précieux; puis,
+nous avons effleuré le présent, avec des mots rapides qui se croisaient,
+des interrogations dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec d’autres
+questions. Vraiment, cette petite chambre inconnue cessait de nous être
+étrangère par la grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la
+peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers.
+
+«Mais tout à coup André est entré et a demandé:
+
+«--Marguerite, êtes-vous un peu reposée? Il vaudrait mieux que vous
+fissiez vous-même l’inventaire avec notre propriétaire qui prétend
+compter du linge... Et puis, je voudrais descendre avec Colette jusqu’à
+la plage et prendre les journaux du soir.
+
+«--Très bien, allez... En rentrant, vous voudrez bien demander à maman
+de me renvoyer Bob.
+
+«Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel qu’il ne s’inquiétât
+pas de la fatigue qu’elle éprouverait à inventorier avec la
+propriétaire. Et lui, avec une simplicité parfaite, trouvait non moins
+naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un écolier délivré de sa
+tâche, il se préparait à sortir. Il a gentiment embrassé Marguerite sur
+les cheveux, tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait en devoir
+d’accomplir sa fastidieuse tâche dans toutes les pièces de la maison.
+
+«Et il est parti pour se promener. De la fenêtre devant laquelle j’étais
+debout, j’ai entendu leurs voix très gaies, à Colette et à lui.
+Vraiment, ils étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes d’être
+frère et sœur; arrêtés devant la petite grille, ils causaient; puis
+André a ouvert la porte devant Colette et s’est effacé. De toute
+évidence, sa vanité masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une
+aussi charmante personne.
+
+«Et pendant que je les regardais s’éloigner, tels des êtres libres de
+tout souci; que j’entendais l’accent lassé de Marguerite qui comptait
+des serviettes, des draps, des torchons, que sais-je encore?... je me
+rappelai le temps des fiançailles de Marguerite... Alors André était,
+auprès d’elle, si attentif, qu’il faisait de moi une petite fille
+follement jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait trop pour
+lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors, avait été mon bien...
+
+«Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité de mon souvenir, la
+vision de certains regards, de certaines attitudes, de mots ou de
+sourires d’André, dans lesquels il y avait tant d’amour pour Marguerite
+qu’alors, tout bas, j’avais compris que, pour être aimée ainsi, on
+acceptait joyeusement l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation
+d’avec les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois ans et demi
+de cela. Avec la naïveté de mes quinze ans, m’étais-je trompée?... Ou
+bien ai-je tort de croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas
+longtemps?... oh! non, pas longtemps! J’en ai eu tant d’exemples déjà!
+
+«Mais s’il ne nous est donné que pour nous être enlevé, et ce doit être
+la pire douleur, celle des élus à qui l’on ravirait leur ciel... alors,
+mon Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites créatures qui
+ont peur de souffrir, faites-moi la grâce de n’aimer jamais!»
+
+
+«7 août.
+
+«Ce matin, première rencontre solennelle avec la colonie Asseline.
+
+«Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse comme un hérisson, et
+plutôt chaleureux de M. Asseline, que la beauté de Colette paraît
+vivement impressionner.
+
+«L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise sur elle des yeux
+admiratifs dont elle reçoit l’hommage avec une grâce parfaite, la même
+qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille dame revêche, qu’elle
+s’est juré de dompter. C’est un dressage qui lui fera honneur, car il
+n’est pas commode... Je n’oserais dire qu’il sera glorieux, étant donnés
+sa cause et son but.
+
+«Maman, hélas! s’est fait aussi, sans doute, un serment de conquête, car
+elle ne semble pas s’apercevoir de la maussaderie de Mme Asseline et
+cause, très aimable, très souriante, remplissant avec son habituelle
+aisance son rôle de femme d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme
+Asseline ni ses amis n’ont lu.
+
+«Ah! les belles-lettres ne doivent guère les passionner... Il suffit de
+les entendre causer un moment pour être édifié sur la qualité de leurs
+goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture artistique.
+
+«Mais, en revanche, ce sont des gens riches, très riches, bourgeoisement
+riches,--à vous donner envie d’être pauvre!--de grands marchands, des
+fabricants de toute sorte de produits qui leur rapportent évidemment
+beaucoup plus d’espèces sonnantes que les impeccables sonnets de papa.
+
+«Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison de la fortune dont ils
+les savent ou les croient possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je
+suis éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation de ces
+femmes «pratiques», de ces grands industriels ou financiers, ces mêmes
+phrases: «Est-il très riche?... A-t-elle une grosse dot?... Le chiffre
+de cette maison est superbe, tant et tant, etc...» Ça ne se compte pas!
+
+«Pendant les dix premières minutes, je me suis presque amusée à écouter,
+parce que je me trouvais dans un milieu qui m’était tout nouveau, et
+cela m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité de
+toutes ces dames si bien habillées par des couturiers de choix,--et de
+prix!--parce que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien être
+les goûts et idées de ces adorateurs du veau d’or.
+
+«Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux... Un quart
+d’heure ne s’était pas écoulé que je me sentais en train de m’acheminer
+vers un de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de trépigner, de
+crier, comme un enfant mal élevé, pour échapper à la torpeur où vous
+jettent ceux qui vous entourent... J’ai pourtant trop souvent entendu la
+conversation des gens du monde pour être difficile sur la qualité de ce
+qu’il faut écouter.
+
+«Mais là, vraiment, c’était autre chose encore!... Non plus de gentilles
+pauvretés, coquettement troussées, mais des platitudes vulgaires, des
+plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages sans drôlerie, ni
+esprit, ni rien, rien qui leur prête une certaine saveur.
+
+«Comment maman et Colette, accoutumées à une tout autre atmosphère,
+n’avaient-elles pas, ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir! Elles
+continuaient à se mettre en frais déplorables pour Mme Asseline qui
+s’amadouait un peu,--bien malgré elle!--impressionnée favorablement sans
+doute par leur grand air de femmes du monde, par l’énumération discrète
+de quelques-unes de nos belles et innombrables relations, par le récit
+adroitement placé des ovations reçues en Allemagne par père; et
+peut-être plus encore, par l’attention que maman et Colette accordaient
+à toutes ses paroles.
+
+«Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de ci de là, en calembours
+lourdement épicés, ponctués d’un gros rire de bonne humeur qui lui
+valait un regard courroucé de sa femme, troublée dans les oracles
+qu’elle rend sur toutes choses,--petites et grandes,--sur les salades,
+les ministres, les domestiques, les chevaux, les appartements, le
+clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière et l’autorité
+que lui donnent ses millions...
+
+«Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner! Voilà le monde où
+elle prétend entrer... Et où elle entrera!... Car ce qu’elle veut, elle
+le veut bien...
+
+«Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai, à tout hasard, murmuré
+que le soleil me gênait; et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant.
+Personne, d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir la sauvage petite
+personne qui se montrait silencieuse autant que l’excellent Paul,
+absorbé dans la béatitude de contempler Colette.
+
+«Ah! quelle jouissance ç’a été de me retrouver à peu près seule,
+d’entendre de presque loin l’écho de toutes ces voix bruyantes, de ces
+rires trop éclatants, de pouvoir oublier l’insipide bavardage dont
+j’étais saturée...
+
+«Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait un bain
+rafraîchissant. De petits reflets nacrés erraient sur l’eau couleur
+d’opale qui se retirait vers la pleine mer, avec des ondulations
+caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans les nappes
+transparentes laissées par la marée descendante. Et de cette eau si
+fraîche, du ciel bleu adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle
+luisait au soleil, montait une ardente symphonie, un chant d’été que
+tout moi écoutait et recueillait ravi.
+
+«Je regardais deux petits qui jouaient sur le sable, et je pensais à
+notre Bob; je regrettais de ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses
+jambes menues dans cette poussière chaude que ses pieds nus foulent avec
+délices, sur lequel roule, si volontiers, son joli corps de bébé!
+
+«Une voix derrière moi a demandé:
+
+«--Est-il permis, mademoiselle, de troubler votre contemplation?
+
+«C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons le même hôtel, qu’il
+est lié avec Paul Asseline, un camarade de collège à lui, un semblant de
+relations s’est établi entre nous et lui.
+
+«Maman le trouve «un garçon chic», Colette un homme très aimable, et le
+traite comme un ami du précieux Asseline; moi, je bataille agréablement
+avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales, m’invitent à une
+contradiction moqueuse qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec une
+bonne grâce spirituelle, très amusante.
+
+«Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline me rendait à son
+égard d’une mansuétude incomparable... Aussi avons-nous causé comme de
+vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes de juger, à huis
+clos, leurs semblables.
+
+«Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers le groupe Asseline:
+
+«--Vous avez fui la terrible dame?
+
+«--Oui, et son entourage aussi!
+
+«L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu ma lèvre pour le retenir.
+Il me regardait avec malice. Je me suis mise à rire. Et nous avons
+repris notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de silences durant
+lesquels nous étions ressaisis par le songe intérieur...
+
+«La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait maintenant un
+gigantesque ruban de moire azurée qui barrait l’horizon et
+s’immobilisait sous le regard brûlant du soleil de midi. La plage se
+dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux s’échangeaient. Je ne
+bougeais pas, ni Rozenne. Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la
+tête.
+
+«--France!
+
+«Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner. Il souriait de son
+air satisfait de l’existence, habillé irréprochablement de laine
+blanche. Je lui ai demandé:
+
+«--Comment va Marguerite?... Elle était sortie quand je suis allée chez
+elle ce matin.
+
+«--Marguerite?... Mais elle est en excellente santé, toujours absorbée
+par ses travaux de ménagère ou ses soucis de mère de famille...
+
+«--C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant la peine pour elle
+seule et leur laissant le plaisir...
+
+«Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre de Colette qui
+venait me chercher.
+
+
+«8 août.
+
+«Sans vanité aucune, pour constater tout simplement un petit fait, je
+reconnais ici que Claude Rozenne semble vraiment me faire l’honneur de
+me trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je voulais m’y
+prêter, il engagerait volontiers avec moi un flirt gentil et sans
+conséquence que nous n’aurions l’un et l’autre qu’à oublier, la saison
+finie, pour peu que nous jugions préférable une telle conclusion.
+
+«Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant tout à fait édifiée sur
+les charmes de cette sorte de distraction. Et je devine qu’en son for
+intérieur, il est un brin surpris de mon insensibilité devant une
+recherche aussi flatteuse que discrète, son amour-propre masculin étant
+habitué à de plus favorables traitements. J’ai, à tout instant,
+l’occasion de le constater ici même...
+
+«Parce que c’est un jeune homme à marier, de haute allure, maman
+l’honore d’une estime particulière, et le lui témoigne volontiers.
+Colette s’applique à se faire de lui un allié pour la conquête qu’elle
+s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement pénétré, je suis
+sûre, le mobile de la diplomatique amabilité de ma jolie sœur; car il
+m’a tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des manœuvres
+féminines, qu’il observe avec un plaisir assaisonné d’ironie et de
+curiosité...
+
+«Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais; pourquoi nous traitons de
+puissance à puissance; pourquoi encore, l’estimant un adversaire de
+valeur, je le laisse discrètement rôder autour de mon humble
+personnalité dont les imprévus tiennent son attention en éveil et me
+donnent, sans doute, une certaine saveur qui lui paraît digne d’être
+dégustée par lui...
+
+«Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles tant de galantes
+intentions; et cela m’amuse prodigieusement à certaines heures. En
+d’autres, il m’intéresse fort: c’est un garçon très intelligent,
+d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste. Il crayonne avec un
+don naturel qui ferait de lui bien mieux qu’un amateur de talent, s’il
+daignait en avoir la volonté... Seulement, il ne daigne pas du tout!
+
+«Pour son plus grand dommage,--c’est moi qui parle,--il est pourvu de
+rentes honnêtes dues à sa situation de fils unique d’une excellente dame
+veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui simplifier
+l’existence.
+
+«Il trouve, naturellement, la chose charmante et se complaît dans cette
+existence capitonnée, se laissant vivre avec une insouciance joyeuse,
+une nonchalance délicate de dilettante, et le désir très avoué de goûter
+à toutes les friandises intellectuelles et autres que la vie, la vie
+parisienne en particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter,
+d’ailleurs, spirituellement, avec une pensée très fine, une âme légère
+et changeante qui ressemble à un brillant miroir où, sans cesse, se
+reflètent toute sorte d’images, divertissantes pour sa curiosité...
+
+«En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait pas le flirt banal,
+mais agréable au contraire, d’autant qu’il apporte dans ses rapports
+avec les femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante dont le
+charme peut être puissant...
+
+«Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt, à un point qu’il ne
+peut comprendre, lui qui ne sait quelle sceptique et clairvoyante
+personne le monde s’est chargé de faire de la dernière des «petites
+Danestal»...
+
+«Oh! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu coquet, parce que j’ai
+eu trop souvent l’occasion de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient
+des flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des curiosités, de
+la tendresse, des espérances plein le cœur et l’esprit... et d’où elles
+s’échappent presque toujours misérablement déçues, conscientes, trop
+tard! d’avoir seulement servi à distraire une fantaisie masculine. Ah!
+je le connais, l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé,
+j’ai entendu, j’ai compris... et tant que je conserverai un atome de
+sage volonté, je ne flirterai pas. Non, non, oh! non!...
+
+«Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude Rozenne ne dépense pas ses
+soins pour moi avec une inutile espérance, je lui ai, en toute
+franchise, fait ma profession de foi... Trois ou quatre petites phrases
+bien nettes, et la chose était servie. Sans doute, il ne s’attendait pas
+à pareille déclaration, car il m’a regardée une seconde, comme pour
+essayer de démêler si je plaisantais... Puis il s’est écrié avec sa
+gaîté drôle:
+
+«--Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas dans le monde, qu’est-ce
+que vous pouvez bien y faire pour vous distraire?
+
+«--J’y regarde flirter les autres.
+
+«--C’est beaucoup moins amusant...
+
+«--Croyez-vous?... C’est amusant... autrement... voilà tout!... Et puis
+c’est très instructif, et je suis encore à l’âge où l’on doit
+s’instruire, vous savez...
+
+«--Je sais... je sais... Seulement, il me paraît que l’un des fruits les
+plus remarquables que vous devez à votre instruction mondaine, c’est, à
+l’égard des hommes, une sévérité de jugement que vous me permettrez de
+regretter...
+
+«--Pour moi ou pour les hommes, vos frères?
+
+«--Si j’osais, je dirais... pour tous les deux... Mais je n’ose pas et
+je parle seulement pour ceux qui souhaitent vous conquérir...
+
+«Conquérir!... Toujours ce mot qu’ils ont aux lèvres quand ils songent à
+nous, qui ne leur paraissons pas autre chose, mon Dieu! qu’une proie à
+saisir...
+
+«Une petite révolte avait fait bondir tous mes instincts de créature
+jalousement indépendante. Et j’ai répliqué vite:
+
+«--Ce serait un souhait bien inutile! Je ne veux pas me laisser
+conquérir!
+
+«--Parce que?...
+
+«--Parce que l’état de puissance conquise me paraît peu enviable.
+
+«--Quel que soit le conquérant?
+
+«--Il y en a si peu qui soient dignes de leur conquête!
+
+«Il lui est échappé une espèce d’exclamation impatiente ou dépitée.
+
+«--Encore! Mais quels sujets d’observation avez-vous donc rencontrés
+pour avoir tant de scepticisme à votre âge?
+
+«Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant que j’ai grandi,
+vécu dans un foyer désemparé, sans union, ni dévouement, ni amour!...
+Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et avec quelle angoisse!
+ce que peut faire même un homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur
+de femme lui appartenant tout entier...
+
+«Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu aussi; mais dans la
+nuit,--car c’était en marchant sur la digue que nous causions ainsi,
+après le dîner,--je devinais au fond de ses yeux cette attention que mes
+réflexions y amènent parfois.
+
+«Sûrement, il avait très envie de savoir quelles idées enfermait ma
+cervelle féminine sur le sujet abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune
+question, moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que si je
+n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais pas...
+
+«Et nous avons avancé un moment, sans plus rien dire. La mer chantait
+sourdement sur le sable; et au-dessus de nos têtes, il y avait un
+ruissellement d’étoiles, sur le velours sombre du ciel.
+
+«Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement et de silence
+qui s’empare impérieusement de moi à certaines heures, de ces heures où
+je me sens capable d’écrire des choses qui me feront encore battre le
+cœur, quand je serai une vieille femme, parce que j’y verrai ressusciter
+l’âme même de ma jeunesse...
+
+«Mais Rozenne ne pouvait pas savoir... Et soudain, avec tant de bonne
+grâce que je lui ai pardonné de me ramener à lui, il m’a demandé
+drôlement:
+
+«--Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions pas causer un peu...
+comme deux vieilles personnes très sages?
+
+«Et ainsi qu’il disait, comme «deux vieilles personnes très sages», nous
+nous sommes mis à parler musique et poésie...
+
+
+«9 août.
+
+«Sous le ciel changeant,--lumineux ou gris, selon les caprices du
+vent,--continuent à se jouer, dans notre petit monde de Villers, toute
+sorte de menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs, et bien
+pareilles à celles qui se jouent tous les hivers à Paris.
+
+«Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du conte, d’être appelée
+l’_adroite princesse_, poursuit avec un art merveilleux qui m’humilie
+pour elle la rude conquête des millions de Mme Asseline. La vieille
+dame, très clairvoyante, les défend de son mieux, prodigue de paroles
+discrètement malveillantes ou grincheuses, exaspérée que Colette ne les
+paraisse pas entendre...
+
+«C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera vaincue et elle en a
+conscience... Le bon Paul n’a plus d’autre volonté que celle de la dame
+de ses pensées. Et M. Asseline père est presque aussi absolument
+subjugué, Colette l’ayant attaqué par son grand point vulnérable: à
+savoir, un goût effréné pour la pêche et la navigation.
+
+«Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible aux ondulations de
+la mer, a accepté des promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche
+adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage. Elle s’est
+intéressée, avec une attention flatteuse, aux exploits, comme pêcheur,
+de ce richissime fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par la
+belle Colette Danestal.
+
+«Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit et oublie, un
+instant, combien est mauvais pour notre bourse étroite le séjour du
+premier hôtel de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne la tête
+et la comble de joie en lui faisant faire ses trente-six menues
+volontés.
+
+«Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je travaille à souhait, je
+vagabonde solitairement à pied ou à bicyclette dans de jolis chemins
+verts, ce qui m’attire la toute particulière réprobation de Mme
+Asseline. Colette s’en était agitée, craignant l’effet de cette
+réprobation pour ses ambitions matrimoniales. Mais, cette fois, je me
+suis regimbée et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme le fait
+Colette elle-même, quitte à être considérée par la correcte mère du bon
+Paul comme un fâcheux petit produit d’une éducation parisienne.
+J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait que je suis
+couramment traitée de «sauvage» par nos mondaines relations sur la côte,
+qui ne peuvent comprendre mon horreur des casinos, des parties de toute
+sorte organisées quotidiennement par des gens insatiables de
+distractions.
+
+«Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie joie, c’est de demeurer
+auprès de Marguerite, ma pauvre chère Marguerite, trop souvent seule,
+que je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine, ne l’est
+guère..., du moins, comme elle espérait l’être au temps de ses
+fiançailles.
+
+«Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui devrait être en adoration
+devant le trésor de femme qu’il possède.
+
+«En adoration? Ah! Dieu, non, il ne l’est pas, il se laisse aimer. Il
+accepte avec une simplicité révoltante que, même dans l’état où elle
+est, en toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à son bien-être,
+à sa parfaite tranquillité, elle se dérange, se fatigue pour lui. Et, à
+peine s’il l’en remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant,
+il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout, il est d’une légèreté
+inouïe qui le rend parfois, sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme
+monstrueux.
+
+«Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa vie d’homme n’aurait pas
+plus d’ardeur pour jouir de toutes les distractions qui s’offrent à lui.
+Peut-être parce qu’il vient de passer trois années dans un pays perdu,
+il est atteint maintenant d’une sorte de fièvre de vie mondaine. Et
+comme il a des allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant,
+son succès est complet. Il est maintenant de toutes les parties, quand
+il ne file pas à Trouville où les _petits chevaux_ l’attirent fort,
+hélas!
+
+«Et pendant ce temps, Marguerite souffrante sort à peine de son
+jardinet, où elle surveille Bob, où elle travaille pour lui quand,
+malgré les prescriptions du médecin, elle ne s’épuise pas, à «faire le
+ménage», comme dit André dédaigneusement. Je bondis d’indignation quand
+il parle ainsi!... Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide
+besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas tout à fait le
+modeste petit _home_ dont l’humilité lui paraît mal supportable. Elle le
+sait bien, la pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner un
+semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe tant de minutes
+énervantes à chercher les moyens d’équilibrer leur mince budget,
+toujours culbuté par son insouciance, à lui.
+
+«L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était si absorbée dans ses
+comptes, qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle murmurait:
+
+«--Comment peut-il être si léger et jouer pareillement! S’il continue,
+jamais nous n’arriverons à finir notre séjour sans dettes!
+
+«Quelle anxiété il y avait dans son accent!... Cinq minutes plus tôt, je
+venais d’apercevoir André qui, toujours très chic, parcourait les
+journaux, installé sur la terrasse du Casino, ayant tout à fait un air
+de gentleman possesseur de rentes sérieuses.
+
+«Cela, tandis que sa pauvre petite femme, habillée d’un méchant peignoir
+d’indienne, ne valant pas cinq francs! s’énervait à compter, pour lui
+donner la possibilité de jouer quelques semaines un brillant personnage.
+Oh! cet égoïsme masculin!... Jamais encore je n’en avais eu, peut-être,
+la conscience plus nette. Dans la famille d’Humières, c’est bien comme
+dans la famille Danestal! Ce sont les femmes qui portent le poids si
+lourd des soucis d’argent que font naître les hommes!... Maman, elle, en
+gémit hautement. Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans nos
+causeries qui redeviennent bien intimes, grâce à Dieu! jamais il ne lui
+échappe même un mot de blâme indirect pour son mari, ni une réflexion
+amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude où il la laisse sans
+scrupule, parce qu’elle paraît trouver tout simple que lui jouisse de
+distractions dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il en
+profite si, par aventure, pour la forme, il s’avise de quelques
+cérémonies et lui offre de rester avec elle. Oh! ces propositions faites
+avec le secret désir qu’elles soient repoussées!... Comme je comprends
+que Marguerite les accueille sans joie et ne les accepte pas!...
+
+«Avec son joli sourire doux qui enferme tant de mélancolie, elle lui
+répond, indulgente, comme si elle parlait à Bob:
+
+«--Allez, André... Cela me fait plaisir que vous vous amusiez!
+
+«Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt à lui offrir.
+
+«Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle, tellement autre, je
+craindrais moins que, tout bas, elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu
+des joies trop fragiles et sans prix...
+
+
+«10 août.
+
+«Maman, docile aux injonctions de Colette, a demandé à Mme Asseline
+quand elle recevait, et cette désagréable personne, prise sans doute au
+dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent les «gros»
+propriétaires bourgeois de Villers et les baigneurs parisiens de ses
+amis.
+
+«Il est évident que l’adversaire de Colette, douée d’une jolie dose de
+vanité, s’est avisée, nous voyant pourvues de brillantes relations sur
+toute la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même; s’est avisée
+que, même dénuées de millions, nous pouvions cependant n’être pas tout à
+fait à dédaigner, d’autant que nous portons un nom qu’on lui a dit être
+illustre.
+
+«Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle marche vers une catastrophe
+où elle perdra son cher Paul; n’était la certitude si cruelle pour ses
+instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la souriante et ferme
+volonté de ma sœur, elle serait même très flattée de compter dans son
+cercle habituel l’épouse et la fille d’un homme célèbre.
+
+«Je dis «la fille», car, en toute humilité, il me faut reconnaître que
+ma chétive personne continue à attirer toute la rigueur de ses jugements
+sur les jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance, que nous
+sommes donc vertement traitées par cette horrible bourgeoise qui me
+tient, en particulier, pour une gamine mal élevée, pas du tout
+_Sacré-Cœur_, férue d’idées subversives et saugrenues sur la vie, les
+gens, les choses; une petite fille romanesque, ne rêvant qu’artistes,
+poètes, romances à la lune... Cela dit sous forme de considérations
+générales dont l’intention est évidente, grâce aux regards qu’elle
+dirige avec soin de mon côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne
+pas entraver la marche de Colette vers le succès, laisse passer
+philosophiquement ces boutades furibondes, sans paraître se douter
+qu’elles sont offertes à la dernière des «petites Danestal». Il lui
+suffit de constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline est
+beaucoup moins «porc-épic». Mon adroite sœur la dompte insensiblement.
+C’est un merveilleux et pitoyable dressage par la patience. Rien ne
+rebute Colette, ni paroles, ni allusions désagréables. Sans se troubler,
+toujours gracieuse, elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même,
+qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner, au pli léger
+creusé une seconde entre ses sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à
+Mme Asseline de justes représailles.
+
+«Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à ce point!... oh! non!
+Elle eût été une remarquable ambassadrice. Avec quel art elle joue de la
+célébrité de père, dont elle s’enveloppe comme d’un joli rayonnement de
+gloire!... Tantôt, pendant l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a
+remplie d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître y prendre
+garde, elle a placé le récit des ovations faites au poète Robert
+Danestal par un cercle de lettrés de Munich, juste après avoir mentionné
+incidemment notre rencontre, ce matin, avec la princesse Blancovana.
+
+«Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire hurler d’horreur un
+artiste; auprès de cette femme aux allures de mercière enrichie, elle
+avait l’air d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus; et
+elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat, que je ne m’étonnais
+pas que le gros Asseline père s’appliquât de toutes ses forces--elles
+sont considérables--à diriger un peu vers lui l’attention de cette
+princesse des contes de fées.
+
+«Vraiment, comment, douée si bien pour la conquête, ne place-t-elle pas
+ses ambitions plus haut que Paul Asseline!... Il est riche...
+considérablement! Il est doux, généreux, docile, très bien habillé, et
+si peu transcendant!... Et elle est bien trop intelligente pour ne pas
+savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste, à
+ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera tout ce qui lui plaira,
+qui l’adorera et l’admirera comme une idole précieuse, qui la comblera
+de cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses belles épaules se
+trouveront déchargées à jamais du faix des embarras d’argent. Elle sera
+très élégante, très enviée et très satisfaite, son idéal rempli.
+Heureuse Colette! Il y a des minutes--pas nombreuses--où je l’envie de
+n’être pas, comme moi, une misérable petite chose toujours vibrante,
+désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien sûr, la vie ne les lui
+accordera pas, si elle ne veut plus se contenter de ceux que lui donnent
+divinement la poésie et la musique.
+
+«La «petite chose» en question s’est, en son for intérieur, très mal
+comportée pendant la visite qui lui était imposée. Elle trépignait, en
+son cœur, d’impatience devant les déclarations omnipotentes de Mme
+Asseline, et résistait à peine à la tentation, combien violente! de dire
+justement les choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature. Je
+vois d’ici la mine de père quand il sera introduit dans un pareil
+milieu, quand il lui faudra subir, par exemple, les conversations de M.
+Asseline père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt, tandis qu’il
+nous faisait visiter son parc; résolument, Paul avait accaparé sa
+bien-aimée, et dans le salon, maman restait la proie de Mme Asseline...
+
+«Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire pardonner à la villa
+d’être une somptueuse bâtisse où un architecte inqualifiable a pris soin
+de réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de Mme Asseline,
+eux, sont de véritables artistes en leur empire. Ils ont créé des
+massifs qui sont un enchantement pour les yeux et dessiné des allées qui
+ont des lointains de songe, sous une voûte d’ombre transparente,
+pailletée d’éclairs de soleil; des pelouses d’herbe veloutée, distillant
+une fraîcheur d’eau limpide!... Oh! l’admirable parc où, dans l’air
+chaud, errait la petite âme odorante des fleurs...
+
+«Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline, il était tellement
+exquis à contempler, qu’il m’a soudain donné des trésors d’indulgence
+pour accepter la société de son prosaïque propriétaire, ravi de mes
+admirations. Tandis que Colette avançait devant moi, escortée de son
+chevalier; que nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans les
+allées embaumantes où c’eût été une douceur divine de marcher seule,
+avec du rêve plein le cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il
+m’entretenait, et avec quelle abondance! des plaisirs de la navigation
+et de la pêche, pour lesquelles il manifeste une passion excessive. Où
+donc ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un pareil amour des
+choses de la mer?...
+
+«Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il possède la distinction
+d’un épicier, c’est un fort brave homme, très intelligent en sa sphère,
+et qui aurait la richesse supportable s’il consentait à ne pas juger de
+si haut les gens qui ne sont pas, comme lui, de grands manieurs
+d’argent. Ceux-là seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe
+dans un mépris de potentat, égal au dédain que papa éprouve, lui, pour
+les hommes d’affaires, égal à celui dont Mme Asseline accable les jeunes
+personnes sans dot.
+
+«Ce soir, comme maman discourait sur les potinages racontés par Mme
+Asseline, j’ai murmuré à Colette:
+
+«--Cela t’amuse, des visites comme celle de tantôt?
+
+«Elle m’a répliqué avec une résolution froide qui nous a jetées très
+loin l’une de l’autre:
+
+«--En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser!... Cela viendra plus
+tard!
+
+«Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en suis allée batailler sur
+la terrasse avec Rozenne, en regardant la lune, qui était une admirable
+faucille d’argent...
+
+«Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin ambitieux, j’ai été pour lui
+pleine de grâce au cours de nos escarmouches habituelles, et il en a
+paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui exposer, à l’aide de
+considérations philosophiques, le pourquoi de mon humeur conciliante.
+
+
+«12 août.
+
+«Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes dans leur brièveté,
+qui m’ont redonné un regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme
+lui. Non avec lui, je le gênerais!... Avant tout, il aime sa liberté et
+ce doit être de lui que je tiens mon besoin d’indépendance.
+
+«Aller là-bas, à Bayreuth! Quel rêve réalisé c’eût été. Un instant, j’ai
+espéré qu’il n’était pas impossible. Une matinée entière, je m’étais
+plongée, tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir si,
+réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais à rassembler une
+somme assez convenable pour que maman voulût bien la compléter avec
+l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors j’aurais supplié papa
+de se charger de moi, lui promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre
+présence si peu désirée.
+
+«Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes comptes mont prouvé, avec
+une impitoyable évidence, que mon souhait était digne de ceux qui font
+la joie des tout petits, dans les contes de fées... Je n’ai rien dit à
+papa qui, d’ailleurs, sans doute, m’aurait, avec un sourire distrait,
+répondu en me caressant les cheveux:
+
+«--Un peu de patience, enfant... Tu iras à Bayreuth en voyage de noces!
+Ce sera bien mieux... Demande à ta mère ce qu’elle penserait d’une telle
+fugue aujourd’hui.
+
+«Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu... «--Que j’étais une
+bien égoïste créature de souhaiter pour moi seule une telle dépense,
+alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à Villers; que...
+que...» Ah! toujours les mêmes propos qui me prouvent qu’avec mes dehors
+de fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables ouvrières qui,
+du moins, possèdent un argent gagné par elles.
+
+«Oh! de l’argent! de l’argent! Comme je voudrais, moi aussi, en
+gagner!... Même avec ma musique, même avec mes vers!... Autrefois, quand
+j’étais encore une petite fille fermement confiante en ses illusions,
+une telle idée m’aurait fait bondir d’indignation, comme un
+sacrilège!... Maintenant, je suis sage, et je serais bien heureuse si
+les deux vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu, un tout petit
+peu, d’indépendance personnelle! En mes rêvasseries, la musique et la
+poésie m’apparaissent comme des magiciennes puissantes qui peuvent me
+donner _tout_, pour me récompenser de me donner à elles! Dans quel monde
+divin elles me font vivre!
+
+«Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille à mon poème
+nouveau, des jouissances telles, si enivrantes, que jamais je n’en
+pourrai, même sous une autre forme, goûter de comparables, de
+meilleures, de plus fortes, de plus _prenantes_, qui me fassent
+pareillement oublier le monde entier... Non, je ne les paye pas trop
+cher par mes heures, terribles pourtant! de découragement, où mon
+inspiration me semble morte..., où il me vient la terreur de ne plus
+pouvoir composer, écrire jamais, de m’être illusionnée sur mes œuvres...
+
+«Ah! la délicieuse communion en laquelle nous vivons, l’Art et moi; moi,
+toute petite, tout humble, craintive et ravie devant lui, si grand!...
+Mais aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée, à lui toute!...
+Avec quel amour je me consacre à l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment,
+qui est née autant de mon cœur que de mon cerveau, que je vois se
+développer lentement, peu à peu, sortir des limbes de ma pensée, revêtir
+insensiblement la forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est
+vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra bien! telle que je
+la sens.
+
+«Oh! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon Dieu! une ivresse à
+faire plaindre comme des déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais...
+J’ai vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un infini de bonheur,
+alors que, sur la falaise, devant la mer, recueillie dans la solitude de
+ma petite allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait, adorant
+la beauté des choses...
+
+
+«16 août.
+
+«Maman a fait ses comptes, et le résultat de toutes ses additions est,
+comme à l’ordinaire, plutôt regrettable! A Villers, de même qu’à Paris,
+nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour l’équilibre instable
+de notre budget... L’hôtel de premier ordre,--nous autres Danestal ne
+fréquentons que ceux-là, dans les pays où nous pouvons être
+rencontrées,--les promenades à Trouville, les soirées au Casino, les
+excursions en voiture, tout enfin a contribué à jeter, une fois de plus,
+le désarroi dans les finances de maman.
+
+«C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les voyant venir et les
+redoutant,--sa sagesse les juge bien inutiles,--s’en était allée sur la
+plage poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette difficile
+victoire n’est pas remportée à la fin du mois, il nous faudra cependant
+quitter Villers, sous peine de nous endetter piteusement, et regagner
+Paris, où nous devrons sans doute demeurer. En effet, la sévère
+Économie--avec un E majuscule--nous interdira d’accepter les nombreuses
+invitations qui nous sont adressées dans les châteaux de très fortunés
+amis, lesquels possèdent des kyrielles de valets; ce qui est ruineux
+pour les invités de modeste bourse.
+
+«Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle se fût volontiers, je
+suis sûre, arraché les cheveux devant le pitoyable de notre situation.
+
+«Pauvre maman! quand je l’ai ainsi entendue gémir, j’en arrive presque à
+pardonner à Colette sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un
+mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère où depuis tant
+d’années nous devons parader élégamment, déguisées en filles riches.
+Est-ce que la vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes,
+amour et billevesée?
+
+«Pourquoi suis-je plus exigeante? Pourquoi aurais-je horreur d’acheter
+si cher le luxe dont--mon Dieu, c’est vrai...--je suis désireuse, autant
+qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il peut donner?... Pourquoi
+aussi suis-je incapable d’accepter comme ma vaillante Marguerite une
+existence besogneuse dont il faut dorer les apparences?... Pourquoi
+n’aurai-je jamais la résignation de maman qui, satisfaite dans sa vie
+mondaine, s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse d’un homme
+illustre, ne se révolte pas de n’être en sa maison qu’une façon de femme
+de charge bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances, reçoit ses
+invités et fait bonne figure dans son salon?... Pourquoi enfin, dans la
+jeune Parisienne bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant
+d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature qui se rebelle
+désespérément devant de pareilles destinées?... Pourquoi cette même
+créature réclame-t-elle le droit de donner son cœur seulement à celui
+qui méritera qu’elle ait foi en lui... s’il paraît jamais ce
+désintéressé, qui voudra faire sienne une fille sans dot?
+
+«En ce moment, Claude Rozenne--après les autres--me fait une cour
+discrète, mais empressée, telle que si je n’avais mon expérience, je
+pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le voir apparaître dans
+le salon de maman, pour lui demander mon cœur et ma main, sinon ma
+fortune absente.
+
+«Pourtant, il est certain que dans la sympathie très évidente, très
+vive, dont il veut bien m’honorer, il n’entre pas le moindre sentiment
+matrimonial. Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver
+amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable à la généralité
+des filles de mon âge. Il est agacé de voir que ses attentions très
+marquées ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur et d’esprit
+et, en son petit amour-propre masculin, il s’est peut-être juré de ne
+pas me laisser quitter Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son
+souvenir... Peu lui importerait de jeter ainsi en moi un espoir d’avenir
+qu’il ne songe pas du tout à réaliser, car il déteste les charges,
+entraves, devoirs, en parfait dilettante, soucieux de ne connaître que
+les distractions de choix.
+
+«Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera la douceur d’aimer, de
+vivre deux en une seule âme. Qu’importe? Je n’ai besoin ni de lui ni
+d’un autre même. Je me sens si forte pour suivre toute seule mon chemin,
+sans le semblant d’une protection masculine.
+
+«Ah! oui, le _semblant_, presque toujours, quoi qu’en disent les doctes
+matrones qui veulent en faire accroire aux petites filles. Mais quand
+les petites filles ont beaucoup entendu parler les grandes personnes,
+qu’elles ont vu leurs actes, elles ne peuvent plus avoir une foi
+d’enfant. Bon gré mal gré, il leur a fallu--avec quelle déception
+cruelle!--apprendre que l’amour, le bel amour généreux, dévoué, plus
+fort que la mort, ne se rencontre guère que dans les livres et dans
+leurs rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu d’hommes existent
+qui méritent le don sans prix d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme
+féroce et elles les dédaignent pour tous leurs calculs, leurs mensonges,
+leurs petites et leurs grandes cruautés, dissimulées parfois sous de si
+beaux dehors... Alors elles en arrivent, tout naturellement, à penser
+que pour elles le bonheur, c’est de ne leur rien devoir ni demander, de
+ne compter que sur elles-mêmes.
+
+«Comme à la terre promise, je rêve à l’existence que je voudrais...
+Vivre pour ce qui est la beauté, pour l’art; pour donner un son, une
+langue harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en mon âme que
+j’ai la grâce de posséder vibrante comme une corde sonore. Vivre pour
+apprendre... Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent mon
+esprit jamais rassasié... Vivre avec quelques amis très chers, des
+livres, de la musique, des fleurs, et contempler des paysages qui sont
+une poésie vivante; en savourer la forme, la couleur, la pensée... Vivre
+en goûtant cette jouissance--une de celles que j’envie le plus!--de
+pouvoir donner à tous ceux qui viennent à vous...
+
+«Et penser que ce sont là des rêves irréalisables!... Que cela ne
+«rapporte» rien du tout d’écrire des vers ni de la musique! C’est un
+plaisir des dieux, des dieux qui n’ont rien--les privilégiés!--à démêler
+avec mille quotidiennes dépenses, plus ou moins stupides. A moi, pauvre
+mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein ciel. Quand je
+m’oublie dans mon beau palais enchanté, bien vite j’en suis rappelée par
+quelque prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience et de regret,
+dans la poussière terrestre où ma destinée est de piétiner piteusement.
+
+
+«18 août.
+
+«C’était un pressentiment que cette appréhension éveillée en moi par la
+passion de M. Asseline père pour les plaisirs maritimes.
+
+«Dans quelle aventure nous jette-t-elle!...
+
+«J’en rage et je ris quand j’y pense.
+
+«A midi, comme je redescendais de ma falaise où j’avais délicieusement
+conversé avec les règles de la prosodie, je rencontre Colette qui
+rentrait de la plage, escortée des deux Asseline.
+
+«Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me rendre la fuite impossible, et
+pendant que je réponds aux saluts du père et du fils, elle me dit,
+souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse:
+
+«--France, j’ai à te transmettre une aimable proposition de M. Asseline
+qui nous offre de nous emmener à la pêche au congre.
+
+«Ahurie, je répète:
+
+«--A la pêche au congre?...
+
+«--Oui... On y va, vers trois heures du matin, en barque.
+
+«Malgré moi, je considérais Colette, me demandant si elle parlait
+sérieusement ou se moquait de ma crédulité.
+
+«--Et nous irions la nuit, avec...
+
+«--Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne, le ménage Détreil et des
+marins.
+
+«Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline. Un couple--très riche,
+bien entendu--qui est toujours en quête de parties, quelles qu’elles
+soient.
+
+«Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline est parti en
+explications abondantes sur la pêche au congre. J’attendais la minute où
+il perdrait haleine pour me dérober à son invitation... Colette a vu mes
+lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a lancé un tel regard que la phrase est
+restée dans ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer les adieux,
+entrecoupés de ses remerciements. Et nous nous sommes retrouvées seules,
+marchant d’un pas vif vers l’hôtel.
+
+«J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout d’humeur souriante,
+toute la joie de ma bonne matinée de travail disparue:
+
+«--M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que cette ridicule aventure
+où tu veux m’entraîner?
+
+«Elle, toujours calme, m’a dit:
+
+«--Il n’est question d’aucune ridicule aventure, seulement d’une
+promenade originale à laquelle on te convie.
+
+«--Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide, cela te tente d’aller
+barboter la nuit dans la mer, avec tous ces gens, pour voir attraper des
+congres?
+
+«Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée dans un mouvement de
+défi:
+
+«--Cela me tente de gagner la partie que je joue. Après, sois sans
+crainte, je rattraperai mes avances!
+
+«Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline.
+
+«Ainsi, la pêche au congre fait partie des moyens de conquête de
+Colette. Comme son assistance à la distribution des prix de l’école, où,
+auprès de Mme Asseline, elle a couronné force visages émus... Comme sa
+présence à la procession du 15 août... Elle, Colette, à la procession!
+Et maman aussi!... Tout cela, pourquoi?... Ah! misère, misère, pauvre
+humanité!
+
+«Mais moi qui ne prétends pas aux millions de Paul Asseline, je n’ai nul
+besoin d’aller à la pêche au congre avec toute cette bande!
+
+«Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi. Elle seule, peut-être,
+m’en préservera en pénétrant maman de l’idée que nous allons courir un
+réel danger, sur mer, en barque, la nuit... Il est vrai que si Colette
+veut...
+
+«Forte de sa décision, elle avançait, souriante et paisible, près de
+moi, exaspérée de mon impuissance. Et atteignant l’hôtel, nous nous
+sommes trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi; son air
+allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est écrié gaiement, tout de suite,
+remarquant ma mine:
+
+«--Quel front chargé d’ennui!... Est-ce que vous avez appris une très
+mauvaise nouvelle?
+
+«--Une détestable et stupide!... Vous pouvez la demander à Colette...
+
+«Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie dans le vestibule,
+envahi par le flot des convives que la cloche appelait à la table
+d’hôte...
+
+
+«20 août.
+
+«J’avais bien deviné que Marguerite penserait comme moi, au sujet de
+l’absurde équipée où nous entraînent les ambitions de Colette. Mais son
+intervention est demeurée nulle parce que maman voit les choses
+seulement comme Colette prétend les lui faire voir.
+
+«Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous étions en parfaite
+sûreté; qu’il était ravi de nous emmener et que nous ne pouvions nous
+dérober à son invitation sous peine de nous montrer fort impolies, etc.,
+etc.
+
+«Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne me restait plus qu’à
+m’exécuter, puisque j’étais indispensable pour chaperonner ma sœur.
+
+«Et maintenant, si je veux être sincère, il me faut bien avouer que je
+ne regrette plus d’avoir dû subir la force des choses, car sûrement je
+n’aurai pas, une seconde fois, l’occasion de faire une promenade plus
+ridiculement comique. Aussi j’ai pardonné à Colette de m’avoir jetée
+dans cette grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle le résultat
+qu’elle voulait, la conquête glorieusement achevée de M. Asseline, qui
+est, à cette heure, son allié dévoué.
+
+«Donc à trois heures du matin, toute la troupe des pêcheurs était venue
+nous chercher. En silence, nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de
+Rozenne, après que, des profondeurs de son lit, maman nous avait, en
+guise d’adieu, recommandé de ne nous enrhumer ni noyer.
+
+«J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse à son ordinaire, avait
+des exclamations ravies, jolie à souhait sous son béret de drap, sa
+veste collante, sa jupe courte--une jupe de pluie sacrifiée, qu’elle
+avait passé son après-midi à raccourcir... Dame! quand on n’a pas de
+femme de chambre à ses ordres!... Et dans cette tenue, si simple, elle
+n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la toilette de Mme
+Détreil, pimpante comme si le tout-Villers devait la voir passer.
+
+«Asseline père, costumé en marin, paraissait, affublé de la sorte, aussi
+volumineux que jubilant et marchait d’un pas allègre dans son escorte de
+pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une silhouette drôle de vieux
+loup de mer et semblait si disposé à s’amuser des imprévus de cette
+absurde promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé sous une avalanche
+de paroles désagréables. Mais j’avais l’irritation muette; et très
+digne, je cheminais sans mot dire près de lui qui, bien vite, s’était
+improvisé mon chevalier protecteur, avec une simplicité fraternelle et
+amicale dont je lui sais encore gré.
+
+«Je devinais bien que mon silence l’intriguait et qu’il était
+aiguillonné par le désir d’en pénétrer la cause... Cela me détendait les
+nerfs de le voir ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de cette
+nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir, ce charme opérait
+délicieusement sur moi. Les rues endormies semblaient des chemins de
+rêve où frémissait la brise fraîche de la mer. L’air était tout vibrant
+du chant des vagues invisibles; et leur musique berceuse apaisait si
+bien mon ennui que j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup,
+Rozenne me demander discrètement:
+
+«--Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur? Ceci dit, non par
+curiosité, mais pour que mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de
+ces états d’âme.
+
+«J’ai répliqué:
+
+«--Je suis de très méchante humeur.
+
+«--Pourquoi? Cela ne vous amuse pas, cette pittoresque course dans la
+nuit?... Une course que vous ne referez sans doute pas souvent.
+
+«--Oh! je n’en sais rien! S’il prend de nouveau fantaisie à M. Asseline
+d’aller pêcher des congres et de nous emmener, il faudra y retourner!
+
+«--Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte et forcée?
+
+«--Bien entendu! Et je n’aime pas du tout que l’on m’oblige à faire des
+choses que je trouve stupides!
+
+«Il m’a lancé gaiement:
+
+«--Moi non plus! Mais pensez que les choses stupides sont quelquefois
+bien amusantes, et pour vous consoler d’être avec nous contre votre gré,
+préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement, nous allons être
+gratifiés!
+
+«Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne. Cela m’a semblé tout à
+coup si drôle que je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait
+exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette équipée pour plaire
+à un Asseline. Autrement, la nouveauté de la promenade m’aurait bien
+vite séduite...
+
+«Ah! Rozenne avait raison de m’annoncer des spectacles réjouissants!...
+La représentation a commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage
+silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense, fuyant vers un
+invisible horizon de mer. Le programme portait que nous irions en barque
+jusqu’aux rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse.
+
+«Nous arrivons, impossible d’embarquer. La mer était déjà trop
+descendue. Les pêcheurs et leur grand chef Asseline père, dont rien ne
+troublait l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre hésitation, que
+nous n’avons qu’une chose bien simple à faire, gagner les rochers par
+les sables. Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous autres,
+faibles femmes, de piétiner dans ce sol encore détrempé, ils nous
+porteront sur leurs filets entre-croisés.
+
+«Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en entendant cette
+décision. Elle se disait très amusée du mode imprévu de locomotion qui
+lui était offert... Mais... hum! sûrement sa joie n’était pas égale à
+celle du bon Paul, qui exultait à l’idée seule d’avoir à soutenir sa
+bien-aimée. Quant à Mme Détreil, qui est une forte personne, il était
+évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la pensée de s’aventurer
+ainsi entre ciel et mer...
+
+«Mais que faire? Rentrer?... C’était bien tôt abandonner la partie... Et
+marcher sur ce sable mouillé la séduisait encore moins...
+
+«Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter dans ces chaises à
+porteurs nouveau modèle.
+
+«Rozenne, toujours fraternel, je pourrais presque dire paternel! m’a
+bien installée, puis s’est mis en devoir de me porter sur mon siège
+improvisé, avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre caravane dirigée
+par Asseline père, affairé comme un commandant en un jour de péril.
+
+«Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis du genre _plume_, cette
+promenade discrètement aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était
+beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient, enfonçaient dans des
+abîmes insoupçonnés et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil a
+ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse mais glaciale qui
+a failli amener celle de sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait,
+d’ailleurs, notre route de cris de terreur au moindre faux pas de ses
+porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui la sais peu brave,
+n’était guère plus rassurée... Mais elle ne bronchait pas et se
+contentait de tenir ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait
+pas... Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de ces péripéties... Je
+ne savais pas ce qui nous attendait!...
+
+«Enfin, nous voici aux fameuses roches!
+
+«Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le sol... Quel sol! revêtu de
+varechs trempés d’eau de mer, glissants, oh! combien... Une roche
+hérissée, fertile en entorses...
+
+«Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance, commençait à
+regretter de s’être lancée dans une si périlleuse aventure... Comme moi,
+elle se demandait ce que nous allions bien pouvoir faire pour nous
+occuper, tandis que M. Asseline père et ses hommes se donneraient la
+satisfaction d’arracher à la mer tous les congres qu’ils pourraient
+saisir.
+
+«Rozenne, lui, manquait de conviction comme pêcheur et se contentait de
+raconter à Mme Détreil des choses terrifiantes, dues à son imagination,
+sur les féroces instincts des congres; si bien que, prise de panique,
+les pieds trempés et les yeux ensommeillés, elle voulait absolument s’en
+aller, sommant son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui, que l’eau de mer
+avait gelé, n’aurait pas demandé mieux. Mais le moyen!... Il ne pouvait
+l’emporter seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée à
+regagner le rivage en marchant à travers les petits lacs bien froids qui
+luisaient sur le sable.
+
+«Ah! quelle partie de plaisir!
+
+«Sous prétexte de mieux faire voir à Colette les péripéties de la pêche,
+Paul l’avait emmenée avec précaution, à travers les roches, jusqu’au
+bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée des
+monotones évolutions des pêcheurs, je me suis résignée à me promener sur
+le sable humide, sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle chevalier
+qui était harponné par M. Asseline.
+
+«Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une clarté laiteuse
+emplissait le ciel, qui avait des tons de nacre rose. La mer remontait
+avec de petites vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des voiles
+se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient plus fines, plus
+transparentes, découvrant des lointains pareils à des images de rêve,
+dans une incomparable lumière blonde qui s’avivait de lueurs pourpres.
+Un trait étincelant ourlait de frêles nuages qui erraient, petits
+flocons de neige dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur la
+plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont la verdure humide
+luisait...
+
+«C’était un spectacle qui me prenait tellement que j’en oubliais les
+ridicules péripéties de la nuit. Dans l’intimité de mon cœur, je sentais
+s’ouvrir la chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient à
+y chanter, imprécis et fugitifs, mais si vivants que ce soir même, dans
+ma chambre, en regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais
+encore... Et docilement alors, je les ai écrits, tels qu’ils m’étaient
+venus, devant l’immense frisson de la mer, odorants de son parfum qui
+s’élevait avec le beau soleil matinal...
+
+«Donc j’étais si absorbée par ma contemplation extasiée que le temps ne
+me semblait plus long.
+
+«J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup la voix de Rozenne, qui
+avait couru après moi sur le sable. Il me demandait:
+
+«--Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable nuit?
+
+«--Oh! non, il fait si beau!
+
+«Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me suis alors aperçue que
+j’étais très fatiguée; et j’ai eu prosaïquement une furieuse envie
+d’aller me coucher, comme un bébé.
+
+«--Nous rentrons!... Venez-vous? Comme vous vous êtes sauvée loin! Je ne
+vous apercevais plus... Vous m’avez fait peur!
+
+«--Vous m’avez crue mangée par un congre?... Combien en avez-vous
+pêchés?
+
+«--Deux!
+
+«--Quelle richesse!
+
+«Nous nous sommes mis à rire; et très gais, nous sommes venus, en
+bavardant, rejoindre le groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil
+avaient des mines plutôt longues; et certes autant que moi, elles
+aspiraient à leur lit!
+
+«Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la villa Asseline pour
+satisfaire les instincts hospitaliers de son propriétaire, enchanté
+d’avoir barboté toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu,
+l’excellent homme! que nous partagions sa satisfaction.
+
+«Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies... Pourtant c’était
+encore mieux qu’après certaines nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce
+«mieux» insuffisant, a terminé la séance en disant que j’avais l’air
+fatiguée. O sollicitude fraternelle!
+
+«Et toujours escortée de Rozenne et de Paul Asseline, nous avons
+enfin... oh! enfin! regagné nos pénates.
+
+«Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement bleu, inondé de
+soleil, dont la chaleur, douce encore, effaçait en moi toute lassitude.
+Cette aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine! A la
+contempler, j’oubliais le sable glacial, les congres, les varechs
+trempés... Mais Colette maintenant était pressée de rentrer. Avec son
+adorateur fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en frais; et
+son sourire avait disparu.
+
+«Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant de quel air ravi je
+humais l’air tiède:
+
+«--Les vents ont changé! Le ciel de Mlle Colette s’est voilé et le vôtre
+est tout rose. Savez-vous que cette nuit tant redoutée vous a été
+excellente? Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais que vous
+êtes l’incarnation même de ce matin si frais! Plus que jamais, vos yeux
+ressemblent à deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel...
+
+«Il avait son accent coutumier de badinage; mais il me regardait avec
+quelque chose de si sincèrement charmé au fond des prunelles, que mon
+stupide petit amour-propre de femme en a tressailli d’aise une seconde.
+Je me suis vite ressaisie et j’ai répliqué en riant, contente de sentir
+sur mon visage la brûlure de l’air de mer:
+
+«--Que je dois donc être jolie! Je me sauve bien vite pour m’admirer
+dans ma glace!...
+
+«Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de Colette.
+
+«Maman nous a entendues et a demandé, d’une voix somnolente:
+
+«--Eh bien! mes enfants, vous êtes-vous amusées?
+
+«Colette n’a pas osé dire oui...
+
+
+«21 août.
+
+«Réjouissons-nous! Ce n’est pas inutilement que nous aurons passé la
+nuit à la recherche de congres rares! M. Asseline père a été si bien
+subjugué par notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi; et,
+sans doute, de par sa volonté, très énergique à l’occasion, nous avons
+eu l’honneur d’une invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline.
+
+«Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée et se prépare à avertir
+papa, indifférent aux machinations diplomatiques, qu’elle va lui
+présenter le gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil
+devant l’approche de son triomphe, et elle garde avec Mme Asseline
+l’incomparable souplesse qui lui a permis de dominer peu à peu
+l’opposition de la vieille dame.
+
+«Mais quelle revanche prendra Colette, devenue sa belle-fille! Pauvre
+Mme Asseline!... Sûrement, alors, Colette ne parlera plus avec elle,
+pendant des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages,
+sermons,--elle qui ne va jamais au sermon!--Elle n’écoutera plus avec un
+sourire d’intérêt les propos insipides, les papotages malveillants, les
+commérages du petit cercle de matrones, cher à Mme Asseline, au milieu
+duquel ma jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et les lèvres
+frémissantes d’agacement, distribue de respectueux égards, et joue
+supérieurement son rôle de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse,
+autant qu’elle est belle... Aussi, toutes les vieilles dames sont-elles
+sous le charme. Quand, un moment, il m’est arrivé de lui voir jouer ce
+personnage, je m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie. Je
+cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique, aimant et dévoué,
+qu’André meurtrit si légèrement... Je lui demande de demeurer ma chère
+conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux de Colette, en
+faisant des pâtés de sable avec Bob, l’être heureux par excellence!...
+
+
+«24 août.
+
+«Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le dîner a été ce qu’il
+pouvait être: d’une écrasante somptuosité! Douze invités; les plus
+jeunes des convives féminines, habillées, de toute évidence, par des
+couturiers de haute marque, et s’en faisant gloire avec une vanité
+indiscrète; les convives masculins, célébrant l’excellence du festin, ne
+causant qu’affaires et politique, tous fort mécontents du gouvernement
+qui, paraît-il, néglige tout à fait les intérêts du commerce... Maman,
+souriante et digne, trônait--ô honneur!--à la droite du maître de céans,
+peut-être en sa qualité de doyenne. Colette, habillée de blanc comme une
+fiancée, et jolie comme une princesse de légende, était, en revanche,
+placée loin de son adorateur, car sa future belle-mère ne désarme pas
+encore complètement, si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit
+adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait sans relâche
+des qualités de ma sœur, de l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur
+qu’on doit éprouver à vivre près d’elle... Il était édifiant, mais
+monotone, à la longue... Et qu’il me faisait regretter Rozenne, sa
+causerie capricieuse et fine de dilettante, ses drôleries spirituelles,
+son scepticisme nonchalant qui m’exaspère et m’amuse...
+
+«A mesure que défilait la suite des plats, que s’allongeait la litanie
+amoureuse de Paul Asseline, je me sentais prise d’une de ces terribles
+crises d’ennui qui me saisissent quand je me trouve isolée dans un
+milieu où je suis sans aucune attache. Maman, Colette, me semblaient,
+elles aussi, des étrangères, tout à coup... Maman, gracieuse, opinait à
+toutes les déclarations de M. Asseline et Colette était toute à son
+rôle. L’idée qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement
+insipide, me devenait aussi douloureuse qu’une souffrance physique et je
+n’avais même plus la curiosité d’observer autour de moi la comédie
+humaine. Oh! cette heure pendant que les hommes étaient au fumoir! Les
+histoires de domestiques et de nourrices, les potins de plage, l’échange
+des recettes, les appréciations sur les couturiers illustres, le tout
+entremêlé d’oracles rendus par Mme Asseline!...
+
+«Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu, un moment, m’échapper
+dans le parc, pour me retremper par quelques bonnes minutes de solitude.
+Mais un vent furieux soufflait; les averses alternaient avec les rafales
+et me retenaient, de force, prisonnière dans ce salon sans âme.
+
+«Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec ma voisine, une grosse
+jeune femme, trop élégante, qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des
+embellissements qu’elle avait faits dans son château (!), du nombre de
+ses domestiques, des chasses qui avaient lieu dans son domaine... Je me
+sentais devenir féroce.
+
+«Les hommes se sont enfin résignés à abandonner les délices du fumoir.
+Ils étaient plus ou moins congestionnés, bavards et parlaient très haut.
+Un baccara d’importance s’est alors organisé. Maman en a frémi, pensant
+à la pitoyable figure qu’allaient faire les maigres finances de la
+famille Danestal... Puis son visage s’est éclairé parce qu’elle a vu que
+les seuls joueurs étaient les invités masculins. Paul, lui, rôdait
+autour de Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge respectable
+faisaient cercle autour de Mme Asseline, qui a prié l’une d’elles de
+nous faire de la musique.
+
+«Oh! j’aime mieux ne pas me souvenir du grand air de _la Reine de Saba_
+chanté par elle!... Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements
+qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux chants, véritable crime
+de lèse-musique. C’était terrible! Ah! comme je comprenais les braves
+chiens que certains accents font hurler!
+
+«Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais; que cette soirée ne
+finirait jamais; que je ne pourrais plus m’échapper de ce salon trop
+doré et cesser d’entendre les commérages de Mme Asseline et de ses
+amies, les exclamations bruyantes des joueurs, les cris de cette
+infatigable chanteuse.
+
+«Enfin, maman s’est levée! Elle avait toujours son sourire, mais ses
+yeux étaient somnolents. Une imperceptible contraction rapprochait les
+sourcils de Colette... Pour elle aussi, l’épreuve avait été rude!
+
+«Le bon Paul, toujours plein de sollicitude, avait fait atteler un de
+ses équipages pour nous ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les
+autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que nous avions peur de dire
+des paroles trop sincères... Après tout, je crois que maman dormait un
+peu... Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait... à
+quoi?...
+
+«Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite chambre silencieuse qui
+sentait bon les roses, où m’attendaient mon travail, les livres que
+j’aime le plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon esprit de
+tant de pauvretés entendues.
+
+«Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée, pour me laisser mieux
+envelopper par son calme, par son obscurité délicieuse, je n’ai pas
+allumé ma lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je me suis assise
+dans l’ombre, devant ma fenêtre large ouverte, et j’ai tâché d’oublier
+les Asseline, leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en contemplant
+la sereine immensité du ciel où luisait un mince croissant de lune. Le
+vent avait balayé les nuages et la nuit était pure infiniment, vibrante
+du chant grave de la mer, du frôlement de la brise dans les feuilles. De
+toute mon âme, je souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait la
+fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux...
+
+«Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant Colette. Elle avait sans
+doute quelque chose à me demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit,
+étonnée:
+
+«--Comment, tu es déjà couchée?
+
+«--Non, je me repose.
+
+«--Tu étais fatiguée? Et de quoi?
+
+«Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement.
+
+«--De quoi je suis fatiguée? De l’odieuse soirée que je viens de passer!
+Oh! Colette, comment peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans un
+pareil milieu!
+
+«Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais d’humiliation et de
+révolte. Colette m’a sentie si sincère que son empire sur elle-même en a
+été ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de sa voix, tandis
+qu’elle me répondait:
+
+«--Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu, c’est Paul qui viendra
+dans le mien.
+
+«--Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée de subir le sien où il te
+conduira d’autant plus volontiers qu’il y sera dans son véritable
+élément, tandis que dans le nôtre, dans celui de papa...
+
+«--Dans celui de papa, il n’y serait pas?... C’est là ce que tu veux
+dire?... Il n’y serait pas parce que?...
+
+«Son accent était un défi.
+
+«--Parce que, intellectuellement, il est une nullité. Et tu le sais
+bien!
+
+«Comment ai-je dit cela?... Jamais en plein jour, jamais même sous une
+clarté de lampe, de telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties
+des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre; et devant ce large ciel
+paisible, seuls des mots vrais pouvaient être dits. Un reflet de lune
+baignait le visage de Colette, qui avait pris quelque chose de dur, dans
+son expression de volonté.
+
+«Presque violemment, elle, toujours si calme, elle m’a jeté:
+
+«--Ah! naturellement, parce qu’il ne vit pas hypnotisé par les livres,
+les opéras et les tableaux, c’est une nullité!... L’intelligence!
+l’art!... Papa et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les lèvres...
+Eh bien! pour ta gouverne, retiens-le: il y a autre chose que l’art et
+l’intelligence dans la vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces
+moyens, je veux les avoir... Je vais à qui peut me les donner!
+
+«--Sans craindre de préparer ainsi ton malheur?
+
+«--Mon malheur?... Pourquoi?...
+
+«--Parce que tu seras liée toute ta vie... y songes-tu?... _toute ta
+vie!_... à un être que tu n’aimes pas!
+
+«--Que je n’aime pas?... Qu’en sais-tu?
+
+«--Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un homme que tu puisses
+aimer.
+
+«--Pourquoi? encore. Parce qu’il n’est pas un homme supérieur? je le
+reconnais... Ah! ils rendent heureuse leur femme, les hommes
+supérieurs!... L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il en est!... Et
+je ne veux pas du misérable et fugitif bonheur que leur égoïsme leur
+permet de nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les yeux
+abîmés dans la contemplation de leur mérite, grisés par l’admiration du
+public, toujours juchés sur leur piédestal d’où ils ne descendent que
+quand leur propre satisfaction les y invite. Ah! non! je n’ai jamais
+ambitionné, depuis que j’ai l’âge de comprendre, d’être la femme d’un
+homme illustre!... Paul Asseline est simplement bon, c’est vrai!... Mais
+au moins, ce n’est pas _lui_, c’est _moi_ qu’il aime. Et cela me plaît
+qu’il en soit ainsi!
+
+«Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette. Ses paroles
+montaient vers moi comme de grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle
+disait était vrai si tristement!... Alors, après un court silence, elle
+a repris, de la même voix martelée, comme si, pour une fois, il lui
+semblait bon d’ouvrir, un peu, son âme fermée:
+
+«--C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche! Il n’y a que cela
+d’enviable, sagement! Retiens-le encore, en passant, petite fille
+rêvassante... Une fois riche, je suis certaine, tu entends, _certaine_
+d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur des soucis
+d’argent, des odieuses et perpétuelles économies, de ces incertitudes
+d’avenir dont je suis lasse... à être prête à tous les sacrifices pour
+en être délivrée! Cette fois, puisque la destinée--ou la
+Providence!--amène sur mon chemin un homme qui ne me demande pas
+seulement un flirt de quelques mois, mais m’offre un mariage inespéré,
+je serais folle, absolument folle! de ne pas saisir cette chance unique.
+Peu m’importe que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils peuvent
+me donner la sécurité que je veux... Les filles sans dot, comme nous,
+rappelle-le-toi, ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être
+sentimentales... Ce ne sont pas leurs beaux danseurs qui les
+épousent!...
+
+«Il leur faut donc se contenter des autres, des braves garçons sans
+ambition qui s’estiment très heureux de leur offrir leur fortune, et se
+dire privilégiées, elles, quand elles les rencontrent... Et puis, jamais
+plus, n’est-ce pas, France, nous ne reparlerons de ces choses. Une fois
+pour toutes, je t’ai dit ce que je pensais... C’est vrai, je joue une
+partie que je veux gagner... Et je la gagnerai!... Bonsoir, enfant.
+
+«Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser. Je n’ai pas fait un
+mouvement pour le lui rendre... Quand elle a été sortie de ma chambre,
+que j’ai été seule, je me suis mise à pleurer désespérément...
+
+«Que la vie est donc triste et mauvaise pour les filles pauvres!»
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+France cessa de lire et elle demeura immobile, les mains jointes sur les
+feuillets, contemplant avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant
+des vagues.
+
+Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête des choses qui, une
+heure plus tôt, lui emplissait l’âme d’une sorte de joie enivrée.
+
+Sa pensée venait de soulever trop de graves questions pour qu’elle n’en
+demeurât pas troublée.
+
+Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation avec Colette. Ni
+l’une ni l’autre n’y avaient fait allusion et toutes deux savaient bien
+que jamais même elles n’en rappelleraient le souvenir. Peut-être Colette
+n’y pensait déjà plus, absorbée par son rêve. Mais elle, France, n’avait
+pas oublié une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui demeurait
+singulièrement amère et douloureuse...
+
+--Tante! voilà tante France! jeta une petite voix d’enfant.
+
+Elle redressa la tête... Et alors elle aperçut, débouchant sous la voûte
+ombreuse de l’allée, Rozenne qui avait Bob dans ses bras. Une bonne
+suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma son cahier et se
+leva, un peu effarouchée de voir sa retraite si lestement troublée.
+
+--Comment m’avez-vous découverte? fit-elle prenant la main du petit
+garçon qui, séduit par l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre.
+
+--C’est un heureux... hasard! fit Rozenne tranquillement.
+
+Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux gris.
+
+--... En quittant la plage qui ressemblait au Sahara, j’ai eu la
+nostalgie des arbres et je suis grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce
+jeune personnage qui se promenait sous l’œil de sa bonne. Ensemble nous
+vous avons aperçue et nous sommes venus bien poliment dire bonjour à
+«tante France». Est-ce que vous nous en voulez?
+
+Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait parce qu’il
+l’avait retrouvée, ne croyant guère que le hasard seul l’eût conduit
+dans cette allée. Pourtant, elle dit, sincère:
+
+--Je ne vous en veux pas parce que, ce matin, mon esprit flânait...
+Autrement, je vous en voudrais... Je suis très jalouse de ma solitude
+parce qu’il me la faut absolument pour bien travailler.
+
+--Travailler! Toujours!... C’est donc un vœu?
+
+--Pas du tout, c’est un plaisir... Et une nécessité aussi. Je vous
+félicite si vous ne la connaissez pas.
+
+--Vous me dites cela comme vous me diriez «tant pis pour vous»!
+
+Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle s’était mise à
+marcher lentement. Au loin, des sonneries de cloches annonçaient, dans
+les hôtels, l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait l’air,
+même sous les branches, que brûlait le soleil. La mer était une nappe
+étincelante et, sur la plage, il n’y avait pas la découpure d’une ombre.
+
+De l’accablante température, France ne semblait pas même s’apercevoir.
+Un peu plus rose, peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de
+paille, elle cheminait, en avant, souple et fine, avec cette allure de
+jeune nymphe qui ravissait toujours les yeux de Rozenne... Mais, tout à
+coup, il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue sérieuse
+et il eut l’intuition que, dans la pensée de France Danestal, il pouvait
+bien y avoir un blâme à son adresse.
+
+Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il dit, la rejoignant:
+
+--Vous avez très mauvaise opinion de moi, n’est-ce pas?
+
+--Sur quel chapitre?
+
+--Celui de mon amour passionné pour la flânerie; si vous êtes une sévère
+moraliste, je mérite, en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai
+déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse consiste à vivre,
+tant qu’il est possible, à sa fantaisie, sans souci de rien d’autre.
+
+Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière expression, ses
+prunelles profondes. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea,
+impatient:
+
+--Pourquoi me considérez-vous ainsi?
+
+--Je me demande jusqu’à quel point vous êtes sincère?
+
+--Je le suis en toute simplicité et humilité.
+
+--Ah!...
+
+Elle se tut; puis, la bouche soulignée d’une petite moue dédaigneuse,
+elle jeta avec une drôlerie qui atténuait sa sincérité:
+
+--Cette fois, je vous le dis: tant pis pour vous! Je regrette bien que
+votre idéal ne soit pas de plus haute envolée!...
+
+Rozenne la trouva délicieuse d’expression; mais en même temps, son
+amour-propre tressaillit désagréablement de la sentir si convaincue.
+
+--Alors vous me mettriez en meilleure place dans votre estime si je
+m’appliquais, toutes les heures de ma vie, à opérer des affaires
+productives; ou si, comme un garçon bien pondéré, je passais des
+journées à griffonner des chiffres dans un bureau, ou je brandissais un
+sabre devant mes recrues ahuries, ou...
+
+Elle se mit à rire; et de sa manière gaîment moqueuse, elle interrompit:
+
+--Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher là?... Et quel honneur
+excessif vous me faites, en vous appliquant ainsi à vouloir me persuader
+que vous avez bien raison de vivre à votre seule guise, puisque la bonne
+destinée vous y autorise!... Je vous assure que ma modeste opinion est
+sans importance aucune... Vous savez bien que j’ai parfois des idées de
+ma façon, un peu bizarres, sur les gens et les choses... Mais je les
+tiens pour ce qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que
+lorsqu’on m’y invite expressément.
+
+--Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la conscience bien nette, ont
+eu l’imprudence de vous questionner à leur sujet!
+
+Du bout de sa canne il fouettait les herbes minces qui bordaient le
+chemin dévalant sur Villers. Et après un imperceptible silence, il jeta
+en boutade:
+
+--C’est étonnant combien il m’est désagréable de sentir peser sur ma
+chétive personne la sévérité de vos jugements. Je suis navré que vous ne
+soyez pas un tantinet paresseuse... Du moins, à Villers!
+
+--Parce que? interrogea-t-elle, curieuse.
+
+--D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être plus souvent sur la plage,
+que vous fuyez dès qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à
+l’heure du bain...
+
+--A cette heure-là, elle est trop chic pour moi!
+
+--Ou vous l’êtes trop pour elle...
+
+--Ce serait une question à débattre!
+
+--Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos frères les hommes, et vos
+sœurs les femmes y figureront brillamment?
+
+--Vous parlez comme saint François d’Assise!... Et vous vous trompez! Si
+la fantaisie me prend d’aller admirer les belles toilettes des femmes
+mes sœurs, pour employer votre langage évangélique, vous êtes certain de
+m’y voir arriver un matin, à l’improviste.
+
+--Dieu! que vous êtes taquine... autant que méchante!
+
+--Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout bonnement l’honneur
+de vous informer, en toute sincérité, de mes opinions, et je suis très
+convaincue qu’il ne vous déplairait pas de faire, le matin, un brin de
+causette avec moi, sur la plage, tandis que Colette éblouit Paul
+Asseline... Seulement...
+
+--Seulement, vous ne daignez pas me faire la charité de ce brin de
+causette.
+
+--Parce que j’estime que vous n’êtes pas des pauvres gens auxquels on
+fait l’aumône. Voilà... Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres
+raisons vous me souhaitiez paresseuse?
+
+Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie; mais une séduction
+émanait de son sourire, du regard d’eau bleue jailli entre les cils
+noirs, très longs... Et un peu brusquement, il lança:
+
+--Ensuite, parce que si vous ne viviez pas, comme vous le faites, en
+l’habituelle société des individus supérieurs qui sont les auteurs de
+vos livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être alors quelque
+chance d’attirer un peu votre attention!
+
+--Mon attention? N’en ayez donc pas cure! Elle est fantasque, de façon
+déplorable... Elle se donne à des sujets, à des occupations, à des
+objets qui la passionnent et que les gens raisonnables qualifieraient
+d’absurdes, neuf fois sur dix.
+
+France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues claires où s’épandait
+la splendeur du soleil de midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les
+villas enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés d’or roux, la
+mer d’un bleu profond, à peine ridé de frissons légers, mouillait
+doucement le sable de la plage déserte.
+
+Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau et de lumière et
+s’immobilisa à le contempler. Mais vers elle monta la voix de Rozenne
+qui disait d’un ton mi-sérieux, mi-plaisant:
+
+--Comment, vous, qui sentez si vivement la beauté des choses, ne vous
+contentez-vous pas, pendant quelques semaines, de contempler les
+spectacles offerts par la nature à ses fidèles?... vous laissant vivre,
+tout simplement, comme une exquise petite fleur humaine...
+
+Elle secoua la tête et sourit.
+
+--Cela ne me suffirait pas... Ce que je sens très profondément, il faut,
+presque malgré moi, que je le traduise en des vers... Et ensuite, ces
+vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils ne soient pas trop
+indignes de ceux de mon père. Vous savez, noblesse oblige!
+
+--Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces vers qui m’apparaissent
+comme le fruit défendu?
+
+--Que sait-on? Je crois bien que je demeurerai jalouse de les conserver
+pour moi seule, jusqu’au jour où quelque grave raison me décidera à les
+livrer au public... Et puis, là-dessus, je vous quitte, car je voudrais
+reconduire Bob, afin d’embrasser Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas?
+
+Une expression très douce, bien féminine, souriait dans son regard bleu,
+entr’ouvrait ses lèvres, dont le souple dessin avait une grâce
+caressante.
+
+Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée qu’elle lui
+tendait:
+
+--Sans rancune!
+
+Elle se détourna et descendit la pente raide qui conduisait chez sa
+sœur. Lui, continua son chemin, impatienté contre lui-même pour toute
+sorte de complexes raisons.
+
+
+
+
+IV
+
+
+De sa fenêtre, France regardait sa sœur Colette qui escaladait
+adroitement les hauteurs du mail des Asseline; puis, par les soins
+empressés de Paul, se voyait installée en place d’honneur, où, vêtue de
+rose, elle apparaissait comme une exquise aurore, très parisienne. Et
+France, admirative, en artiste, de la beauté de sa sœur, pensa que les
+Asseline pouvaient s’estimer fiers d’emmener une aussi jolie femme au
+_Grand Prix_ de Deauville... Opinion qui était, d’ailleurs, celle de
+Colette elle-même, et pareillement de Mme Danestal, partie en landau
+avec Mme Asseline, devenue presque aimable.
+
+Elle, France, s’était dispensée de cette promenade saupoudrée de
+poussière, ayant, depuis le commencement de la _grande semaine_, goûté
+bien plus qu’elle ne l’eût souhaité aux distractions d’ordre hippique
+offertes aux amateurs. Elle avait décliné l’invitation des Asseline,
+ravie d’une pleine après-midi d’intimité avec Marguerite, à qui elle
+avait promis la lecture du poème auquel, passionnément, elle travaillait
+depuis son arrivée à Villers.
+
+Le mail avait disparu dans la foule des équipages de toute sorte qui
+filaient vers Trouville par la route sans ombre, allongée en bordure,
+derrière les dunes basses de la côte. France, une seconde, demeura à
+considérer l’horizon tourmenté d’un ciel lourd d’orage et la mer
+haletante, d’un vert glauque, que des nuages marbraient de nappes
+sombres... Puis, l’esprit traversé par l’idée que Marguerite, peut-être,
+avait besoin d’elle pour garder le remuant petit Bob, vite elle
+s’arracha à un spectacle dont elle n’était jamais lasse pour aller
+trouver sa sœur.
+
+Une exclamation de plaisir salua son entrée dans le minuscule salon où
+Marguerite s’était réfugiée pour fuir l’étouffante atmosphère du jardin.
+
+--Oh! France, déjà! Que tu es gentille de me sacrifier ainsi ton
+après-midi entière!
+
+En guise de réponse, France embrassa sa sœur avec tant de tendresse que
+la jeune femme put être éclairée sur la valeur du sacrifice qu’elle lui
+faisait...
+
+--Tu es seule, Marguerite? André est déjà parti pour Trouville?
+
+--Non, pas encore. Il devrait être en route; mais, après le déjeuner, je
+me suis trouvée un peu fatiguée et il n’a pas voulu me quitter.
+
+--Et maintenant, chérie, tu es mieux?
+
+--Oui; le temps orageux m’avait énervée. Les futures mamans, dans mon
+état, sont exposées à ces petites misères. Ce n’est rien!
+
+France n’insista pas, sachant combien Marguerite redoutait qu’on prît
+garde à sa santé; mais son regard anxieux s’attacha une seconde sur le
+visage altéré de sa sœur. La crainte l’effleurait que son beau-frère,
+par quelque parole malencontreuse, n’eût, une fois de plus, attristé
+Marguerite, trop aimante pour ne pas sentir le moindre froissement. Il
+entrait justement, très souriant, lui, habillé avec un soin raffiné,
+dont il était coutumier, la jumelle de courses en sautoir. Il se
+découvrit à la vue de la jeune fille; et, courtoisement, baisa la main
+qu’elle lui tendait.
+
+--Comment, France, vous êtes ici? Pas aux courses?
+
+--Non, je n’aime ni la cohue ni la poussière. Et Marguerite, toujours
+hospitalière, veut bien me recueillir!
+
+--Mais c’est une vraie joie pour elle de vous avoir!... Ainsi, je n’ai
+plus de scrupules à la laisser. Vous allez mieux, n’est-ce pas,
+Marguerite? Votre mal de tête s’est dissipé?
+
+--Il se dissipera sûrement...
+
+André ne répondit pas. Attentif, il passait dans sa boutonnière un
+merveilleux œillet qu’il venait d’enlever dans le vase de cristal placé
+près de la jeune femme. Il y eut un silence qui laissa entendre dans le
+jardin la petite voix de Bob entrecoupée de larmes.
+
+--Qu’a-t-il donc? fit Mme d’Humières tout de suite debout.
+
+--Je vais voir, Marguerite; ne t’agite pas, dit aussitôt France, qui
+avait l’intuition que sa sœur désirait être seule pour recevoir l’adieu
+de son mari.
+
+Elle passa dans le jardinet, où Bob trépignait devant la chute d’un pâté
+de sable. Elle le calma; mais discrète elle demeura près de lui,
+l’aidant à la construction d’une nouvelle pyramide. Par la fenêtre large
+ouverte, lui arrivaient cependant les paroles que sa sœur disait d’une
+voix assourdie:
+
+--André, vous serez raisonnable cette fois, vous ne jouerez pas?
+
+--Mais non, mais non!... Je ne jouerai pas; je serai sage comme les
+pauvres mioches qu’on mène dans les beaux magasins avec la seule
+permission de regarder, sans toucher à rien.
+
+--André, promets-moi sérieusement, je t’en prie!... Sans quoi, toute la
+journée encore, je serai tourmentée!
+
+--Et tu te rendras malade bien inutilement; car je ne puis jamais
+oublier tout à fait que le jeu est un plaisir interdit aux pauvres
+diables comme moi! Sois donc en paix, ma chère Minerve.
+
+Elle insistait:
+
+--Tu me promets que tu ne te laisseras pas entraîner quand tu verras
+jouer Paul Asseline et les autres?
+
+--J’aurai l’héroïsme d’un saint et je résisterai. Je me contenterai,
+pour toute distraction, de contempler les belles toilettes féminines,
+celles dont j’aimerais à vous voir habillée, petite Cendrillon, qui
+poussez vraiment un peu loin l’amour de la simplicité. Ah! Marguerite,
+quand serez-vous coquette!
+
+France entendit la voix un peu lasse de sa sœur répondre:
+
+--En mon état, je n’ai vraiment que faire de l’être!
+
+--Mais, au contraire, ma chère, vous devriez lutter pour triompher des
+malices de la nature. C’est là, justement, le grand art de la femme! Je
+vous garantis que Colette le pratiquera.
+
+--C’est qu’elle en aura les moyens, le loisir, la force et le goût! Tout
+cela me manque, à moi, en ce moment!
+
+--Ce qui est bien dommage pour vous et pour moi! répliqua-t-il, un peu
+sèchement. Quand vous voudrez bien être plus élégante, j’en serai ravi!
+
+France tressaillit, indignée. Ah! comme elle eût voulu répondre à son
+beau-frère. Mais Marguerite, elle, disait simplement avec un peu
+d’ironie triste:
+
+--Je serai élégante, du moins, j’essaierai de l’être, quand je ne me
+préparerai plus à être une maman et quand nous serons riches!
+
+--Alors, ce n’est pas de sitôt!... Et vous seriez charitable de ne pas
+me le rappeler. Allons, ne parlons plus de tout cela!... Au revoir,
+Margot. Tâchez de ne pas vous ennuyer. Heureusement, vous avez France,
+aujourd’hui; je vous laisse donc sans remords...
+
+A l’accent d’André, France devina que son baiser d’adieu avait dû être
+bien léger. Il sortit de la maison et se trouva devant la jeune fille,
+agenouillée dans l’herbe auprès de Bob. Il lui lança un amical:
+
+--Au revoir, France, je vous confie votre sœur.
+
+Et il passa, après une petite caresse à Bob, qui avait couru vers lui en
+trottinant. France, encore un instant, joua avec l’enfant; puis, le
+voyant de nouveau occupé à fourrager sur la pelouse, elle revint vers le
+salon dans la crainte que sa sœur n’eût besoin d’elle. Mme d’Humières
+n’avait pas dû bouger depuis que son mari l’avait quittée. Immobile sur
+la chaise longue, les mains tombées sur ses genoux, elle regardait loin
+devant elle, avec des yeux qui ne voyaient pas, dans l’infini de ce ciel
+d’orage, lourdement gris; et, très lentes, de grosses larmes glissaient
+entre les paupières à demi closes.
+
+Une angoisse éperdue bouleversa France qui s’était arrêtée sur le seuil
+de la pièce, n’osant aller vers la jeune femme dans la crainte d’être
+indiscrète. Mais Marguerite sentit tout de suite sa présence et, se
+redressant, tourna la tête pour cacher son visage... Déjà France était
+près d’elle, agenouillée à côté de la chaise longue, et ardemment, tout
+bas, comme une enfant, elle lui murmurait:
+
+--Oh! Marguerite, ma chère aimée, ne sois pas triste!
+
+Elle n’osait rien ajouter, arrêtée par la crainte délicate de prononcer
+un mot qui pût être pénible à sa sœur.
+
+Les doigts de Marguerite effleurèrent ses cheveux d’un geste tendre,
+tandis qu’elle disait, la voix assourdie:
+
+--Ma petite chérie, ne t’agite pas pour moi! Je suis nerveuse en ce
+moment, parce que je ne suis pas très bien portante. N’y prends pas plus
+garde que je ne le fais moi-même. Et surtout, ne t’imagine pas des
+folies à mon sujet.
+
+--Je ne m’imagine rien, Marguerite, fit lentement la jeune fille.
+
+Elle ne continua pas; mais son regard achevait ce que sa bouche
+n’articulait pas, et le pâle visage de Marguerite se rosa une seconde;
+elle sentait bien qu’elle ne pouvait tromper l’intuition du cœur aimant
+de France. Ses yeux graves arrêtés sur ceux de sa jeune sœur, elle dit
+doucement:
+
+--France, crois-moi, on peut être heureuse encore, très heureuse, même
+quand on l’est _autrement_ qu’on l’avait souhaité...
+
+--Oh! pourquoi l’est-on «autrement»?
+
+--Sans doute parce que, quand on est très jeune, on rêve des bonheurs si
+grands qu’ils sont irréalisables.
+
+--Marguerite, penses-tu donc qu’ils le sont tous et toujours?
+
+Mme d’Humières eut un sourire mélancolique.
+
+--Je pense que, du moins, il n’est pas donné à beaucoup de créatures de
+les posséder. Je pense que si l’on veut pouvoir se dire heureux, il faut
+très peu demander à la vie, se contenter des miettes de bonheur dont
+elle nous fait parfois la charité, n’avoir pas d’espoirs ambitieux, pour
+n’être pas déçu...
+
+France avait écouté sa sœur avec une attention passionnée. Toute sa
+jeunesse se révoltait devant l’austère destinée évoquée par les paroles
+de la jeune femme.
+
+--Et tu trouves qu’ainsi l’on est heureux? Il faut être _toi_, ma
+dévouée grande sœur, pour avoir une pareille sagesse! Jamais, moi, je ne
+me contenterais d’un aussi misérable bonheur! Je suis prête à donner...
+ah! beaucoup! mais je veux recevoir autant que je donnerai... être aimée
+autant que j’aimerai!... Sinon, je préfère mille fois rester seule et
+libre toute ma vie.
+
+Marguerite la regarda, les yeux pleins de pitié tendre. D’un geste
+maternel, elle posa sa main sur le front de la jeune fille restée tout
+près d’elle.
+
+--France, tu parles comme une enfant. La vie n’est pas un roman... Tu le
+sais bien, pourtant...
+
+--Mais chacun peut y avoir son roman, un roman très cher qui, seul, fait
+qu’elle vaille la peine d’être vécue...
+
+Les mains de Marguerite se joignirent d’un geste inconscient; et une
+contraction donna une seconde, à ses lèvres, une intense expression
+d’amertume:
+
+--Moi aussi, France, quand j’avais ton âge, j’ai rêvé tout ce que tu
+rêves... et j’ai cru que je le trouverais... La réalité m’a appris que
+c’était là une illusion de petite fille et elle m’en a sagement guérie,
+pour mon bien... Seulement, ces guérisons-là s’achètent si durement que
+je voudrais, chérie, te préserver d’en avoir besoin!... Prends garde de
+vivre trop dans le rêve!
+
+--Non, Marguerite, je ne vis pas dans le rêve, puisque je comprends
+parfaitement que je souhaite l’impossible, à peu près. Mais je suis
+comme celles qui ont eu, tellement belle, une vision, qu’elles ne
+peuvent plus l’oublier et se contenter d’une mesquine réalité!... Si je
+ne puis être aimée comme je veux l’être... eh bien! je ne me marierai
+pas... Et je serai peut-être bien plus heureuse ainsi!
+
+Mme d’Humières eut un geste de la main, comme pour arrêter la jeune
+fille. Entre elles tomba un silence, lourd de leurs pensées dont nul
+bruit extérieur ne les distrayait. Car, au dehors, c’était le grand
+calme des après-midi de dimanche, animé seulement par le murmure
+lointain de la mer, par de sourds grondements d’orage dans le ciel
+plombé. A peine, par instant, montait un éclat de voix, de quelque
+jardin tout proche.
+
+France, d’un geste machinal, tourmentait les pages d’une Revue, les yeux
+tournés vers les eaux assombries qui frémissaient sous d’invisibles
+souffles. Mais elle rejeta le volume, car Marguerite reprenait
+lentement, comme si elle précisait une pensée gardée confuse en elle
+jusqu’alors:
+
+--Ce n’est pas une destinée pour la femme de demeurer seule. Elle a
+besoin d’un compagnon et d’un enfant...
+
+--D’un compagnon... oui, si ce compagnon doit être un protecteur, un
+soutien, un ami très tendre et très dévoué, comme il désire que la femme
+soit pour lui dévouée et tendre... Combien y en a-t-il ainsi?
+
+--France, France, tu parles de ce que tu ignores! Tu es trop jeune, mon
+enfant chérie, pour bien juger les hommes... Tu ne les connais pas
+encore assez!
+
+La voix de France s’éleva presque amère.
+
+--Oh! si, Marguerite, je les connais déjà bien... Dans le monde où nous
+vivons, on a très vite une vieille âme, trempée par l’expérience. Ne le
+regrette pas trop pour ta petite France, ma chérie... Mieux vaut être
+renseignée tout de suite! Ainsi l’on s’évite peut-être de grosses
+désillusions, surtout de celles qui bouleversent quelquefois toute une
+vie...
+
+France s’arrêta pensive, et sa sœur n’essaya pas de lui répondre, si
+mélancolique qu’il lui semblât d’entendre ainsi parler une enfant.
+
+Elle voulait connaître toute sa pensée pour trouver les mots qu’il
+faudrait lui dire. D’ailleurs, France reprenait:
+
+--Tu as protesté tout à l’heure, Marguerite, quand je t’ai dit que, sans
+doute, je ne me marierai jamais. Moi, j’ai tellement l’idée que ce sera,
+fatalement, ma destinée, qu’à l’avance je l’accepte et sans peine...
+
+--Tu en es sûre, pourquoi?
+
+--Parce que je sais très bien dans quelle situation fausse se trouvent
+les filles sans fortune comme moi quand elles vivent dans un milieu tel
+que le nôtre... Qui m’épouserait?... Les garçons riches recherchent les
+héritières... Les autres, les travailleurs, qui, eux, accepteraient
+peut-être bien une femme pauvre, sont effarouchés de notre élégance et
+ne devinent pas qu’elle est, très souvent, l’œuvre de notre adresse;
+qu’elle ne nous empêche en rien d’être d’aimantes, fidèles, raisonnables
+petites femmes... Alors, que pouvons-nous devenir?... Je ne me
+résignerai jamais, moi, à me marier comme veut le faire Colette; et je
+ne suis pas bonne et généreuse comme toi, Marguerite... Jamais, non
+plus, je n’aurai la vertu d’être satisfaite dans une existence pétrie de
+calculs incessants, de préoccupations de ménagère, en gardant pour moi
+seule la plus lourde part des ennuis, des responsabilités, des
+devoirs... Ce qui me paraît une odieuse injustice!
+
+Un sourire très doux glissa sur les lèvres de la jeune femme.
+
+--Tu dis cela, France, parce que tu n’aimes pas. Autrement, tu saurais
+que c’est une vraie joie de se dévouer au repos de quelqu’un qui vous
+est cher... Et cela semble si naturel et si facile!
+
+--Cela surtout le paraît à ceux qui en profitent; tellement même, qu’ils
+ne songent guère à en être reconnaissants... Encore une chose qui me
+révolte, peut-être plus que bien d’autres injustices!
+
+Les mots étaient échappés à France, tant ils étaient le cri de tout son
+cœur, tant elle était sincère toujours avec sa sœur. Elle les regretta
+quand elle vit devenir presque sévère le visage de la jeune femme dont
+les doigts avaient instinctivement saisi son anneau de mariage.
+
+--C’est en pensant à André, n’est-ce pas, que tu viens de parler... Tu
+es dure pour lui... Pourquoi?...
+
+--Parce que, ma grande sœur chérie, il me semble qu’il ne te rend pas
+heureuse autant que tu le mérites...
+
+--Je suis heureuse...
+
+--Heureuse par lui?... Comme tu l’avais rêvé, attendu, espéré quand tu
+es devenue sa femme?... Oh! Marguerite, si je pouvais le croire...
+
+Ardemment, avec une infinie tendresse, les yeux de France interrogeaient
+ceux de sa sœur.
+
+--Je suis heureuse différemment peut-être, fit Mme d’Humières d’une voix
+basse qui tremblait un peu; mais je suis heureuse entre mon mari et mon
+enfant, mon beau petit Bob... France, ma chérie, crois-moi, je te parle
+en toute sincérité... Depuis notre arrivée ici, j’ai senti bien des fois
+que tu jugeais mal cette jeunesse morale d’André qui le rend si avide de
+distractions, de mouvement, même des plaisirs mondains dont il est sevré
+d’ordinaire... Mais c’est, justement, parce que je le vois jeune ainsi,
+que je ne veux à aucun prix lui apparaître comme une entrave maussade...
+
+--Oui; et lui trouve parfait que tu le gâtes déplorablement!
+
+Une ombre de gaîté effleura, cette fois, le visage de Mme d’Humières.
+
+--Je le gâte en quoi?
+
+--En tout!... Tu le traites comme s’il était le frère aîné de Bob; un
+grand enfant auquel il faut tout passer et qui n’a, lui, d’autre souci à
+avoir que son propre plaisir, sans s’inquiéter que tu en jouisses ou
+non, que...
+
+France ne continua pas. D’un geste faible, sa sœur l’arrêtait.
+
+--Je te le répète, France, il est jeune! Les années le transformeront
+assez vite!...
+
+--Mais, toi aussi, tu es jeune... et tu uses ta jeunesse à garder pour
+toi seule la part des soucis.
+
+Mme d’Humières eut un mouvement d’épaules.
+
+--Qu’est-ce que cela fait... Il partage mes préoccupations quand il les
+connaît... Seulement, autant qu’il dépend de moi, j’évite de les lui
+faire connaître... Ici, surtout, je souhaite le laisser jouir de tout ce
+dont il se trouvera de nouveau sevré dans le petit pays perdu qui va
+être encore notre résidence. La pensée qu’il est content suffit pour que
+je le sois, moi aussi... Puisque Dieu m’a armée de courage et de
+patience, je puis bien attendre que l’avenir me donne, comme j’en ai la
+ferme confiance, André tel que je le souhaite... Vois-tu, ma petite
+France,--retiens-le pour plus tard,--nous autres femmes, nous, devons
+beaucoup pardonner, être patientes infiniment et ne jamais désespérer de
+connaître, un jour, le parfait unisson avec celui qui nous est cher
+par-dessus tout...
+
+France répéta, pensive:
+
+--Le parfait unisson...
+
+--Oui, le vrai!... Non pas celui qu’on croit posséder aux premiers jours
+du mariage quand on vit dans une ivresse qui ne dure pas... qui ne peut
+pas durer...
+
+--Oh! pourquoi, Marguerite?
+
+--Parce que les jours qui passent en guérissent!... Bienheureux, les
+époux qui en guérissent en même temps...
+
+France ne répondit pas. Elle sentait bien que sa sœur venait, peut-être
+involontairement, de penser tout haut. Pour le cœur aimant de la jeune
+femme, il avait dû y avoir des froissements, des révoltes que ses lèvres
+n’avoueraient jamais, dont elle avait triomphé, à un prix qu’elle seule
+savait, peut-être avec l’espoir que l’avenir et son influence feraient,
+de son mari, l’homme qu’elle avait cru rencontrer au temps de ses
+fiançailles... Et France, une seconde, la contempla avec une sorte de
+respect tendre, où il y avait une estime très haute. Puis, d’un élan,
+elle se pencha, et ses lèvres baisèrent la main de la jeune femme.
+
+--Marguerite, ma chère aimée, tu as bien raison d’espérer dans
+l’avenir!... Il est impossible qu’un cœur comme le tien n’obtienne pas
+tout le bonheur qu’il mérite!
+
+--Que Dieu t’entende! murmura Mme d’Humières avec une ferveur grave...
+Et puis, maintenant...
+
+Et elle changea de ton soudain...
+
+--... Maintenant parlons de choses moins austères... Ma pauvre petite
+France, je t’ai attristée avec toutes mes réflexions décourageantes!...
+Pour que nous les oubliions, veux-tu me lire ton poème, comme tu me l’as
+promis?... Seulement j’aimerais bien l’entendre avec la musique dont tu
+l’accompagnes. Allons trouver ton piano...
+
+--Oui, si l’orage le permet. Regarde, Marguerite, voici la pluie...
+
+De larges gouttes s’abattaient, en effet, sur le jardin poudreux; et,
+dans le vestibule, on entendait la petite voix de Bob qui protestait
+parce que sa bonne le rentrait précipitamment.
+
+
+
+
+V
+
+
+Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat fut de mettre dans
+l’air, tout à coup fraîchi, une senteur de verdure mouillée. Puis le
+ciel s’éclaira.
+
+--La pluie est finie. Profitons-en vite pour aller trouver ton piano,
+France, dit Mme d’Humières.
+
+Debout devant la glace, elle mettait son chapeau avec un coup d’œil de
+pitié moqueuse pour la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais
+au même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta.
+
+--Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger? Veux-tu voir,
+France?
+
+La jeune fille apparut au seuil du jardin.
+
+--Oh! monsieur Rozenne!... Comment, vous n’êtes pas à Deauville?
+
+--J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu parce que je
+m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse et trop parfumée d’odeurs
+multiples... Alors j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de Mme
+d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y trouver que me voici!...
+Seulement vous sortez!...
+
+Il avait l’air si sincèrement déçu que France se mit à rire:
+
+--Nous sortons, en effet; mais puisque notre société vous paraît à ce
+point précieuse, car je suppose que ce n’est pas le salon tout seul de
+Marguerite qui vous tentait, nous vous emmènerons pour peu que cela vous
+plaise... J’allais faire un peu de musique à Marguerite et lui lire
+quelques vers...
+
+--Lui lire votre poème, n’est-ce pas?...
+
+--Oui...
+
+--Ah! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir!
+
+Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au cœur une petite
+sensation de plaisir. Et comme Marguerite les rejoignait, elle dit
+gaîment:
+
+--Chérie, voici un transfuge de Deauville!...
+
+--Vous y avez vu notre colonie? interrogea Mme d’Humières.
+
+--Parfaitement, madame. Votre mari était un type parfait de gentleman
+très chic. Quant à Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui
+l’apercevaient. Même l’austère Mme Asseline était admirative et elle m’a
+fait l’honneur de me confier qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de
+femme qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette!...
+
+Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi les joueurs et que,
+pensant à sa jeune femme, il avait discrètement essayé de l’entraîner,
+mais sans succès... Et pas davantage, il ne dit que s’il était si vite
+revenu, c’est que France Danestal n’était pas à Deauville... Soudain, il
+avait eu la pensée tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec
+elle dans Villers déserté; et aussitôt, il s’était jeté dans le premier
+train qui remontait vers la petite plage, certain de trouver la jeune
+fille chez Mme d’Humières.
+
+Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de plus, la destinée
+réalisait son désir; et, par surcroît, il allait lui être donné de
+savoir enfin quelle valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille
+qu’on disait étonnamment douée; qui, du moins, travaillait avec passion.
+
+Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait pour bien
+installer sa sœur dans le salon où elle venait faire de la musique, hors
+de l’hôtel dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une pièce
+souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait sur une allée
+conduisant à la plage. Tout à coup, comme elle rencontrait, par hasard,
+le regard de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité qui,
+violemment, s’attachait à elle. Une flambée rose lui monta aux joues; et
+gamine, elle jeta:
+
+--Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous deux vous me semblez
+intimidants, tout prêts à m’écouter solennellement...
+
+--Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis. N’est-il pas vrai,
+madame?
+
+--Soit... Mais votre recueillement me paraît terrible!... Aussi, pour me
+donner du courage, je vais commencer par vous dire quelques-unes de mes
+premières poésies, celles qui se sont fait déjà des amis...
+
+--Ce que tu voudras, chérie, dit doucement Marguerite.
+
+France lui sourit. Elle resta debout devant la fenêtre ouverte, adossée
+à l’appui de la croisée, son harmonieuse silhouette dressée, dans la
+robe claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel éclairci où
+flottait maintenant un reflet d’or blond. Délicatement, la lumière
+estompait le dessin de la petite tête, allumant des clartés capricieuses
+dans la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni Rozenne, les yeux
+arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient dans un vase de vieille
+faïence, elle commençait d’une voix que l’intime émotion faisait
+trembler un peu...
+
+Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que ses yeux d’artiste
+trouvaient à l’observer, dans la stupéfaction qu’une enfant de dix-huit
+ans eût été capable d’écrire de tels vers, si personnels de forme;
+d’exprimer, avec cette incomparable poésie, des impressions, des
+pensées, des sentiments que, seule, une femme supérieure pouvait
+connaître...
+
+Et comme elle les disait, ces vers!... avec une absolue simplicité, sans
+geste, ni intention cherchée, mais en artiste qui vit son œuvre, d’une
+voix dont le seul timbre était un chant...
+
+Il allait trahir son enthousiasme... Du geste, elle l’arrêta. Un sourire
+étrangement lumineux était sur sa bouche:
+
+--Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon poème!... Je n’ai plus
+peur. Je sens que nos pensées sont en communion...
+
+C’était vrai que toute appréhension venait de s’évanouir en elle, dans
+sa jouissance de communiquer à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui
+faisait battre le cœur, à elle, la créatrice.
+
+Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre large ouverte qui lui
+laissait apercevoir comme elle aimait l’infini de la mer. Rozenne,
+alors, vint s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression
+de son visage. Marguerite, la tête renversée sur le dossier de son
+fauteuil, écoutait avec des yeux qui rêvaient.
+
+Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été. Elles s’égrenèrent en
+sonorités richement colorées qui éveillaient la vision des midis
+brûlants, ivres de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits
+chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans une clarté d’argent...
+
+Puis leur timbre s’assourdit; elles se firent lointaines. Alors, comme
+un musical murmure, elles suivirent le rythme du vers auquel,
+étroitement, elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des paysages
+entrevus par un regard d’artiste, par une âme de poète qui adorait la
+beauté des choses créées et le disait avec des mots où tressaillait
+l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs, des regrets, des
+joies, d’une créature jeune, passionnément vivante.
+
+Avec une attention presque grave, maintenant, Rozenne regardait la jeune
+fille; et, en l’écoutant, il sentait que l’art était vraiment son dieu,
+fervente petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le cœur demeurait
+fermé--encore...--à l’amour des hommes. Jamais il n’en avait eu
+l’impression si forte et si irritante.
+
+Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante d’avoir ainsi livré son
+âme, il eut un cri enthousiaste:
+
+--C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous avez créé là!... Ah! comme
+vous êtes bien la fille de votre père!...
+
+Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu de la jeune fille:
+
+--Réellement, cela vous semble bien?...
+
+--C’est beaucoup mieux que bien... Je comprends maintenant que vous ne
+trouviez rien de plus délicieux que votre travail!
+
+--Oui, j’aime la musique et la poésie plus que tout au monde, dit-elle
+d’une voix contenue. Elles me donnent des joies qui ne sont comparables
+à aucune autre... Marguerite, tu es contente?
+
+Mme d’Humières eut un sourire tendre.
+
+--Je ne suis pas seulement contente, je suis bien fière de ma «fille»...
+Oh! chérie, tu as le don de Dieu, toi aussi...
+
+La même clarté splendide jaillit du regard de France. Cette émotion
+qu’elle sentait dans l’âme de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la
+consécration d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté le cri de sa
+jeunesse, enivrée de la vie.
+
+Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans la pensée, elle
+analysait son poème en même temps que Rozenne; elle recueillait les
+impressions éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse, se
+réjouissait d’un éloge qui était une sanction...
+
+Marguerite, rappelée par la nécessité de garder son fils, était sortie
+doucement de la pièce, sans troubler la causerie...
+
+Spontanée toujours, France disait, ravie:
+
+--Vous ne pouvez savoir comme il me semble bon que vous trouviez un peu
+de valeur à mon œuvre!... A certaines heures, j’ai été hantée si
+durement par l’idée que je m’étais trompée sur son compte, qu’elle
+n’exprimait en rien ce que j’avais voulu lui faire dire... que j’avais
+pris un amusement de gamine pour un travail digne d’être lu... Ah! j’ai
+pensé des choses bien décourageantes!
+
+--Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez pas été une femme de peu de
+foi?
+
+--Heureusement! Ce sont ces heures-là qui m’ont soutenue et aidée à
+supporter les autres.
+
+--Et maintenant que l’œuvre est vivante, qu’elle est bonne--cela, j’en
+suis certain--vous n’allez pas la garder pour vous toute seule?... Il
+faut la faire connaître...
+
+Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre avait passé sur son visage
+expressif. Il la regarda, surpris.
+
+--A quoi pensez-vous?... Est-ce que vous hésitez à faire éditer votre
+poème?
+
+--Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée de le livrer au public...
+Cela m’aurait semblé une profanation... Aujourd’hui, je suis bien plus
+sage. Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers, et même ma
+musique, je les lui donnerai avec beaucoup de joie, parce que je suis
+devenue une femme raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très
+pratiques!
+
+Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient bizarres dans sa
+bouche de petite muse... Mais, tout à coup, la petite muse avait
+disparu; il n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne Parisienne,
+qui avait d’exquises lèvres moqueuses et de grands yeux clairs, larges
+ouverts sur la réalité.
+
+Il demanda:
+
+--Que rêvez-vous donc?
+
+--De gagner de l’argent!
+
+--Pourquoi?...
+
+--Pour n’avoir plus à en demander!... Ce qui est odieux... surtout quand
+on demande très souvent en vain!... Pour pouvoir en dépenser qui serait
+à moi, autant que je voudrais!... Oh! je sais bien que j’ai toute sorte
+de chances pour en rester avec mes inutiles vœux!... Mais peu
+importe!... Je suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens sont
+à ma disposition pour améliorer l’état de mes finances, que je serais
+bien lâche de me laisser arrêter par la crainte de ne pas réussir!
+Seulement, j’envie, oh! de toute mon âme! ceux qui peuvent aimer l’Art
+pour lui seul!... Vraiment, s’il m’était donné d’écrire des vers, de
+composer de la musique uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais
+ma part de richesse large à n’en pas désirer d’autre!
+
+Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine, une sorte de colère
+cingla son orgueil masculin, parce que cette trop séduisante créature
+prétendait, à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant dans son Éden,
+dédaigneuse des joies humaines, sans prix pour les simples mortels.
+
+Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent les cœurs, la voir enfin
+toute vibrante, troublée par lui, pour lui... Mais il rencontra son
+regard limpide...
+
+Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à coup, elle se levait
+d’un bond souple, après un regard vers la pendule:
+
+--Vous voulez partir déjà?
+
+--Déjà! Mais savez-vous qu’il est plus de six heures!... Comme nous
+avons bavardé longtemps!
+
+--Croyez-vous? fit-il avec une sincérité caressante. Cela m’a paru si
+court!
+
+--Oh! à moi aussi! Vous avez été un auditeur tellement délicieux, que
+jamais je ne pourrai assez vous en remercier.
+
+Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant ses deux mains avec un
+sourire dont la grâce le grisait comme un philtre.
+
+Il en eut conscience et il eut peur des paroles que sa fragilité pouvait
+lui faire prononcer.
+
+Résolument alors, il se détourna, regardant dehors, vers la mer, tandis
+que, debout devant la glace, elle remettait son chapeau.
+
+Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être, un auditeur de plus
+qu’elle ne le pensait. Sur le banc de l’étroite allée, juste sous la
+baie de la croisée, était assis un homme d’une cinquantaine d’années;
+sans doute, quelque touriste de passage. Il semblait attendre quelqu’un
+ou quelque chose. Quand France parut, sortant du salon, ses
+yeux--de petits yeux vifs sous d’épais sourcils en broussaille
+blanche--s’attachèrent sur elle avec une attention et une surprise si
+évidente que Rozenne en fut frappé.
+
+Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et ne remarqua pas que,
+d’une façon discrète, il la suivait de loin. Après un amical adieu à
+Rozenne, elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement
+absorbée par son rêve intime; et elle eut un tressaut de créature
+soudain réveillée, à la vue du mail des Asseline arrêté devant l’hôtel,
+après avoir ramené Colette.
+
+Paul était descendu pour accompagner la jeune fille, qui lui parlait
+sous la haute porte d’entrée, et France fut frappée de l’expression
+triomphante du visage de sa sœur...
+
+Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées ambitieuses et son
+succès possible... Elle venait d’apercevoir, traversant la rue, André
+d’Humières qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement
+d’angoisse elle pensa:
+
+--Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et perdu!...
+
+
+
+
+VI
+
+
+--Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle.
+
+--Qui m’attend?... moi?... répéta France, surprise.
+
+C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche, et elle rentrait
+d’une anxieuse visite à sa sœur, qu’elle avait trouvée très pâle,
+«brisée par une mauvaise nuit», avait expliqué Marguerite, mais
+silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau souci que pouvait lui
+avoir apporté la légèreté de son mari... Aussi France n’avait-elle rien
+laissé voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de son beau-frère
+et quelques paroles échappées à Paul Asseline.
+
+--C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a demandée après s’être
+informé si Mme Danestal était là... Mais Madame venait de sortir avec
+Mlle Colette.
+
+Qui pouvait bien désirer lui parler? L’idée traversa son esprit que,
+peut-être, il s’agissait de quelque dette d’André, contractée la
+veille... Rapidement, elle ouvrit la porte... Et elle se trouva face à
+face avec un homme de petite taille, coiffé de cheveux blancs, plantés
+drus sur un large front pensif, que coupaient des rides profondes...
+C’était un inconnu pour elle... Cependant, elle eut l’impression d’avoir
+vu déjà ces traits violemment dessinés.
+
+Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la pièce, et elle
+rencontra le regard attentif et pénétrant, presque aigu, de deux yeux
+très vifs... Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son visiteur,
+c’était l’étranger qu’elle avait croisé la veille, au sortir de
+l’audition donnée à sa sœur et à Claude Rozenne... Elle le reconnaissait
+soudain. Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un peu saisie,
+attendait une explication.
+
+--Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas?
+
+Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant sur l’inconnu des
+prunelles attentives. Il continuait:
+
+--Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle, de me présenter à
+vous aussi brusquement... Mais je ne connaissais ici personne qui pût
+m’amener vers vous; ou, du moins, quittant Villers aujourd’hui, je
+n’avais pas le loisir de chercher si le hasard ne nous avait pas donné
+quelques communes relations...
+
+--Pour?
+
+Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté.
+
+--Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous voulez bien m’accorder un
+moment d’audience.
+
+Silencieusement, elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même, devenue
+curieuse.
+
+--Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous confesse une indiscrétion
+dont je me suis rendu coupable à votre égard. Je passais hier dans
+l’allée où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait que vous
+récitiez des vers... J’étais fatigué... Un banc était là. Je me suis
+assis; et ainsi, par hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un
+sonnet que vous commenciez... Ce quatrain a suffi pour me donner le
+désir d’entendre le sonnet tout entier, car la poésie me passionne comme
+aux beaux jours de ma jeunesse... A ce point que je ne me suis pas
+contenté d’être l’éditeur de vrais poètes; j’ai créé une Revue qui leur
+est consacrée et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune, car
+je prétends n’y publier que des œuvres originales et de valeur.
+
+Toujours muette, France écoutait avec la sensation qu’elle était soudain
+emportée en plein rêve... Et pourtant, c’était bien dans la réalité
+qu’elle était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros homme
+inconnu qui venait lui parler de ses vers, qui était le directeur d’une
+Revue très estimée, comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte...
+Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait:
+
+--Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à mon indiscrétion, très
+attentivement... J’ai surpris ainsi des fragments de votre poème qui
+m’ont intéressé, beaucoup intéressé, tellement que, ma foi, j’ai été
+bien près d’aller vous demander l’autorisation de le mieux entendre. Je
+n’ai pas succombé à la tentation; mais, suivant mes habitudes, je me
+suis renseigné. J’ai appris que le poème était de vous et que vous étiez
+la fille d’un _maître_. Alors, je me suis moins étonné que vous fussiez
+pareillement douée... Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse! Vous
+pouvez en croire mon expérience... Votre œuvre a cette originalité, ce
+sceau d’une personnalité que j’exige de tout artiste; du moins, elle l’a
+dans ce que j’ai pu en entendre... Et c’est pourquoi je me suis mis en
+quête de vous, afin de vous demander une complète lecture. Ensuite, je
+l’espère, nous pourrons traiter pour que j’offre à mes lecteurs, de
+véritables lettrés, la primeur de votre poème... Si toutefois vous ne
+l’avez pas encore donné à un éditeur...
+
+Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait battre son cœur à larges
+coups pressés. Lentement elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup
+celle d’une autre:
+
+--Le poème que vous avez entendu m’appartient encore... Je viens de
+l’achever ici même.
+
+--Bien! parfait!... Et vous consentez, n’est-ce pas, à me le redire?
+
+--Oh! oui, bien volontiers... Voulez-vous l’entendre avec la musique?
+
+--Oui... Et tout de suite, s’il vous est possible. Car je repars dans
+deux heures pour Trouville, et de là, pour Paris, où je suis attendu...
+
+Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit le piano. Il resta un
+peu en arrière, attentif... Elle, en tout son être, sentit cette
+attention; elle comprit qu’elle allait être jugée par un homme qui,
+autant qu’elle-même, avait le culte de la poésie.
+
+Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus, peut-être, elle ne devait
+les redire, frémissante de la sensation d’une victoire qu’il fallait
+gagner; et aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à voir son
+œuvre entendue et comprise par un merveilleux connaisseur.
+
+Il s’était rapproché; debout auprès du piano, d’un air d’intense intérêt
+qui contractait son front, il écoutait, l’interrompant parfois de son
+approbation ou de sa critique: «C’est bien... Ce n’est pas cela!... Vous
+auriez pu trouver mieux!...»
+
+Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes parties du
+poème, lui offrant l’hommage d’une attention dont elle sentait toute la
+valeur. Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les passages
+qu’il voulait entendre encore. Elle n’était plus qu’une sensibilité
+vibrante, un admirable instrument que l’ordre d’un maître faisait
+résonner...
+
+Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors seulement, elle s’aperçut
+qu’elle était brisée par l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui
+frémissaient à l’exclamation de l’éditeur:
+
+--Décidément, c’est bien, c’est très bien!... Vous êtes stupéfiante pour
+votre âge... Car vous devez être très jeune... Vous avez l’air d’une
+gamine!
+
+Il avait pour la regarder un sourire paternel, charmé de voir, à son âme
+de poète, une enveloppe si joliment féminine.
+
+Elle eut un rire gai:
+
+--J’ai dix-huit ans et demi!... Je ne suis pas un bébé comme vous
+paraissez le croire!
+
+--Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême vieillesse!... Allons,
+vous voilà toute pâle... Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je
+suis... Vous auriez dû me le dire!
+
+Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa sur sa bouche un peu
+contractée:
+
+--Ne regrettez rien... Grâce à vous, je viens de vivre des minutes sans
+prix pour moi!... Jamais, je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel
+que vous!
+
+Il se mit à rire:
+
+--Bien, bien... C’est que nous sommes deux prêtres d’un même culte...
+Allons, je ne m’étonne plus que votre poésie soit si vivante!... Plus
+tard, évidemment, vous pourrez avoir plus de science, plus de maîtrise,
+mais je doute bien que vous retrouviez quelque chose qui vaille cette
+fougue de jeunesse!... Surtout, continuez à travailler!... Ne vous fiez
+pas à votre don naturel... Ah! pourquoi n’êtes-vous pas un homme?... Je
+suis sûr que vous pourriez aller loin...
+
+--J’essaierai de faire comme si j’étais un homme! jeta-t-elle avec un
+rire léger.
+
+--Bah! les femmes!... tant de choses les distraient de l’art et des
+lettres!... Enfin, contentons-nous du présent... Je suis diantrement
+ravi de vous avoir découverte hier!... par hasard, c’est vrai...
+
+--Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver? interrogea-t-elle d’un
+air de petite fille heureuse.
+
+Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes:
+
+--Ça n’a pas été trop compliqué encore! Je me suis arrangé pour suivre,
+hier, le jeune homme qui vous accompagnait... Il est entré au Casino. Je
+l’ai abordé carrément; je lui ai expliqué mon cas; il m’a répondu de
+très bonne grâce... C’est pour vous un ami bien dévoué, mademoiselle,
+que ce garçon-là!... Il m’a dépêché vers vous ce matin!... Et
+maintenant, terminons vite notre affaire, car le temps me presse...
+Quand vous allez avoir fini de mettre au point votre poème,
+envoyez-le-moi; ou mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que
+nous établissions notre petit traité... Seulement, je dois, en toute
+honnêteté, vous avertir tout de suite que je ne pourrai vous offrir de
+très brillantes conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne
+publier que des œuvres de valeur, dédaignées de la foule incapable de
+les comprendre... Donc, nous nous entendrons seulement si vous n’êtes
+pas exigeante!...
+
+Elle allait s’écrier:
+
+--Je ne le suis pas du tout!
+
+Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle désirait si
+passionnément aider... Et avec un sourire qui demandait grâce, elle
+répliqua:
+
+--Mais c’est que... je suis exigeante... Je voudrais tant avoir un peu
+d’argent gagné par moi!... C’est si ennuyeux de devoir toujours en
+demander!
+
+De nouveau, l’éditeur se mit à rire; et l’expression de son visage fut
+paternellement bonne.
+
+--Un peu de patience, mademoiselle... La jeunesse doit se résigner à
+être en tutelle. Le temps viendra peut-être assez vite, où vous devrez
+compter sur vous seule...
+
+France ne répondit pas... La porte du salon s’ouvrait pour laisser
+passage à Mme Danestal, retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la
+vue de sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme ébouriffé qui
+se découvrait poliment devant elle.
+
+--Mais, France, que se passe-t-il donc?
+
+--Ceci, maman, que je te présente M. Flamin, directeur de la _Revue
+mauve_, qui a bien voulu m’exprimer le désir de publier mon poème.
+
+--Ton poème!... publier ton poème?... Quel poème?... Et comment
+connais-tu monsieur?
+
+Cette nouvelle incroyable la prenait tellement par surprise que toute
+son habitude du monde ne pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce
+fut Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui donner les
+explications nécessaires. Colette, arrêtée au seuil du salon, écoutait,
+intéressée et curieuse.
+
+Flamin terminait, très correct:
+
+--Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas vrai, madame, à ce que je
+traite avec mademoiselle?
+
+--Oh! pas le moindre! D’ailleurs, en la circonstance, c’est à elle seule
+qu’il appartient de décider ce qu’il lui convient de faire de ses vers.
+Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur à ses essais.
+
+--Quelque valeur! répéta l’éditeur presque irrité... Eh! madame, ils en
+ont une si réelle que, depuis le moment où le hasard me les a fait
+entendre à demi, je suis à la recherche de mademoiselle pour la prier de
+me les faire connaître tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de
+les offrir à mes lecteurs!
+
+Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait cruellement dénuée
+du sens poétique et demanda à France, dont les yeux rêvaient:
+
+--Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle?
+
+--Dans quelques semaines, je pense.
+
+--Pas plus tôt! jeta Colette avec une telle certitude dans la voix que
+France la regarda, attentive soudain.
+
+--Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit pour cette époque...
+
+--Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours décidé à le publier?
+
+Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui voir cet air de fillette
+suppliante.
+
+--Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame, je vous présente mes
+hommages... Au revoir, mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir eu
+l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel.
+
+--Je crois, en effet, que je vous pardonne! Et de plus, je vous
+remercie... Je vous remercie beaucoup!
+
+Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement. Puis, après un
+dernier salut, il disparut dans le flot des promeneurs que ramenait la
+cloche du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie par l’obsédant
+souci de l’exactitude, montait en hâte ôter, dans sa chambre, ses
+vêtements de sortie.
+
+Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la pièce, un mystérieux
+sourire sur ses belles lèvres, elle contemplait, avec des yeux qui
+étincelaient, la dentelle frémissante des branches que la brise
+balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et son regard
+s’attacha sur le visage de France que rosait une fièvre de joie.
+
+--Eh bien! France, te voilà en route pour la célébrité!... Cette journée
+est décidément favorable aux Danestal...
+
+Elle s’arrêta une seconde; puis reprit:
+
+--J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer... Je suis fiancée! Et
+c’est Mme Asseline qui m’a elle-même demandé d’accueillir son fils!
+
+Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement dans la voix de
+Colette. Elle l’avait gagnée, la partie jouée avec une audacieuse
+volonté!
+
+France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser l’espèce de honte
+qui lui meurtrissait le cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa
+sœur ce qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres; et cette fois
+devait être unique... D’un accent qui tremblait un peu, elle articula:
+
+--Tant mieux, Colette, si tu es contente... Je te souhaite de ne jamais
+regretter ce que tu as voulu aujourd’hui!
+
+Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations. Le front
+rayé d’un pli dur, elle se détourna; et, sans un mot, sortit de la
+pièce.
+
+France, immobile, ne songeait même pas à la suivre. Il lui semblait
+qu’avec les paroles de sa sœur, toute joie s’en était allée de son cœur,
+tant était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle éprouvait; et
+arrachée à l’ivresse de son propre rêve, elle murmurait:
+
+--Oh! pourquoi faut-il que Colette se marie ainsi!...
+
+
+
+
+VII
+
+
+Sans souci des sages avertissements du _Touring-Club_, France avait
+lancé, à rapide allure, sa bicyclette, dans la descente d’Houlgate. Mais
+tout à coup, elle en ralentit le mouvement à la grande surprise de
+Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant que, derrière eux, Asseline
+escortait sa fiancée Colette.
+
+Il questionna vite:
+
+--Vous êtes fatiguée?
+
+--Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue de la vallée, puisque
+c’est sans doute la dernière fois, de cette saison tout au moins, que je
+viens ici! Pour la bien contempler, je vais faire la descente à pied...
+
+Elle avait arrêté sa machine; et elle sauta à terre avec cette grâce
+souple qui charmait, comme au premier jour, le regard de Claude Rozenne.
+Lui, aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde, tous deux
+demeurèrent immobiles, contemplant le paysage de verdure, d’eau et de
+clarté. Une brume dorée flottait sur les lointains de Dives et de
+Cabourg; mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait très clair, pareil à
+un immense bouquet d’arbres qui ombrageait des terrasses fleuries
+descendant vers la mer.
+
+Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir des dieux de voir, à
+ses côtés, dans ce cadre lumineux, une fine et enthousiaste créature
+comme celle qui s’était remise à cheminer près de lui, toute rose de la
+rapidité de sa course, les lèvres un peu entr’ouvertes pour mieux
+aspirer la brise du large qui baignait la brûlure de sa peau fraîche.
+
+Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son harmonieuse silhouette.
+
+La jupe sombre moulait étroitement des hanches de petite nymphe; et sous
+la blouse, d’un bleu pâle de pervenche, le buste se devinait modelé
+d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune.
+
+Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée que, dans quelques jours,
+ce serait fini de regarder vivre près de lui cette séduisante
+créature... Certes, à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait
+plus la même chose. Il la rencontrerait dans des salons pleins de monde
+où, sous peine de mettre en branle le carillon des potinages, il ne
+pourrait plus librement bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il
+le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse.
+
+Et il demanda:
+
+--Est-ce que vous partez toujours lundi?
+
+--Oui, maintenant que le mariage de Colette est décidé, il faut revenir
+à Paris pour présenter le futur époux à papa, retour d’Allemagne, et
+surtout pour commencer les grands préparatifs de ces justes noces. Paul
+Asseline et Colette désirent les voir célébrer fin octobre... Ils ont à
+peine six semaines devant eux...
+
+Distraitement, il fit:
+
+--Oui... je comprends...
+
+Puis, il interrogea:
+
+--Vous regrettez de partir?
+
+--Beaucoup! Je suis un peu de l’espèce «chat»... Je m’attache,
+déplorablement!... aux endroits où je vis et les départs sont toujours
+pour moi une espèce d’arrachement, petit ou grand... Vous savez, le
+poète l’a dit: «Partir, c’est mourir un peu!» Et je l’éprouve tout à
+fait... Oui, je regretterai Villers pour lui-même... Pourtant, il me
+paraît bien vide depuis que Marguerite en est partie... Et si
+brusquement!
+
+Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il savait bien qu’il ne
+comptait pas dans la vie de France Danestal; mais il lui fut désagréable
+de recevoir ainsi la confirmation de son sentiment intime.
+
+Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait dur pour son amour-propre
+masculin une si parfaite indifférence; et parce que cette indépendante
+petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait fort mal de
+n’avoir pu éveiller en elle quelque chose de l’attrait souverain qu’elle
+exerçait sur lui.
+
+Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans souci de lui, songeant
+sans doute à sa sœur, partie--Rozenne le savait--à cause d’une folle et
+grosse perte au jeu, d’André d’Humières au _Grand Prix_ de Deauville.
+
+Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme; mais, à cette heure,
+il était tout prêt à la maudire de lui enlever la pensée de France; et
+il éprouva un intense plaisir à entendre Colette appeler:
+
+--France! ne te sauve pas ainsi!... Nous allons nous asseoir un moment,
+pour nous reposer, sur les hauteurs du bois de Boulogne.
+
+--Très volontiers! approuva-t-elle distraite de sa songerie...
+
+Alors, elle remarqua l’expression assombrie du visage de Rozenne; et
+surprise, elle demanda drôlement:
+
+--Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable? Cela vous ennuie d’aller
+vous asseoir dans le bois?
+
+--Pas du tout!... Cela m’ennuie de vous voir partir...
+
+--C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement!
+
+--Très sincèrement. Vous en doutez?
+
+Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne raillait plus:
+
+--Non, je n’en doute pas... Je crois que... vraiment... vous ne me
+trouvez pas ennuyeuse!... Et je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut!
+
+Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et gai. Une bizarre
+sensation de colère le secoua tout entier. Pareil à une onde furieuse,
+le désir passait en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant
+rebelle; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son exaspérante
+sérénité; de la voir tressaillir sous des baisers qui meurtriraient sa
+peau fraîche, fleurant la jeunesse...
+
+Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur. Mais, décidément,
+cette petite fille le faisait déraisonner! Irrité contre lui, contre
+elle-même, il ralentit un peu le pas pour se rapprocher d’Asseline et de
+Colette qui marchaient en arrière.
+
+Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle n’en témoigna rien et
+continua d’avancer de ce pas léger qui semblait un vol... Quand il la
+rejoignit, elle était déjà assise au bord du sentier; les coudes sur les
+genoux, le menton appuyé sur ses mains jointes, elle regardait vers
+l’horizon où étincelaient des vagues lointaines.
+
+Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression de rêve flottait... Il
+eut peur de la voir lui échapper dans une de ces songeries où elle
+s’enfuyait si volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse,
+la soif de goûter encore au charme désormais fugitif de sa causerie
+capricieuse.
+
+Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda, debout près d’elle:
+
+--Mademoiselle France, est-ce que vous avez subitement fait vœu de
+silence?
+
+Elle releva la tête vers lui, une preste riposte sur les lèvres; mais
+elle rencontra son regard et la riposte ne jaillit pas. Elle dit
+seulement, un pli malicieux, soulignant sa bouche:
+
+--Quelle délicate manière de me rappeler que les gens bien élevés ne
+restent pas silencieux en compagnie de leurs semblables!... Mais depuis
+près de six semaines que vous me connaissez, vous ne vous êtes donc pas
+encore avisé que j’étais une jeune personne très mal élevée?...
+
+Elle s’interrompit; puis jeta, gaiement:
+
+--Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse!... Et asseyez-vous ici; il
+y fait délicieux!... Je vous promets que je serai très polie, que je
+causerai probablement!
+
+Avec un sérieux affecté, il dit:
+
+--Très bien, je prends acte de la promesse et je vous la rappellerai
+sans pitié, s’il y a lieu. Nous demeurons installés sur ce talus?
+
+--Oui; je pense que nous y sommes suffisamment loin des fiancés pour ne
+pas les gêner. Car en la circonstance nous représentons les parents qui
+chaperonnent; et notre rôle est d’être discrets!
+
+--Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement qu’elle se mit à
+rire.
+
+Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient au souffle de la
+brise du large et animaient d’un indéfinissable chant berceur l’air
+lumineux et tiède où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur
+de la mer, les vagues parfums qu’épandaient les massifs en fleurs des
+villas.
+
+--Comme il fait bon! murmura France qui, les lèvres avides, humait le
+vent de la mer.
+
+Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit pas; elle regardait
+vers sa sœur et Asseline, assis un peu plus bas; son œil clairvoyant
+observait le jeu de leurs deux physionomies. La voix de Rozenne s’éleva:
+
+--Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler votre promesse et vous
+demander quelle pensée vous absorbe ainsi... Ce n’est pas agréable du
+tout d’être condamné au silence quand on a une terrible envie de causer!
+
+France eut un petit rire:
+
+--Mon Dieu! quel homme curieux et bavard vous êtes aujourd’hui!... Eh
+bien! je songeais que Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux de
+caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon que, vraiment, il
+méritait que Colette fît quelque chose pour son bonheur!...
+
+--Mais elle fera beaucoup! marmotta-t-il.
+
+Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le froncement fugitif des
+sourcils de France qui poursuivit, sans relever le propos:
+
+--J’espère que Colette ne lui laissera pas trop sentir qu’il est tout à
+fait en son pouvoir...
+
+--Tout à fait... et il en exulte!
+
+Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens très sages observent les
+plaisirs des enfants, ils contemplèrent Asseline et Colette... Lui,
+presque à ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration, tandis qu’il
+écoutait les paroles qu’elle disait de son air de jolie souveraine
+dictant des ordres, de tout droit... Ah! certes, ce qu’elle voudrait, il
+le ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle eût daigné le
+vouloir, heureux de lui rendre un culte digne de sa beauté...
+
+France eut l’intuition de tout cela.
+
+Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle murmura:
+
+--Oh! oui, il est bien son humble sujet! Et vraiment, quand je le vois
+ainsi près d’elle, j’en viens à penser que, tout de même, l’amour peut,
+par aventure, exister ailleurs que dans les romans et les contes de
+fées!
+
+--Par aventure!... Vous ne dites pas ce que vous pensez en ce moment,
+avouez-le!
+
+Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité absolue dans ses
+prunelles profondes.
+
+--Je dis absolument ce que je pense, au contraire. Je crois que le beau,
+le fidèle, le généreux amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui,
+cet amour-là se rencontre surtout dans les livres des auteurs persuadés
+que donner une illusion est un bienfait... Mais dans la vie?... Un amour
+éternel, qui ne s’altère pas à l’usage?... Ça n’existe pas... ou guère!
+Avouez à votre tour!
+
+--C’est rare!... Mais ça peut se rencontrer pourtant, fit Rozenne qui
+écrasait rageusement les aiguilles de sapin sous son pied...
+
+--Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites, par hasard... Mais les
+petites filles sages et prudentes ne comptent pas sur la rencontre d’un
+pareil trésor!
+
+--Et vous êtes de ces petites filles-là?
+
+--Bien entendu!... C’est pourquoi je me vois toute sorte de chances pour
+devenir une vieille demoiselle... Et je n’en suis pas effrayée du tout,
+d’ailleurs.
+
+--Une vieille demoiselle?... parce que?...
+
+Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa bague, d’une eau pareille
+à celle de la mer:
+
+--Parce que je me marierai seulement si je rencontre un homme que je
+puisse aimer... comme j’aime la musique, la poésie, les belles choses,
+par exemple,--sans comparaison oiseuse,--avec la même foi absolue,
+fortifiante... Un homme aussi qui m’aime comme il faut que je le sois
+pour être heureuse! Et tout cela, c’est bien trop demander pour pouvoir
+espérer l’obtenir! Conclusion, je resterai demoiselle...; sans doute,
+pour mon plus grand bonheur.
+
+D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette de bois mort qui se
+trouvait sous sa main. Le dédain paisible de cette enfant lui semblait
+intolérable parce qu’elle était une exquise petite vierge moderne,
+d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait pas de lui!... En cette
+minute il eût acheté, par une folie même, le secret pour être aimé
+d’elle... Presque rude, il lui jeta:
+
+--Vous parlez comme une enfant de ce que vous ne savez pas!
+
+Marguerite aussi lui avait dit cela un jour... Elle en eut le vague
+souvenir.
+
+--Oh! si, je sais... Je sais très suffisamment... Et c’est pour cela que
+je doute et que je n’espère pas... Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a
+tant d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant, sinon mieux
+que l’amour!
+
+Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art, qu’elle adorait à cette
+heure avec une ferveur d’enfant illusionnée. Et dans la révolte de son
+orgueil d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de revanche et de
+conquête:
+
+--Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi!
+
+--Peut-être... C’est possible... Mais en ce moment je pense... tout ce
+que je viens de vous dire!... et même beaucoup d’autres choses encore!
+Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah! bien résolue! à ne
+pas permettre à l’homme de me faire souffrir... comme j’ai vu souffrir
+de pauvres femmes trop généreuses ou trop lâches!
+
+--Souffrir! Mais où avez-vous pris de pareilles idées fausses!
+
+--Fausses?... Croyez-vous sincèrement qu’elles soient fausses?
+
+Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention presque grave. Il
+répéta seulement:
+
+--Souffrir!... Pourquoi souffririez-vous?
+
+--Parce que c’est presque toujours là que nous en arrivons quand nous
+livrons notre cœur! C’est tellement rare que les hommes méritent l’amour
+que nous leur donnons!... Ils s’en amusent, ils s’en distraient... Puis
+quand le jouet ne leur plaît plus, ils le rejettent ou le brisent... Que
+Dieu me garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce qu’il pourra
+me faire!
+
+Elle parlait très simple, comme elle eût pensé tout haut, les yeux
+arrêtés sur les eaux ombrées d’or; mais peut-être sans qu’elle en eût
+conscience, sa voix, son visage trahissaient qu’elle disait là des
+choses qui étaient pour elle la vérité même. En lui, s’exaspérait le
+désir d’ouvrir ce cœur fermé si jalousement...
+
+--Vous ne savez pas ce que vous dites là!... Une folie! un blasphème que
+vous regretterez un jour et que... ah! que je voudrais bien, moi, vous
+faire regretter!
+
+--Ah!... Vraiment?...
+
+Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité dans son
+accent. Sa petite tête volontaire s’était dressée et elle le regardait
+un peu inquiète, curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière
+heure, Rozenne allait imaginer de prendre au sérieux sa fantaisie pour
+elle?... C’était bien inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu
+de badinage:
+
+--Je vous en prie, parce que je vous ai laissé voir bien franchement mes
+idées, ne vous croyez pas obligé de protester et de me donner
+délicatement à entendre que vous me trouvez spirituelle, originale,
+délicieuse, quoi encore?...
+
+--C’est vrai, je vous trouve tout cela!
+
+--Ne le dites pas, au moins; vous auriez l’air de me faire des
+compliments.
+
+--Je ne vous fais pas de compliments; je vous dis la simple vérité...
+
+Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie:
+
+--Ce que vous croyez être la vérité... parce que vous êtes sous
+l’influence d’une jolie villégiature, de la mer, du soleil, que
+sais-je?... qui me font un cadre poétique. Mais si vous me revoyez à
+Paris, il y a bien des chances pour que vous vous étonniez alors de
+votre enthousiasme d’aujourd’hui.
+
+--Si je vous revois! Ah!... çà, quelle femme êtes-vous donc pour ne pas
+comprendre, pour ne pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à
+n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je veux à moi!
+
+Dans le regard bleu de France, une flamme passa; puis l’expression en
+devint singulièrement profonde et sa bouche eut un pli d’ironie
+mélancolique:
+
+--Vous voulez mon cœur! Pour en faire quoi? mon Dieu...
+
+--Pour en faire mon trésor!... Mais comprenez donc enfin, France, que je
+vous aime et que vous me faites perdre la raison avec votre indifférence
+moqueuse!
+
+Les mots lui étaient échappés parce que, en cette minute, il ne voyait
+plus au monde que cette railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour,
+serait une femme adorable... Parce que, fidèle à lui-même, il allait au
+gré de son caprice sans souci d’avoir à regretter des paroles follement
+prononcées.
+
+Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec des yeux où leurs deux
+âmes apparaissaient, s’interrogeaient passionnément: celle de l’homme
+impérieuse et suppliante; celle de la femme sceptique, curieuse,
+troublée cependant... Très nette, France avait l’intuition qu’en cet
+instant Claude Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût... et elle
+serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle sortirait de l’ombre
+odorante des sapins...
+
+Mais nul désir semblable ne s’élevait en son cœur, auquel Rozenne
+n’avait pas su donner la foi.
+
+Elle dit avec des lèvres qui tremblaient:
+
+--A quoi bon parler de ces choses? Vous ne m’aimez pas comme je veux
+être aimée!
+
+--Qu’en savez-vous? fit-il presque violemment.
+
+--Je le sens... Je suis pour vous un caprice... qui passera... Ce n’est
+pas assez pour moi... Je veux être aimée pour toujours ainsi que je
+veux, moi, aimer pour toujours... avec une confiance absolue, comme je
+me repose en Dieu!
+
+--Mais les hommes ne sont pas Dieu!... Et cette confiance, je ne vous
+l’inspire pas?...
+
+Elle secoua la tête et murmura lentement:
+
+--Non... Pardonnez-moi de vous dire cela... Mais...
+
+--Mais? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait.
+
+Son visage s’était contracté. Jamais plus il n’avait souhaité la voir
+conquise par lui qu’à cette heure où elle se refusait, si résolue.
+
+Elle hésita une seconde; son regard errait, pensif, sur le décor riant
+des choses, autour d’elle; puis, devenue grave, elle finit simplement:
+
+--Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut en votre constance, en la
+profondeur, la force, le sérieux du sentiment qui vous attire vers
+moi...
+
+Il mordit sa lèvre avec colère... Ah! qu’elle avait bien su discerner de
+quel alliage était fait l’amour qu’il lui offrait!...
+
+--Comme vous me jugez!... Soit, je vous aime peut-être mal, mais je vous
+aime comme je puis... Et bien autrement que je ne le pensais moi-même!
+
+--En cette minute, oui... Je le crois et je vous en remercie parce que
+c’est toujours une douceur de se sentir aimée... Mais demain, dans un
+mois, dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie passée?...
+Avec vous, il me faut du temps pour être convaincue... Ne m’en veuillez
+pas, je vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir en vous un
+nouvel ami à qui je donne une très sincère et grande sympathie...
+
+Il ne répondit pas. A quoi bon?... Il était vaincu et sa défaite lui
+était étrangement douloureuse. A peine un ami!... Il n’était rien de
+plus pour elle.
+
+Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais, c’est vrai, il n’avait
+précisé le rêve de l’avoir sienne pour toujours, de faire de cette
+petite muse, de cette fine et originale fille du monde, la femme
+d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont il était jaloux...
+
+Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que ce fût, il en éprouvait
+un regret aigu, le regret d’un paradis entrevu un instant et qui se
+fermait devant lui...
+
+Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour ce mal, oh! léger,
+fugitif, elle en était sûre!... qu’elle venait de faire; et, un peu bas,
+avec une grâce jeune, elle dit:
+
+--Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible ni froide ainsi...
+
+--Ah! Dieu, vous n’êtes rien de semblable! fit-il, amèrement... Au
+contraire, vous êtes une des plus vibrantes créatures que j’aie jamais
+rencontrées... Seulement...
+
+--Seulement? répéta-t-elle se levant, car depuis un moment Colette avait
+tourné la tête vers eux, étonnée que sa sœur ne répondît pas à son
+appel.
+
+--Seulement, votre heure n’est pas encore venue!
+
+Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait vers la mer que le
+couchant moirait de rose et d’or pourpre... Au plus profond de son âme,
+elle cherchait à lire... Elle y trouvait, avec une réelle sympathie pour
+Rozenne, la conviction, oh! si forte! qu’il lui avait ainsi parlé dans
+une minute imprévue d’entraînement... Non parce qu’il l’avait, dans son
+cœur et dans sa pensée, librement choisie afin qu’elle fût à jamais
+l’_Unique_ pour lui...
+
+Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de révolte et de terreur
+à l’idée d’avoir sa vie déjà fixée, enserrée dans les soucis qu’elle
+avait vus lourdement peser sur sa sœur Marguerite... Elle y découvrait
+le désir passionné de demeurer libre afin de réaliser son rêve d’une vie
+orientée toute vers l’Idéal qui la ravissait... Et encore, elle y voyait
+la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le plaisir pour l’homme, la
+souffrance pour la femme...
+
+Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que sur son visage
+expressif Rozenne suivait le reflet de sa pensée, et son accent avait
+une étrange gravité:
+
+--Vraiment, vous avez raison, je crois, mon heure n’est pas encore
+venue... Jusqu’ici, personne n’a pu éveiller en moi le désir de faire le
+don entier de ma vie, en échange de celui qui m’est offert... Je veux
+jouir, à mon gré, de ma jeunesse... Je veux travailler pour acquérir un
+semblant d’indépendance, dû à mon seul effort... Et aussi, parce que
+j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans désillusions, les seuls
+qui vaillent la peine d’être souhaités!... Les autres? ils ne me tentent
+pas... Peut-être parce que je n’y crois pas!
+
+Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne pas savoir qu’elle
+décidait peut-être de toute sa vie, en ce moment; mais aussi trop vraie,
+pour ne pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait de lui dire
+qu’il l’aimait... Et elle reprit encore:
+
+--Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du mariage... J’ai peur
+de ses difficultés, de ses chagrins, de sa chaîne qui me semble
+terrible... Peut-être, plus tard, je le verrai différent...
+
+--Oui, quand l’amour vous le fera paraître tout autre...
+
+Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur, courut encore une fois,
+l’expression sceptique:
+
+--Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet amour si puissant et si
+magicien? Pourtant, de toute mon âme, je l’accueillerais!...
+
+Il ne répondit pas; Colette revenait vers eux, appelant:
+
+--France! France!... Il est l’heure de partir! Tu ne m’entends donc
+pas?... Ah çà! que racontez-vous de si intéressant?...
+
+Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu, considérait curieusement
+le visage animé de sa jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne; et
+le soupçon de la vérité traversa sa pensée en éveil... Mais France, sans
+se livrer, répliquait hardiment:
+
+--Nous étions lancés dans une discussion psychologique que votre vue, ô
+jeunes fiancés, nous avait inspirée!
+
+Colette n’insista pas, sachant bien que France ne disait jamais que ce
+qu’elle voulait... Seulement, la certitude pénétra son esprit avisé que
+sa sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle avait laissée
+ouverte...
+
+Tous se remirent en marche. Mais Rozenne n’avançait plus près de la
+jeune fille; il demeurait, sans parler, d’ailleurs, aux côtés des
+fiancés. France ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier qui
+rejoignait la route, et il n’osa s’approcher d’elle, sentant que ce
+jour-là elle et lui n’avaient plus rien à se dire. Il ne voyait pas son
+visage; mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée de sa
+petite tête, d’ordinaire portée si droite, à la lenteur inaccoutumée de
+son pas, au mouvement distrait de sa main qui, au passage, arrachait des
+brindilles, tout de suite jetées à terre.
+
+Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant la bicyclette
+qu’il lui amenait.
+
+Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre sous la lueur du
+couchant qui violaçait le fût svelte des pins... La mer étincelait
+splendidement irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air tiède...
+C’était l’heure exquise où se sentent tout proches les cœurs de ceux qui
+aiment...
+
+France le pensa avec un tressaillement... Elle contemplait Rozenne qui
+venait vers elle... Il était pourtant un homme que la plupart, sûrement,
+trouvaient séduisant... Elle-même goûtait fort la grâce capricieuse et
+l’ironie piquante de son esprit très vif, comme aussi l’élégance
+nerveuse de sa haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son
+regard, le charme de son sourire qui savait exprimer tant de choses...
+Alors pourquoi était-elle demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même,
+si jalousement désireuse de conserver sa liberté; alors qu’il
+l’implorait, avec une ardeur fervente, devant l’horizon de mer qu’elle
+aimait, à cette heure de la fin du jour qui lui était chère entre
+toutes?... Pourquoi n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux
+qui enivre d’autres femmes?...
+
+Sans doute, il avait dit vrai, «son heure n’était pas encore venue...»
+Elle n’était pas mûre pour l’amour... Pas encore!
+
+Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme jamais encore elle
+ne le lui avait vu... Spontanément, elle lui murmura comme une enfant,
+d’un ton de prière très douce:
+
+--Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas... J’ai réfléchi encore
+depuis que vous m’avez quittée... Ne regrettez rien... A cette heure, je
+serais une épouse détestable!
+
+Il la regarda dans l’âme même... Il était seul à peu près avec elle,
+dans un paysage délicieux, sous un ciel de couchant, beau comme un ciel
+de rêve... La douceur du crépuscule les enveloppait... En lui, criait le
+désir de la sentir frémissante dans ses bras, de connaître la saveur des
+lèvres jeunes dont il rêvait la caresse... Et elle était devant lui,
+comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour s’envoler hors du nid,
+insouciant, enivré de liberté!... Les larges prunelles, ardemment
+lumineuses, étaient, pour lui, sans amour, comme la bouche qu’il voyait
+trembler un peu, dans l’ombre dorée du bois... Et il n’avait pas le
+droit de l’effleurer même du doigt, cependant qu’avec tout son être, en
+cette minute, il l’appelait, il la désirait, il la voulait... Alors,
+d’une voix basse, que l’émotion brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le
+visage charmant:
+
+--Ne regretter rien, ce m’est impossible!... Mais je ne vous en veux
+pas... Seulement, je pense que, pour une chimère, vous venez peut-être
+de sacrifier le bonheur de deux vies...
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+Conscient d’avoir conquis et de dominer en maître son brillant
+auditoire, le conférencier achevait son étude sur le _féminisme dans le
+roman_, étude inspirée par une œuvre récemment parue qu’avait signée un
+nom célèbre. Et avec une pénétration de psychologue subtil et de
+moraliste volontiers philosophe, avec une pensée alerte de causeur très
+spirituel, il résumait les raisons qui doivent rendre vaine la tentative
+de la femme pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle,
+dédaigneuse de l’amour comme du souci et de l’orgueil de la maternité,
+prétendant demeurer la «vierge forte» devant l’homme qu’elle méprise et
+dont elle rejette l’égoïste protection.
+
+Il parlait éloquemment, avec une conviction chaude et un tact parfait,
+disant des choses très justes--conçues, d’ailleurs, par une intelligence
+masculine--dans une langue forte et pittoresque, souple pour exprimer
+toutes les nuances. Et comme il eut le talent de terminer par une habile
+et délicate esquisse du vrai rôle de la femme--compagne aimante et
+généreuse de l’homme, dispensatrice de la vie par les êtres dont la
+création est sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent dans la
+houle des applaudissements jaillis de tous les rangs du très élégant
+auditoire qui emplissait la petite salle de la Bodinière... Un auditoire
+mondain à souhait; où coquet, parfumé, curieux, dominait l’élément
+féminin, attiré entre deux visites--les visites de janvier!
+pourtant...--par la réputation du conférencier.
+
+Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt, suivi l’évolution de
+sa pensée, que France Danestal, amenée par une amie américaine, grande
+admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements accueillirent sa
+conclusion ainsi qu’une approbation unanime, elle eut un petit mouvement
+de tête qui protestait, comme l’expression de ses lèvres qu’elle
+mordillait impatiemment. Son amie s’en aperçut et se mit à rire, tout en
+se levant pour suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie.
+
+--Eh bien, France, qu’y a-t-il?... Vous n’êtes pas satisfaite?
+
+Elle eut un sourire gai.
+
+--Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur, je vous l’accorde;
+mais quant à la sagesse de ses jugements et à la justesse de ses idées,
+il est au niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes sont tous
+pareils et toujours les mêmes... Ils ne peuvent, ni les uns ni les
+autres, se résigner à admettre qu’ils ne nous sont pas du tout
+indispensables!... Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien agréablement
+sans eux!
+
+Et avait dit cela d’un accent de conviction très drôle, tandis que ses
+doigts distraits rattachaient sa veste de fourrure; Suzan Mackley
+l’enveloppa d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore de
+l’attention donnée à la conférence et si séduisante sous son chapeau
+hérissé de larges ailes, comme une coiffure de Walkyrie,
+qu’invariablement, elle retenait le regard de tous ceux qu’elle frôlait
+dans la cohue de la sortie.
+
+--France, décidément, le sexe fort est sans attrait pour vous!... Je
+commence à désespérer que nous vous voyions jamais enlevée par le prince
+Charmant!
+
+--Ma chère amie, il faudrait d’abord que le prince Charmant existât!...
+Je vous assure que je l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le
+prierai pas de repasser à une autre heure!
+
+--A moins, petite muse, que vous ne soyez justement alors en
+l’absorbante société du dieu de l’Inspiration!
+
+--Bah! il y a du temps pour tout et chacun!
+
+Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de la foule les séparait une
+seconde. Quand elles se rejoignirent, Suzan demanda:
+
+--Je vous ramène, n’est-ce pas?
+
+--J’espère bien ne pas vous en donner la peine. Maman m’a dit qu’elle
+viendrait me reprendre. Seulement, elle va, je suis sûre, être en
+retard, parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette; et quand
+elle est avec son petit-fils et sa petite-fille, dame! elle oublie tout
+le reste du monde, y compris ma modeste personne! Je vous en supplie,
+Suzan, ne l’attendez pas... Une vieille fille de mon âge peut bien
+rester seule un moment!
+
+--Vous avez calomnié votre mère, France. La voici, et même Mme Asseline
+avec elle!
+
+En effet, remontant le flot qui se déversait vers la sortie, saluant au
+passage des visages connus, elles avançaient toutes deux parmi les
+groupes qui encombraient la longue galerie dirigée vers la porte.
+
+Les cinq années écoulées depuis le mariage de Colette avaient laissé
+quelques traces sur les traits un peu alourdis de Mme Danestal, dont
+l’embonpoint s’était accru avec l’âge, malgré des soucis, des
+préoccupations demeurés toujours les mêmes. En revanche, elles avaient
+été douces à Colette, épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux et
+raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement le nom dont elle
+était partout saluée, «la belle Mme Asseline».
+
+Très svelte, même avec son collet de zibeline, ses cheveux blonds
+artistement mousseux sous la précieuse dentelle rousse, piquée de roses,
+qui ourlait sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule un de ces
+passages sensationnels qui lui étaient toujours nécessaires, cherchant
+sa sœur avec des yeux qui notaient surtout l’effet produit.
+
+--Colette, nous voilà! jeta France, glissant sa fine personne à travers
+les rangs pressés, arrêtés par la pluie, devant la sortie.
+
+--Ah! très bien! Nous vous avons fait attendre, n’est-ce pas? Mais maman
+ne pouvait se décider à dire adieu aux petits... Bonjour, chère amie.
+
+Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait de saluer Mme Danestal,
+et toutes deux échangèrent quelques propos de pure politesse, car elles
+n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre. Suzan Mackley
+considérait comme une sorte de poupée l’exquise mondaine qu’était la
+belle Colette. Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées
+philanthropiques, teintées de socialisme, de cette richissime
+américaine, qui, veuve, n’ayant pas d’enfants, usait de sa liberté et de
+sa fortune pour s’occuper de toute sorte de questions scientifiques,
+intellectuelles, voire même politiques, distraction ordinaire des
+cerveaux masculins. «Une détestable relation pour France, si férue déjà
+d’idées bizarres», répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal, qui
+en eût volontiers jugé de même si, en bonne mère, elle n’avait gardé
+l’arrière-pensée que, peut-être, dans la colonie américaine, France
+rencontrerait le riche époux qu’elle lui souhaitait, frère en fortune de
+Paul Asseline...
+
+Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin atteint la porte;
+pendant que France disait adieu à son amie, Colette proposait:
+
+--Maman, veux-tu que je te remette chez toi?
+
+--Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui jouissait très volontiers des
+voitures de sa fille favorite.
+
+Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec une impeccable
+correction; et, tout de suite, entre Mme Danestal et Colette, ce fut une
+conversation affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune femme se
+créait, en collaboration avec son couturier.
+
+--Voyons, France, donne-nous ton avis, fit Mme Danestal très occupée...
+Tu t’enfermes dans un silence bien intempestif!
+
+--Je vous écoute, maman.
+
+--Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence, remarqua Colette. Elle
+était intéressante?
+
+--Très intéressante.
+
+La jeune femme n’insista pas. La conférence lui était fort indifférente;
+et elle se remit à discuter avec sa mère le projet de robe dont elle
+était enthousiasmée. Puis, ce fut le récit, lestement troussé, d’une
+petite scène avec sa belle-mère qui s’était permis de blâmer la
+somptuosité de ladite robe de bal dont un hasard lui avait fait voir le
+modèle.
+
+France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels papotages sur des
+chiffons, sujet intarissable pour sa mère et Colette, lui semblaient
+insipides; et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir la
+désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait les opinions de sa
+belle-mère, car elle se souvenait trop bien de la respectueuse déférence
+témoignée jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à la vieille dame
+qu’il fallait séduire. La conquête faite, le mariage célébré, Colette,
+paisible dans sa victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une
+volonté inflexible, s’était mise doucement à agir selon son seul bon
+plaisir, certaine d’être toujours approuvée par un mari follement épris;
+cela, à la stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère, qui ne
+s’attendait pas à cette transformation inattendue.
+
+Elle avait bien essayé de ressaisir la domination qu’elle considérait
+comme son juste privilège, de diriger le ménage de son fils et de
+morigéner à son gré sa belle-fille; mais après quelques tentatives
+absolument vaines, elle avait bien été forcée de s’avouer qu’elle se
+trouvait en face d’une puissance avec laquelle il lui fallait compter;
+et pour ne pas avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait, la
+rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite. Mais elle se
+vengeait par de mordantes paroles, des critiques, des escarmouches dont
+Colette n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs se
+départir d’une parfaite correction de ton et de langage.
+
+France avait violemment l’horreur des trahisons. Or, elle estimait que
+sa sœur avait trompé Mme Asseline et chaque circonstance qui le lui
+prouvait réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte, si peu
+sympathique que lui fût l’impérieuse vieille dame, toujours pétrie
+d’idées mesquines, pitoyablement bourgeoise, vaniteuse et omnipotente.
+Tout autant que son père, qui ne mettait jamais les pieds dans le monde
+des Asseline, elle redoutait d’y aller; mais enfin puisque Colette avait
+jugé bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions qu’elle y avait
+trouvés, il semblait à France d’une stricte justice qu’elle payât
+loyalement la dette contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce que
+l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé cette opinion à Colette,
+qui l’avait d’ailleurs fort mal prise; mais jamais plus elle ne lui en
+avait reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action pour ne pas
+respecter celle des autres. Et toutes deux avaient continué, tout en se
+voyant très souvent, à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant il
+existait moralement peu de points de contact entre elles. France savait
+à merveille que sa sœur la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de
+se créer dans le monde un brillant avenir comme le sien; et Colette, en
+secret, s’irritait de se sentir jugée par la droite et inflexible
+conscience de sa jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette
+séduction.
+
+La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la maison des Danestal.
+
+--Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir, chez les de Tavannes. Tu
+arriveras vers onze heures?
+
+--Ça, je n’en sais rien... J’arriverai quand je serai prête...
+
+--Hum! voilà qui promet encore quelques quarts d’heure d’attente à ce
+bon Paul!... Un de ces jours, il regimbera!
+
+Colette eut un rire expressif.
+
+--Lui? Maman, tu ne connais donc pas encore ton gendre?... Tout ce que
+je veux, il le veut... Tout ce qui me plaît, lui plaît!... Au revoir,
+maman. France, à ce soir.
+
+Rapidement, les deux femmes descendirent; derrière elles, le valet de
+pied ferma la portière du coupé qui s’éloigna tandis qu’elles
+commençaient la montée de leurs quatre étages.
+
+A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut et ouvrit. Dans
+l’antichambre, décorée de vieux panneaux artistiques, mais mal
+éclairée,--ce n’était pas jour de réception,--se trouvait M. Danestal
+qui rentrait aussi. Encore enveloppé de sa pelisse ourlée de fourrure,
+il prenait le courrier du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa
+fille.
+
+--France, la _Revue_ est arrivée. Tu peux voir l’effet qu’y produisent
+tes sonnets des _Heures brèves_.
+
+--Un bon effet?
+
+--Je n’ai pas encore constaté... J’arrive... Viens en juger toi-même.
+
+Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment une somptuosité de
+petit musée et se rapprocha du bureau Empire--absolument
+authentique!--surchargé de papiers et de livres, sur lequel brûlait une
+lampe.
+
+Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive.
+
+--Lis tout haut, dit son père.
+
+Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui accusait le dessin de sa
+tête puissante dont les yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était
+sensuelle et passionnée, soulignée par le menton volontaire qu’effilait
+la barbe encore brune, mais largement striée de blanc.
+
+Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien que cet amour pour la
+poésie qui les dominait tous deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne
+suffisait pas pour le retenir davantage dans un foyer dont il s’était
+depuis longtemps détaché; mais qui, entre temps, lui faisait trouver
+plaisir dans la jeune société de sa fille.
+
+Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la sonorité musicale de sa
+voix et qui était en admirable et instinctif unisson avec le caractère
+du poème.
+
+Ah! c’était bien la même artiste qui avait écrit jadis, et qui lisait
+maintenant, cette poésie frémissante, où palpitait la vie fugitive des
+heures dont le souvenir demeure inoubliable...
+
+Le front appuyé sur sa main, dans un geste de recueillement, Robert
+Danestal écoutait; et il la regardait, se demandant comment une fillette
+de vingt ans à peine avait pu être capable de créer une telle œuvre
+d’art d’une impeccable forme, d’une stupéfiante intensité de pensée...
+
+Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui avait soumis avant de
+les envoyer à la _Revue_. Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient
+chez cette fine créature, aux allures de simple fille du monde qui
+songeait tour à tour en artiste, en philosophe, et en femme exquisément
+vibrante...
+
+Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans un réveil.
+
+--Eh bien! France, tu peux être satisfaite de ton œuvre, fit-il
+pensivement, avec un tel accent de sincérité qu’une bouffée de joie la
+fit tressaillir, car elle savait le prix d’une semblable approbation.
+
+Il la précisait en reprenant les vers, les uns après les autres; les
+étudiant avec un soin qui révélait la valeur qu’il y trouvait.
+
+Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour tous deux... Mais, par
+hasard, les yeux de Robert Danestal tombèrent sur le cartel suspendu
+entre les deux fenêtres.
+
+--Diable! Comment, sept heures moins dix?... Je dîne au Cercle... Et je
+ne suis pas habillé pour ce soir.
+
+--Ni moi déshabillée, dit France, apercevant dans la glace sa tête
+brune, toujours coiffée du chapeau aux grandes ailes.
+
+Elle se levait, prenant la _Revue_.
+
+--Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes, père?
+
+--Oui... J’irai y faire un tour... Ou doit m’y présenter un jeune
+artiste--dont je ne me rappelle plus le nom, d’ailleurs--qui
+illustrerait volontiers mon volume des _Gloires_.
+
+--Alors, à ce soir, père.
+
+Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un fauteuil, elle disparut
+prestement et regagna sa chambre.
+
+C’était vraiment là son _home_ d’élection, celui qu’elle avait créé
+selon ses goûts, grâce à des meubles, des livres, des gravures, des
+bibelots d’art qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de
+collectionneur toujours en quête.
+
+Dominant son étroite couchette, se dressait un christ d’ivoire ancien
+qui était une pièce rare, découverte par hasard chez un brocanteur où
+elle était allée fureter avec son père. Dans une vitrine, des figurines
+de Saxe voisinaient avec de précieux éventails, des faïences curieuses,
+une fragile statuette antique... Sur le piano, drapé d’une vieille soie
+à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires épanouissaient leur
+feuillage léger dans une jatte d’étain qui devait dater de plusieurs
+siècles. Près de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante de
+livres, de feuillets, de portraits,--portraits d’artistes surtout, mais
+la place d’honneur appartenant à une petite photographie de sa sœur
+Marguerite;--d’une aiguière opaline, en cristal de Nancy, jaillissait
+une gerbe d’œillets dont le parfum montait vers les livres préférés de
+France, placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien à portée de
+la main.
+
+Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en attendant que le dîner
+lui fût annoncé; d’un regard d’amie, elle enveloppait son harmonieux
+petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une grosse bûche; et un
+sourire de malice flottait sur sa bouche, car elle songeait à
+l’audacieuse--et mensongère--affirmation du conférencier, décrétant que,
+seulement par l’amour de l’homme, la femme peut être heureuse. Oh! la
+fatuité masculine! Dans quelle erreur elle faisait tomber même un
+psychologue délicat! N’en était-elle pas, elle-même, la preuve vivante?
+C’était dommage que, pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une
+seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée et de son cœur. Il
+eût vu alors qu’une femme, même jeune,--quoi qu’il en dît!--peut trouver
+son bonheur dans son indépendance, son travail, l’affection d’amis de
+choix, et les jouissances artistiques et intellectuelles données à ceux
+qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents.
+
+Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui manquait--sauf de
+l’argent! Et, de nouveau, un sourire souleva ses lèvres... Ce qu’elle en
+gagnait avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas des rentes
+bien brillantes. Et elle avait hérité--peut-être pour son grand
+dommage!--de la générosité de son père; toujours prête à donner, aux
+autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude bonté et son goût du
+beau.
+
+Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de n’être pas mariée. Pas
+une fois elle n’avait eu le désir ou même entrevu la possibilité
+d’accepter les quelques partis convenables, selon le monde, qui
+s’étaient offerts à elle; partis d’ailleurs rares... Car, de toute
+évidence, si simple qu’elle fût, elle effrayait beaucoup d’hommes par sa
+valeur intellectuelle; et ceux qui n’en étaient pas effarouchés
+s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui ne pouvaient lui
+plaire... Pourtant, certes, l’exemple de son père la protégeait contre
+le rêve de devenir la femme d’un homme illustre!
+
+Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal fait en laissant Claude
+Rozenne s’éloigner d’elle; et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite
+oubliée, lui donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait avoir pour
+elle. L’hiver même qui avait suivi leur commun séjour à Villers, passant
+la saison en Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et très
+belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue.
+
+Quelquefois, elle pensait: «Je me marierai quand je rencontrerai un
+homme qui mérite que je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à
+ne pouvoir la désirer meilleure!...»
+
+Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât?... Le conférencier
+prétendait que, fatalement, à une heure ou à une autre, la femme éprouve
+la soif de se donner... Cette soif, l’éprouverait-elle donc un jour?...
+Vraiment, en la sincérité de son âme, elle ne le souhaitait pas.
+L’amour, instinctivement, elle le considérait comme un beau joujou
+dangereux auquel il est très sage de ne pas toucher, car il blesse le
+cœur, presque toujours.
+
+Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait pas. Le mariage
+d’amour de Marguerite avait été une faillite. Colette ne voyait dans son
+mari que la source de son luxe. Suzan Mackley, une des femmes qu’elle
+fréquentait avec le plus de plaisir, libérée du mariage, semblait vivre
+dans l’allégement d’une délivrance...
+
+Qu’en adviendrait-il d’elle-même?... Curieusement, tout à coup, elle se
+le demandait. Se pût-il qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art
+lui créait ne lui suffirait plus; où son existence, si délicieusement
+remplie, lui semblerait vide; où, pour combler ce vide, il lui faudrait
+l’amour d’un homme?...
+
+Encore une fois, elle eut un instinctif geste d’épaules, comme pour
+rejeter bien loin ces vaines idées; un sourire d’incrédulité sceptique
+et gaie errait sur sa bouche... Mais elle continua pourtant à songer aux
+mystérieux problèmes d’une vie de femme, tout en regardant les braises
+qui s’écroulaient avec des lueurs capricieuses.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement achevé, France eut à
+elle un long moment de liberté avant l’heure de s’habiller; car Mme
+Danestal avait regagné sa chambre pour y commencer sa toilette,
+occupation aussi longue pour elle qu’au temps même de sa jeunesse.
+
+C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience, se prit à faire la
+sienne seulement quand elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin
+un heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même s’habilla avec un
+soin instinctif, parce qu’elle était artiste en toute chose. Elle
+s’intéressait à sa toilette comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait
+harmonieuse, pour satisfaire son propre goût; mais dans l’attention
+qu’elle y donnait, il y avait une étrange absence de coquetterie.
+
+Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se servir seule, la femme de
+chambre absorbée par sa mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image
+que lui renvoyait la glace: celle d’une mince créature qui avait une
+fraîcheur de fleur blanche, de larges prunelles profondes dans un iris
+très bleu, sous les cheveux châtains où couraient des moires d’or, qui
+était modelée comme une pure statuette par l’étoffe soyeuse, couleur
+d’une rose jaunissante, étroitement drapée sur sa forme svelte.
+
+Dans l’échancrure du corsage elle glissa des roses vivantes qui
+confondirent le doux coloris de leurs pétales avec la teinte délicate de
+la robe et le jeune éclat de la peau... Puis, rapidement, elle
+s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds, chaussés de satin,
+exposés à la flamme du foyer, elle se mit à lire des feuillets
+d’épreuves, à les annoter avec une attention qui creusait un pli entre
+les sourcils, tracés d’un seul jet.
+
+--France, tu es prête? vint enfin dire à la porte de sa chambre Mme
+Danestal qui était toute souriante, sortant à son gré des mains de sa
+femme de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment très
+majestueuse, ses cheveux, dont la poudre unifiait la blancheur, lui
+donnant un air de jeune douairière. France le lui dit; elle parut ravie
+et arriva au bal d’humeur charmante.
+
+Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis beaucoup de temps pour
+parfaire l’œuvre de sa toilette. Les salons étaient encombrés par des
+couples si nombreux de danseurs qu’à peine les plus intrépides pouvaient
+accomplir la lente évolution du boston.
+
+Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes s’étaient réfugiés. Les
+curieux s’entassaient dans les embrasures des portes pour contempler le
+très brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup de femmes
+étaient jolies, où toutes étaient habillées, pour la joie des yeux, par
+les soins d’experts couturiers.
+
+D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir une place sur les
+banquettes de la galerie, devisaient librement et, volontiers,
+appréciaient les danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés
+féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la danse ni les femmes, que
+le seul devoir mondain avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient
+discrètement, les yeux ouverts à demi, sous les paupières fatiguées,
+aspirant à l’heure du retour, dans la bonne nuit glacée où ils
+oublieraient les salons surchauffés et la senteur trop forte des fleurs
+répandues à profusion pour fêter les vingt ans de la petite Jacqueline
+de Tavannes.
+
+Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement de sa robe de tulle,
+dansait avec des yeux rieurs où, par éclairs, passait une gravité
+tendre, quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine,
+correctement confondue dans la foule des habits noirs.
+
+Parmi leur phalange, France distingua tout de suite son beau-frère qui,
+conscient d’être le mari de la reine, s’effaçait discrètement, fier de
+la beauté de la jeune femme, attendant, docile, son bon plaisir pour
+regagner leur gîte fastueux.
+
+Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il se précipita,
+s’empressant afin de leur découvrir des sièges. Mais il n’eut pas la
+peine d’en chercher un pour France. Tout de suite entourée d’un cercle
+de danseurs, la jeune fille devait inscrire une série de noms sur son
+carnet; puis s’éloigner au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent
+de se faire agréer avant les autres et la conduisait adroitement à
+travers le flot des couples dont la musique rythmait l’évolution.
+
+La grâce souple de France faisait d’elle une incomparable danseuse de
+boston et le cavalier qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec
+un plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une ondulation
+berceuse et lente qui enroulait autour d’elle la soie molle de sa robe,
+les joues un peu plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont
+l’expression était distraite, errant autour d’elle pour reconnaître, au
+passage, des visages connus. Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui,
+admirablement habillée, décolletée comme le méritaient ses belles
+épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet. Aussitôt, elle
+détourna la tête et ses yeux effleurèrent un groupe masculin immobilisé
+dans l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une surprise enleva à
+son regard l’expression indifférente et une question lui monta aux
+lèvres:
+
+--Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune homme debout, là-bas,
+près de la porte du petit salon?... Il me semble que je le connais...
+
+--Là-bas?... qui cause avec Luzarches?... C’est un artiste, je crois, un
+certain Claude Rozenne qui a, dit-on, beaucoup de talent...
+
+--Claude Rozenne... C’est bien ce qu’il me semblait, fit-elle la voix un
+peu lente.
+
+Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit pas.
+
+Claude Rozenne! Brusquement, dans son souvenir, se dressait la vision du
+bois d’Houlgate, où un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait
+d’amour, devant la splendeur du couchant sur la mer. Et cela lui
+paraissait vieux, si vieux, comme le dernier épisode d’un roman lu dans
+sa toute jeunesse et un peu oublié... Depuis ce jour-là, elle ne l’avait
+pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu seulement dans la cohue du mariage
+de Colette. Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union
+imprévue.
+
+Que s’était-il passé ensuite? Au bout de près de deux années d’absence,
+Rozenne avait été revu seul à Paris, pendant quelques semaines; il
+n’avait cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était parti pour
+des voyages sans fin, semblait-il, ne se rappelant au souvenir de
+personne... Aussi était-il bien oublié quand, au commencement de
+l’hiver, il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le monde
+parisien. De sa femme, pas un mot; tout juste, aux quelques indiscrets
+qui avaient osé aventurer une allusion à son mariage, il avait répondu
+que Mme Rozenne vivait en Angleterre; et son accent eût suffi pour
+arrêter toute investigation.
+
+Ces détails, France se souvenait de les avoir entendu donner par Paul
+Asseline, en diverses circonstances; et, récemment, l’entrefilet d’un
+journal lui avait appris, par hasard, qu’une exposition allait avoir
+lieu d’œuvres et croquis rapportés de ses voyages par Claude Rozenne,
+exposition qui était annoncée comme devant être absolument
+remarquable...
+
+Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur la ramenait, la valse
+finie, et il lui semblait un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu.
+De silhouette, il restait un jeune homme; mais sur les tempes, les
+cheveux grisonnaient un peu et la dure empreinte de la vie s’accusait
+dans les rides précoces du visage fatigué, dans l’expression de
+lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait la bouche, au
+repos... Quelle tempête avait donc passé sur cet homme qu’elle avait
+connu si joyeusement insouciant, pour qu’il eût à ce point changé?... Un
+impérieux désir s’élevait en elle de lui parler, d’évoquer avec lui les
+quelques semaines d’un passé dont le souvenir lui demeurait souriant. La
+reconnaissait-il?...
+
+D’un signe, elle appela Paul Asseline.
+
+Toujours complaisant, il approcha aussitôt.
+
+--Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui est là, n’est-ce pas?
+
+--Oui... Ç’a été pour moi une stupéfaction de le voir ici. Il ne m’avait
+pas donné signe de vie depuis son retour à Paris.
+
+--Je pense que vous n’êtes pas brouillés?... Amenez-le-moi... Cela me
+ferait plaisir de causer avec lui du vieux temps de Villers...
+
+--Très bien... Je vais vous le chercher...
+
+Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait si différent du
+Rozenne d’autrefois, qu’elle ne songeait plus à la scène du bois
+d’Houlgate... Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau danseur
+ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait pour une valse... Mais Paul
+Asseline reparut. Rozenne le suivait. Un éclair de plaisir passa dans
+les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne. D’un geste
+spontané, elle lui tendit la main, avec un joli sourire:
+
+--Alors, vraiment, c’est bien vous?... Et vous ne venez pas même saluer
+vos anciens amis! Il faut que ce soient eux qui vous reconnaissent!
+
+Il s’était incliné très bas; mais à peine il avait effleuré les doigts
+qu’elle lui donnait. Un pli barrait son front et il n’y avait pas de
+sourire sur son visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc de
+quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs, il se ressaisit et
+la regardant il dit:
+
+--Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle, de venir si
+tardivement vous saluer. Mon excuse est que vous aviez autour de vous
+une telle cour que je n’ai pas osé aller vous importuner.
+
+--Hum! Quelle cérémonie!... Peut-être, tout simplement, la vérité
+est-elle que vous ne m’avez pas reconnue!
+
+--Avant même d’avoir vu votre visage, je vous avais devinée en vous
+apercevant de loin qui dansiez... Vous avez une silhouette qu’on
+n’oublie pas!
+
+Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage, peut-être
+involontaire.
+
+--Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru revenu à Villers! Ah!
+que ce temps est loin déjà!...
+
+--Oui, bien loin!... Il y a des moments où il m’apparaît comme un bon
+rêve dont la vie s’est chargée de me réveiller.
+
+Il s’arrêta court... Sa voix était rude et, de nouveau, une contraction
+fugitive avait crispé ses traits, une seconde. Elle eut sur lui un
+regard rapide, un peu saisie de son accent. Les années qui venaient de
+s’écouler lui avaient donc été bien lourdes? Pourquoi et comment?...
+
+Encore une fois elle eut, très forte, l’impression que quelque événement
+douloureux avait ainsi transformé l’homme qu’elle avait rencontré
+autrefois, goûtant la vie comme un fruit savoureux.
+
+Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette grâce qui la rendait si
+attirante:
+
+--Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce moment, la tentation de
+bavarder un peu avec vous sur ce séjour à Villers... Donnez-moi votre
+bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque... Mon danseur
+n’aura pas l’idée d’aller m’y chercher.
+
+Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation qui passait dans ses
+yeux. Évidemment, la conversation qu’elle souhaitait lui était pénible,
+à lui... Mais il se domina et la conduisant vers la bibliothèque, il
+interrogea, avec une politesse un peu machinale, comme s’il voulait
+échapper à la hantise du souvenir, même par une question banale:
+
+--Alors, vous n’aimez pas à danser?
+
+--Oh! vous comprenez bien que c’est un plaisir sur lequel je suis blasée
+depuis que j’en use... Je suis maintenant presque une vieille fille, pas
+selon les apparences, peut-être, mais au moral...
+
+--Non, c’est vrai, pas selon les apparences, répéta-t-il après elle,
+avec un étrange sourire, s’effaçant pour la laisser passer.
+
+La petite pièce où ils entraient était à peu près déserte dans
+l’instant. Quelques hommes âgés y causaient; ils s’éloignèrent à la vue
+du jeune couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler un flirt.
+
+France le devina et, une seconde, ses lèvres eurent une expression
+malicieuse. Elle et Rozenne pensaient si peu à flirter!... Elle s’assit
+dans un grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme mince se
+découpa d’un trait délicat sur les verdures sombres de la tapisserie.
+Lui resta debout, adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux
+d’artiste, il remarquait, même en de menus détails, la charmante vision
+féminine qu’elle évoquait ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui
+enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive, les épaules, les
+bras, d’une rare pureté de ligne...
+
+Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné d’elle, sa destinée, à
+lui, eût été autre, peut-être très heureuse. Et, tout à coup, une sorte
+de colère contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les bas-fonds
+creusés par la vie. D’un accent bizarre, il jeta:
+
+--Comme l’on devine mal la vérité!... J’aurais juré que je vous
+retrouverais mariée!
+
+--Pourquoi? Je ne montrais pourtant pas dans ma prime jeunesse de très
+grandes dispositions matrimoniales, si je me rappelle bien.
+
+Il haussa imperceptiblement les épaules.
+
+--Parce que vous êtes de celles que les hommes veulent à tout prix
+conquérir.
+
+La bouche de France eut une moue gaiement moqueuse.
+
+--A la condition, toutefois, que celles-là soient des héritières... Et
+ce n’était pas mon cas.
+
+--Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée comme il m’a été donné de
+le constater tout à l’heure...
+
+Elle inclina sa tête fine.
+
+--Très entourée, comme vous dites... Vraiment, je crois bien qu’il y a,
+pour le moins, ce soir, dans le grand salon, une dizaine d’hommes,
+jeunes ou mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout prêts à me
+faire la cour pour peu que le jeu paraisse m’agréer... Mais laissons là
+tous ces enfantillages et parlons de choses plus intéressantes, comme
+aux beaux jours de Villers, quand nous bataillions si bien... Alors,
+vous devenez un homme célèbre?... Vous allez, paraît-il, exposer des
+pastels dont on parle déjà...
+
+--Sans les connaître, oui. Je vais, en effet, exposer le fruit de mes
+labeurs, comme disent les bonnes gens. Car je travaille maintenant.
+
+--C’est très bien!... Vous êtes devenu tout à fait un homme sérieux!
+
+--Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite, fit-il ironique. C’est la
+nécessité qui me fait accepter le joug... austère du travail. Ayant eu
+de fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse idée
+m’est venue de jouer; et j’ai perdu si remarquablement que ma modeste
+fortune en a subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il est
+peut-être fort heureux que je me sois vu dans l’obligation de «peiner».
+Quand la jeunesse est finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie
+est supportable à la seule condition de la surcharger d’occupations qui
+en comblent le vide effroyable!...
+
+Comme ces paroles sonnaient étranges dans une atmosphère de fête... Mais
+avant que France y eût répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un
+regret peut-être de son aveu pessimiste:
+
+--En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être, je vous
+rencontrerais, car je dois être présenté à monsieur votre père, dont il
+m’est offert d’illustrer les poèmes.
+
+--Ah!... c’était vous l’artiste dont mon père m’a encore parlé
+tantôt?... Comme c’est curieux!... Je serais ravie que ce soit vous qui
+vous occupiez des _Gloires_...
+
+--En attendant que vous me fassiez l’honneur de me confier vos propres
+œuvres... Car vous avez tenu tout ce que vos amis attendaient de vous.
+Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est arrivé plusieurs fois de
+lire de vos vers... Ils n’étaient pas signés de votre nom; mais je ne
+sais quelle intuition m’avait fait deviner qui était _Francis Danes_. Il
+pensait et sentait tellement comme Mlle France Danestal... Pas en tout,
+pourtant...
+
+--Vraiment?...
+
+--Oui; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul culte du beau et,
+d’instinct, fuyait la pensée et le spectacle de toutes les laideurs, des
+problèmes de la misère, de la maladie qui sont le partage de la pauvre
+humanité et n’ont rien d’esthétique...
+
+--Autrement dit, j’étais un petit monstre d’égoïsme!
+
+--Non; vous étiez seulement une artiste, éprise de beauté, comme les
+jeunes Hellènes auxquelles vous ressemblez. Mais votre vision de la vie
+s’est élargie, si j’en crois vos vers...
+
+--Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire. Les années nous
+apprennent à voir et à sentir tant de choses!... Vous souvenez-vous qu’à
+Villers vous me taquiniez sur mon audacieux désir de savoir et de
+comprendre toujours plus?... Je crois qu’avec l’âge ma curiosité s’est
+encore avivée; mais elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les
+choses du passé qui m’intéressent le plus, mais celles du présent... Mon
+temps me passionne tel qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses
+erreurs, ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je? Peut-être parce que
+je me sens tellement sa vraie fille!
+
+Elle disait tout cela très simple, jouant avec son éventail, dont le
+battement effleurait son bras nu. Lui, l’écoutait, la pensée envahie par
+le ressouvenir de leurs causeries d’autrefois.
+
+Tout haut, il songea:
+
+--Comme vos vers portent l’empreinte de cette évolution de votre
+pensée!... Je ne suis, moi, qu’un profane en matière de poésie; mais je
+me permets pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents, qu’ils
+sont absolument remarquables.
+
+Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis dont la sincérité
+donnait une singulière force à son éloge. Une flamme rose courut, puis
+s’éteignit sur le visage de France; et doucement, elle dit:
+
+--Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque vous avez été un peu, en
+somme, mon parrain littéraire... Je ne l’oublie pas et je vous en garde
+un reconnaissant souvenir...
+
+--C’est beaucoup trop pour le peu, très peu, que le hasard m’a fait
+faire...
+
+--Le peu? Non, j’ai su comme vous aviez mis en goût de connaître
+davantage ma poésie l’éditeur qui en avait entendu quelques bribes, au
+passage. Et ce premier succès a été pour moi un immense encouragement!
+Peut-être, si je ne l’avais pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire
+des vers... Et je me serais privée d’une telle jouissance!
+
+Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque chose de dur.
+Lentement, il dit:
+
+--Alors, votre vie est ce que vous désiriez la faire? Vous êtes
+heureuse?
+
+Une lumière passa dans les prunelles ardentes.
+
+--Je suis très heureuse!... J’ai la vie que je souhaitais sans oser la
+croire réalisable... Mes rêves les plus ambitieux ont été dépassés...
+Non seulement, le public lettré--oh! pas la foule, sûrement!--commence à
+connaître un peu le nom de Francis Danes,--poète et
+compositeur!--mais...
+
+Ici sa bouche prit une expression gamine.
+
+--... Mais ce qui me paraissait le plus enviable des dons, je gagne de
+l’argent,--pas des sommes considérables!... et avec ma prose plus
+qu’avec mes vers et ma musique, bien entendu!--mais enfin!... Je n’ai
+plus à demander toujours des capitaux à ma famille! Et cela seul
+suffirait déjà à me faire trouver le travail un délice...
+
+--Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps votre existence de
+bénédictine?
+
+--Oh! de bénédictine!...
+
+Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que son regard effleurait
+la soie rose de sa robe et les fleurs qui se fanaient sur sa peau
+fraîche. Il corrigea, toujours railleur sans gaîté:
+
+--Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle et s’accommode des
+mœurs, des goûts, de l’esprit de son temps... Et l’avenir que vous vous
+préparez ainsi, volontairement, ne vous effraie pas?
+
+--Pourquoi m’effraierait-il? Je me donne à moi-même mon bonheur, je ne
+me l’enlèverai pas!
+
+--Soit; mais ce que vous voulez bien appeler aujourd’hui du bonheur ne
+vous suffira peut-être pas toujours...
+
+Elle se redressa inconsciemment; et, avec une imperceptible hauteur,
+elle jeta:
+
+--Je verrai bien, alors.
+
+--Oui, c’est vrai, vous verrez bien--et peut-être trop tard!... Ainsi,
+l’heure n’est pas encore venue.
+
+--L’heure?...
+
+Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient.
+
+Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils se rapprochèrent.
+
+--Me permettrez-vous de vous dire que je vous trouve bien indiscret?
+
+--Pourquoi? fit-il, la regardant en face. Parce que j’émets l’opinion
+que vous n’avez pas encore trouvé votre maître?
+
+--Quelle perspicacité!... Eh bien! croyez, s’il vous convient, que
+j’attends encore l’heure, comme vous dites... l’entraînement de la
+passion... C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de me
+voir goûter?
+
+Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis qu’elle soulignait les
+mots avec une emphase moqueuse, ouvrant son éventail dont les paillettes
+étincelèrent.
+
+Oh! cette insolente quiétude de vierge sûre d’elle-même... Un désir
+jaillit en lui comme une flamme... Obtenir dans l’avenir, à n’importe
+quel prix, l’audacieuse et exquise créature; la sentir à son tour,
+vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer... Il se souvint; jadis, sur
+la route d’Houlgate, quand elle marchait insouciante devant lui, épris
+follement, il avait connu déjà cette tentation insensée de la saisir
+dans ses bras pour la meurtrir de baisers, en lui murmurant, sur les
+lèvres, les mots qui font défaillir... Et devenue plus femme, elle était
+plus séduisante encore. D’un regard violent il enveloppa la peau
+veloutée comme un pétale de camélia, le visage mobile et fin, les yeux
+ardemment profonds, la bouche que nuls baisers n’avaient fanée,--il
+l’eût juré!--la forme modelée merveilleusement dans l’argile humaine que
+trahissait l’étroite ligne de la robe... Ah! aucune des créatures
+auxquelles, depuis des mois, il s’était tour à tour attaché dans une
+soif désespérée d’oubli, aucune ne l’avait enivré comme eût pu le faire
+cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait, non seulement elle
+serait une incomparable amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la
+vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme...
+
+Après elle, il répéta, droit devant elle:
+
+--L’entraînement de la passion! Vous en parlez comme une enfant joue
+avec le feu, sans le connaître! Si j’étais charitable, je vous
+souhaiterais, sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis pas
+charitable. A quoi bon mentir? Je désire, au contraire, par amour de la
+justice, que vous connaissiez un jour cette force de la passion dont
+vous riez, dédaigneuse; que vous soyez à votre tour vaincue par elle,
+vaincue à crier grâce!
+
+Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta. Elle ne souriait plus
+et se levait, les yeux presque graves.
+
+--Vous semblez vraiment me jeter une malédiction. Que savez-vous si je
+ne considérerai pas ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître
+très pâle mon bonheur d’aujourd’hui?...
+
+--Je le souhaite de toute ma volonté.
+
+Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond de l’âme... Dans celle de
+Rozenne, elle devina tant de misère que son cœur de femme pardonna. Le
+sourire charmant reparut sur ses lèvres.
+
+--Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans que je l’aie mérité. J’ai si
+bonne envie que nous soyons de vrais amis! Nous sommes destinés à nous
+voir souvent si vous devenez le collaborateur de mon père... Et puis,
+maintenant, ramenez-moi en plein bal, car nous accaparons un peu le
+sanctuaire du flirt! Et Dieu sait pourtant que nous n’avons pas essayé
+ce jeu-là!
+
+Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son bras. Elle était pour lui
+l’incarnation même d’un éden où il n’entrerait pas; la conscience lui en
+était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais revue... Et,
+pourtant, il éprouvait l’âpre désir de la retenir encore, de l’avoir
+ainsi, quelques minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité
+de cette pièce paisible où se fondaient, très doux, le chant de
+l’orchestre et la senteur chaude des fleurs qui se mouraient dans l’air
+alourdi.
+
+Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à demi la bibliothèque;
+et la rumeur du bal les enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes
+fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules nues, avivant l’éclair
+des satins. Devant eux, dans la foule des couples, passait la petite
+Jacqueline de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières
+abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui dont, secrètement, son jeune
+cœur faisait l’élu.
+
+France sourit de lui voir un air de petite fille sagement heureuse.
+Rozenne ne l’aperçut même pas; il pensait, impatient, que les règles de
+l’étiquette mondaine lui interdisaient de retenir davantage France
+Danestal... Alors, il souleva la portière, tandis qu’elle effleurait de
+ses doigts le bras qu’il se résignait à lui offrir...
+
+--Où désirez-vous que je vous conduise?
+
+Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait leur réapparition.
+
+--Ah! mais voici notre artiste! Maître, il flirtait, et c’était avec
+votre fille!
+
+France tourna la tête et vit son père qui les regardait, elle et
+Rozenne, d’un air si surpris qu’elle se mit à rire.
+
+--Père, ne t’étonne pas autant!... M. Rozenne est pour moi une vieille
+connaissance que j’ai eu grand plaisir à retrouver... Il y a cinq ans,
+nous avons passé ensemble un mois bien gai à Villers. Je lui rends sa
+liberté aussitôt qu’il m’aura découvert un siège quelconque...
+
+--Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur, je vous attends ici
+pour que nous causions dès que vous aurez un moment à me consacrer...
+
+Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était incliné; mais il n’eut
+pas la peine de chercher, pour France, la chaise demandée. Tout de
+suite, déjà, elle était entourée par ses danseurs qui venaient lui
+réclamer les valses promises. Alors, soulevant les doigts qu’elle avait
+laissés sur le bras de Rozenne, elle dit, et aux lèvres elle avait le
+sourire où voltigeait une ironie caressante:
+
+--Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule, m’abandonner pour mon
+père... Au revoir, n’est-ce pas?
+
+Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses yeux passa l’expression
+qu’elle ne s’expliquait pas, où il y avait quelque chose de violent et
+de dur. Puis, se courbant très bas, il répéta après elle:
+
+--Au revoir.
+
+
+
+
+III
+
+
+L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un printemps frileux encore,
+que glaçaient parfois de brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi
+par les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait les
+branches, et de la terre vivifiée commençaient à jaillir les jeunes
+pousses qui cherchaient la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu
+fragile.
+
+France, dans le wagon qui l’emportait vers Amiens, où son beau-frère
+d’Humières venait d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre
+abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières senteurs
+d’avril.
+
+Mais absorbée par une songerie que berçait le mouvement régulier du
+train, elle ne prenait point garde au renouveau tardif du pays picard
+dont les interminables plaines fuyaient, monotones, vers l’horizon.
+
+C’était la première fois, depuis cinq années, depuis leur commun séjour
+à Villers, qu’elle allait se retrouver à vivre intimement près de sa
+sœur. Et la même question qui, jadis, la troublait si fort, au moment de
+leur réunion à Villers, l’occupait de nouveau, anxieusement: Marguerite
+était-elle heureuse? Son généreux amour avait-il, comme elle l’espérait,
+transformé son léger époux?... Ou bien était-il demeuré l’être
+égoïstement frivole qui, tant de fois, avait révolté France, à Villers?
+
+Villers! ce nom qui traversait sa pensée en fit dévier le cours, y
+ramenant, par l’impérieuse association des idées, le souvenir de Claude
+Rozenne, devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans plus tôt.
+Elle l’avait revu souvent depuis deux mois; et chacune de leurs
+rencontres avait avivé en elle l’impression de la première heure, quand
+elle avait causé avec lui chez les de Tavannes. Avec le Rozenne de
+jadis, il semblait n’avoir de commun que son sens délicat et si aiguisé
+des choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément les poèmes
+de Robert Danestal; et cela, avec une telle intuition du caractère de
+l’œuvre, qu’elle eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies à
+elle...
+
+Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports n’avaient pas
+repris le caractère de sympathie joyeuse et confiante qui les avait
+rapprochés à Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas l’intuition
+qu’elle l’intéressait comme autrefois; elle sentait son attention tendue
+vers elle, dès que les obligations de la vie mondaine les rapprochaient;
+mais, loin de la rechercher, il l’évitait; et si quelque circonstance
+les réunissait forcément, elle retrouvait vite, sous la correction polie
+des paroles, l’espèce de mordante et agressive rudesse dont elle avait
+été frappée, le soir au bal. Que lui avait-elle donc fait?... Gardait-il
+contre elle une mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné sa
+capricieuse recherche, oubliée par lui tout le premier, d’ailleurs,
+comme l’avait prouvé son prompt mariage.
+
+S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée qu’elle s’était
+créée, ne réalisant aucune des prédictions par lesquelles il répondait
+autrefois à ses déclarations de faire _seule_ son bonheur?...
+
+Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le lui pardonner,
+d’abord parce qu’il avait beaucoup de talent, et elle possédait pour les
+artistes des trésors d’indulgence; parce qu’il avait une intelligence
+largement ouverte à toutes les idées; surtout, enfin, parce qu’elle
+devinait en lui une blessure très douloureuse dont il n’était pas guéri,
+s’il devait l’être jamais.
+
+De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer dont toutes ses
+paroles semblaient imprégnées; de là, ses brusques sautes d’humeur qui,
+tour à tour, faisaient de lui un étincelant causeur et un homme morose
+et silencieux, indifférent à toute conversation.
+
+D’instinct, elle était désormais certaine qu’il avait souffert par sa
+femme de façon inoubliable... Mais comment?... Tous l’ignoraient. Jamais
+il n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et il menait, au
+contraire, une vraie vie de garçon, terriblement folle. France avait
+entendu conter sur lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet,
+édifié même de moins éclairées, et elle savait à merveille quel nom de
+très belle comédienne on accolait invariablement au sien.
+
+Donc, il était pareil à la majorité des autres hommes. Alors pourquoi
+est-ce que, tout à la fois, il l’intéressait et l’irritait? pourquoi
+chacune de leurs rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire
+curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation? curiosité dont
+elle s’irritait toutes les fois qu’elle en prenait conscience.
+
+Et de nouveau elle eut un petit froncement de sourcils, quand une
+secousse plus brusque du train la rappela soudain à elle-même. Alors
+elle fit un geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le souvenir
+même de Claude Rozenne.
+
+Amiens, maintenant, était proche, tout proche. Le train filait entre les
+terres basses, découpées de menus canaux... Puis apparurent les
+premières maisons des faubourgs, aux briques enfumées. Après, ce fut la
+lourde masse de la gare. Et la machine, bruyamment, s’engagea sous la
+voûte noircie, entre les quais dont elle faisait frémir l’asphalte.
+
+Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le flot des voyageurs.
+France, entraînée par le mouvement général, se glissa alertement à
+travers la foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie; et, soudain,
+un sourire heureux lui monta aux lèvres, car elle apercevait le cher
+visage de sa sœur qui lui souhaitait la bienvenue, avant même que la
+douce voix eût dit avec un accent de tendresse:
+
+--Ah! France! petite France! te voilà, pour de bon!... Jusqu’à la
+dernière minute, j’ai eu peur d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais
+à venir.
+
+--Que je renonçais... pourquoi? mon Dieu...
+
+--Parce qu’il me semblait que notre province et notre modeste petit
+intérieur n’avaient rien de bien attirant!
+
+--Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je reprends le train tout
+de suite et je refile vers Paris... Je suis tellement contente de me
+retrouver avec toi et les enfants! Est-il possible que ce soit Bob, ce
+grand garçon? Veux-tu embrasser tante, mon chéri?
+
+Un peu timide, le petit s’approcha; puis, tout de suite conquis, il
+glissa sa menotte ronde sous les doigts effilés de la jeune fille dont
+André d’Humières venait de serrer chaleureusement la main.
+
+--André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce pas? t’occuper des bagages
+de France. Nous rentrons en avant parce que je ne veux pas laisser les
+deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah! France, je vais
+pouvoir te présenter ta filleule!
+
+--Enfin! enfin! Il me semblait, Marguerite, que jamais le moment de
+notre réunion n’arriverait! Il me faut vraiment, pour ne pas croire que
+je le rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir tes chers yeux
+et ton sourire. Que c’est donc bon d’être ici!
+
+Une telle allégresse chantait dans son accent, que la jeune femme eut
+vers elle un regard presque reconnaissant, heureuse de cette joie qui
+lui montrait, toujours si vivante, la tendresse de sa jeune sœur. Et,
+leurs deux cœurs soudain rapprochés, elles se mirent à causer avec une
+intimité joyeuse.
+
+Elles avaient laissé derrière elles une large rue qui s’ouvrait devant
+la gare, animée par la course incessante des tramways; et elles
+marchaient dans la paisible allée d’un boulevard où les croisaient de
+rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient pour regarder la
+jolie inconnue dont Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite,
+distraite de sa causerie par le salut d’un passant, s’en aperçut tout à
+coup et, gaiement, lança:
+
+--France, demain le tout-Amiens va savoir ton arrivée en nos murs et
+Dieu sait les visites que j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la
+première fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon, mon petit salon!
+
+--Si petit que cela?... Je croyais qu’en province on avait tant de
+place!
+
+--Quand on peut largement payer cette place, oui... Mais... mais ce
+n’est pas tout à fait notre cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre
+_home_; nous arrivons...
+
+Elles s’étaient engagées dans une paisible petite rue qui s’élevait en
+pente douce pour finir brusquement sur un large horizon de ciel.
+
+France demanda, étonnée:
+
+--N’y a-t-il plus de maisons par là?
+
+--Non, de ce côté, ce sont les champs... Et ce m’est bien précieux pour
+mes trois poussins qui, grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur
+bonne mine. Ah! te voici chez toi, chérie, dans un bien modeste logis de
+gens pas fortunés du tout, qui, pour tout luxe, ne peuvent te donner que
+de l’affection.
+
+--Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur, que pourrais-tu m’offrir
+de meilleur!
+
+Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite, et dans la pénombre d’un
+petit vestibule dallé, donnant sur un jardin, France aperçut une
+fillette toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis qu’une
+bonne, sortant de la cuisine, apparaissait, un poupon dans les bras.
+
+--Tes nièces, France, dit la jeune femme avec un regard ravi; et prenant
+le bébé, elle ajouta:
+
+--Ta filleule! Tu peux en être fière, tu sais, car elle est un des plus
+beaux bébés d’Amiens. Ne te moque pas de mon orgueil, je suis sa
+nourrice!
+
+Sa voix avait le même accent de gaieté que France ne lui entendait pas
+jadis. Évidemment, sa triple maternité lui était un bonheur qui eût
+suffi peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers, ce devait
+être vraiment ces trois petites créatures qui transfiguraient, pour
+elle, le modeste logis, arrangé certes avec goût, mais où mille détails
+révélaient une envahissante présence d’enfants: joujoux tombés dans un
+coin, brassières de tricot dans la corbeille à ouvrage, petits manteaux
+suspendus aux patères du vestibule.
+
+Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés, Bob et Étiennette,
+semblaient résolus à ne pas la quitter; même, la main de la petite fille
+tenait ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle ne lâcha pas,
+quand Mme d’Humières, le bébé toujours dans les bras, s’engagea dans
+l’escalier pour guider sa sœur.
+
+--Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère qu’elle ne
+t’éveillera pas, car ta chambre n’est pas loin de la nôtre. Chérie,
+j’aurais voulu te bien mieux installer; mais, du moins, c’est avec tout
+mon cœur que je t’accueille dans cette humble petite pièce.
+
+--Oh! Marguerite, comme je vais y être bien près de toi! Si bien que le
+courage me manquera pour retourner à Paris.
+
+Un sourire de malice, un peu mélancolique, passa sur les lèvres de la
+jeune femme.
+
+--Malheureusement pour nous, ce n’est pas à craindre... Tu te lasseras
+bien vite de la monotonie de notre vie provinciale!... Maintenant, il me
+faut te laisser un instant, car j’entends mon unique camériste qui me
+réclame. Quand tu auras ôté tes affaires, viens me retrouver en bas,
+petite France, ou appelle-moi...
+
+Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le bébé toujours blotti
+contre elle.
+
+France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier. Ce fut, au
+rez-de-chaussée, un bruit de voix; puis le silence se fit, silence dans
+la maison, silence dans la rue où ne circulait nul passant.
+
+--Que c’est calme ici! calme à donner le spleen ou la paix!
+murmura-t-elle, saisie de cette complète absence de vie qui la
+stupéfiait au sortir de son fiévreux Paris.
+
+Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée dans une atmosphère
+étrangère où son âme ne se reconnaissait pas.
+
+Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre s’ouvrait sur le jardinet où
+de petits parterres s’étendaient, dans des bordures de buis, autour
+d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les premières pousses
+pointaient et leurs vagues senteurs s’épandaient dans l’air vif. Par
+delà les murs du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles, aux
+branches encore nues, découpées sur le ciel rose du couchant. Puis, plus
+loin, c’était l’infini des champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon,
+plaine sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque falaise. Très
+haut, les premières hirondelles voletaient éperdument; et, dans la
+douceur du crépuscule, une claire sonnerie de cloches tintait sans
+relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une église à l’autre, les
+carillons, vibrant à pleine volée, semblaient se répondre, hymne
+joyeusement pur que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable
+d’artiste et de poète.
+
+Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément dans sa pensée, évocateurs
+des sensations imprécises qu’éveillaient en elle ces voix musicales des
+cloches, dans le jour finissant... Elle entendit son beau-frère qui
+rentrait et appelait dans le jardin:
+
+--Marguerite!... Où es-tu, chérie?
+
+«Chérie!» L’appellation caressante la frappa. Avec le temps enfin, en
+était-il venu à comprendre quel trésor était sa jeune femme?... Alors,
+Marguerite pouvait être heureuse, malgré ses abominables soucis de
+ménagère, ses tracas d’argent, ses préoccupations maternelles?...
+
+France entendit le rire de sa sœur, puis son exclamation:
+
+--André, puisque tu as oublié ma commande au pâtissier, il faut que tu
+ailles vite chercher mes brioches; Léonie n’a pas le temps d’y courir.
+
+De la fenêtre, France jeta gaiement:
+
+--Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne sommes pas gourmands et nous
+attendrons à demain pour croquer tes brioches.
+
+--Oh! non, tante France, pas demain, ce soir! cria Bob avec un tel élan
+que tous se mirent à rire.
+
+--Alors, c’est moi qui irai à la recherche des brioches, dit France.
+
+--Mais tu ne sais pas le chemin...
+
+--Eh bien! j’emmènerai Bob qui me conduira.
+
+--Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous, France, accepter le
+papa de Bob? proposa André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite, je
+serai très flatté de vous faire faire votre première promenade
+amiénoise.
+
+En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans le petit vestibule où
+l’attendaient son beau-frère et Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi
+de la promenade inattendue.
+
+Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions de Marguerite,
+elle regardait dans la rue solitaire, qu’un unique passant traversait
+d’un pas vif. Et une exclamation alors lui échappa:
+
+--Oh! c’est singulier comme cet Amiénois a l’allure de Claude Rozenne!
+
+--Qu’est-ce donc qui vous étonne, France? interrogea son beau-frère qui
+se rapprochait.
+
+--La ressemblance de silhouette d’un de vos compatriotes actuels avec un
+de nos amis, Claude Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon
+père.
+
+--Claude Rozenne... Je me rappelle ce nom vaguement...
+
+--Il y a cinq ans, il était à Villers en même temps que nous.
+
+--Ah! parfaitement; je me souviens. Un grand garçon très chic qui vous
+faisait la cour...
+
+--André! quelle imagination rétrospective!... Tenez-lui la bride, car,
+depuis Villers, Claude Rozenne a pris femme!
+
+Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il la conduisit vers
+la ville que dominait la flèche aérienne de sa vieille cathédrale.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Trois jours s’étaient écoulés.
+
+France, maintenant, connaissait la physionomie d’un dimanche en
+province. Une sortie de messe d’onze heures qui offrait aux toilettes
+amiénoises l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à elle-même
+un succès de curiosité. Puis, dans l’après-midi, quelques tours sur les
+grands boulevards baignés de soleil, où les promeneurs circulaient dans
+leurs atours du dimanche. Et, avant de regagner les hauts quartiers où
+s’abritait le petit foyer de Marguerite, une première visite à la
+cathédrale; une visite exquise au jour baissant, alors qu’un dernier
+reflet du couchant empourprait les verrières, que l’ombre envahissait
+les allées et, autour de la vaste nef, les chapelles où, devant l’autel,
+tremblait la flamme de quelques cierges.
+
+Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la grande basilique
+silencieuse où flottait encore le parfum d’encens d’une cérémonie
+achevée! Mais il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait,
+Marguerite rentrée auprès de ses petites filles qu’elle devait garder
+tandis que l’unique servante s’affairait dans les préparatifs du repas
+du soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale, pensant à sa
+sœur dont, tout bas, elle plaignait l’esclavage de toutes les minutes.
+
+Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle se trouvait
+auprès de la jeune femme; et elle savait déjà quelle vie de complet
+dévouement aux siens était l’existence de sa sœur.
+
+Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans cesse, avec les
+difficultés de tout petits revenus, la lourde charge de trois enfants à
+élever, le soin d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une
+physionomie coquette et confortable... Aussi combien fallait-il que
+Marguerite se prêtât, sans compter, à toutes les tâches, même les plus
+humbles; des tâches tellement multiples que France, observatrice
+discrète et aimante, était, tout à la fois, remplie d’admiration pour la
+vaillance si simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser ainsi,
+en vulgaires besognes, toutes les belles heures de sa jeunesse. Quel
+temps lui restait-il pour cette vie intellectuelle et artistique qui
+semblait aussi indispensable à France que l’air pour respirer? Tout
+juste, elle avait le temps de parcourir, dérangée par les enfants, une
+revue ou un journal; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture qu’André
+offrait de lui faire, car lui, avait des loisirs pour se distraire.
+
+Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations littéraires autant
+que France elle-même. Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice
+comme tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment, lui
+parlait d’un livre qui venait de paraître, elle avait répondu, avec son
+charmant sourire:
+
+--Ne me demande pas si je connais tel ou tel ouvrage. Il n’existe plus
+pour moi aujourd’hui que deux auteurs: Robert Danestal et Francis Danes.
+Les autres, hélas! je n’ai plus le temps de les lire... Il est si rare
+que j’aie le loisir même d’ouvrir un volume, maintenant, qu’il me semble
+goûter au fruit défendu quand cela m’arrive par hasard.
+
+--Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite? avait involontairement
+laissé échapper France.
+
+--Chérie, il faut bien que je m’en passe! Les mamans, tu verras cela un
+jour, les mamans doivent lire surtout la vie de leurs tout petits!
+
+Et raccommoder leurs affaires, les promener, leur donner la becquée, les
+faire jouer, voire même leur apprendre à lire... De plus, être la
+compagne d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes femmes
+du monde, pomponnées, parfumées, et qu’il fallait savoir garder tout en
+étant, par la force des choses, une humble ménagère, obligée à des
+prodiges d’économie qui devaient être dérobés à la maligne clairvoyance
+du monde...
+
+Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la seule idée réveillait,
+chez France, l’ivresse de son indépendance, était fait le bonheur de
+Marguerite!
+
+Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite de son sort,
+pourtant; heureuse de se dévouer à ses enfants, au mari à qui elle
+gardait le fervent amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé.
+
+Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience du prix d’une telle
+affection, prendre souci de la reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger
+la tâche de la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la puissance de
+sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement, l’idéale conception du
+mariage?
+
+Cela, c’était une belle œuvre que comprenait l’âme ardente de France!
+Mais à elle, il eût semblé impossible de donner son amour à un homme
+qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de lui son maître, si
+elle connaissait la nécessité de le garder et de le soutenir pour qu’il
+marchât sans mesquine défaillance.
+
+Ah! quel mystère c’était un cœur de femme! Et savait-elle ce que la vie
+ferait du sien? La veille, à cette messe où elle était allée avec
+Marguerite, elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que chacun doit
+chercher sa voie... Se trompait-elle donc en croyant avoir trouvé celle
+qui devait assurer son bonheur?...
+
+Vaguement, elle songeait à toutes ces choses, pendant que, dans le
+tranquille petit jardin, elle surveillait les jeux de Bob et
+d’Étiennette, afin de donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans
+la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut et, une seconde, en
+silence, elle considéra France qui, son livre tombé sur ses genoux,
+regardait dans l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle lui
+jeta:
+
+--France, ma chérie, j’ai une peur terrible que tu ne t’ennuies dans ma
+calme province!
+
+France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre où s’encadrait la tête
+blonde de la jeune femme.
+
+--Marguerite, tu me calomnies! Je me sens déjà, au contraire, une vraie
+âme de provinciale.
+
+--Tu en es sûre?
+
+--Dame, il me semble...
+
+--Eh bien! tu vas être mise à l’épreuve bien vite. Aujourd’hui, je dois
+recevoir pour la première fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon
+arrivée ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va être
+abondant...
+
+--Si abondant que cela? laissa échapper France, la mine un peu effrayée.
+
+--Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère petite sauvage, d’autant
+plus qu’il va se mêler à l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton
+endroit. Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A l’heure
+actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va m’honorer de ses relations sait
+que j’ai chez moi une jeune personne extrêmement chic, poétesse,
+compositeur, qui mérite d’être vue de près.
+
+--Marguerite, tais-toi, je t’en supplie! Tu vas me faire sauver avec
+André et les petits dans les champs pour toute l’après-midi!
+
+--Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi qui es une personne
+d’expérience. Mais je bavarde et il me faut aller fleurir le salon.
+
+--Laisse-moi faire; par la fenêtre ouverte, je surveillerai très
+facilement les enfants; et tu sais que je m’entends à arranger les
+fleurs!
+
+Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses qui, avec ensemble,
+affluèrent quelques heures plus tard dans la petite pièce,
+s’avouèrent--avec plus ou moins de bonne grâce--que peu de luxueux
+salons avaient meilleur air que celui de la «jeune Mme d’Humières...».
+Et comme celle-ci était une femme du monde accomplie, sachant mettre
+chacune sur son sujet favori, elle fut, ce jour-là, sacrée «une
+charmante Parisienne».
+
+France, habillée avec cette simplicité d’une élégance si personnelle
+dont elle avait le secret, l’aidait de son mieux; mais, en dépit de sa
+bonne volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait d’elle peu à
+peu, devant ce défilé d’inconnues, banales la plupart, qui toutes
+disaient les mêmes paroles quelconques de politesse, racontaient les
+mêmes menues histoires de la ville et, invariablement, parlaient de la
+kermesse de charité qui se préparait pour le mois de mai, dont les
+préparatifs occupaient fort la société amiénoise.
+
+Une grosse dame, haute en couleur, qui était une des dames patronnesses
+et s’en montrait ravie, dit à France, d’un air entendu:
+
+--J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir, pour notre concert,
+un programme illustré par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la
+négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste!
+
+Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence de France. Dans son
+souvenir, jaillissait l’image du promeneur entrevu le jour de son
+arrivée... Elle demanda:
+
+--Est-ce que la famille de M. Rozenne habite Amiens?
+
+--Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà. Elle est Amiénoise,
+d’ailleurs. Mais lui, Claude, y vient fort peu, et seulement en passant,
+depuis son malheur.
+
+Un tressaillement secoua les nerfs de France. Jamais, jusqu’à cette
+heure, elle n’avait eu le désir bien précis de savoir quel douloureux
+secret semblait enfermer désormais la vie de Claude Rozenne. Comme sous
+un choc mystérieux, ce désir, tout à coup, s’avivait en elle, si
+impérieux que ses lèvres prononcèrent, interrogatives, avant que sa
+volonté les eût closes:
+
+--Depuis son malheur?
+
+--Mais oui... Est-ce que vous ne savez pas?... Pourtant vous le
+connaissez...
+
+--Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers.
+
+--Avant son mariage... Son lamentable mariage!...
+
+France resta muette, s’interdisant une question. Mais ses yeux
+parlaient, tandis qu’autour d’elle les propos se croisaient; et la
+vieille dame, enchantée de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui
+expliqua:
+
+--Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence il s’était toqué d’une
+Anglaise très belle et très riche, qui y passait l’hiver avec une
+parente. Eh bien! cette Anglaise était d’une famille de fous. Elle s’est
+gardée d’en rien dire. Cet absurde Claude, aveuglé par sa passion, ne
+s’est pas renseigné. Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger. Et
+un an après, à la naissance d’un enfant, la crise a éclaté. Elle aussi
+est folle... Et inguérissable, m’a dit Mme Rozenne.
+
+Sans en avoir conscience, France avait pâli, le cœur frémissant d’une
+infinie pitié pour Rozenne. Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris,
+un peu inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles ardemment
+attentives, elle demandait encore:
+
+--Et l’enfant, il est mort?
+
+--Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à Amiens. C’est un pauvre
+petit bonhomme très délicat. Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison.
+
+--Et... la mère?
+
+--Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans son château, à moins
+qu’elle ne soit dans quelque maison de santé. Je ne sais au juste.
+Jamais Claude ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de personnes,
+ici, croient qu’elle est morte. Mais je suis sûre que non... Claude,
+alors, ne serait pas si sombre! Le fait est que c’est épouvantable de se
+trouver ainsi lié à une folle.
+
+Ah! oui, épouvantable!... Mais France n’eut pas à répondre à la bavarde
+vieille dame; de nouvelles visiteuses entraient dans le salon exigu, si
+bien que quelques personnes se levèrent et prirent congé.
+
+--France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces dames? demanda
+Marguerite.
+
+France obéit aussitôt, avec l’impression vague qu’elle allait échapper à
+un cauchemar... Mais non, elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre,
+il lui suffisait de regarder le visage animé de la grosse dame qui
+venait, si aisément, de lui raconter la triste aventure conjugale de
+Claude Rozenne et n’y pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de
+la kermesse.
+
+Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper du salon; d’avoir
+quelques minutes au moins de solitude pour se reprendre, pour réagir
+contre l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée la
+révélation du lamentable roman de Rozenne. Mais c’était impossible; elle
+était prisonnière dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait de
+nouveau; cette fois, devant un homme jeune,--d’une trentaine
+d’années,--vêtu avec un soin correct, l’air provincial. Il avait des
+traits réguliers, une physionomie intelligente, douce et un peu
+froide...
+
+Profondément, il s’inclina devant la jeune femme qui lui tendait la main
+et disait, l’accueillant d’un sourire:
+
+--Comme c’est aimable à vous, si occupé, de venir me voir!... France, je
+te présente M. Albert Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé
+à notre arrivée ici... Ma sœur, Mlle Danestal.
+
+Le jeune homme salua de nouveau; et, volonté ou hasard, prit une chaise
+voisine de celle de France qui, la pensée distraite, avait à peine
+entendu les paroles de sa sœur...
+
+Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une politesse courtoise,
+entamait la conversation par une question banale:
+
+--Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle?
+
+--Depuis trois jours.
+
+--Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère parisienne?...
+Notre ville doit être tellement morte, pour une femme habituée à une
+existence remplie de distractions...
+
+--Vous voulez dire une femme mondaine? Je le suis si peu, que vraiment
+ce n’est pas la peine d’en parler.
+
+--C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus...
+
+Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie s’anima:
+
+--Votre réputation de poète vous a précédée, mademoiselle.
+
+--Par les soins de mon beau-frère.
+
+--Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité de Francis Danes,
+j’avais remarqué, dans la dernière Revue, des vers dont l’inspiration
+m’avait donné le très vif désir de connaître le poète qui les avait
+écrits.
+
+--Ah! vraiment?... pourquoi? interrogea-t-elle machinalement, tant sa
+pensée demeurait obsédée de la révélation qui venait de lui être
+faite...
+
+--Parce qu’il me semblait tout à fait sincère dans sa pitié pour les
+humbles... Et c’est chose très rare chez les auteurs qui, les trois
+quarts du temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre.
+
+--Croyez-vous?... dit-elle saisie d’un impérieux désir d’échapper à la
+hantise du souvenir de Rozenne.
+
+--Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai peu de loisirs pour
+lire les poètes. Je suis un homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je
+dirige une des plus importantes filatures du département. Et c’est une
+tâche très absorbante.
+
+--Et intéressante?
+
+--Intéressante... A vous, mademoiselle, elle semblerait sans doute
+insipide... Mais il ne saurait en être de même pour ceux qui en
+connaissent les moindres rouages. De plus, elle me fournit de très
+utiles documents pour des études sur les questions ouvrières qui
+m’occupent beaucoup. C’est un problème si grave aujourd’hui!
+
+--Oui, bien grave, je crois, dit France devenant attentive.
+
+Pour la première fois de l’après-midi, son esprit trouvait où se prendre
+dans la conversation; et c’était pour elle un plaisir dont elle savait
+gré à cet étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente sympathie
+il trouvait dans cette pensée de femme, car il expliqua, avec une sorte
+d’abandon qui ne devait pas lui être familier:
+
+--Vous ne sauriez croire quelles natures on trouve dans ce peuple
+d’ouvriers!... Certes, il y en a de misérables, de vicieuses; mais il
+s’en rencontre aussi qui ont une véritable valeur morale... Tenez...
+
+Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait bien, presque trop
+bien, avec une parole facile d’avocat, comme il eût parlé devant un
+auditoire. Mais ce qu’il disait--en somme--était observé, senti; et,
+s’animant un peu à le dire, il sortait de sa froideur correcte,
+légèrement compassée... Cette froideur, dissipée peut-être, sans qu’il
+en eût conscience, par la chaude clarté du regard bleu. France, à son
+tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes ouvrières, voulant
+savoir ce qu’il y avait de vrai, rigoureusement, dans les études écrites
+à leur sujet, pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de sa
+philanthrope amie, Suzan Mackley.
+
+Bien volontiers il répondait à une curiosité qui le stupéfiait chez
+cette jeune fille; car elle lui semblait ne devoir être qu’une créature
+de luxe. Par quel phénomène, éprise de poésie, de musique, comme il
+savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant, s’intéresser si
+vivement à la sombre prose d’humbles existences?... Une telle femme ne
+ressemblait à aucune qu’il eût encore rencontrées; et si peu romanesque
+qu’il fût, il se félicita d’avoir eu, ce jour-là, l’inspiration d’aller
+présenter ses devoirs de politesse à Mme d’Humières.
+
+Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses coupa net sa
+conversation avec France, que sa sœur appelait d’un signe. Et alors,
+seulement, à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux
+toujours de l’étiquette, avait totalement oublié les personnes présentes
+en causant avec Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en être
+tirées!... Et une irritation contre lui-même troubla son calme habituel,
+tandis qu’il s’appliquait à réparer sa faute en se mêlant à la
+conversation générale.
+
+Mais malgré lui, son regard allait encore par instants chercher France
+Danestal, assise maintenant à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne
+causait plus avec son animation charmante, et il y avait le reflet de
+quelque pensée absorbante dans le regard distrait qu’elle attachait sur
+les hôtes de sa sœur. Quand il s’inclina profondément devant elle, pour
+prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir qu’elle s’était
+intéressée à causer avec lui et, avec un regret singulier, il la sentit
+lointaine...
+
+
+
+
+V
+
+
+C’était un joli matin clair et la Somme luisait au soleil, creusée
+d’étincelants sillons quand, lourdement, descendait vers la ville
+quelque large bateau plat qui s’éloignait entre les rives poudrées par
+la floraison blanche des cerisiers.
+
+--Quelle bonne promenade! s’écria France. Toute rose, elle revenait
+d’une course sur le chemin de halage avec son beau-frère et Bob, ses
+deux fidèles cavaliers.
+
+--Comme il est dommage que Marguerite n’ait pu nous accompagner!... Il
+fait délicieux!
+
+Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air tiède où le voisinage de
+la Somme mettait une senteur fraîche; et, une seconde, elle s’arrêta,
+ravie, à considérer cette souriante aurore du renouveau. Ce paysage
+lumineux, si proche de la ville, ce n’était pas tout à fait la campagne;
+mais pour une Parisienne, cependant, c’était presque cela...
+
+--Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas rentrer encore, proposa
+André, qui se plaisait fort à promener sa jeune belle-sœur.
+
+--Oh! oui, tante, restons en route, appuya Bob bondissant comme un jeune
+chevreau.
+
+Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être utile à Marguerite en
+revenant sans tarder; et elle ne se laissa pas séduire par la
+proposition d’André. Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres
+épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent le paisible
+quartier où les passants se comptaient. Dans la rue qu’ils suivaient,
+seule une vieille servante marchait, tenant par la main un tout petit
+garçonnet, presque un bébé, quatre ans à peine, qui avançait près
+d’elle, trop sage, d’une allure lente et fatiguée. Quand il passa près
+de France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands yeux dont le regard
+était vague, un petit visage nerveusement contracté... Et une fugitive
+idée courut dans son esprit:
+
+--Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne?...
+
+Instinctivement, elle regarda vers les maisons closes... L’une d’elles,
+peut-être, abritait l’homme dont, la veille, on lui avait raconté la
+triste destinée...
+
+La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle n’entendait plus le
+joyeux bavardage de Bob qui trottinait près d’elle... Soudain, elle
+s’arrêta saisie. Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant à une
+femme âgée qui semblait l’accompagner, il y avait Claude Rozenne...
+C’était bien lui!... Elle n’était pas trompée par une ressemblance...
+
+Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne entendit. Il regarda:
+
+--Oh! Mlle Danestal!
+
+Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il ne l’eût pas
+considérée avec plus de stupeur et d’angoisse... Ce ne fut d’ailleurs
+qu’une seconde.
+
+La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser...
+
+Avant que France eût fait même un mouvement pour reprendre son chemin,
+il s’était découvert, et, s’avançant, il s’exclamait d’un accent de
+politesse dont elle distingua l’altération:
+
+--Quelle surprise de vous voir ici!... Vous êtes à Amiens en touriste?
+
+--Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur, Mme d’Humières.
+
+--Madame votre sœur habite Amiens?
+
+--Mon beau-frère y a été nommé récemment.
+
+Du geste, elle indiquait André que, dans son désarroi, Rozenne n’avait
+pas remarqué.
+
+Les regards des deux hommes se croisèrent tandis que dans leur esprit
+s’élevait le confus ressouvenir du passé qui, jadis, les avait
+rapprochés. France sentit combien était forcé le sourire de bienvenue de
+Rozenne. Sûrement il pensait que par l’inévitable force des choses elle
+allait apprendre--si elle ne le connaissait déjà!--son lugubre secret,
+et il en souffrait...
+
+Avec un désir instinctif de le distraire de sa pensée, elle reprenait,
+souriant un peu:
+
+--Je ne vous savais pas ici... Je vous croyais voyageant au loin...
+Depuis quinze jours, vous vous êtes fait invisible!
+
+--J’étais venu travailler dans le calme... sans pareil!... d’une maison
+de province, auprès de ma mère...
+
+Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui était demeurée dans le
+vestibule, occupée à examiner des plantes vertes, et que son nom
+prononcé ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa porte.
+
+--Voulez-vous me présenter à madame votre mère, dit France délicatement,
+car elle lisait une question dans les yeux de Mme Rozenne.
+
+Il s’inclina:
+
+--Maman, Mlle Danestal, la fille du grand poète pour lequel tu me vois
+travailler ces jours-ci...
+
+Le visage de Mme Rozenne s’éclaira:
+
+--Je sais... je sais... Et je sais aussi que mademoiselle est un vrai
+poète comme son père... Je n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à
+lire, signés par elle... Comme au temps de ma jeunesse, j’aime la belle
+poésie.
+
+Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait de ses paroles toute
+autre chose qu’un compliment banal. France le sentit, et son joli
+sourire lui vint aux lèvres.
+
+--Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir bien me dire que mes
+poèmes de débutante vous ont plu un peu.
+
+--Ah! mon enfant, vous faites trop d’honneur à ma sympathie!... Vous
+devez être habituée à recevoir l’hommage de lecteurs dont le jugement a
+une valeur bien autre que celui d’une vieille femme de province...
+
+Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon, mais si frêle... un
+sourire de femme qui a beaucoup pleuré. Et France eut l’impression
+qu’elle devait souffrir encore, comme au premier jour, du malheur qui
+avait brisé la vie de son fils. Quelle mélancolie il y avait sur son
+mince visage creusé de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair qui
+demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable expression!...
+Ainsi elle devait contempler toute jeune fille qui eût pu être la femme
+de son fils...
+
+Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles échangées entre sa mère et
+France Danestal; son regard errait sur le clair lointain de la rue, et
+du bout de sa canne il tourmentait une imperceptible motte de terre
+jaillie entre deux pavés. Mais, comme s’il eût pris une résolution, il
+se tourna alors vers André et demanda:
+
+--Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur, j’irai présenter mes
+hommages à Mme d’Humières.
+
+--Elle aura grand plaisir à renouveler les relations si agréablement
+commencées autrefois à Villers... Vous êtes encore à Amiens pour quelque
+temps?
+
+--Je ne sais cela!... Comme au temps de ma jeunesse, je me laisse
+diriger par le hasard des circonstances... Et du jour au lendemain je
+puis repartir pour Paris...
+
+--Où tu vas faire de fréquentes apparitions, remarqua doucement Mme
+Rozenne.
+
+Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir de la belle
+comédienne dont elle savait le nom lié à celui de Rozenne, dans les
+propos du «Tout Paris»... Et sans qu’elle en eût conscience, des paroles
+d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne...
+
+--Au revoir... Faites des merveilles; et quand vous serez redevenu
+Parisien, venez nous les montrer...
+
+Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant, s’inclina pour prendre
+congé de Mme Rozenne, qui la regardait de ses yeux tristes.
+
+--Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant? Vous n’êtes ici qu’un
+oiseau de passage, sans doute.
+
+--Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une dizaine de jours, madame.
+
+--Eh bien! si vous avez une minute à perdre; si la maison d’une vieille
+femme ne paraît pas trop triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir
+à vous recevoir, ainsi que madame votre sœur.
+
+France eut un remerciement et quelques mots de politesse, sans vouloir
+engager Marguerite. Mais son beau-frère, lui, acceptait; se répandait en
+propos courtois auxquels France, impatiente, sans trop savoir pourquoi,
+coupa court en reprenant la main de Bob pour partir. Rozenne, lui,
+n’avait rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un pli dur
+creusait son front. Sans un mot, il s’inclina devant France, puis serra
+la main d’André d’Humières.
+
+--Il paraît avoir terriblement changé d’humeur depuis Villers, votre ami
+Rozenne, remarqua André quand, de nouveau, il marcha auprès de sa
+belle-sœur qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait rien et
+répondit par quelques paroles vagues; puis elle détourna la conversation
+avec une question à Bob.
+
+Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement de cette rencontre, la lui
+racontant dans un moment où la jeune femme était distraite par la garde
+des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa pensée soudain occupée de
+Rozenne; d’être hantée par le souvenir de l’expression d’angoisse
+désespérée qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il l’avait aperçue
+soudain; d’éprouver pour lui un intérêt jailli de la pitié que lui
+inspirait son malheur... Mais ce malheur, après tout, il en était
+responsable; et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il s’en consolait...
+
+Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail, s’absorbant vite
+dans ses _Croquis de province_, que lui inspirait la révélation
+d’existences orientées si différemment de la sienne.
+
+Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien ne la distrayait de son
+œuvre de création et les minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle,
+dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait d’un coup d’aile
+enivrant. Puis, les vers esquissés, elle se mit au piano pour se les
+réciter à demi-voix, rythmés par le murmure des sons...
+
+Le tintement de la sonnette la fit tout à coup tressaillir, l’arrachant
+au songe où elle venait d’oublier le monde entier...
+
+Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix; puis, presque
+aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et la petite bonne, peu stylée
+encore, déclara:
+
+--Entrez, monsieur; madame est sortie, mais Mlle France est là...
+
+France, stupéfaite et mécontente, s’était levée du piano, se demandant
+quel visiteur provincial il allait lui falloir accueillir...
+
+Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant dans le cadre de
+la porte Claude Rozenne... En le voyant, elle comprit qu’elle avait été
+certaine qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle savait...
+
+Elle eut un battement de cœur qu’un effort de volonté domina; et
+maîtresse d’elle-même, en souriant, elle lui tendit la main:
+
+--C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous recevoir de son mieux,
+en attendant le retour de sa sœur, qui ne tardera pas beaucoup...
+
+Il dit:
+
+--Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret sans le vouloir, en
+venant ainsi vous troubler... Peut-être vous travailliez...
+
+--J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est finie... J’ai bien
+droit maintenant à une récréation.
+
+--C’en est une piètre que la venue d’un visiteur tel que moi!
+
+Elle l’interrompit du geste:
+
+--Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues de vérité, pour vous
+comme pour moi!... Vous savez bien que les amis sont toujours les
+bienvenus...
+
+Une étrange expression--douloureuse et résolue, presque rude--passa sur
+le visage de Rozenne. Il interrogea:
+
+--Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est vrai?... Eh bien, alors, il
+me faut vous faire une confession pour ne pas pécher davantage contre la
+sincérité...
+
+Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux d’un geste
+d’attention. Il continua durement:
+
+--J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en venant ici je savais fort
+bien, grâce au hasard d’une rencontre, que je ne trouverais pas Mme
+d’Humières et que vous étiez seule.
+
+Elle comprenait trop bien pourquoi il avait souhaité la voir sans
+présence étrangère entre eux.
+
+Cependant, ses lèvres articulèrent:
+
+--Et vous désiriez me trouver seule?
+
+--Oui; et cela, je le désire depuis que, ce matin, je vous ai
+soudainement vue apparaître. Ah! la destinée est une terrible force...
+Pourquoi vous a-t-elle amenée dans cette ville! Il y en a tant d’autres
+où votre beau-frère eût pu être envoyé!...
+
+Il allait vers le but de sa visite, insouciant de garder à ses paroles
+le caractère mensonger d’une conversation mondaine.
+
+Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait silencieuse, hésitant
+sur ce qu’il fallait lui dire:
+
+--On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas?
+
+Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait à battre à coups
+pressés...
+
+--On vous a dit une histoire que, usant de toute ma volonté, j’étais
+parvenu à taire, pour qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris
+et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu. A l’expression de
+vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude que vous aviez appris... Avant
+même que la réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû se
+trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous renseigner, si vous aviez
+adressé la moindre question à mon sujet.
+
+Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle sentait d’émotion
+poignante dans la rudesse de son accent:
+
+--Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous taisiez ne me regardait
+pas. C’est un hasard qui a fait prononcer votre nom et amené une
+explication que je n’avais pas à demander.
+
+Il eut un haussement d’épaules.
+
+--Qu’importe après tout!... Je suis toujours à la merci d’un hasard qui
+renseignera le premier venu sur ma misérable aventure et m’en
+rappellera, bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver que mon
+histoire ressemblait terriblement à un roman d’outre-Manche. Mais je
+vous jure que cela n’a pas été un roman drôle à vivre...
+
+Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement:
+
+--Je le crois... Et quand je l’ai appris, je vous ai plaint de toute mon
+âme... Et je vous plains toujours autant!...
+
+Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette expression d’ironie et
+de colère qu’elle y avait surprise déjà, sans parvenir à se l’expliquer.
+Puis, âprement, il jeta:
+
+--Oui, vous pouvez être compatissante pour moi, et ce ne sera que
+justice! Car, dans une mesure que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous
+êtes responsable de mon malheur!
+
+--Moi!
+
+--Oui... vous! Aussi, combien de fois je vous ai maudite!
+
+--Pourquoi?... fit-elle ardemment.
+
+Il la regardait en face.
+
+--Parce que je savais clairement que si, à Villers, surtout le jour de
+notre dernière promenade, à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé,
+c’est à vous que ma vie aurait appartenu... Et aujourd’hui, je ne me
+trouverais pas jeté dans un enfer dont je n’ai aucune espérance de
+sortir!
+
+Elle le regarda avec une sorte de stupeur.
+
+Elle était devenue blanche et sa main tourmentait, d’un geste
+inconscient, la même bague d’opale--couleur de mer--qu’elle portait en
+ce jour lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate... Ce
+qu’il lui disait, était-ce donc la vérité?... Se pouvait-il que,
+vraiment, elle eût sa part de responsabilité--et une part bien
+grande--dans le malheur dont lui seul portait le poids!... C’était
+impossible!
+
+Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse de cette idée, et
+lentement elle dit:
+
+--Si je vous avais écouté, votre destinée eût été autre, mais peut-être
+elle n’eût pas été meilleure... Je n’étais pour vous... qu’un caprice...
+
+Presque violent, il lui jeta:
+
+--Qu’en savez-vous?... Moi, je sais bien que de ce caprice, comme vous
+dites, vous auriez pu faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre
+bonheur... Si vous l’aviez permis alors, je vous aurais tant aimée!...
+
+--Aimée pour toujours?... Je ne le crois pas... Et puis, à quoi bon
+rappeler ces choses du passé, ce qui aurait pu être?... Ce ne sont
+qu’inutiles paroles...
+
+Elle disait cela sans le regarder, de la même voix un peu lente, avec
+des yeux qui contemplaient, sans le voir, le doux ciel d’avril dont
+l’azur se rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout bas que
+s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien vite oubliée; et dans la
+profonde pitié qu’elle éprouvait pour lui, il y avait un détachement
+sceptique.
+
+--Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles et vaines! J’espère
+que je ne vous en ferai plus entendre de semblables... Mais retenez bien
+ceci, qui est la simple vérité... Au beau temps de ma jeunesse, ce temps
+que je n’aurai pas assez de larmes pour pleurer, vous avez été pour moi
+la _seule_ que j’aie désiré faire ma femme... Si vous m’aviez écouté, à
+Houlgate, je suis sûr... vous entendez, _sûr_, que sous votre influence
+toute-puissante je serais devenu l’homme que vous souhaitiez... C’est
+pour vous oublier, par un besoin stupide de me détacher de vous qui
+m’aviez dédaigné, de vous rendre indifférence pour indifférence, que je
+me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie étrangère où j’ai
+trouvé... ce que vous savez...
+
+Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme une soif s’emparait
+d’elle de savoir comment cette femme l’avait conquis. Il disait l’avoir
+aimée profondément, elle; mais combien vite cette inconnue l’avait
+remplacée dans son cœur et sa vie...
+
+Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait, car il reprit, d’un
+ton un peu étrange, envoûté par le souvenir:
+
+--J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner dans la première
+aventure qui me tenterait. Ah! cette femme était la séduction même,
+quand elle le voulait... Une séduction capiteuse, bizarre, malsaine,
+oui...--c’était celle d’une malade!--mais qui aurait fait défaillir
+toute volonté chez de bien plus sages que moi... qui enivrait comme le
+font ces parfums très forts et pénétrants, dont on subit la griserie,
+affolé, avec une soif de les respirer encore et encore, dût-on en
+mourir!
+
+Un pli s’était creusé entre les sourcils de France.
+
+Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un sceau eût été soudain
+rompu sur ses lèvres, il continuait, du même accent assourdi et violent,
+oublieux peut-être même qu’une pensée recueillait la sienne:
+
+--Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner, c’est de m’avoir
+caché à quelle race de misérables malades elle appartenait. Sa mère
+était morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était pas le premier
+accident de ce genre qu’on eût pu trouver dans sa noble famille qui,
+pour cette raison, sans doute, daignait s’ouvrir à un humble roturier de
+mon espèce.
+
+--_Elle_ savait la vérité et elle ne vous en a rien dit?...
+
+--Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine, la belle comtesse dans
+le salon de qui je l’ai rencontrée... Car elle était de très bonne
+naissance et de fortune... incontestable! Si j’avais eu la prétention de
+faire un mariage d’argent, je pourrais m’estimer satisfait et j’aurais
+vraiment mauvaise grâce à me plaindre... Seulement, je n’avais pas tant
+d’ambition... J’étais absurdement conquis, comme on pouvait l’être par
+une telle créature!... J’imagine que la Circé antique eût pu être
+ainsi... Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine de ce qu’il
+adviendrait si le mal héréditaire se déclarait... Elles étaient lasses,
+l’une de chaperonner, l’autre d’être chaperonnée!... Elles ont rencontré
+un individu assez stupide pour se laisser affoler par une femme que
+n’effrayait pas une audacieuse partie à gagner...; assez naïf pour
+croire... tout ce qu’on voudrait bien lui faire croire... Et les choses
+se sont passées, comme elles l’avaient souhaité... Ah! cette Maud, elle
+possédait une adresse de démon, comme disent les bonnes gens.
+
+De toute son âme, France écoutait:
+
+--Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner, vous arrêter...
+
+--Personne ne s’est trouvé... Mais après tout, ai-je même cherché à être
+renseigné?... Elle m’avait ensorcelé... Et l’on prétend que le
+scepticisme nous ronge, nous autres enfants du vingtième siècle!... J’ai
+été candide comme un amoureux de dix-huit ans... J’ai accepté tout ce
+qui m’a été dit... Je n’ai consulté personne; et les objections, les
+craintes, les questions de ma pauvre vieille maman qu’un semblable
+mariage épouvantait, ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure
+d’hésitation ou de doute... Je vous ai maudite!... C’est bien injuste à
+moi... Seul, je suis responsable de ma destinée, que j’ai faite... C’est
+par ma faute que je suis lié à une créature insensée, que je suis le
+père d’une misérable petite larve humaine à qui, charitablement, je ne
+peux que désirer une fin prochaine!
+
+Elle eut une exclamation sourde:
+
+--Pourquoi dites-vous cela?... Vous ne devez pas... C’est cruel!...
+
+Il passa la main sur son visage contracté.
+
+--Cruel?... Ce qui serait cruel, ce serait de lui souhaiter de vivre!
+Avec le sang que sa mère lui a donné, que voulez-vous qu’il devienne?...
+S’il dépendait de moi,--et je vous jure que ce n’est pas là une parole
+vaine,--je terminerais aujourd’hui même sa chétive existence, certain de
+lui épargner les pires douleurs...
+
+Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée... Et elle
+l’avait connu si joyeux et ardent pour goûter la saveur de la vie!...
+Quelles heures il avait dû traverser depuis ce temps-là!... Elle aurait
+voulu trouver des mots qui lui eussent fait un peu de bien. Mais
+qu’étaient-ce que des paroles devant une épreuve comme celle qui s’était
+abattue sur lui! Instinctivement, elle serra ses deux mains, écrasée par
+son impuissance, tandis qu’elle reprenait:
+
+--Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se fortifiera... Il est
+votre fils aussi... pas seulement l’enfant de... de celle qui vous a
+fait souffrir...
+
+--Je ne peux pas voir en lui mon fils! Ah! ce n’est pas de l’amour qu’il
+m’inspire, c’est du dégoût... C’est une espèce d’horreur... Si ma pauvre
+mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand elle a appris... la
+vérité, je l’aurais laissé bien loin de moi, dans sa vraie famille,
+celle de sa mère... Peut-être alors aurais-je pu oublier plus
+facilement... Ah! oublier!!! Je ferais l’impossible pour y arriver!...
+Il n’y a pas de folie devant laquelle j’hésiterais, si je croyais à ce
+prix ne plus me souvenir...
+
+Comme elle le sentait d’une terrible sincérité! et qu’elle trouvait
+triste, affreusement triste de lui entendre dire ces choses alors que
+l’idée, impérieusement entrée en elle, lui demeurait--telle une épine
+dans la chair--que peut-être elle avait été, sans le vouloir, la cause
+première de son malheur.
+
+Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura:
+
+--Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que tout, c’est le travail...
+
+--Le travail?... Pour moi, il est maintenant la nécessité... Ne vous
+ai-je pas dit que je m’étais à peu près ruiné en jouant?... Vous voyez
+que je suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder un peu de
+pitié; me pardonner cette colère contre vous qui m’a saisi quand, à ce
+bal où je vous retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement
+montré votre joie de posséder la vie que vous aviez souhaitée!
+
+Très douce, elle dit presque bas:
+
+--Je ne savais pas... je ne pouvais savoir... Je regrette de vous avoir
+fait souffrir et je vous plains de tout mon cœur...; aussi, avec le
+regret que vous me donnez de mon involontaire responsabilité...
+
+Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait les yeux pleins de
+larmes. Un cri lui échappa:
+
+--France, je vous en supplie, ne pleurez pas à cause de moi!
+
+Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné son nom, jeté ainsi
+passionnément; et le choc fut si fort que, une seconde, ses paupières
+s’abaissèrent avec un battement des cils, comme si elle avait peur qu’il
+ne lût en elle. Il y eut un silence entre eux...
+
+D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit... Un frêle sourire effleura
+sa bouche. Alors elle dit, essuyant d’un doigt vif les larmes qui
+avaient glissé sur sa joue:
+
+--Chut! il ne faut pas m’appeler «France», mais me promettre que vous ne
+serez plus dur pour moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous
+viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie profonde comme celle
+que je vous offre...
+
+Il l’écoutait avec un regard où il y avait le regret aigu et douloureux
+de ce qu’elle aurait pu être pour lui, le désir irréalisable d’oublier
+par elle la souffrance connue; où il y avait aussi une reconnaissance
+pour la pitié donnée par son cœur de femme. Quand elle se tut, il se
+courba et, prenant sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa. Avec
+la même amertume désespérée, il la regardait:
+
+--Vous êtes bonne, très bonne; vous faites généreusement l’aumône aux
+misérables... Vous oubliez que vous êtes heureuse--et par votre propre
+soin--pour compatir à l’épreuve des autres... Pourquoi vous ai-je parlé
+de moi?... Parce que les hommes de mon espèce sont très égoïstes; et
+comme les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin d’être plaints...
+Savez-vous que vous êtes la première à qui j’aie parlé de tout ce
+passé?... Avec ma mère, jamais nous ne l’effleurons... A quoi bon lui
+rappeler le supplice que j’ai connu!... Elle n’y songe déjà que trop, la
+pauvre femme... Mais j’ai senti votre sympathie et je suis devenu
+lâche... J’ai succombé à la tentation de crier, au moins une fois, mon
+mal... C’est fini, je ne vous importunerai plus...
+
+Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il parlait:
+
+--Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée... Je voudrais tant
+pouvoir vous faire un peu de bien!...
+
+--Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai, depuis si longtemps, le
+désir mauvais de troubler votre quiétude en vous révélant la part que je
+vous donne dans... l’événement qui a brisé toute ma vie... Car je vous
+connaissais trop bien pour ne pas savoir que cela ne vous laisserait pas
+indifférente...
+
+Ah! oui, il la connaissait bien!... Mieux encore qu’elle ne se
+connaissait elle-même... Car jamais elle n’eût soupçonné que le malheur
+de Claude Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion, ce désir
+éperdu de panser la plaie vive qu’elle devinait en lui, d’être pour lui
+douce et bonne infiniment, parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il
+avait souffert.
+
+Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie; et son regard errait autour d’elle
+avec une surprise inconsciente de sentir, demeurée la même, la paisible
+atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression de sortir
+d’une tempête... Debout devant la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait
+silencieux, les traits tendus, songeant à toutes ces choses du passé
+dont il venait de remuer les cendres...
+
+Dans le jardin, une voix s’éleva; par la croisée ouverte, la brise
+faisait frissonner les rideaux. Rozenne tressaillit. Alors il eut un
+geste instinctif comme pour effacer de la main l’altération de son
+visage; et il dit, revenant vers la jeune fille:
+
+--J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps que je vous retiens. J’ai
+été bien indiscret! Voulez-vous m’excuser... et ne pas vous étonner si
+je n’attends pas le retour de madame votre sœur... Je n’aurais pas le
+courage, en ce moment, de causer de choses indifférentes. Je préfère ne
+pas voir aujourd’hui Mme d’Humières.
+
+--Oui, je comprends... Allez, avant que Marguerite ne revienne. Au
+revoir... mon ami.
+
+Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit tout ce que,
+spontanément, de toute son âme, elle lui donnait; tout ce que, bien
+mieux que les lèvres, disait le regard...
+
+Un instant, il la contempla, comme jadis il l’avait contemplée dans le
+bois d’Houlgate quand il savait l’avoir perdue,--avec le regret
+douloureux, comme une blessure, du bonheur insaisissable. Oh! être guéri
+par son amour!... Pourquoi ne pouvait-il souhaiter cela?... Ce que les
+autres femmes étaient incapables de lui donner, comme elle eût été,
+elle, puissante pour le lui apporter!...
+
+Après elle, il répéta:
+
+--Au revoir... et merci!
+
+Puis, sans se retourner, il sortit.
+
+Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas qui s’éloignaient sur
+les dalles du vestibule; ses yeux étaient tombés sur les feuillets qui
+l’absorbaient quand Claude Rozenne était entré. Mais elle n’éprouvait
+nul désir de reprendre son travail qui, tout à coup, lui apparaissait
+misérablement vain... Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata
+en sanglots...
+
+
+
+
+VI
+
+
+--Vraiment vous trouviez quelque intérêt à venir visiter notre usine
+comme mon frère y avait invité Mme d’Humières? demanda Albert Chambry
+qui marchait auprès de France, à travers le jardin séparant la maison
+d’habitation des bâtiments de la filature.
+
+France eut un sourire:
+
+--Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis demeurée
+incapable, malgré conseils, reproches, etc., de dire ce que je ne pense
+pas!... Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de tout près un grand
+centre ouvrier... Ce sera la première fois... Et tout ce qui est nouveau
+pour moi me tente!
+
+Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris par la franchise de son
+aveu. Lentement, Marguerite cheminait près d’eux, escortée de Lucien
+Chambry et de sa femme, une gentille provinciale un peu timide, pas
+jolie, très fraîche sous des cheveux blonds, lissés soigneusement, qui
+causait fort peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait
+entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à son frère. C’était la
+même régularité de traits, mais chez lui, trop accentuée; le masque
+avait quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme habitué à commander,
+avec la conscience de ses pouvoirs et de ses droits, comme la conviction
+que toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et devaient être
+tenues pour indiscutables.
+
+Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer dix minutes, écouté
+avec déférence par sa femme, pour être édifiée; et comme ce genre
+d’homme lui semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le soin de
+l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir pour guide Albert Chambry.
+Lui, du moins, semblait admettre que tout le monde ne pensât pas comme
+lui.
+
+Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais aussi avec sa
+correction un peu froide, il répondait aux questions de France sur son
+peuple d’ouvriers, auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles.
+
+--Mon beau-frère est, en effet, président du nouveau patronage pour
+lequel aura lieu la vente dont vous avez peut-être entendu parler depuis
+votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était rapprochée, sur un
+signe de son mari, du groupe formé par France et son beau-frère.
+
+En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry ne trouvait pas sage
+que son frère s’absorbât dans un tête-à-tête avec cette jolie fille
+qu’on lui avait dit être sans fortune, et qui cependant était d’une
+élégance incontestable, habillée de drap fin, couleur mastic, juponnée
+de soie,--chacun de ses pas le révélait,--gantée de blanc, coiffée d’une
+capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement seyante...
+Comme l’avait dit son frère après la visite chez Mme d’Humières, elle ne
+pouvait être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui aussi,
+apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant pas, il avait pu
+dédaigneusement la traiter de _bas bleu_; mais force lui était bien de
+constater que cette _poétesse_ était une vraie fille du monde qui ne
+trahissait rien de ses goûts littéraires et n’avait nullement des
+allures de demi-vierge.
+
+France, sans soupçon du muet examen de Lucien Chambry, détournait
+adroitement les explications trop souvent entendues déjà au sujet de la
+vente de charité et, au hasard, demandait à la jeune femme si elle-même
+était dame patronnesse.
+
+--Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages de dames. C’est mon
+mari qui m’a choisi celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon
+élément. J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille... C’est que je
+ne suis pas capable, moi, d’avoir des occupations remarquables comme les
+vôtres, mademoiselle.
+
+France, amusée, se mit à rire.
+
+--Je vous assure que mes occupations n’ont rien de remarquable, madame.
+
+--Oh! si! Vous écrivez de si beaux vers!... Tout le monde le dit...
+Comme vous devez être fière d’être célèbre ainsi à votre âge!
+
+--Mais je ne suis pas célèbre du tout...
+
+--Oh! je sais bien que vous l’êtes... J’ai bien deviné ce que pensait de
+vous mon beau-frère Albert qui, pourtant, est très sévère pour les
+femmes occupées d’autres choses que de leur famille et de leur ménage...
+Je veux dire pour celles qui prétendent travailler comme le ferait un
+homme!
+
+Les prunelles de France luisaient avec la même expression d’amusement,
+et elle eut un coup d’œil rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme
+qui maintenant marchait auprès de son frère et de Marguerite.
+
+--C’est un travail masculin d’écrire des vers et de composer de la
+musique?
+
+La petite femme rougit, soudain confuse.
+
+--Je m’explique très mal... Je trouve qu’il est rare qu’une femme soit
+assez bien douée pour être capable de tels travaux! Mon mari le dit
+toujours et il le répétait encore ces jours-ci...
+
+«A propos de France Danestal!» finit, en sa pensée, la voyant s’arrêter,
+France qui devinait, rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte
+façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni l’autre ne semblaient
+disposés à goûter fort les Èves modernes, compagnes hardiment instruites
+et bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième siècle...
+
+Mais la conversation fut interrompue, car tous étaient arrivés devant
+l’entrée de la filature et Albert Chambry ouvrait la porte du premier
+atelier.
+
+Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent entendu parler de la
+classe des humbles travailleurs... Mais jamais encore il ne lui avait
+été donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat; et avec un intense
+intérêt elle se prit à observer.
+
+Elle pénétrait dans un hall immense, bien éclairé, où vibrait,
+assourdissante, la rumeur des métiers en mouvement. Devant ces métiers,
+d’un geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient et
+surveillaient la marche immuable des bobines que faisaient mouvoir les
+machines. Sans relâche, elles allaient et venaient devant la longueur
+des métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante des bobines.
+
+Le regard de France enveloppa la phalange de ces femmes, quelques-unes
+très jeunes, presque des fillettes, toutes avec le même visage fané, que
+la rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres créatures qui, les
+unes comme les autres, avaient dû connaître, quelque jour, l’angoisse du
+manque de travail. Ce travail, pour elles, le pain même...
+
+Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles semblaient des machines
+humaines vouées à un éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de
+France.
+
+--Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre tâche que celle-ci?
+murmura-t-elle à Albert Chambry, près de qui elle avançait, attentive.
+
+--Ces ouvrières-là? Non, certes, puisque c’est celle qu’elles
+connaissent!
+
+--Et elles font, combien de temps, cette insipide besogne?
+
+--Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il en souriant, du ton
+où il eût répondu à une enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne
+qualifient pas aussi durement que vous leur travail.
+
+Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes contemplaient
+avidement les ouvrières que la présence du maître rendait plus
+attentives encore à leur tâche.
+
+--Mais comment, mon Dieu! leur intelligence peut-elle résister à une
+occupation si stupidement machinale!... Des journées entières occupées à
+pousser des bobines, à surveiller des fils qui se cassent, à les
+renouer... Je me demande comment leur cerveau ne s’atrophie pas!... Les
+malheureuses créatures! Leur existence est vraiment celle des travaux
+forcés.
+
+Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement, se
+révoltait, dans une sorte d’épouvante, devant cette destinée d’un
+travail sans pensée.
+
+Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé.
+
+--Quelle intellectuelle vous êtes!... Je vous affirme que toutes ces
+femmes n’ont pas même soupçon du souci qui vous agite pour elles.
+Croyez-moi, elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité du travail
+qui leur est donné... Ce qui les inquiète seulement, c’est d’avoir ce
+travail. Il ne faudrait pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites
+par les fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait.
+
+Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert Chambry était vrai.
+Pourtant ses paroles ne pouvaient dissiper en elle l’impression de
+révolte et d’effroi, devant l’existence de machines qui était celle de
+ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour gagner leur pain
+quotidien, soit... Cela, c’était l’antique loi sous laquelle tous, plus
+ou moins, mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur fût tel
+qu’il dût fatalement anéantir, peu à peu, en elles toute activité de
+pensée, cela lui semblait monstrueux, comme un crime.
+
+Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite de sa vie de mère de
+famille, de maîtresse de maison, absorbée par mille détails matériels
+dont l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette existence, si
+austère fût-elle, était paradisiaque comparée à celle de ces
+malheureuses qui, éternellement condamnées à un labeur stupide,
+n’avaient pas le loisir d’être des mères pour les petits dont elles
+devaient gagner le pain.
+
+Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis qu’elle avançait à
+travers les ateliers, distraite aux explications que donnait largement
+Lucien Chambry avec une compétence un peu autoritaire. Au passage, son
+regard inspectait les ouvrières qui semblaient affairées devant les
+métiers, mais, le groupe passé, se détournaient pour examiner les jeunes
+«dames» étrangères, avec des yeux de prolétaires fixés sur des
+patriciennes.
+
+Albert Chambry, qui semblait s’être fait le guide particulier de France,
+voyant son expression attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer,
+comme on explique à une femme, le jeu des engrenages dont elle semblait
+observer curieusement la marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une
+visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait les diverses pièces,
+intéressé par ses propres explications.
+
+A peine elle l’entendait. Que lui importait ce savant mécanisme? Devant
+toutes ces pièces métalliques, admirablement assemblées, elle ne voyait
+que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers tout le jour
+dans cette atmosphère brûlante, poudrée de charbon, où résonnait, sans
+arrêt, l’effrayante rumeur des machines...
+
+Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait de voir dans les ateliers,
+avaient une existence où, nécessairement, devait mourir leur
+intelligence... Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur monde
+obscur d’un peu de lumière. Et cependant d’autres êtres, des privilégiés
+par excellence, ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence
+une source de jouissances, de plaisirs de toute sorte, tandis que toute
+une fourmilière humaine était soumise à un labeur qui meurtrissait les
+pensées bien autrement que les corps.
+
+Soudain, comme elle ne répondait pas à une explication qu’il venait de
+lui donner, Albert Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas. Une
+seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris son visage; et de bonne
+grâce, il dit:
+
+--Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes explications?...
+Voulez-vous m’excuser?... Je n’ai pas souvent l’honneur de me trouver
+dans la société d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui peut les
+intéresser. Je comprends que mes explications techniques vous paraissent
+bien arides!...
+
+Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient lentement vers le
+jardin, la visite achevée, elle dit:
+
+--J’étais un peu distraite parce que je songeais à la terrible destinée
+de toutes les misérables qui travaillent là-bas.
+
+--Terrible?... Mais en quoi?... Je vous assure que nous ne les rendons
+pas malheureuses!
+
+--Vous, non. Mais la force des choses... Je trouve épouvantable que des
+créatures intelligentes soient condamnées, sous peine de mourir de faim,
+à un métier qui, forcément, tue en elles toute pensée... Il me semble
+que, maintenant, leur souvenir m’empêchera de jouir sans remords du
+bonheur que me donne mon propre travail, qui est un plaisir d’art...
+
+De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné. Décidément, il n’avait
+jamais rencontré de femme qui ressemblât à France Danestal... Pensif à
+son tour, il dit:
+
+--Il est évident que, envisagée au point de vue où vous vous placez,
+l’existence de nos ouvrières doit paraître lamentable. Croyez que nous
+ne nous désintéressons pas autant que vous le supposez de leur vie
+morale. Pour les jeunes ouvriers et ouvrières, nous venons encore de
+créer deux patronages où nous nous efforcerons de les distraire avec des
+plaisirs honnêtes; et l’un des comptoirs de notre vente de charité est
+destiné à pourvoir à l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut
+installer dans la salle des réunions dominicales.
+
+Plus sympathique, le regard de France s’attacha sur Lucien Chambry qui
+s’arrêtait devant la porte de la grande maison d’habitation, pour en
+offrir l’entrée à Marguerite.
+
+A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon où, tout de suite, la
+petite Mme Chambry s’empressa pour les recevoir. C’était l’intérieur
+correct et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés à
+demeurer intacts pendant des générations successives, disposés
+soigneusement dans un ordre qui devait être immuable. Près de la
+fenêtre, ouverte sur la perspective du jardin, était disposé un métier à
+broder qui supportait une nappe de toile, ouvragée avec un art minutieux
+et compliqué, œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant celle-ci
+causer avec Marguerite, Lucien Chambry s’était rapproché de France, avec
+qui il jugeait correct de parler un peu, en attendant le goûter.
+
+--Vous avez été bien aimable, mademoiselle, de vous prêter ainsi à une
+visite qui n’était guère pour plaire à une artiste telle que vous.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière à charmer un poète dans
+la vue de vulgaires travailleuses.
+
+--Sans doute, les poètes transfigurent tout ce qu’ils voient. La visite
+de votre filature m’a, au contraire, tellement intéressée, que je
+n’oublierai jamais l’enseignement qui m’a été donné par le spectacle de
+toutes ces pauvres ouvrières...
+
+Il eut la même exclamation que son frère, avec une nuance de
+mécontentement:
+
+--Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses. Leur travail leur
+fournit du pain.
+
+France sourit un peu:
+
+--Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur donne pas... Jamais
+encore, je n’avais compris combien ont raison ceux qui tentent de le
+procurer à ces misérables!
+
+Le regard un peu impératif de Lucien Chambry chercha celui de France.
+
+--Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit?
+
+--Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a besoin, comme le corps
+lui-même!... Aussi c’est pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler
+à développer un peu le niveau intellectuel de ces pauvres gens...
+
+--Oui... par des lectures? des concerts?... Je sais qu’à Paris on a
+imaginé cela. A quoi bon?... Pour arriver à faire des déclassés,
+dégoûtés de leur vrai milieu!... C’est inutile et dangereux...
+
+--Peut-être, si l’enseignement est donné d’une façon inintelligente,
+jeta France, impatientée du ton dogmatique et absolu de Lucien
+Chambry... Autrement non... Pourquoi serait-il mauvais de distraire un
+peu un être de sa misère quotidienne en lui révélant de belles œuvres,
+en l’aidant à les comprendre?
+
+M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment, il n’était pas habitué à
+ce qu’une femme, surtout une jeune fille, se permît de discuter ses
+opinions. Avec une condescendance où il entrait une sorte de dépit, il
+déclara:
+
+--Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout vos bonnes intentions,
+soyez-en persuadée. J’ai été, mieux que personne, à même d’étudier la
+classe ouvrière; je m’en suis beaucoup occupé; eh bien! j’ai la
+conviction, reposant sur des faits, que ce qu’il lui faut, ce sont des
+leçons pratiques pour la conduite ordinaire de la vie... Il faut
+développer chez ces êtres primitifs le sentiment moral; apprendre aux
+hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène; aux femmes, la science du
+ménage, les soins pour leurs petits... Le reste, la connaissance d’un
+monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux, cette
+connaissance-là est inutile, je le répète, et j’ajouterai même mauvaise.
+Elle ouvre à leur esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive, que
+leur faire prendre en dégoût leur travail journalier. Croyez-moi,
+mademoiselle, je suis dans le vrai...
+
+Il en était tellement convaincu, que France n’essaya même pas de lui
+répondre. Autant elle aimait la discussion avec un esprit accueillant à
+toutes les idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand son
+interlocuteur était incapable d’admettre des opinions autres que les
+siennes propres.
+
+D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui en apportait une tasse
+avec un sérieux de petite fille soigneuse de ne commettre aucune bévue.
+A tout instant, son regard cherchait celui de son mari, demandant une
+approbation. La conversation redevenait générale. A la demande de
+Marguerite, les enfants avaient été amenés.
+
+Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot pour intervenir, mais très
+attentif, la conversation de son frère et de France, se rapprocha de la
+jeune fille debout près de la table à thé. A belles dents, elle croquait
+une mince galette. Et avec son calme sourire, il demanda:
+
+--Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne vous a pas convaincue?
+Il va à l’encontre de toutes vos idées.
+
+Elle, aussi, sourit:
+
+--Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous parlons des langues qui
+sont tout à fait étrangères l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne
+songe qu’au pot-au-feu pour ses ouvrières; et moi, je suis peut-être
+trop préoccupée des roses que je voudrais auprès du pot-au-feu...
+
+--Parce que vous êtes poète et que vous jugez la vie et les êtres à
+travers votre amour du beau.
+
+Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine et moqueuse.
+
+--Quelle singulière créature vous tenez à faire de moi parce qu’il m’est
+arrivé d’écrire des vers pas trop mauvais! Je vous assure que, moi
+aussi, comme M. Chambry, je parle en connaissance de cause. Je possède,
+à Paris, une amie américaine qui est une fervente philanthrope. Elle m’a
+enrôlée sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes très artistes,
+très bons, très généreux, j’ai pris part à ces concerts, à ces lectures
+d’œuvres littéraires que condamne si dédaigneusement monsieur votre
+frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous écoutaient ces
+simples, vous ne vous étonneriez plus que les appréciations de M.
+Chambry ne me découragent pas du tout et me laissent toute prête à
+reprendre ma modeste tâche!
+
+Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction qui avivait l’éclat de
+son regard si bleu.
+
+Il la contempla avec une sympathie où il y avait une curiosité presque
+naïve:
+
+--Et moi qui me figurais qu’une _poétesse_, doublée d’une élégante femme
+du monde, devait vivre les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres!
+
+--C’est-à-dire en parfaite égoïste... Ah! autant que je puis, j’essaie
+qu’il n’en soit pas ainsi... J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon
+amour pour les belles choses...
+
+Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne lui avait reproché
+d’avoir voulu garder sa vie pour l’employer à un égoïste culte du beau,
+et elle revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait... Un
+moment, elle fut très loin de ce salon provincial où s’échangeaient
+d’indifférents propos, toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même
+qu’elle en eût conscience.
+
+Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela à elle-même:
+
+--Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en vous entendant soutenir
+si chaudement cette théorie que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la
+manne intellectuelle?...
+
+--Vous pensiez?...
+
+--Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez pas Amiénoise, car alors
+je vous aurais demandé, de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône
+de votre temps... Et au lieu de cela, je ne puis que vous dire: «Vous
+retournez bientôt à Paris?»
+
+--Oui, dans quelques jours...
+
+--Et vous reviendrez?...
+
+--Ah! je n’en peux rien savoir...
+
+--Peut-être pour voir la fameuse vente de charité dont vous avez été si
+copieusement entretenue?... Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles
+la charité de dire à cette vente quelques-uns de vos poèmes...
+
+A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle se mit à rire.
+
+--Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là! Si vous me connaissiez,
+vous sauriez qu’à peine dans un cercle intime, où je me sens en absolue
+communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns de mes vers...
+
+--Alors, il me faut renoncer à vous rien demander?...
+
+Il y avait un regret très sincère dans la voix d’Albert Chambry. Sur ses
+lèvres, à elle, courut le joli sourire, ironique et charmeur.
+
+--Je suppose que mes «rêvasseries» vous sembleraient des billevesées...
+
+--Que nous ne sommes pas dignes d’entendre, nous autres gens de
+province.
+
+--Qui, sans doute, ne vous plairaient guère. Croyez-moi sur parole, je
+vous assure.
+
+Il eût voulu insister, causer encore un instant au moins avec elle. Mais
+elle avait fini son thé et se rapprochait du cercle général où sa sœur
+l’appelait d’un signe, trouvant l’heure largement venue de prendre
+congé.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Dès que la porte fut retombée derrière elles, Marguerite eut un coup
+d’œil d’excuse tendre vers sa sœur.
+
+--Chérie, quelle visite, n’est-ce pas?... Ne m’en veuille pas trop de te
+l’avoir infligée... Je ne me doutais pas qu’elle pourrait être si
+longue!
+
+--Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée du tout chez ces
+braves gens. Ils m’ont intéressée chacun en leur genre. Le docte Lucien
+est exaspérant; mais sa petite femme est touchante de modestie et de
+docilité; et le sage Albert a l’air d’un excellent jeune homme!
+
+--S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas autrement flatté.
+
+France eut un rire gai.
+
+--Parce que je lui rends justice?... Il serait bien difficile.
+
+--Il y a manière et manière de rendre justice, glissa Marguerite. Et je
+trouve qu’en ce moment tu te montres très ingrate envers Albert Chambry.
+
+--Pourquoi? interrogea France avec des yeux surpris.
+
+Marguerite la regarda avec une affectueuse malice.
+
+--Parce que tu parais tout à fait insensible à l’impression évidente que
+tu as produite sur lui.
+
+--Elle m’est si indifférente, cette impression!
+
+--Ah! ah! petite France, vous êtes à ce point blasée sur vos conquêtes?
+
+--Oh! des conquêtes comme celles que nous faisons, malheureuses filles
+sans dot, ça ne vaut pas la peine de les remarquer même... N’en parlons
+pas, veux-tu? Guite... Causons plutôt de nos petites affaires et
+rentrons par les boulevards, non par la ville... J’aime tant ces grandes
+allées qui me donnent tout de suite une impression de campagne...
+
+--Prends garde, France, tu finiras par froisser l’orgueil des Amiénois,
+s’ils apprennent que tu considères leur ville à peu près comme un grand
+village.
+
+--Bah! ils n’en sauront rien!... Oh! voilà André! Quelle surprise!... Et
+avec lui, Claude Rozenne...
+
+Une telle expression de plaisir éclaira les traits de Mme d’Humières que
+France en fut saisie. Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont la
+légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir...
+
+Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement par tous les
+chagrins qu’elle avait acceptés de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs
+qui se sont donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables trésors
+pour pardonner--et accepter le joug qui apparaissait à France si
+redoutable, alors que d’autres, pourtant, le trouvaient doux,
+semblait-il.
+
+Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle regardait approcher les
+deux hommes.
+
+Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama:
+
+--Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages?
+
+--J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne que j’ai entraîné et
+qui a reconnu France du plus loin que vous êtes apparues.
+
+Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put deviner s’il y avait une
+malicieuse intention dans sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son
+mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux arrêtés sur la
+perspective fuyante des boulevards dont les branches s’estompaient sous
+la brume verte des premières feuilles.
+
+Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière dont la fraîcheur,
+en d’autres jours, l’eût ravie. La soudaine présence de Rozenne
+réveillait trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation,
+quelques jours plus tôt... Pourtant, il n’avait pas la physionomie
+douloureuse qu’elle lui avait vue alors. Au contraire, une expression
+presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour un instant, le
+Rozenne d’autrefois--insouciant et jeune.
+
+Comme au vieux temps, il s’était tout de suite mis à marcher près
+d’elle. Mais en ces heures enfuies elle avançait avec une âme étrangère
+à lui, sereine et libre... Aujourd’hui...
+
+Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui lui interdisait une
+inutile investigation. Et tout de suite, alors, d’un accent de
+conversation mondaine, elle commença:
+
+--André vous a raconté que, tantôt, Marguerite et moi, tout comme de
+sages petites filles soucieuses de s’instruire, nous sommes allées
+visiter la filature de MM. Chambry?
+
+--Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien parce qu’il aura
+sûrement trouvé l’occasion de manifester son universelle compétence; le
+grave Albert parce que vous lui avez produit un effet foudroyant, si
+j’en juge d’après les quelques paroles dont il m’a honoré à votre sujet,
+il y a deux jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury.
+
+Le ton de Rozenne était sarcastique; et l’expression gaie de son visage
+avait disparu. Elle dit, avec le même imperceptible haussement d’épaules
+qui avait répondu à une semblable déclaration de Marguerite:
+
+--Je crois que vous vous faites de singulières illusions sur l’état de
+«foudroiement» où vous voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite
+santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout ce qu’il m’a raconté de
+ses ouvriers. Mais des beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie
+cependant remplie de compassion pour les pauvres créatures qui doivent y
+peiner et ravie de retrouver le jardin plein de soleil qui sentait bon
+le printemps... Le renouveau, vraiment, me grise un peu! Il me donne une
+soif de campagne, d’horizons sans fin, d’air vif, fleurant la verdure
+fraîche!... Vous ne pouvez imaginer combien, en ce moment, je trouverais
+délicieux de marcher en pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts
+qui sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite... d’y
+regarder le soleil couchant... et les paysages de féerie qu’il crée
+divinement!
+
+Il l’avait écoutée sans la regarder... Et pourtant il voyait--avec quels
+yeux!--le dessin charmant du profil, l’éclair bleu du regard sous la
+grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante des lèvres
+entr’ouvertes. Et la voix un peu basse, il dit:
+
+--A moi aussi, une telle promenade semblerait délicieuse!... Et si la
+seule volonté suffisait, vous seriez déjà transportée sur ces chemins
+que vous aimez et j’y marcherais près de vous... Ce qui me serait une
+douceur... Je sais maintenant ce que c’est que la compassion d’un cœur
+comme le vôtre..., mon amie...
+
+Pour la première fois, il l’appelait de ce nom qu’il venait de prononcer
+d’un indéfinissable accent, avec une sorte de gravité tendre, amère,
+douloureuse. «Mon amie!» elle lui avait donné le droit de la nommer
+ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli de l’entendre? et, peut-être parce
+qu’il lui avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre en elle
+la source vive de sa pitié pour lui, avec le désir passionné de lui
+faire un peu de bien?...
+
+Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait, trouvant un
+apaisement à dire sa misère:
+
+--Maintenant, je redoute à tel point d’être seul dans la campagne! Son
+silence me permet trop bien de me souvenir... Je m’y trouve, plus que
+partout ailleurs, face à face avec ce que, de toute ma volonté, j’essaie
+d’oublier... Ah! ce calme effroyable de la nature!... Il m’est presque
+aussi terrible que celui de la province... que je suis incapable de
+supporter plus de quelques jours.
+
+--Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour Paris, n’est-ce pas?
+
+--Demain soir.
+
+--Ah! demain...
+
+Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain fuyant de l’allée avec,
+soudain, une image dans les yeux: celle d’une très jolie femme dont les
+journaux illustrés avaient récemment reproduit le portrait, car elle
+venait de s’affirmer grande comédienne dans une création récente.
+Celle-là, mieux que n’importe quelle autre, savait consoler la misère de
+Claude Rozenne.
+
+Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même souci?...
+
+Machinalement, elle dit:
+
+--Madame votre mère doit être triste de vous voir partir...
+
+--Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps. C’est au-dessus de
+mes forces. Trouvez-moi égoïste, lâche, que sais-je? Mais c’est la
+vérité, quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse petite
+créature que vous savez, dont la vue me parle sans cesse... du passé, il
+me faut, si je ne veux devenir fou, moi aussi... m’enfuir, retrouver la
+fièvre de la vie, m’en étourdir... Quelquefois jusqu’à l’ivresse, c’est
+vrai!... Il me faut sentir que, malgré tout, il me reste des jouissances
+qui font juger, même à des misérables de mon espèce, que l’existence a
+encore une saveur moins amère que la mort!
+
+Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément, considérait un vol
+d’hirondelles dans le ciel devenu rose... Elle savait bien comment
+Rozenne essayait d’oublier; et soudain cette idée semblait glacer en
+elle la compassion... Cependant pourquoi était-elle plus sévère pour lui
+que pour d’autres, alors qu’elle lui connaissait une excuse que les
+autres, sûrement, n’avaient pas?...
+
+Confuses, ses impressions se heurtaient tandis qu’elle avançait près de
+Rozenne dans la paisible allée où de rares promeneurs les croisaient.
+Derrière eux, à quelques pas, Marguerite marchait, causant avec son
+mari... Mais elle et Rozenne les avaient oubliés. Étonné de son silence,
+il la regardait. Et parce qu’il connaissait toutes les expressions de
+son visage, il devina ce qu’elle pensait...
+
+Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif et suppliant:
+
+--Soyez-moi indulgente!... Que voulez-vous que je fasse de ma vie?... Je
+ne suis pas un saint... Je ne puis me cloîtrer dans la solitude; j’ai
+maintenant, je vous l’ai dit, la terreur de la solitude... Si vous
+connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser, vous n’auriez plus le courage
+de me condamner! Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté... Vous
+ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son cœur à une créature qui le
+torture en se jouant! Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa
+liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant traversé un brasier,
+demeure avec l’épouvante de la fournaise, et des cicatrices que rien ne
+peut effacer!... Oh! ma sereine petite amie, ne me jugez pas et
+pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que je suis un malheureux!
+
+Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de prière tremblait soudain dans
+sa voix:
+
+--Il ne faut pas faire de folies... A quoi bon? Ce n’est pas là ce qui
+vous fera oublier ni vous consolera...
+
+--Rien, vous entendez, _rien_ ne me consolera de ma vie gâchée!...
+J’appartiens maintenant au monde des misérables qui sont sans espoir, et
+je ne peux m’y résigner... Mais ne parlons plus de moi... La pitié dont
+vous voulez bien me faire la charité me rend trop lâche... Si j’osais,
+je vous adresserais une demande...
+
+--Laquelle?
+
+--M. d’Humières m’a dit que madame votre sœur veut bien aller voir ma
+pauvre vieille mère... Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner?
+
+Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne rencontra pas ses yeux
+qui regardaient au loin, droit devant lui.
+
+Elle dit pensivement:
+
+--Si je suis encore à Amiens quand Marguerite ira chez madame votre
+mère, je ferai volontiers ce que vous me demandez...
+
+--Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je vous le demande, n’est-ce
+pas? finit-il. Je sais que ma mère aura plaisir à vous voir... Vous
+l’avez spontanément conquise...
+
+Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle avait deviné chez
+la vieille femme, voyant près de son fils une jeune fille... Doucement,
+elle dit:
+
+--Ce qui ferait plus de plaisir encore à Mme Rozenne, ce serait, j’en
+suis bien sûre, que vous lui restiez quelques jours de plus...
+
+--Cela, c’est impossible!... Il faut que je parte... Il le faut!
+
+Pourquoi?... Était-il attendu? Ou était-ce seulement la paix accablante
+de la province qui le faisait fuir?... La double question traversa
+l’esprit de France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite se
+rapprochait. Il s’en aperçut; et alors, rapidement, il pria:
+
+--A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon secret?... Je suis encore
+incapable d’être plaint ou raillé. Avec le temps seulement, je
+m’aguerrirai.
+
+Elle eut un regard qui promettait le silence, car André était près
+d’eux. Et Rozenne, courtoisement, prit congé de Mme d’Humières; puis
+s’inclinant devant France, il lui serra la main dans une étreinte brève,
+mais si doucement forte qu’elle la sentit jusque dans son cœur.
+
+Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez les d’Humières. André
+taquinait sa belle-sœur sur les perturbations évidentes, prétendait-il,
+qu’elle causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry.
+
+--Prenez garde, France, il va vous disputer à votre grand flirt, Claude
+Rozenne.
+
+Elle eut un tressaillement d’impatience:
+
+--André, ne dites donc pas de pareilles folies!
+
+--Des folies... hum! hum!... Enfin, laissons Rozenne puisque vous le
+souhaitez et plaignons seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville
+d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante Parisienne, retournée
+dans son paradis...
+
+--Son paradis, c’est Paris?... André, vous devenez tout à fait lyrique.
+
+--Ah! oui, c’est un paradis après lequel je soupire!... Quand donc me
+sera-t-il donné d’y vivre!
+
+Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout en surveillant Bob qui
+barbouillait son assiette de confitures:
+
+--Mon pauvre André, quelle figure y feraient de petites gens comme nous!
+
+--Bah! chérie, tu es une telle fée que, grâce à toi, nous arriverions
+peut-être à ce que cette figure fût brillante...
+
+--Ce serait, je le crains, trop demander à la fée qui n’a pas de
+baguette magique pouvant lui donner des rentes, ou même, tout
+simplement, le costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour être un
+brin élégante!
+
+--Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume? dit France,
+affectueuse.
+
+La jeune femme sourit:
+
+--Parce que mes petits ont tellement grandi depuis l’année dernière
+qu’il me faut les rhabiller des pieds à la tête... Puis, nous avons eu
+nos frais de déménagement... Alors ma belle robe neuve sera pour l’hiver
+prochain... si mes ressources me le permettent!
+
+Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune qui lui manquait.
+France pensa à Colette, insatiable de luxe; Colette, à qui l’admiration
+fervente de son mari offrait chaque année, pour ses toilettes, des
+sommes bien supérieures au revenu entier du ménage d’Humières; Colette,
+qui se délectait à remplir brillamment son personnage de divinité
+mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation que le souci constant
+de ses succès de femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle avait
+si âprement souhaitée; une destinée que France jugeait mesquine et
+misérable, indigne d’être comparée même à l’humble bonheur de
+Marguerite, créé par son amour dévoué.
+
+Tout bas, France songeait, regardant la jeune femme qui, en hâte, pliait
+sa serviette pour aller coucher les petits.
+
+--S’il me fallait choisir, que prendrais-je, l’existence de Colette ou
+celle de Marguerite?... Ah! ni l’une ni l’autre ne me tentent!... Quelle
+âme ai-je donc?... Suis-je insensible, ou lâche, ou trop exigeante?...
+Colette est heureuse, très heureuse... Marguerite semble l’être aussi...
+Moi... mais moi, je le suis aussi..., autrement encore...
+
+L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait, avec tant de sincérité,
+deux mois plus tôt? Avait-elle toujours absolue la certitude que sa
+destinée n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à regretter ni
+à souhaiter?...
+
+Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête, comme pour chasser une
+pensée importune; et elle entendit alors son beau-frère qui
+interrogeait, un peu impatient:
+
+--Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te sauver en haut?
+
+--Pour mettre les enfants au lit; il est huit heures.
+
+--Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela?
+
+--Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle s’occupe de son
+ménage du soir, dit paisiblement Marguerite.
+
+--Eh bien! elle dînerait un quart d’heure plus tard... Il est insipide
+de te voir toujours absorbée par une foule d’occupations que tu te crées
+à plaisir!
+
+--Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea Marguerite avec
+douceur. Tu m’excuses, France?
+
+--Chérie, veux-tu que j’aille t’aider?
+
+--Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de coucher seule mes
+petits... Je te confie André pour qu’il attende sagement mon retour,
+sans maugréer contre nos poussins. Ah! mon Dieu, voilà Bébé qui se
+réveille; je l’entends crier. Elle réclame son lait... Vite, les
+enfants, montons.
+
+Rapidement, elle les envoyait présenter leur front à France et à leur
+père; puis elle les fit sortir et, dans l’escalier, résonna son pas
+hâté, avec le piétinement des deux petits.
+
+Les traits d’André s’étaient rembrunis; et un peu ironique il jeta, se
+levant pour suivre France dans le salon:
+
+--Et voilà pourtant ce que le mariage fait d’une femme!
+
+--Vous voulez dire une mère admirable et la plus dévouée des épouses!
+riposta France, vertement.
+
+--Dites mieux, une nourrice absorbée par toute sorte de soins stupides
+pour ses poupons. Ah! France, comme vous avez mille fois raison de ne
+pas vous marier!... Restez la femme d’élégance et de poésie que vous
+êtes pour la joie de nos yeux et de notre esprit!...
+
+--André, vous perdez un peu la tête... Je l’espère, du moins... pour
+oser dire de pareilles inepties!... Comment pouvez-vous comparer la vie
+de Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement remplie par
+les soucis de ma propre satisfaction!
+
+Elle ne continua pas, frappée soudain par l’idée qu’elle venait de juger
+son existence comme l’avait fait Rozenne lui-même.
+
+André d’Humières n’avait pas répondu, un peu saisi de la vive réponse de
+la jeune fille. Il avait parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il
+supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de ses ressources... Mais
+avec les années il avait appris à connaître tout ce que valait la femme
+qui s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que pour la joie...
+
+Dans le salon, un silence régna. André, comme France, songeait. Elle
+regardait vers le ciel de printemps qui se découpait étoilé dans le
+cadre de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait qui sentait la
+jeune verdure et les violettes.
+
+--France, vous avez très mauvaise opinion de moi, vous me jugez fort
+mal, n’est-ce pas?
+
+Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau, échappé et
+s’attachait anxieusement à ce problème de sa destinée que, depuis
+quelque temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec une
+insistance qui la troublait un peu. Alors elle s’aperçut qu’une fois
+encore elle venait de songer à la responsabilité que Rozenne lui donnait
+dans son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre; et aussitôt, elle
+dit hâtivement:
+
+--Je ne vous juge pas mal, je crois, André.
+
+--En êtes-vous bien sûre?...
+
+Hésitant un peu, elle continua:
+
+--Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de n’être pas pour
+Marguerite tout ce qu’elle méritait que vous fussiez...
+
+--C’est-à-dire?... interrogea-t-il avec une espèce de gravité bien
+inaccoutumée chez lui. Dites, France, j’aime mieux savoir pour ne plus
+mériter à l’avenir des reproches trop justes.
+
+Sincère, elle avoua:
+
+--Je vous en voulais d’accepter que Marguerite prît toujours pour elle
+la peine, le souci, les ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous
+simplifier l’existence autant qu’il dépendait d’elle... Ce que vous
+paraissiez trouver tout naturel... Je parle au passé, André.
+
+--Autrement dit, vous me trouviez un parfait spécimen d’égoïste?
+
+L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les lèvres de France. Son
+regard demeurait attaché sur le ciel obscur où montait un lumineux
+croissant qui poudrait de clarté l’allée du jardin.
+
+--Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais... Et je n’en avais guère
+le droit, moi qui toute la première ne songeais qu’à mon propre
+bonheur...
+
+Du même accent pensif et sérieux, il dit:
+
+--Vous n’aviez pas, comme moi, charge d’âme... Vous n’aviez pas accepté
+le don d’un cœur venu à vous plein de foi, de dévouement, d’amour; qui
+méritait de tout recevoir pour tout ce qu’il apportait...
+
+Le don d’un cœur!... A elle aussi, il avait été offert, en ces jours
+morts, qu’aucune volonté ne pouvait ressusciter...
+
+Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir et cessa de
+regarder vers la nuit printanière. André était debout devant la cheminée
+et la lumière de la lampe éclairait, presque violemment, ses traits dont
+l’expression avait changé. Tout à coup il semblait avoir, non pas
+vieilli, mais mûri de plusieurs années.
+
+--Vous avez eu raison, France, d’être sévère pour moi. Je ne méritais
+pas mieux. Mon excuse pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel
+trésor m’avait été donné... Je ne savais pas ce que c’est qu’une femme
+comme Marguerite...
+
+--Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas, André?
+
+--Oui, je l’espère... Et par la grâce de son amour, si fidèle que rien
+n’a pu le lasser, rien!... C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu
+la révélation inoubliable de tout ce qu’elle valait... pendant une crise
+difficile qu’il nous fallait traverser, par ma faute...
+
+France pensa qu’il devait faire allusion à sa folle perte au jeu, le
+jour du _Grand Prix_ de Deauville; mais elle n’en trahit rien et demeura
+attentive, assise dans l’ombre.
+
+--Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si patiente, j’ai eu, pour la
+première fois, conscience d’être, près d’elle, une espèce de monstre
+moral; et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration et une
+estime qui n’égalaient que le sentiment de ma propre indignité. Vous
+voyez, France, que je suis bien de votre avis en ce qui me concerne et
+je vous l’avoue humblement, pour me réhabiliter un peu à vos yeux...
+
+Elle le regarda avec une sympathie amicale que, rarement, elle avait
+éprouvée pour lui ainsi.
+
+--André, vous êtes tout réhabilité parce que vous pensez maintenant,
+comme moi, que Marguerite, si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite
+bien que les autres, à leur tour, pensent à elle sans cesse...
+
+Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce séduisante:
+
+--France, je vous assure que je fais de mon mieux; mais c’est très
+difficile de dépouiller le vieil homme!... Je suis tellement habitué à
+être gâté par elle qui semble trouver cela la chose la plus naturelle du
+monde, que j’ai beaucoup de peine à ne pas me laisser faire tout
+simplement.
+
+France eut un rire léger.
+
+--Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour gâterie. Cela lui
+semblera si bon!... Aimez-la autant qu’elle désirait l’être quand elle
+était votre précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de bonheur...
+Je vous remercie beaucoup, André, de m’avoir parlé comme vous venez de
+le faire. Vous m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me semble
+que Marguerite va être enfin heureuse, comme je le désire... de toute
+mon âme!
+
+--Et comme je le souhaite, France, autant que vous-même...
+
+--Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec une sorte de gravité.
+
+Il inclina la tête: et tous deux, alors, demeurèrent silencieux,
+songeant à mille choses du passé et de l’avenir.
+
+Au dehors, le jardin était maintenant baigné d’une lueur d’argent et la
+rosée perlait la pelouse. Les murs avaient des lignes très nettes sur le
+ciel lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le salon, faisait
+doucement battre comme une aile la mousseline d’un rideau... Les minutes
+coulèrent. La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi que dans
+un réveil.
+
+--Neuf heures déjà!... Comme Marguerite est longue à revenir!...
+Peut-être elle est retenue auprès des enfants. Je vais voir...
+
+Elle se levait. André dit alors, il avait repris son accent habituel:
+
+--En vous attendant toutes deux, je vais fumer dans le jardin.
+
+Très doucement, pour ne pas réveiller les petits, France monta au
+premier étage que le silence enveloppait. La même clarté blanche qui
+ruisselait sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A travers les
+vitres, France aperçut son beau-frère qui suivait lentement la petite
+allée dont les cailloux luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare
+brillait en un point clair.
+
+A quoi songeait-il?... Peut-être encore à la femme qu’il commençait à
+savoir aimer comme l’_Unique_?... Un jour allait venir où, l’un par
+l’autre, ils seraient heureux infiniment.
+
+France appuya son front contre les vitres, comme pour écraser des
+pensées confuses qu’elle avait l’instinctive crainte de voir se
+préciser... L’amour, c’était donc la source par excellence du
+bonheur!... Un bonheur supérieur à celui dont elle-même vivait depuis
+des années, n’en désirant pas d’autre... Un bonheur fugitif, redoutable,
+fragile, criminel parfois même, soit; mais un bonheur tel que, pour le
+goûter, nul sacrifice n’arrêtait ceux que la soif en possédait... Elle
+le savait bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde où elle se
+mouvait!
+
+L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline, épousé pour sa fortune
+seulement... L’amour, il avait été le viatique de Marguerite et il avait
+transfiguré son humble vie... Mais aussi, il avait dévasté celle de
+Rozenne, dont il était le maître, quand il le jetait, la volonté morte,
+vers cette femme qui, sans scrupule, préparait son malheur.
+
+L’amour... Était-ce donc lui encore qui, jadis, amenait près d’elle ce
+même Rozenne, par qui elle eût été adorée si elle l’avait voulu,
+disait-il.
+
+Avec un tressaillement elle se redressa, écartant son front de la vitre.
+Cette nuit de printemps la faisait déraisonner. Comment pouvait-elle
+s’abandonner ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque et
+pourquoi s’y attardait-elle stupidement, au lieu d’aller retrouver
+Marguerite?...
+
+Impatiente, elle se détourna du clair de lune enchanté et se dirigea
+vers la chambre des enfants. Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte.
+Sous la frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur, assise
+auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné vers la forme mince qui
+soulevait la couverture. A la vue de France, Mme d’Humières se dressa un
+peu et murmura:
+
+--Comment, c’est toi, chérie?... Tu te demandais ce que j’étais
+devenue?... Étiennette s’est réveillée et j’attendais, pour aller te
+retrouver, qu’elle fût bien rendormie...
+
+France s’était approchée du petit lit; silencieuse près de sa sœur, elle
+contemplait l’enfant. Sous la lumière voilée, elle distinguait le duvet
+clair des cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes, la
+main menue qui serrait la couverture...
+
+Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de cet autre petit qui
+dormait dans une maison presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant
+pour veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille femme, tandis
+que la mère était loin, et non pas seulement séparée par la distance,
+mais par l’abîme de sa raison perdue... Alors, France eut infiniment
+pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du père...
+
+Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir si l’enfant dormait
+bien; et son visage avait une telle expression de sollicitude joyeuse et
+tendre que France lui murmura:
+
+--Comme tes enfants te rendent heureuse, ma chérie!...
+
+--Pas seulement les enfants, France, mais lui aussi, André...
+
+Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait maintenant le divin
+appel de ce cœur aimant. Le jour approchait où ils iraient dans la vie
+comme les bénis qui sont deux en une seule âme...
+
+Et soudain France se sentit toute seule dans l’existence.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+A son ordinaire, Mme Danestal était en courses et visites avec Colette;
+et France qui rentrait pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle
+pouvait espérer une heure de pleine liberté pour faire de la musique
+tout à son gré, sans être incessamment dérangée par sa mère qui n’avait
+jamais cure qu’elle fût occupée.
+
+Parce que, la veille, il y avait eu réception pour quelques hôtes de
+choix, la pièce, riche de meubles artistiques, demeurait somptueusement
+fleurie, les roses de juin épanouies en profusion dans ces vases
+précieux qu’affectionnait le goût de Robert Danestal. Mais quelques-unes
+déjà s’effeuillaient et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la
+soie des tapis, distillant une senteur capiteuse. Pourtant, du balcon
+s’épandait un souffle d’air chaud, sous le store encore baissé que le
+soleil poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous la menace de
+lourdes nuées d’orage.
+
+France s’assit devant le piano à queue, mais elle ne joua pas. Elle se
+mit à feuilleter un cahier de mélodies un peu étranges que, la veille
+même, elle avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien, qui,
+très empressé à lui être agréable, les lui avait envoyées le matin même.
+
+--Tout simplement parce qu’il sait combien j’aime la musique et qu’il
+m’a vue intéressée par la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de
+Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier, voyait des
+intentions matrimoniales dans le plus insignifiant hommage offert à sa
+fille...
+
+Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement que son charme
+de femme, tout autant que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste
+garçon du Nord pour qui elle était la révélation d’une race féminine
+qu’il ne connaissait pas encore. Et de même elle savait que la soirée de
+la veille avait été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses
+ont conscience...
+
+Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi quand elle s’était
+regardée dans la glace, au moment de quitter sa chambre, svelte dans sa
+longue robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec une hardiesse
+discrète; car elle avait, en toute simplicité, la coquetterie de sa
+forme très pure, comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes.
+
+Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la glace, elle avait murmuré,
+comme s’il se fût agi d’une étrangère:
+
+--Tiens, je suis jolie, ce soir!
+
+Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle ne se trompait pas,
+l’approbation d’autrui, le seul regard de Rozenne surpris par hasard sur
+elle, eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette, elle
+pouvait être comparée...
+
+Rozenne... Qu’il avait encore été bizarre avec elle, la veille!... Sa
+pensée ramenée vers lui, elle ne songeait plus aux mélodies qu’elle
+avait voulu revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier; et, les
+mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit... Rozenne avait dû
+arriver dans la soirée, vers dix heures et demie, tandis qu’elle
+écoutait, avec un plaisir, évident sans doute, la musique originale de
+Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas vu entrer. Encore un long moment,
+elle était restée à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans
+qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre une conversation qui
+l’intéressait profondément, puisque c’était un échange d’idées et
+d’impressions sur la composition musicale...
+
+--Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec Stavensend?... Vingt
+minutes, peut-être? songea-t-elle les yeux arrêtés sur le battement
+léger du store que la brise soulevait.
+
+Tout à coup, tournant la tête pour répondre à une question de sa mère,
+elle avait aperçu Rozenne qui la regardait... Et, dans les yeux, il
+avait cette expression qui, bien autrement que les paroles, dit à une
+femme qu’elle est mieux que belle...
+
+Mais, en même temps, elle avait remarqué que son visage était celui des
+mauvais jours, un visage douloureux et révolté qu’elle avait appris à
+reconnaître, même sous le masque impassible que le monde imposait.
+
+Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller à lui, qui ne venait
+pas même la saluer cependant. Mais elle était prisonnière des
+convenances et elle se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés
+illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient avec une attention
+flatteuse.
+
+Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de Claude, elle lui avait
+demandé, rieuse et amicale:
+
+--Alors, décidément, vous ne voulez pas même m’honorer d’un pauvre
+salut?
+
+--Je me serais fait scrupule de vous enlever à des admirations qui
+paraissent vous charmer!
+
+Lui, ne souriait pas; et son accent était âprement ironique. Elle avait
+riposté:
+
+--Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux! Et les amis, vous
+savez, n’ont pas le droit d’être jaloux!
+
+--Je le suis, moi; et je ne partage mes amis avec personne...
+
+Elle avait pensé:
+
+«Mais les vôtres doivent être moins exclusifs!»
+
+Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de telles paroles. Elle
+avait dit simplement.
+
+--Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques...
+
+Sa voix avait quelque chose d’un peu dur; elle l’avait senti et, tout de
+suite, regretté... Alors, avec la grâce caressante que, inconsciemment,
+elle apportait maintenant dans leurs rapports, elle avait repris, la
+voix changée:
+
+--Nous nous disputons comme des enfants! Faisons la paix, voulez-vous?
+
+Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré:
+
+--A quoi bon?...
+
+Puis il s’était détourné, profitant de ce que Mme Danestal appelait de
+nouveau sa fille.
+
+Un moment après, elle avait constaté qu’il n’était plus dans le salon.
+Et un regret, aigu à en devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il
+fût ainsi parti, irrité contre elle, si injustement!
+
+Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses doigts erraient sur le
+piano, le murmure des notes berçant sa songerie:
+
+--Comme il est bizarre avec moi, quelquefois!
+
+Ah! oui, bien bizarre! fantasque d’humeur, parfois rude et agressif sous
+les dehors d’une politesse froide; et pourtant, prodigue d’attentions
+délicates, toujours... Si attirant d’esprit avec sa pensée admirablement
+ouverte et sa sensibilité d’artiste; et de cœur aussi, car il savait
+trouver des mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance de la
+sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis qu’elle savait...
+
+Il ne faisait jamais allusion au tragique événement qui pesait sur sa
+vie; et, pas davantage, il ne parlait de son fils. Mais cette
+connaissance qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir noué
+entre eux un lien dont elle avait conscience--et lui aussi... Vraiment,
+pour lui, elle paraissait être devenue l’amie par excellence, à laquelle
+il trouvait bienfaisant et doux de venir;--à certaines heures surtout,
+quand il avait trop torturante l’angoisse du souvenir... Jalousement
+alors, il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa compassion,
+l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait à lui-même, le distrayait,
+berçait sa désespérance...
+
+A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs le malheur avait
+mises en sa pensée. L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait
+mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa conception de la vie,
+éveillant, en lui, une source vive de sympathie, que des actes
+trahissaient, pour la misère des destinées humaines.
+
+Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse sagesse, elle
+savait bien que Claude Rozenne avait, à l’heure présente, une valeur
+morale bien supérieure à celle que possédait le nonchalant Rozenne
+d’autrefois.
+
+Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une saveur qu’elle ne se
+dissimulait pas à cette amitié d’homme entrée tout à coup dans sa vie;
+pourquoi elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence
+sentimentale qu’il partageait entre elle et d’autres auxquelles il ne
+donnait pas la meilleure part... C’est pourquoi elle ne s’irritait pas
+qu’une destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y mêler avec
+une mystérieuse force qu’elle subissait sans révolte... Toujours, pour
+faire du bien à une créature éprouvée, elle avait été prête à donner de
+son âme sans compter.
+
+Cette fois, du moins, la charité lui était bien facile et apportait dans
+sa vie un rayonnement qui l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait
+pas avoir, depuis bien des années, passé un printemps comparable à celui
+qui venait de s’écouler, ni possédé une pareille intensité de vie
+intérieure; ni joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la
+charmait ou de ce qu’elle aimait...
+
+Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait emporter par la
+course des jours, reconnaissante parce qu’ils étaient bons...
+
+... Ses doigts modulaient au gré de sa songerie...
+
+Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation qu’elle n’était
+plus seule dans la pièce. Elle se détourna, regardant autour d’elle...
+Alors, à l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne...
+
+Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées par la surprise, elle
+le contemplait:
+
+--Comment, vous êtes là?... Depuis longtemps?...
+
+--Non, depuis un instant... J’apportais pour votre père des croquis que
+je lui avais promis hier soir. J’ai entendu votre piano... Et je suis
+entré pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient tenté pour vous...
+
+Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables œillets qu’il
+venait, sans doute, d’y poser.
+
+Elle eut une exclamation ravie:
+
+--Oh! qu’ils sont beaux!
+
+Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait son visage, si
+avidement que des gouttelettes d’eau mouillèrent ses lèvres.
+
+Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli sourire affectueux où
+était un peu de malice:
+
+--Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce pas?... Pourquoi
+êtes-vous parti sans me dire adieu, hier, comme si vous étiez fâché
+après moi de... je ne sais quoi?...
+
+Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum des œillets dont elle
+avait doucement caressé les pétales. Il se pencha et baisa ses doigts.
+Puis, la regardant, il dit:
+
+--Parce que j’étais à bout de résignation, de patience... de vertu...
+Mettez le mot que vous voudrez!
+
+Elle s’était rassise sur le tabouret de piano; les plis légers de sa
+robe, d’un bleu pâle de lavande, ruisselaient autour d’elle; et elle
+l’écoutait, regardant droit devant elle, vers les sombres iris, au cœur
+tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée.
+
+Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du même accent où elle
+mettait volontairement un badinage gai:
+
+--Avouez, en toute humilité, que vous avez montré, hier soir, un
+détestable caractère, sans motif... Et n’en parlons plus.
+
+--Sans motifs? vous pensez, répéta-t-il amèrement. Croyez-vous qu’il y
+ait beaucoup d’hommes qui, ayant... une amie telle que vous,
+accepteraient de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres... de la
+voir surtout se laisser très volontiers accaparer!
+
+Elle ne voulut relever que les derniers mots de Rozenne; et, tout en
+détachant, de la gerbe, quelques œillets qu’elle glissa dans sa
+ceinture, elle dit, très simple:
+
+--C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend m’intéressaient
+beaucoup... Et elles vous auraient intéressé également si, au lieu de
+bouder dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer avec nous!...
+Vous n’avez pas entendu ses mélodies?... Voulez-vous que je vous en
+chante quelques-unes, pour vous tout seul?... J’ai encore un petit
+instant de liberté!
+
+--Pourquoi «petit»?
+
+--Parce que... C’est toute une histoire... Asseyez-vous là, près du
+piano, et je vous la conte en deux mots... Imaginez-vous que, ces
+jours-ci, j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au nom des
+Chambry, une bien singulière demande, celle de faire entendre, au
+concert de la vente de charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de
+_l’Eau dormante_, avec la musique dont je l’ai agrémenté... Cela, pour
+l’amour des pauvres!... Vous pensez bien que j’avais décliné l’honneur
+trop grand... Et puis, sur de nouvelles instances, de plus en plus
+pressantes, j’ai faibli et promis de demander à Marceline Herrène qui a
+récité _l’Eau dormante_, il y a trois semaines, chez Colette, si elle
+consentirait à la redire à Amiens, par charité! Elle doit venir à six
+heures m’apporter sa réponse. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous
+disais n’avoir qu’un moment pour vous faire de la musique.
+
+--Oui, je comprends que vous êtes insaisissable toujours et qu’il ne
+m’est presque jamais donné de vous voir à mon gré, mon amie...
+
+Oh! ce nom! toujours il la faisait tressaillir, à cause de
+l’indéfinissable accent dont Rozenne le disait, avec une sorte de
+douceur tendre, qui lui donnait la même sensation qu’un baiser très
+aimant mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant, elle avait
+l’impression d’être chère encore à Claude Rozenne... Et cela lui
+semblait bon...
+
+Mais, avec une instinctive volonté de fuir un charme qu’elle ne voulait
+pas subir, elle ouvrit le cahier des mélodies et le feuilleta. Alors,
+tout de suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse
+d’elle-même.
+
+Il le sentit et une angoisse crispa tout son être, de l’avoir si près de
+lui, et pourtant lointaine, dans cette pièce solitaire, où la senteur
+trop forte des fleurs lui montait au cerveau comme une ivresse. Debout
+près d’elle, il la contemplait, fine sous le voile de sa robe pâle. Sur
+la floraison pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif se
+découpait d’un trait délicat, le regard voilé par l’épaisseur sombre des
+cils ourlés d’or, les lèvres entrouvertes, un peu humides car elle les
+mouillait, par instants, d’un preste petit mouvement de la langue, très
+jeune.
+
+Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère à observer Rozenne.
+Elle disait, indiquant deux pages du cahier qu’elle feuilletait:
+
+--Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises!
+
+A mi-voix, elle les commença; et ce quelque chose de contenu que prenait
+ainsi son accent donnait une émouvante intimité aux brèves chansons
+d’amour, passionnément plaintives et tendres, que la musique modulait en
+sonorités inattendues, d’une expression rare...
+
+Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander:
+
+--N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais petits chefs-d’œuvre?
+
+Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise, une question aux
+lèvres. Mais elle se tut... Dans le regard de Rozenne qui rencontrait le
+sien, elle apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante, qu’elle
+avait surprise déjà en d’autres regards arrêtés sur elle--expressive
+plus encore que l’aveu des lèvres... Seulement dans les yeux de Rozenne
+il y avait, de plus, quelque chose de douloureux et de désespéré, de
+suppliant...
+
+Et une pensée bouleversa son âme:
+
+--Il m’aime!... Il m’aime plus encore qu’autrefois!
+
+Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait et dont elle avait
+peur--que cependant elle souhaitait ne pas voir s’éteindre...
+
+Et ce fut une seconde telle que jamais encore elle n’en avait vécu de
+semblable--enivrante à lui donner le vertige, splendide comme ce
+couchant, pareil à une gloire, dont elle voyait luire le reflet d’or
+incandescent.
+
+Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir de la misérable
+créature à qui Rozenne était lié... Et la clarté merveilleuse
+s’éteignit...
+
+D’un geste vif elle referma le cahier et se leva. Un frémissement
+ébranlait tous ses nerfs. Elle respira profondément, avec un besoin
+d’air pur... Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit:
+
+--Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce pas?... Je voudrais,
+puisque Marceline est en retard, vous lire les vers que j’ai
+retravaillés dans le sens que vous m’avez indiqué... Mais, auparavant,
+montrez-moi les croquis nouveaux que vous apportez.
+
+Instinctivement elle allait vers le balcon et releva le store. La
+lumière du couchant envahit victorieusement la pièce avec une bouffée
+d’air chaud qui emporta une seconde la senteur capiteuse des fleurs.
+
+Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage altéré, une contraction
+aux lèvres, comme s’il eût voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses
+yeux, dont elle aimait le regard, cette expression qui attirait à lui
+toute son âme...
+
+Elle eut peur un peu... de lui... d’elle?... Sa pensée n’aurait pu
+préciser. Presque impérative, elle répéta:
+
+--Montrez-moi vos croquis!
+
+Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant, jeté sur une table et
+le lui tendit, sans un mot.
+
+Comme si la pensée de Rozenne était devenue pour elle un livre ouvert,
+elle y voyait clairement, en cette minute, un détachement absolu pour
+les œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait, parce qu’elle
+le voulait, n’existaient même plus pour lui. Seule, une créature
+l’absorbait tout entier... Et cette créature, elle en avait l’intuition
+souveraine, en cet instant, c’était elle-même... Les mêmes mots alors
+palpitèrent éperdument en son cœur: «Il m’aime!... Il m’aime!...»
+
+Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans sa ceinture. Elle se
+pencha vers le portefeuille qu’il lui avait ouvert, sur le piano à
+queue. Restée debout, elle regardait les feuilles, avec un effort pour
+fixer sa pensée qui lui échappait.
+
+Tout à coup, pourtant, son attention se tendit... Un détail la frappait
+impérieusement, auquel, dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris
+garde... Mais elle ne se trompait pas... Cette jeune femme qui
+apparaissait presque sur chacune des esquisses... c’était elle-même,
+elle-même poétisée par le rêve d’un artiste, telle une créature de
+songe, soit; mais cependant si reconnaissable! Et avant que sa volonté
+eût fermé ses lèvres, elle avait laissé échapper:
+
+--Comme cette femme me ressemble! Vous m’avez fait poser sans me le
+dire, n’est-ce pas?... Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela?
+
+Sans la regarder, il dit:
+
+--Il s’agissait d’une œuvre de votre père...
+
+Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un ton qu’elle
+s’efforçait de rendre léger:
+
+--Alors, cette ressemblance est volontaire?
+
+Il secoua la tête.
+
+--Non, elle n’est pas volontaire... Je n’en avais pas conscience quand
+mon crayon a créé. Je travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je
+ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi. Il y en a certaines
+qui me hantent... Je ne vous ai pas offensée? dites... Vous êtes une
+petite muse, comme cette femme à qui j’ai donné vos traits.
+
+Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard:
+
+--Non, je ne suis pas offensée...
+
+Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût ainsi usé de son image.
+Pourtant, elle éprouvait une joie mystérieuse à lui être si présente
+toujours...
+
+--Non, je ne suis pas offensée... Mais cela m’effarouche un peu de me
+voir ainsi livrée au public.
+
+--Vous lui livrez bien plus que vos traits quand vous lui donnez des
+vers où vous avez mis votre âme... Ah! ces vers-là... Comme je voudrais
+les garder pour moi seul, jalousement!... être seul à en connaître
+certains dans lesquels vous êtes toute... A cause de cela, sans doute,
+ils me sont précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au monde,
+pour moi... Et cependant...
+
+--Cependant?... répéta-t-elle presque bas, enveloppée par la caresse des
+mots. D’un geste inconscient elle déchirait un œillet dont la senteur
+imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers le lointain du ciel
+empourpré où s’amoncelaient des nuages lourds, cernés de flamme; mais
+son âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement à lui...
+
+--Cependant je voudrais pouvoir, dans mes heures mauvaises, vous enlever
+à jamais ce don d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un monde où
+vous m’échappez, parce que vous y êtes heureuse seule... Je voudrais
+vous enlever, non pas seulement votre talent, mais aussi votre beauté
+qui appelle trop de regards...
+
+--Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement.
+
+--Ah! si, vous l’êtes!... mais à la façon des glaciers qui se dressent
+orgueilleusement en plein ciel, en pleine lumière!... Et je voudrais que
+vous fussiez une simple femme, pitoyable et tendre, qui n’ait à donner
+que son cœur et en fasse le don suprême à celui qui crie vers elle...
+
+Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante, elle articula, ses
+lèvres tremblaient:
+
+--Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui?... Vous
+déraisonnez!... Ne dites pas de ces choses inutiles et folles qui sont
+mauvaises et ne peuvent que nous faire du mal à tous les deux!
+
+Il demeura silencieux... La tentation grondait en lui, si forte! de
+crier à France Danestal qu’elle lui était chère, mille fois plus encore
+que jadis, quand un juvénile attrait le jetait vers elle... La tentation
+aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître enfin la saveur de ses
+lèvres, l’abandon de son corps souple, la douceur des paupières closes
+sous le baiser qui les fermerait... Oh! la sentir entre ses bras, sur
+son cœur et l’emporter ainsi, vaincue enfin!... pour oublier tout ce qui
+ne serait pas elle.
+
+Si vague, la conscience lui demeurait encore que céder à une telle
+tentation serait une infamie, à lui qui était aussi misérablement
+enchaîné qu’un criminel... Car elle n’était pas une femme brûlée par la
+vie, mais une vierge ayant droit à son respect. Et parce qu’il sentait
+sa volonté défaillir, il eut peur, à son tour. Résolument, il se leva:
+
+--Vous avez raison; aujourd’hui, je ne saurais vous dire que des folies
+que je regretterais ensuite, comme j’ai dû en regretter bien d’autres.
+Adieu!
+
+Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner l’appel du timbre.
+Ce devait être Marceline Herrène. Son arrivée allait le sauver de
+lui-même... C’était bien!
+
+Comme lui, France avait entendu; et en elle un bizarre sentiment
+s’élevait, fait d’un regret aigu et d’une sensation de délivrance.
+
+Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne eût été là,
+déjà, pour l’entendre:
+
+--Adieu, ma chère, bien chère petite amie... Faites-moi la charité de
+penser à moi avec beaucoup de douceur et de compassion parce que je suis
+très malheureux.
+
+Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine. La porte du salon
+fut ouverte. Marceline Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous
+le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne élégante, un joli
+sourire sur le masque tragique du visage où étincelait la flamme des
+prunelles. Gaiement, elle s’exclamait:
+
+--Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle petite muse?
+
+Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement, prenait congé.
+France présenta:
+
+--Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon père va devoir l’illustration
+de ses sonnets des _Gloires_!... Vous, Marceline, je n’ai pas à vous
+nommer, vous êtes une femme célèbre!
+
+Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient un hommage pour la
+tragédienne. Puis, se courbant très bas, il baisa la main que France lui
+tendait. Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux, les
+yeux arrêtés sur elle:
+
+--J’enverrai donc à monsieur votre père les autres esquisses.
+
+Elle pencha la tête et dit simplement:
+
+--Merci... Et au revoir.
+
+Marceline Herrène les considérait de ses yeux brûlants dont l’expression
+était si franche. Quand la portière fut retombée sur Rozenne, elle
+demanda, affectueuse et spontanée:
+
+--Est-ce enfin celui que vous épouserez?...
+
+France eut la sensation d’un choc en plein cœur, et une ondée de sang
+courut sur son visage.
+
+--Claude Rozenne n’est pas à marier.
+
+--Ah!
+
+Leurs deux regards se confondirent: celui de la tragédienne
+sympathiquement sceptique et curieux; celui de France, large ouvert,
+avec une assurance orgueilleuse... Mais, de nouveau, tintaient follement
+en elle les mots qu’elle ne pouvait étouffer: «Il m’aime!... Il m’aime!»
+
+--Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre. N’attendez pas trop
+tard pour aimer, France... Ne vivez pas seulement pour être une divine
+petite muse... Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement, vous sentirez
+qu’il ne suffit pas à un cœur de femme d’inspirer de beaux vers... Un
+cœur, c’est un être qui vit, qui appelle; qui veut sa joie, son bonheur,
+ce bonheur comparable à nul autre, et à qui ne suffit pas l’immatérielle
+beauté des choses...
+
+Elle se tut une seconde; puis, plus bas, de sa belle voix de contralto,
+si aisément émouvante, elle dit, la main sur l’épaule de France:
+
+--Écoutez mon conseil, petite France, aimez, aimez! même dussiez-vous en
+souffrir... Et dans votre amour, donnez-vous toute, généreusement, pour
+en être enivrée, comme le plongeur se jette dans la mer, pour s’y
+perdre!... Autrement, vous arriverez à connaître, un jour plus ou moins
+proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur, le pire de tous les
+supplices, sentir qu’on n’est pour personne au monde, la vie, l’âme, le
+tout, l’_Unique_... Aimez, France, pendant que vous êtes jeune; que,
+sûrement, il y a des cœurs qui appellent le vôtre... Aimez; quand vous
+en aurez connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée d’avoir
+si longtemps voulu vivre dans votre beau rêve glacé!...
+
+Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières s’étaient
+abaissées, voilant son regard. Sur ses joues blanches, les cils
+battirent très vite, tandis que Marceline finissait avec un sourire:
+
+--Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit pas l’élu... Il semblait
+fait pour vous... Et je m’y connais en hommes, je vous jure!
+
+Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête qui lui était familier
+et ses lèvres articulèrent les mots que sa pensée lui criait
+impérieusement:
+
+--Je ne veux pas aimer... Je ne peux pas!...
+
+Les yeux de la jeune femme disaient la question que sa bouche ne
+prononçait pas. Mais France, changeant de ton, jeta avec une vivacité
+gamine:
+
+--Je ne peux pas aimer... Je n’ai pas le temps, j’ai trop de choses à
+faire! Chère bonne amie, causons vite de ma requête, voulez-vous?
+
+
+
+
+IX
+
+
+Une rumeur de curiosité courut à travers la très nombreuse assemblée que
+réunissait le concert de charité,--dans l’hôtel particulier qui abritait
+la kermesse,--car, sur l’estrade, venait d’apparaître Marceline Herrène
+pour dire le poème de Francis Danes.
+
+Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent. Les regards
+féminins étudièrent la sobre richesse de la robe de mousseline de
+l’Inde, incrustée de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis que les
+yeux des hommes s’attachaient au buste admirable sous l’étoffe souple,
+au visage qui semblait modelé dans la lumière, coiffé de cheveux
+sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd.
+
+Debout, immobile, une sorte de rêve dans la chaude profondeur des
+prunelles, elle semblait écouter le chant que modulait l’orchestre et
+par lequel s’ouvrait le poème,--un chant si admirablement adapté au
+caractère du poème que, seul, un même cerveau pouvait avoir conçu la
+musique et la poésie.
+
+Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura:
+
+--Elle est bien belle!... Tu es gâtée, chérie, d’avoir une pareille
+interprète!
+
+France inclina la tête en silence. De loin, elle souriait à Marceline
+qui venait de la distinguer dans la foule du public et lui avait envoyé
+un imperceptible signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se prit à écouter
+cette musique qui était la sienne, pour elle, évocatrice puissamment
+d’impressions vécues par elle.
+
+L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi toutes les répétitions,
+était vraiment très bon. Mais elle ne l’entendait pas avec cette
+attention qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler le jeu
+des musiciens. Son regard errait sur les rangs des auditeurs, cherchant,
+sans qu’elle en eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait
+pas. Dans cette réunion du tout Amiens _select_,--où fraternisaient pour
+quelques heures armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même
+noblesse, protectrice des bonnes œuvres,--presque toutes les
+physionomies lui étaient étrangères. A peine elle reconnaissait quelques
+femmes rencontrées dans le salon de Marguerite... Devant elle, un peu,
+elle apercevait le groupe des Chambry, la petite femme habillée avec un
+soin correct et une richesse toute provinciale, assise entre son mari et
+son beau-frère... Tous trois, l’air très attentif.
+
+A travers la distance, France sentait, tendue vers elle, toute la pensée
+d’Albert Chambry, avec une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à
+son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte dans la foule où
+elle demeurait discrètement confondue; et, si soucieux qu’il fût des
+convenances, il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder dès qu’il
+croyait pouvoir le faire sans être remarqué--par elle surtout. Il
+n’était pas connaisseur en musique et la valeur des harmonies originales
+du prélude, dont un mélomane eût été ravi, lui échappait complètement.
+Mais l’oreille charmée par les sonorités expressives et colorées du
+chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté par l’idée que c’était
+vraiment cette jeune fille qui avait créé cela, que tout ce public était
+réuni pour être enchanté par la beauté de son œuvre de femme--et de
+femme de vingt ans à peine!
+
+D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel était Francis Danes,
+observaient aussi, avec la même curiosité, la fine créature habillée de
+linon rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs, qui se tenait
+auprès de sa sœur, comme une fille du monde très bien élevée, auditrice
+correcte; de telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait pu
+soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette musique et ce poème.
+
+Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle excitait ainsi;
+sourdement nerveuse, elle continuait sa recherche inconsciente, parmi
+tous ces inconnus... Non, décidément, elle n’apercevait pas Claude
+Rozenne. Il n’était pas là!... Il n’était pas venu assister à cette
+audition solennelle, devant un public _payant!_ de l’œuvre de sa
+«précieuse petite amie», comme il semblait se plaire à l’appeler.
+Pourquoi?... Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille encore. De
+loin, elle l’avait aperçu, en arrivant de Paris, quand elle sortait de
+la gare avec Marguerite... Mais il n’avait pas paru chez sa sœur, bien
+que certainement il sût qu’elle était à Amiens, où les plus petites
+nouvelles étaient vite colportées.
+
+Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait le faire depuis quinze
+jours... Même, il se désintéressait de ce qui la touchait.
+
+Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si fort qu’une paillette
+blessa la peau sous le gant.
+
+Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où la jetait l’absence de
+Rozenne; et irritée contre elle-même, sans remuer les lèvres, elle
+murmura:
+
+--Qu’est-ce que cela peut me faire après tout, qu’il soit là ou non?
+
+... Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline commençait le
+poème; et son admirable voix, grave et pleine, d’une souplesse
+caressante, donnait si merveilleusement aux vers leur relief, leur
+couleur; en faisait jaillir, si lumineuse, la pensée, que toute
+préoccupation étrangère disparut du cerveau de France, dans la
+jouissance aiguë d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste
+telle que celle-là.
+
+La musique accompagnait la parole humaine, qui, parfois, faisait silence
+un moment, pour laisser la mélodie lui répondre; puis reprenait la
+légende symbolique, contée en une langue d’une incomparable poésie dont
+les moins lettrés eux-mêmes subissaient le charme. Mais France ne
+s’apercevait pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des regards
+qui allaient à elle, l’auteur!... Même, elle avait oublié l’absence de
+Rozenne. Rien n’existait plus pour elle que l’intense plaisir artistique
+qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit dans une sensation
+de brusque réveil quand des applaudissements éclatèrent enthousiastes,
+alors que l’orchestre achevait le motif final. Marceline, rappelée
+éperdument, reparaissait les mains pleines de fleurs, jetant le nom du
+poète que saluaient les acclamations.
+
+Avec une malice un peu émue André glissa à sa belle-sœur qui, devenue
+toute rose, écoutait, une petite fièvre au fond des prunelles:
+
+--Quel succès! France... Prenez garde, on va vous enlever pour vous
+porter en triomphe!
+
+--Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier Marceline qui
+mérite bien, elle, d’être portée en triomphe!... Quelle artiste!...
+Guite, tu me retrouveras dans le petit salon...
+
+Correctement escortée par son beau-frère, elle se glissait parmi les
+groupes qui se formaient; car la première partie du concert était
+achevée et les dames patronnesses commençaient la quête dans les rangs
+nombreux du public.
+
+Tous les regards invariablement la suivaient, autant parce que la rumeur
+commençait à la désigner pour le poète de _l’Eau dormante_ que parce
+qu’elle était une très jolie femme, totalement différente des plus
+élégantes Amiénoises réunies dans le hall, par son allure et par la
+discrète originalité de la toilette créée par son goût.
+
+Elle, indifférente, passait vite; et bientôt elle disparut, entrant dans
+le salon où, avant le concert, elle était avec Marceline.
+
+Devant la glace, la tragédienne attachait sa longue mante, déjà prête à
+partir.
+
+Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à France qui venait à
+elle, une clarté rayonnante dans les yeux.
+
+--Oh! Marceline! Marceline! quel don royal vous m’avez fait ce soir
+encore!... Je ne connais pas, je crois, de jouissance comparable à celle
+d’entendre mes vers récités par vous!
+
+--Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse?
+
+D’un geste spontané, France, comme une enfant, enlaça la jeune femme,
+jetant un chaud baiser sur son visage... Ardemment, elle admirait son
+talent qui, si souvent, était du génie; elle aimait son inépuisable
+bonté et, sans effort, elle lui pardonnait les généreuses folies où
+l’entraînait son cœur d’amoureuse...
+
+--Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous entendent, ivre de la
+musique de votre voix, de vos paroles...
+
+--Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres, France.
+
+--Oui; mais comme vous les avez dites! Jamais je ne vous remercierai
+assez d’avoir bien voulu faire ainsi connaître mes vers... Ah! je
+comprends que mon père ne veuille permettre à personne de réciter,
+devant lui, certains de ses sonnets qu’il vous a entendus!
+
+Marceline eut un imperceptible recul. Elle se souvenait de la manière
+dont Robert Danestal avait jadis souhaité lui témoigner son admiration,
+alors qu’elle aimait ailleurs...
+
+Mais ce fut, chez elle, impression fugitive; sa main effleurant les
+cheveux de France, elle dit:
+
+--Maintenant que je ne suis plus bonne à rien, France, je vais vite
+filer à l’hôtel, car je repars tout à l’heure pour Paris... et voilà la
+foule qui va envahir cette retraite afin de vous apporter ses
+félicitations...
+
+Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus vive la rumeur des
+conversations, car l’entr’acte continuait.
+
+--Marceline, attendez une seconde, je vais appeler mon beau-frère pour
+vous mettre en voiture.
+
+--Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma chère petite amie.
+
+Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille qu’elle avait vue
+presque enfant, alors qu’elle-même, en ses débuts au théâtre, venait
+réciter des vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître... Puis,
+soulevant une portière, elle s’échappa, tandis que la porte du salon
+s’entr’ouvrait devant Marguerite qui, discrète, demandait:
+
+--Chérie, peut-on entrer?... Tu es seule? Marceline est partie?...
+Alors, il est possible de venir te féliciter, sans vous déranger... Oh!
+ma petite France, tu peux être fière de toi!... Moi qui viens d’entendre
+ce que tous disent, je suis pénétrée d’orgueil!
+
+Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui murmurant cela, tandis
+que le salon s’emplissait de visiteurs qui souhaitaient être présentés
+au poète de _l’Eau dormante_.
+
+France les regardait; et, sourdement, une pensée lui faisait battre le
+cœur d’un regret âpre:
+
+«Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là qui s’empressaient autour
+d’elle?... Oh! pourquoi?...»
+
+Jamais elle n’eût soupçonné que son absence pourrait lui être ainsi
+pénible; qu’elle aurait, à ce point, trouvé bon, ce soir-là, de
+rencontrer son regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus oublier,
+de sentir autour d’elle l’indéfinissable sentiment qui lui était devenu
+cher...
+
+De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que lui--son
+ami!--demeurait invisible, ainsi qu’un indifférent, une sensation aiguë
+de désillusion, une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle; un
+désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller toute seule, dans
+l’ombre bleue de la nuit qu’elle apercevait par les portes-fenêtres,
+grandes ouvertes sur le jardin...
+
+Pourtant, bravement, elle jouait son personnage de femme célèbre dans sa
+petite sphère. Elle répondait, comme il convenait, à tous les
+compliments; aux félicitations majestueuses de Lucien Chambry, aux
+exclamations enthousiastes de sa petite femme...
+
+Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant qu’il lui fût
+possible d’aborder, à son tour, la jeune fille trop entourée. Avec un
+regard qui n’avait plus son calme coutumier, il contemplait la jolie
+tête expressive, les lèvres souples, les prunelles d’eau bleue, les
+moires dorées des cheveux sous la capeline de fleurs. Pour la première
+fois, il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie qui animait
+le cerveau et l’âme de France Danestal, et il en demeurait ébloui et
+troublé.
+
+Soudain rapprochée de lui par un remous dans le flot des visiteurs, elle
+rencontra, par hasard, ces yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans,
+réfléchir alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement:
+
+--Pourquoi donc me regardez-vous ainsi?
+
+--Parce que je vous admire... comme je n’ai jamais admiré aucune femme!
+
+--Rien que cela! fit-elle rieuse, un peu saisie, mais touchée de l’aveu.
+Lui-même en avait l’air si stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il
+commença, suppliant:
+
+--Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie... Je sais très bien que
+mon admiration est de mince valeur; mais je vous l’offre bien sincère...
+
+--Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un jour où nous serons plus
+tranquilles que ce soir, vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers
+vous ont plu?... Cela m’intéressera beaucoup!...
+
+Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte un peu malicieuse.
+
+--Si vous restez quelques jours à Amiens, me permettrez-vous d’aller
+vous dire toute mon impression chez madame votre sœur?... Je suis...
+
+Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un, derrière elle, venait de
+prononcer le nom de Rozenne, et les nerfs tendus elle écoutait,
+oublieuse de l’existence même d’Albert Chambry qui lui parlait. Que
+disait-on?
+
+Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois, pensé dans la soirée:
+
+--Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici!
+
+Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry prononçait, mordante:
+
+--Rozenne ici?... Vous ne savez donc pas que ce soir Gillette Harcourt
+reprend le rôle qui a été son triomphe au commencement de l’hiver? Une
+nouvelle _première_ à laquelle ses... admirateurs ne pouvaient manquer
+d’assister!
+
+France n’entendit rien de plus; car André d’Humières approchait, lui
+amenant un ami qui, à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit
+cet inconnu comme elle en avait accueilli tant d’autres depuis un
+moment, avec une indifférence souriante. Mais les mots qu’il lui disait
+lui arrivaient dépourvus de sens. Tressaillante comme après un choc très
+douloureux, elle pensait:
+
+«C’est pour cela qu’il n’est pas là!... Je comprends maintenant!»
+
+Ah! oui! elle comprenait... Et c’était si simple!... Ayant à choisir, ce
+même soir, entre l’amante et l’amie, «la précieuse petite amie!» ce
+n’était pas vers celle-ci qu’il était allé!... De quoi donc
+s’étonnait-elle?... Tous, ils étaient pareils, les hommes, elle le
+savait bien, depuis très longtemps... Et après tout, il était si naturel
+que Rozenne eût agi ainsi... Elle, France, était tellement peu de chose
+dans sa vie, dont elle n’avait pas voulu...
+
+--Oh! France, qu’est-ce que tu as?... Comme tu es devenue pâle!... lui
+murmura la voix anxieuse de Marguerite.
+
+Un sursaut de colère contre elle-même, contre Rozenne l’ébranla tout
+entière. Au hasard, elle dit:
+
+--Je suis lasse de tout ce monde... Et puis, il fait si chaud ici... Je
+vais respirer une seconde sur la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma
+chérie.
+
+Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se glissa dehors, sur le
+perron qui s’allongeait en terrasse, et descendit les marches.
+
+Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux, odorant d’une senteur de
+verdure et de fleur, où dominait l’arome des œillets qui montait d’un
+massif tout proche... Un souvenir jaillit en elle; celui de l’après-midi
+où Rozenne lui parlait dans le salon si fleuri, qu’il semblait distiller
+l’ivresse...
+
+Oui, elle était follement grisée, ce jour-là, quand son cœur bondissait
+d’allégresse parce que la croyance était entrée en elle que Rozenne
+l’aimait encore, l’aimait plus qu’autrefois... Oh! la stupide
+allégresse! dont la seule pensée était pour elle, en ce moment, une
+humiliation intolérable... Ah! oublier, oublier, oublier!... Sentir
+descendre en elle quelque chose de la grande paix de la nuit...
+
+Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à l’infini, c’était un
+tel silence, après le vain bruit des conversations!... A peine, le
+bruissement léger de la brise, à travers les feuilles. Les allées
+fuyaient dans l’ombre des arbres; une seule, qui enserrait la pelouse,
+semblait un chemin de lumière, sous le reflet de lune qui argentait
+aussi les arbustes...
+
+France détourna la tête pour ne plus voir les fenêtres éclairées qui lui
+rappelaient que le monde était là, tout proche, prêt à la reprendre...
+Et instinctivement, dans sa soif douloureuse d’être pénétrée--un peu! au
+moins...--par cette sérénité des choses impassibles, elle ferma les
+yeux,--comme une enfant très lasse qui appelle le repos...
+
+Mais alors, sous les paupières abaissées, des larmes jaillirent et
+vinrent mouiller ses lèvres...
+
+
+
+
+X
+
+
+Septembre s’achevait, avec une température d’été, aux heures lumineuses
+du jour; et seul, l’or fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient
+l’approche de l’automne.
+
+Tout particulièrement, Colette était ravie de ces beaux jours
+persistants. Elle recevait beaucoup en son château de Chevregny, pendant
+la saison des chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées
+féminines par de longues promenades en voiture, à travers la jolie
+campagne de l’Aisne, tandis que les hommes abattaient le gibier.
+
+--Colette, quel est, en définitive, le programme de la journée? lui
+demanda sa mère, comme elle arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la
+pelouse, à l’ombre des tilleuls, confortablement installés dans de
+larges fauteuils de paille, attendaient que les voitures fussent
+annoncées.
+
+La jeunesse était encore dispersée dans les allées du parc. Seules, les
+«personnes d’âge» étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal: les
+femmes causaient; les hommes fumaient ou parcouraient les journaux;
+quelques-uns somnolaient un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains
+dorés... Tous, en vérité, avaient un air de béatitude parfaite; et, leur
+attention réveillée par la question de Mme Danestal, ils regardèrent,
+avec des yeux charmés, la belle maîtresse de maison qui approchait,
+vraiment digne de toutes les admirations. Habillée de mousseline blanche
+ourlée de précieuses guipures, des roses pourpres dans sa ceinture, sa
+jolie tête blonde coiffée d’un grand chapeau fleuri, elle réalisait, en
+vérité, la vision d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer
+toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir se dire heureuse.
+
+--Ce que nous faisons tantôt, mère?... Eh bien! nous allons goûter au
+bois de la Brosse et nous reviendrons par Vauclair. La voiture va nous
+attendre à trois heures; mais s’il y a des amateurs de marche, ils
+pourront aller à pied jusqu’à la Brosse.
+
+--Nous autres, alors! jetèrent des voix jeunes, celles de la petite
+Jacqueline de Tavannes et de son fiancé, Maurice Derombies, qui
+passaient, sortant de la bibliothèque, dont l’asile leur était
+gracieusement abandonné pour abriter l’intimité de leurs tête-à-tête.
+
+Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la grande liberté qu’elle
+jugeait nécessaire d’accorder aux fiancés pour qu’ils pussent bien se
+connaître.
+
+--Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à pied! Tu auras chaud! Tu
+seras fatiguée!
+
+--Oh! maman, vous savez bien que jamais je ne suis fatiguée.
+
+--Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois seule avec Maurice!
+
+--Eh bien!... nous demanderons à... à... à France de nous chaperonner.
+Elle est aussi marcheuse que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au
+tennis... Ah! la voilà!
+
+Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de petites mèches folles
+moussant autour du front, sous la paille du chapeau, très rose de
+l’animation de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat des
+prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée pour le jeu, elle
+avait l’air d’une toute jeune fille et elle semblait, absolument, la
+contemporaine d’âge de Jacqueline, malgré les quelques années qu’elle
+avait de plus.
+
+La petite fiancée avait couru vers elle.
+
+--France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir à pied avec nous à la
+Brosse? Dites oui, chérie, vous serez si bonne!... En voiture, c’est
+tellement ennuyeux!... Nous sommes tous en «paquet» et Maurice et moi,
+nous ne pouvons causer!...
+
+France, amusée, se mit à rire.
+
+--Oui... oui, je comprends... C’est convenu, Jacqueline, nous n’irons
+pas à la Brosse en «paquet», mais tous les trois, gentiment; et je vous
+promets d’être très discrète, de marcher toute seule, en avant, sans me
+retourner!
+
+La petite l’embrassa joyeusement.
+
+--France, vous êtes un amour! Maurice, c’est arrangé! Maman, soyez
+satisfaite, nous aurons France pour veiller sur nous!...
+
+Mme de Tavannes--qui était paisible et douce--eut un sourire indulgent.
+
+--Allons! bien, bien... Seulement, je trouve que le chaperon n’a pas
+l’air plus respectable que les chaperonnés!... Enfin...
+
+--Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez pas l’air de vous le
+rappeler... Je n’ose plus dire mon âge, glissa France gaiement, tandis
+que d’un doigt vif elle détachait les épingles qui avaient raccourci sa
+jupe.
+
+--France, vous avez l’air d’une vraie gamine comme Jacqueline.
+
+--Ah! elle devrait bien lui ressembler en choisissant enfin un mari!
+soupira Mme Danestal, qui ne se consolait pas de voir sa fille libre
+encore du lien conjugal.
+
+Le brillant mariage de Colette était pour elle la félicité quotidienne;
+d’autant qu’elle-même profitait fort du luxe de la jeune femme, grâce à
+l’aimable bonté de Paul Asseline et à la communauté de ses propres goûts
+mondains avec ceux de sa fille.
+
+Aussi, il lui semblait intolérable que France, douée comme elle l’était,
+d’une incontestable séduction, ne se mît en peine nullement de trouver,
+à l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné; même plus, eût,
+jusqu’alors, laissé échapper avec une indifférence absolue les partis,
+quelques-uns vraiment tout à fait «convenables», qui lui avaient été
+offerts.
+
+Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait fort satisfaite de sa
+destinée. Elle ne s’inquiétait point de la modeste position de sa fille
+Marguerite, puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants la
+ravissaient, ceux de Colette surtout qu’elle se faisait une joie de
+«pomponner». Il y avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des
+excursions--à peu près constantes--de son mari hors du foyer conjugal,
+et elle se tenait pour satisfaite de vivre dans le rayonnement de sa
+célébrité; à la longue, résignée à le voir dépenser comme s’il eût
+possédé d’inépuisables rentes. L’habitude l’avait rendue habile à
+réparer tant bien que mal--surtout en apparence--les brèches ainsi
+causées dans leurs piètres revenus.
+
+Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus rien désiré. Mais quand
+se produirait enfin l’événement tant désiré?...
+
+La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation de sa mère. Tout en
+causant avec Jacqueline et Maurice Derombies, caressant d’un geste
+instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de ses doigts rafraîchis,
+elle regardait approcher son beau-frère suivi d’un domestique porteur du
+courrier que venait d’apporter le facteur.
+
+Cinq années d’existence sans souci et de complète félicité--Paul
+Asseline n’était pas difficile sur la qualité de son bonheur--avaient
+fait de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu paraître un peu
+vulgaire d’aspect s’il n’avait eu, stylé par Colette, des allures de
+parfait homme du monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant.
+
+La mine épanouie, il avançait vers Colette qui respirait discrètement le
+parfum d’adulation dont l’entourait sa cour masculine, et lui tendant
+une petite boîte:
+
+--Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant d’un regard enchanté.
+Même après cinq années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle femme
+lui eût été donnée.
+
+Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage est dû, elle prit l’écrin,
+trop accoutumée aux gâteries pour s’étonner; un peu ennuyée que devant
+tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité. Heureusement, à son
+gré, le domestique qui présentait à chacun son courrier distrayait
+l’attention; et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt les mouvements
+de sa fille, dont la calme lenteur, en la circonstance, l’impatientait
+un peu:
+
+--Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis pas d’ouvrir cette
+boîte!...
+
+--Voici, voici, maman. Quelle curiosité!
+
+Elle pressa le bouton de l’écrin; et sur le velours pâle une bague
+étincela d’une somptuosité princière, arrachant à Mme Danestal une
+exclamation enthousiaste:
+
+--Oh! Paul, c’est superbe!... Vous comblez votre femme, mon ami.
+
+--Rien n’est trop beau pour elle! Est-ce bien ce que vous désiriez,
+Colette?
+
+Elle souriait, regardant les jeux de lumière dans les gemmes
+étincelantes, serties avec art.
+
+--Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement rappelé le modèle qui
+m’avait plu. Je vous remercie.
+
+Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de prix, qu’elle lui tendait.
+Puis, heureux de l’idée qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant
+de ton:
+
+--A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que je vous dise tout de
+suite... Le courrier m’a apporté un mot de Rozenne; il m’écrit qu’il ne
+peut venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu à Paris par
+toute sorte d’affaires, paraît-il, car il part pour l’Espagne le mois
+prochain, afin d’y passer une partie de l’hiver.
+
+Une voix masculine jeta:
+
+--Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne ne pourraient pas
+s’appeler Gillette Harcourt?
+
+--Chut! chut!... glissa discrètement Mme de Tavannes. Nous avons ici des
+jeunes filles. Les hommes ne respectent rien!
+
+Colette n’avait pas répondu. Mais son regard, facilement aigu, avait
+glissé vers sa sœur. Elle n’aperçut pas le visage de la jeune fille.
+Auprès des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait vers
+l’étang dont la nappe luisait sous le voile des saules; et Mme Asseline
+ne vit pas que, dans les plis de sa robe, la main de France s’était
+crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique venait de lui
+remettre.
+
+D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le break était avancé, et
+sur le pavé de la cour, on entendait battre le sabot impatient des
+chevaux. De la maison, des allées, surgissaient les «jeunes», que le
+flirt, le tennis et autres occupations avaient distraits avant l’heure
+de la promenade; les femmes, toutes non moins élégantes que Colette.
+
+--Décidément, alors, mes enfants, vous allez à pied? soupira Mme de
+Tavannes. Elle avait, pour sa part, horreur de la marche.
+
+--Oh! oui! certes!...
+
+France avait laissé répondre les deux fiancés. Elle demeurait
+silencieuse, derrière eux, sans prendre garde qu’autour d’elle rôdaient
+quelques membres de la cour masculine de Colette, qui se seraient très
+volontiers arrangés de l’accompagner à travers bois. Mais comme elle ne
+les y invitait pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où,
+très empressé, Paul installait les femmes les plus âgées. Les jeunes
+bavardaient autour du grand break, tandis que Colette embrassait au
+passage ses enfants que la gouvernante emmenait jouer dans le parc. Elle
+était fière de son fils qui avait hérité de sa propre beauté, mais
+supportait mal que sa fille fût une vraie Asseline.
+
+Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la capote de batiste; puis, la
+dernière avant Asseline, elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit
+place à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière et s’élança près
+du cocher qui, raidi sur son siège, enlevait les chevaux, en maître
+conducteur, les faisant évoluer par une courbe savante, dans la cour
+seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette brillait avec cette
+expression de muet orgueil que lui donnait encore, au bout de cinq
+années, la conscience de posséder la fortune qu’elle avait voulue... Une
+fortune dont elle jouissait si pleinement, qu’il ne restait pas en elle
+place pour le désir d’une vie sentimentale.
+
+France et les fiancés étaient demeurés devant le perron, regardant
+sortir la voiture. Quand elle eut disparu, la petite Jacqueline eut un
+bond de joie:
+
+--Ah! nous voilà libres!
+
+--Oui, libres de nous mettre en route...
+
+--Oh! France, nous sommes si bien seuls!
+
+--Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons quand les autres
+seront partis...
+
+--Alors, nous irons très lentement?
+
+--Aussi lentement que vous le souhaiterez, mais il faut partir...
+
+Elle avait un impérieux besoin de mouvement et en même temps de
+solitude; un désir âpre de voir clair en elle-même et aussi une frayeur
+de ce qu’elle y découvrirait.
+
+Ce qu’elle y découvrirait?... Ah! déjà, elle le savait bien, sans même
+se le demander. Il lui semblait que tout son être criait son regret que
+Rozenne ne vînt pas.
+
+Pourquoi ne venait-il pas?... A cause de Gillette Marcourt, comme on
+l’avait insinué? d’une autre, peut-être?... Ou à cause d’elle-même que,
+depuis quelques mois, il semblait fuir résolument.
+
+Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et jamais plus dans
+l’intimité, depuis le jour de juin où elle avait eu, si forte,
+l’impression qu’elle lui était chère, plus encore que jadis...
+
+Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il n’avait pas paru à la
+kermesse de charité. Elle avait écouté, sans la relever, l’explication
+brève qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand dîner chez
+Colette; et, très simple, elle avait répondu à ses questions sur cette
+soirée dont il semblait, d’ailleurs, connaître déjà tous les détails.
+
+Il avait dû venir à Villers, où elle passait le mois d’août. Et là, non
+plus, il n’avait pas paru, écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu
+l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à chasser à Chevregny,
+toujours pour une raison ou une autre il s’était excusé. Et voici que,
+de nouveau, il ne tenait pas une promesse qui semblait cependant bien
+précise... Elle avait entendu Colette lire la lettre à sa mère, devant
+elle.
+
+Pourquoi?... Et pourquoi, aussi, ce désir presque douloureux, à cause de
+son acuité sans doute, qu’elle avait de le revoir comme au printemps; de
+causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui le touchait, lui! de
+ce qui l’intéressait, elle!... Pourquoi eût-elle souhaité sentir de
+nouveau autour d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de son
+âme?...
+
+Ah! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler, elle ne le pouvait
+plus, maintenant qu’elle se savait encore toute meurtrie de la déception
+qui s’était abattue sur elle quand elle avait entendu les paroles de son
+beau-frère. Alors, en cette seconde, comme on voit les choses dans une
+lueur d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait...
+
+Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura énervée:
+
+--Je suis folle... mais je suis folle!... Que m’arrive-t-il?
+
+Et pour fuir sa pensée elle adressa une question à Maurice Derombies,
+qui marchait près d’elle, Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble,
+correctement, descendaient la grande rue du village, suivis par les yeux
+des vieilles qui tricotaient devant les portes, par la curiosité des
+filles qui les croisaient et se retournaient ensuite pour regarder les
+«demoiselles du château».
+
+Puis, les dernières petites maisons laissées en arrière, la route
+s’enfonça dans la pleine campagne, d’abord à travers les prairies
+veloutées par l’herbe drue; puis sous le dôme léger des arbres, dont le
+feuillage se cuivrait çà et là, touché par le souffle de l’automne.
+
+Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement pour ralentir son pas.
+France le vit et tout de suite, elle dit:
+
+--Maintenant que nous sommes à l’abri des regards curieux, je vous
+abandonne et vais trotter en avant.
+
+--Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers, mademoiselle France,
+lança gaiement Maurice Derombies.
+
+Rêver à des vers!... Oui, autrefois, l’année précédente, même quelques
+mois plus tôt, marchant ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée
+de soleil; ses yeux charmés par la floraison rose des bruyères, par la
+verte fraîcheur de l’herbe que foulait son pied, par les lointains
+délicatement embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle des
+branches; oui, elle eût avancé ravie de la beauté des choses dont elle
+eût joui ardemment...
+
+Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à cette beauté qu’elle
+la remarquait à peine. Et cela pourquoi?... Parce que Claude Rozenne
+avait écrit qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il allait
+partir pour plusieurs mois?...
+
+De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour lui donner cette âme
+nouvelle qu’elle ne reconnaissait plus pour la sienne, à qui, tout à
+coup, ne semblaient plus suffire les idéales jouissances dont elle
+faisait son bonheur depuis des années, pourtant!...
+
+Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure détresse, cet effroi
+d’une vérité pressentie, encore cachée en elle. C’était à Amiens, le
+soir du concert où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas;
+quand réfugiée un instant dans le jardin désert elle avait, une minute,
+sangloté follement, comme on le fait seulement après une déception très
+cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise... Du moins, elle l’avait
+cru. Résolument, elle s’était appliquée à ne plus songer à cet homme
+dont la vie appartenait à une autre--à d’autres... Elle s’était donnée à
+ses multiples travaux, avec la fougue dont elle était coutumière; à
+Villers, elle avait rempli des heures par les longues courses qu’elle
+aimait, que son insatiable pensée peuplait d’images et de souvenirs.
+Même, elle avait été mondaine, pendant cette saison; elle avait
+accompagné Colette au casino pour les soirées musicales ou
+théâtrales--elle qui avait horreur des casinos!
+
+Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même, échappée au charme que
+Rozenne semblait exercer sur elle--à son tour, lui qui, autrefois,
+n’était pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant...
+
+Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère une branche fleurie
+qui avait jailli dans l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de
+subir les clairvoyantes révélations de sa pensée qu’elle cessa de
+marcher, pour se rapprocher des deux jeunes gens, qui cheminaient en
+arrière.
+
+Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés au milieu de l’allée,
+Maurice le bras enroulé autour des épaules de sa petite fiancée et leurs
+deux visages si proches, si proches...
+
+Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement comme des enfants
+en faute, avec des mines saisies et confuses dont elle eût souri en
+d’autres jours... Mais elle pensa seulement à l’amour qui joignait leurs
+bouches... Elle n’avait vu que l’expression de leurs visages... Et
+sourdement, sa pensée précisa, avec une telle netteté qu’une rougeur
+empourpra ses joues:
+
+--Je voudrais que Rozenne fût près de moi, marchant dans cette allée,
+sous cette ombre... Je voudrais l’entendre me parler, comme il savait le
+faire; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me dit que je lui suis
+chère, très chère... qui semblait me le dire il y a deux mois...
+
+D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir et ses lèvres
+articulèrent avec une impérieuse résolution où frémissait sa détresse
+éperdue:
+
+--Je ne veux pas penser à lui ainsi... Je ne veux pas... Oh! comment me
+guérir?... Comment?
+
+Se guérir de quoi?... De l’aimer?...
+
+Les mots déchirèrent sa pensée... Aimer!... Elle aimait Claude Rozenne!
+
+Là, dans la solitude de ce bois où elle était en face d’elle-même, dont
+le silence laissait bien haut parler la vérité, elle ne pouvait plus se
+le dissimuler... Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait possédé, à
+cette heure il appartenait tout entier à Claude Rozenne. Depuis deux
+mois, sans se l’être jamais avoué, elle l’avait bien compris...
+
+--Je l’aime... mais je ne veux pas l’aimer! Il est le mari de cette
+femme... Il est épris d’une autre et il ne songe guère à moi... Je ne
+veux pas l’aimer!
+
+Sa bouche tremblante martelait tout bas les mots que nul ne devait
+entendre. Paroles vaines! Elle pouvait se révolter sous le joug qui
+s’était lentement appesanti sur elle. A quoi bon?... Elle était
+vaincue... Lui, Claude, triomphait à son tour. Elle le connaissait, et
+par lui!... ce mal d’aimer qu’il avait jadis appelé sur elle... Et
+c’était dans son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation, la
+colère, la souffrance de sa défaite--et aussi une sorte de joie éperdue
+dont elle avait peur...
+
+Ah! si Rozenne eût été libre encore, même se fût-il détaché d’elle,
+peut-être, insouciante de l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet
+amour qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait le mari d’une
+autre femme la révoltait comme une déchéance à laquelle elle se
+refusait... Pourquoi... comment l’avait-elle aimé?... Elle avait eu
+pitié de lui... Oh! oui, une pitié immense... Pour lui faire du bien,
+elle s’était montrée accueillante et douce infiniment, elle lui avait
+donné une place dans sa vie... Alors elle l’avait mieux connu; et cette
+âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait peu à peu conquise, si
+absolument qu’elle se demandait, avec épouvante, comment elle
+recouvrerait jamais sa liberté...
+
+Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres! D’abord
+l’amitié... Puis l’amour... Folle, de s’être crue invulnérable, d’avoir
+ainsi marché droit devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille
+naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine avait faite bien
+clairvoyante pour les autres!... Et maintenant, où allait-elle?...
+Comment pourrait-elle guérir du mal d’aimer? Elle savait bien, instruite
+par l’exemple, à quel prix l’on y échappe. Et puis, tout bas, il lui
+semblait qu’elle ne souhaitait pas sincèrement être guérie... Ah!
+c’était doux et effrayant d’aimer!... C’était aller, dans un infini de
+joie, vers la souffrance... Ah! quelle torture de penser toutes ces
+choses!... La solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice.
+Elle aurait voulu être jetée dans une foule qui l’arracherait à
+elle-même, entendre autour d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de
+songer, de comprendre, de se souvenir...; être comme les insectes
+qu’elle regardait voler dans la lumière, comme les feuilles luisantes de
+soleil, comme l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible...
+
+Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent tout à coup le
+frôlement des lettres qu’elle avait glissées dans sa poche, d’un geste
+machinal, quand elle les avait reçues, au moment de sortir. Elle se
+souvint... Sur l’une des enveloppes, elle avait reconnu l’écriture de
+Marguerite... Puis elle avait oublié cette lettre comme le reste du
+monde. Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle allait calmer
+un peu la fièvre qui tendait tous ses nerfs...
+
+Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls lisaient les lignes
+affectueuses de la jeune femme qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux
+premiers jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur les
+enfants. En finissant, elle racontait encore:
+
+«Que je te confie aussi, ma chère aimée, une nouvelle apprise par
+hasard, hier, de source très sûre, dont je suis encore toute saisie. Il
+paraîtrait qu’il y a six semaines environ la femme de Claude Rozenne est
+morte subitement dans un accès de folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne
+se soit pas tuée; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il parlé
+de cet événement dont sa mère ne m’a rien dit, convaincue, sans doute,
+que j’ignorais la situation de son fils...»
+
+France releva la tête avec l’impression qu’elle rêvait... Et pourtant,
+c’était bien dans la réalité qu’elle marchait, suivant une longue allée
+moussue, la lettre de Marguerite dans les mains, sans tourner la tête,
+pour ne plus troubler les jeunes gens qui cheminaient derrière elle...
+
+Était-il possible que Rozenne fût libre tout à coup, libre de
+recommencer sa vie, délivré de l’horrible lien... Libre!... C’était
+tellement inattendu, stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot,
+machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait la vérité... Libre!
+
+Il était libre... Et à elle, qu’il appelait son amie, il n’avait rien
+dit d’un événement si grave... Il n’était pas venu à Villers, alors
+qu’elle s’y trouvait; il se refusait à paraître à Chevregny où il savait
+la retrouver... Et il partait pour plusieurs mois en Espagne...
+
+Ah! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle s’était stupidement
+imaginé être encore aimée par lui... Peut-être, tout simplement, dans un
+désir de revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il était
+enchaîné à une autre femme; puis, du jour où il avait recouvré son
+indépendance, il s’était dérobé, trouvant sans doute le jeu dangereux,
+n’ayant plus besoin d’une amie compatissante..., vengé parce qu’il
+lisait en elle, avant elle...
+
+Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle eût voulu pouvoir arracher
+d’elle-même jusqu’au souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il
+existait... Oublier!... Est-ce que cela se pouvait ainsi, à volonté!...
+Comment ferait-elle pour y parvenir?...
+
+... Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline qui accourait
+vers elle:
+
+--France! France! ne rêvez plus... Chérie, nous voilà arrivés... Vous
+allez toujours droit devant vous; il faut tourner...
+
+Avec un regard de songe, France contempla les deux jeunes gens, puis
+l’admirable cirque de verdure qui entourait la clairière où le goûter
+était dressé; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix arrivaient à
+son oreille. Il lui semblait que tous étaient des étrangers pour elle
+qui revenait de si loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même...
+
+
+
+
+XI
+
+
+Sous le jour blafard de la gare, France aperçut son beau-frère qui
+l’attendait, seul, sans Marguerite.
+
+Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement ses deux mains:
+
+--Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas, France, de n’être pas venue
+vous recevoir? Elle est restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné
+une grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux croup. Nous avons
+eu très peur.
+
+--Mais maintenant, vous êtes tranquillisés? questionna France anxieuse,
+avec l’intuition des minutes d’angoisse vécues par sa sœur.
+
+--Oh! oui, heureusement. Le médecin nous a tout à fait rassurés ce matin
+et, en même temps, il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence
+à vous laisser venir... Sans quoi, nous vous aurions télégraphié.
+
+Elle eut un geste d’indifférence.
+
+--Les grandes filles comme moi n’attrapent pas le faux croup! Seulement,
+j’ai peur de vous embarrasser si Bébé est encore malade...
+
+--La crise est passée; demain, elle sera remise. N’ayez aucun regret.
+Marguerite se fait une telle joie de vous avoir quelques jours... Vous
+êtes un oiseau fugitif, France.
+
+--Mon ami, je fais ce que je puis!... Vous voyez, cet été encore, je
+suis venue...
+
+Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se ravivait en elle--si
+fort!--de cette soirée où, pour la première fois, elle avait souffert de
+voir Rozenne demeurer loin d’elle.
+
+Rozenne!... toujours Rozenne!... Ah! quels jours troublés elle lui avait
+dus, pendant ces dernières semaines surtout! Jamais jusqu’alors elle
+n’en avait traversé de semblables... Où était sa sérénité d’antan, ses
+joies idéales quand son travail la ravissait, quand elle vivait
+soucieuse seulement des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art qui la
+passionnaient et qu’elle les goûtait sans désir d’autres bonheurs... Ah!
+qu’il était fini, ce temps-là!
+
+Comme toute sa volonté était impuissante--autant que celle d’un petit
+enfant--pour lui rendre son indépendance d’âme!
+
+Tous, heureusement, l’ignoraient; mais elle savait bien, elle, qu’elle
+n’était plus qu’une pauvre petite créature dont l’amour avait fait sa
+proie. Elle disait encore: «Je voudrais guérir!»
+
+Parole menteuse! Maintenant que Claude Rozenne était libre, elle avait
+perdu le désir âpre et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux,
+bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont elle souffrait, comme
+d’un cilice qui aurait enserré son cœur.
+
+A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir; apprendre quelque
+chose de lui, de ses projets; savoir le pourquoi de son silence, de ses
+absences, de son départ...
+
+Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère, instinctivement, dans le
+jour qui tombait, elle observait les rares passants sur les boulevards à
+peu près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient, tout humides, sous
+les pas. Mais nul ne ressemblait à Rozenne.
+
+Confusément, elle songeait à cette fin de jour printanière, où revenant
+de chez les Chambry elle l’avait rencontré... Tout de suite, alors, il
+s’était pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là elle était sûre
+d’elle-même... Et comme lui, se montrait avide du peu qu’elle voulait
+bien lui donner...
+
+Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était répété si souvent depuis
+quelques semaines:
+
+«Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était sans le savoir... Je ne
+mérite pas d’être punie pour cela!... Où vais-je maintenant?...»
+
+Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un être qui se voit emporté
+par un courant irrésistible, ignorant sur quelle rive il sera jeté.
+
+Elle secoua la tête pour échapper à la hantise du souvenir. La nuit
+venait; des réverbères s’allumaient dans l’obscurité grandissante.
+Protégée par l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait
+les lèvres:
+
+--Est-ce que Claude Rozenne est ici?
+
+--Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu... Je dis «entrevu», car
+il paraît dans une crise de sauvagerie et ne nous honore pas de ses
+visites. On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en Espagne.
+
+Encore ce voyage! France eut un frémissement, mais elle ne questionna
+pas davantage son beau-frère et se reprit à parler du mal qui, la
+veille, avait subitement frappé le bébé.
+
+--Marguerite ne s’est pas trop affolée?
+
+--Elle?... Ah! vous la connaissez... Jamais elle ne se plaint ni ne se
+révolte. Sur sa pauvre figure décolorée, je voyais son inquiétude; mais
+elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait dit le médecin.
+Marguerite! C’est le courage même, un admirable courage très simple,
+sans phrase, ni éclat!... Ah! comme elle mérite que le mieux ait
+continué!
+
+--Nous allons le savoir... Nous arrivons!... Oh! Guite, es-tu
+tranquillisée? jeta France courant à sa sœur qui apparaissait au coup de
+sonnette.
+
+--Oui, grâce à Dieu!... Le médecin sort d’ici et m’a répété que tout
+danger était écarté. C’est bien bon!... Comme cela, chérie, je vais
+pouvoir jouir, le cœur en paix, de ta chère présence.
+
+Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie, insouciante que la
+lampe éclairât l’altération de son visage. France la regarda avec une
+tendresse compatissante.
+
+--Guite, tu as bien besoin de te reposer après cette alerte!
+
+--Bah! ce n’est rien... Le tout est que le mal ne soit plus qu’un
+souvenir. Mais c’est vrai, qu’André et moi, nous avons passé une dure
+nuit!... Je voulais qu’André allât se reposer, puisque je restais
+debout. Mais il n’a jamais voulu me laisser seule.
+
+--Il a eu joliment raison!
+
+--N’est-ce pas, France? Dites donc à votre sœur que je ne mérite pas
+d’être traité comme l’aîné de ses poupons.
+
+Il avait dit cela si plaisamment que tous trois se mirent à rire; et
+France envoya un coup d’œil amical à son beau-frère. La certitude
+pénétrait en elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite l’époux
+qu’elle avait souhaité.
+
+Le miracle s’était donc accompli; le généreux amour de la jeune femme
+avait peu à peu transformé l’homme égoïste et léger par qui elle avait
+connu des heures bien cruelles.
+
+Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de France tombait un peu.
+Cette nuit-là, elle dormit plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis
+bien des nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours la
+sensation d’apaisement et de sécurité qui lui était si bonne au temps de
+sa jeunesse. A son réveil, elle jouit d’être enveloppée par la
+tranquillité berceuse de la province; d’entendre, pour tout bruit, de
+rares appels de marchands dans la rue, et, dans la maison, la douce voix
+de Marguerite qui donnait des ordres, son pas glissant sur le parquet,
+et les bonds joyeux de Bob qui courait comme un poulain échappé, à
+travers le couloir. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de
+façon discrète, à la porte de «tante France», pour recevoir la
+permission d’une petite visite. Elle venait de se lever et dit:
+
+--Entrez!
+
+Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante du matin, ses
+cheveux sur les épaules, retenus à demi par un ruban; et sautant autour
+d’elle, il cria, ravi:
+
+--Tante France, vous êtes gentille!... Vous avez l’air d’une petite
+fille!... Et puis, vous sentez bon comme une fleur!...
+
+Dans sa joie, il appela sa sœur:
+
+--Étiennette! Étiennette! Viens voir tante! Elle veut bien! Tu peux
+arriver!
+
+La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre, accourut vite, un peu
+timide d’abord, puis bientôt enhardie, pour regarder avec son frère, la
+mine curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de voyage--ce fameux
+sac d’où, la veille, étaient sortis pour eux joujoux et bonbons.
+
+Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer avec ces petits qui la
+dévoraient de caresses et de baisers, et, finalement, s’assit par terre,
+comme eux, pour leur conter une merveilleuse histoire qu’ils écoutaient
+les lèvres entr’ouvertes, buvant ses paroles. Avec peine, elle put les
+décider à partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer pour
+s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage avaient été pour elle une
+détente bienfaisante.
+
+Le bébé était vraiment remis et sa figure menue, un peu pâlie, s’égayait
+aux jeux turbulents de Bob et d’Étiennette.
+
+--Guite, veux-tu que je les emmène promener? proposa France après le
+déjeuner, voyant un rai de soleil filtrer entre les nuées grises.
+
+--J’aimerais mieux que tu accompagnes André, qui a besoin d’aller
+demander un renseignement chez les Chambry. Ils sont encore à leur
+campagne de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade à travers
+champs; tu es un peu pâle, ma petite France. L’air de Chevregny ne
+paraît pas t’avoir très bien réussi.
+
+France détourna la tête, tressaillante, avec une frayeur de la
+perspicacité de sa sœur. A quoi bon trahir son secret?... Marguerite ne
+pourrait rien pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus. Alors elle
+se devait à elle-même de bien cacher sa défaite. Pas encore elle n’avait
+parlé, avec la jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances
+qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite était absorbée par son
+enfant, et elle eût mieux aimé apprendre tout par André. Aussi,
+volontiers, elle se laissa tenter par la proposition de sa sœur. Mais le
+même besoin de mouvement qui, à Chevregny, l’entraînait en
+d’interminables courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui offrait
+pour la conduire à Dury.
+
+Elle préférait mille fois marcher sur la grande route qui fuyait entre
+des plaines sans fin, balayée par la brise humide, presque tiède, dont
+le souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée par les
+pluies récentes. Le pâle soleil s’était perdu sous un voile de nuées, et
+le ciel, ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd d’averses,
+strié par des vols noirs de corbeaux.
+
+Ses yeux errant sur les lointains embrumés, où s’estompaient quelques
+bouquets d’arbres, des meules isolées, brunies par les mauvais temps,
+France causait avec son beau-frère, la pensée distraite, cherchant à
+engourdir, dans la griserie de l’air qui battait son visage, le désir,
+douloureux comme une soif, de savoir enfin quelque chose de Rozenne.
+
+Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui demandait, du même ton de
+causerie:
+
+--Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne lui avait parlé de la
+fin inattendue de sa belle-fille?
+
+Ah! enfin, elle allait donc savoir... Enfin!... S’appliquant à ne pas
+laisser frémir sa voix, elle dit:
+
+--Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps de me raconter cela...
+Comment est-ce arrivé?
+
+--Dans une crise de cette malheureuse. Elle s’est échappée et est allée
+se jeter dans un étang proche de la maison où elle était gardée.
+
+--Et elle s’est noyée?
+
+--Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais elle avait été saisie par le
+froid. Elle a eu une congestion qui l’a emportée...
+
+Tout bas, France murmura:
+
+--Pauvre, pauvre créature!
+
+Vaguement, elle entendait André déclarer bien heureux pour Rozenne
+d’avoir été libéré ainsi d’un épouvantable mariage, et d’autres choses
+encore auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner attention, tant
+ses propres pensées l’absorbaient.
+
+Heureusement, pour la dispenser de poursuivre cette conversation, le
+petit village de Dury apparaissait et, par delà les arbres du parc, se
+dressait la toiture effilée du château.
+
+Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne, la jeune Mme Chambry,
+sur le désir exprès de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois
+que tentait une promenade à la campagne ou une partie de tennis. Et le
+domestique qui apparut, appelé par la cloche de la grille, expliqua tout
+de suite, introduisant les visiteurs:
+
+--Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle et monsieur veulent me
+suivre...
+
+France enveloppa d’un œil charmé les perspectives ombreuses auxquelles
+le feuillage d’or roux donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son
+beau-frère, elle murmura, distraite un instant d’elle-même:
+
+--C’est joli, ici!
+
+--Oui, le parc est très beau... Vous allez voir...
+
+Guidés par le domestique, ils traversaient de grandes allées paisibles
+qui s’allongeaient entre les pelouses décorées de statues un peu verdies
+par la mousse, et les massifs admirablement fleuris de chrysanthèmes
+dont la senteur d’automne imprégnait l’air. Une rumeur joyeuse montait
+du tennis, et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées de rires
+et d’éclats de voix.
+
+L’allée tourna et le large espace sablé apparut, enserré par la fragile
+muraille du filet, derrière lequel se mouvaient des hommes en tenue de
+jeu, des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient, alertes, suivant
+le caprice des balles.
+
+Devant le _tennis court_, Mme Chambry était assise au milieu du groupe
+de ses visiteurs, de la phalange des parents qui chaperonnaient les
+joueuses.
+
+A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement, avec un cri de
+plaisir:
+
+--Oh! vous êtes à Amiens?... Quelle bonne surprise de vous voir! Que
+vous êtes aimable d’être venue jusqu’ici!... Seulement je suis désolée
+que mon mari ne se trouve pas là pour vous recevoir; il est à la chasse.
+Mais mon beau-frère, du moins, est des nôtres!
+
+Oui, il était là; et il contemplait France avec une sorte de stupeur
+ravie. S’il eût été aussi sincère que sa jeune belle-sœur, il se fût,
+lui aussi, écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était livré
+tout entier:
+
+--Oh! la bonne surprise... Est-il possible que ce soit bien vous!...
+
+Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne rien trahir de
+l’émotion qui vibrait en lui comme un hosanna; et simplement, il saluait
+France par quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile effort!
+Clairement, avec son intuition de femme, elle le devinait bouleversé par
+son apparition imprévue, car il ne pouvait commander à l’expression de
+ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa voix. Se pouvait-il vraiment
+qu’elle eût produit pareille impression sur ce garçon si calme?...
+
+--Mademoiselle France, vous allez faire une partie de tennis, n’est-ce
+pas? proposa, un peu timide, Mme Chambry, qui ne savait comment montrer
+à la jeune fille son plaisir de la voir chez elle. Tout à son gré, elle
+eût voulu pouvoir causer avec cette France Danestal à qui elle avait
+voué une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à ses autres
+visiteuses, de respectables mères de famille qui eussent trouvé très
+mauvais de voir la maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante
+Parisienne dont elles examinaient avec une attention aiguë le sobre
+costume tailleur, d’un brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque
+de faisan doré dont les ailes avaient le chaud reflet des feuilles
+d’automne.
+
+France n’était nullement tentée de se mettre à jouer avec ces jeunes
+gens inconnus et elle préféra la promenade dans le parc que la jeune
+femme proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le froid si elles
+s’attardaient à contempler les joueurs. Ah! que France eût aimé s’en
+aller seule, à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne
+poudrait les branches d’or et de pourpre! Mais quel inutile vœu! Il lui
+fallait poliment tenir des propos quelconques avec les respectables
+dames qui se complaisaient dans la paraphrase des menues nouvelles
+amiénoises...
+
+--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous faire les honneurs de
+notre parc?
+
+Près d’elle était Albert Chambry. Résolument il avait laissé les
+joueurs, les vieilles dames, les spectateurs masculins, parmi lesquels
+André d’Humières; et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait vers
+la filature, par le jardin fleurissant, il marchait lentement, à ses
+côtés.
+
+Elle sourit:
+
+--Votre parc est beau comme un jardin des fées, ainsi vêtu par
+l’automne!
+
+--Réellement, il vous plaît?... J’en suis très heureux!... Je l’aime
+comme un ami. Quand j’étais enfant, il était mon univers, et un univers
+enchanté où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me croire libre!
+Plus tard, ses allées discrètes ont reçu la muette confidence de mes
+espoirs... Oui, ce parc renferme vraiment quelque chose de ma vie
+même... Et il me semble que je fais un rêve qui, éveillé, m’aurait
+semblé irréalisable, en vous y voyant marcher ainsi près de moi!...
+
+Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé que le correct
+Albert Chambry pût ainsi sortir de sa réserve, surtout avec elle,
+presque une étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une forme un
+peu trop littéraire, le sentiment qui les inspirait paraissait très
+sincère; et, séduite par cette sincérité, elle dit avec un abandon
+amical:
+
+--Je vous envie de posséder ainsi un petit empire, tout peuplé de
+souvenirs chers!... Moi, dans tous les lieux que j’ai aimés, j’ai
+presque toujours été seulement une passante et j’ai laissé un peu de mon
+cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être jamais... Aussi quand
+il me faut partir, sans espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie
+sensation de déchirement. Et maintenant, j’en arrive à ne plus souhaiter
+voir certains pays lointains, dont j’ai rêvé passionnément!... parce que
+j’ai conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter, sachant n’y
+plus revenir jamais.
+
+A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle lui livrât ainsi
+quelque chose de sa pensée intime. Il reprit:
+
+--Je crois que le déchirement dont vous parlez, on peut l’éprouver même
+avec la vision du retour... J’en ai eu la sensation, cet été même, quand
+ayant accepté un mandat de député j’ai pris conscience nettement que je
+venais de renoncer à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma vieille
+cathédrale, pour me lancer... dans un inconnu plus ou moins hostile...
+
+--C’est vrai, vous êtes devenu député depuis notre première rencontre!
+Alors la politique vous tentait?
+
+Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement sceptiques et moqueurs. Il
+dit, un peu lentement:
+
+--Non, pas la politique...
+
+Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et se reprit:
+
+--Vous avez raison. Ce n’est pas la politique qui vous a attiré. C’est,
+je suis sûre, le désir de pouvoir mieux défendre les intérêts de vos
+ouvriers!
+
+Mais il secoua la tête. Son visage était grave et ses yeux contemplaient
+le visage de France avec une sorte de douceur ardente:
+
+--Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous laisser une aussi haute
+opinion de ma générosité. Ce serait hypocrisie... Non, si j’ai tant
+souhaité être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers...
+
+Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre. Le regard de
+France, entre les cils, filtrait surpris vers lui qui, maintenant,
+avançait près d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le groupe
+des promeneurs ne les suivait plus. Au hasard, tous deux suivaient de
+petites allées désertes qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue
+charmille que l’automne dorait magnifiquement. Dans l’air humide,
+tintait la sonnerie des cloches, annonçant le _Salut_ à l’église de
+Dury.
+
+La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau et son accent avait quelque
+chose de résolu, de vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure
+émotion dont il n’était pas maître:
+
+--Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez la vérité; j’étais
+décidé à vous la dire... bientôt... Ce n’est ni par ambition, ni par
+philanthropie que j’ai souhaité obtenir la députation...
+
+Il s’interrompit encore; mais ce ne fut qu’une seconde et il acheva:
+
+--... C’était à cause de vous.
+
+--De moi?...
+
+--Oui, de vous...
+
+Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli; mais ses traits avaient
+une expression de calme volonté.
+
+Où prétendait-il en venir? Lui, n’était pas un _flirt_ prompt à faire
+entendre de vagues déclarations aux jolies filles sans dot. Ses paroles
+étaient réfléchies, mesurées; il en acceptait la responsabilité.
+
+Alors... quoi?... Se pût-il que cet homme sagement pondéré fût cependant
+un romanesque et se fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard
+avait quelquefois rapprochée de lui?... Si vraiment elle était devenue
+plus qu’une passante dans sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour
+lui enlever une inutile espérance. Et, avec une gravité pensive, elle
+dit:
+
+--Je ne comprends pas pourquoi, à cause de moi, vous avez désiré venir à
+Paris...
+
+--Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me rapprocher de vous... parce
+que j’espérais ainsi parvenir... oh! peu à peu! lentement! à réaliser un
+rêve auquel je pense, à toute heure, je puis dire... dès que je suis
+seul avec moi-même surtout... Un rêve qui est entré en moi, dès le
+premier jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement cette après-midi
+où vous êtes venue à la filature... Vous vous souvenez?
+
+Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant la terre brunie sous la
+rouille des feuilles; et elle pensait, non pas à Albert Chambry, mais à
+celui qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée de devenir,
+pour lui, l’_Unique_... Comme une enfant ignorante et folle, elle avait
+refusé de l’entendre, dédaigneuse de l’amour humain, ayant cette foi
+orgueilleuse que le travail, le culte du Beau suffiraient à lui donner
+le bonheur... Aujourd’hui, elle savait la vérité; impérieusement, le
+cœur veut plus... Et pour cela, elle avait pitié--ah! grand’pitié--de
+cet homme qui, peut-être aussi, allait souffrir par elle.
+
+Lentement, après Albert Chambry, elle répéta:
+
+--Oui, je me souviens du jour dont vous parlez. Je voudrais connaître le
+rêve qu’il vous a apporté. Je crois que je puis vous le demander,
+puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée...
+
+--Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en êtes l’âme même. Ce rêve,
+je vous l’avoue, avec tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce
+que je ne sais quand il me sera encore donné de vous voir seule... Ce
+rêve... c’est qu’un jour vienne où vous consentirez à me confier votre
+vie pour que j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous me
+donnerez ainsi...
+
+Une légère flamme monta au visage de France. Ce qu’Albert Chambry lui
+disait depuis un instant, elle était certaine qu’il allait le lui
+dire... Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de la charmille
+qui les enveloppait du voile fauve de son feuillage, elle apercevait, au
+delà des plaines, le lointain de la ville où la vie les appelait... Mais
+lui, la regardait seule, une expression de prière dans les yeux.
+
+Avec effort, elle articula:
+
+--Vous souhaitez faire de moi votre femme, mais...
+
+--Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent... Je le sais... Aussi, je
+n’ai pas l’espérance orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout
+de suite, accueillir la demande que je vous conjure seulement de ne pas
+oublier. Je n’espère que dans l’avenir.
+
+--Alors... alors pourquoi m’avez-vous parlé aujourd’hui?
+
+--Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions? Je vous ai vue
+apparaître tout à coup, quand je vous croyais très loin... Et cette joie
+inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre, si je me taisais
+plus longtemps... Et puis, je me suis trouvé seul avec vous dans ce parc
+où vit ma jeunesse; où, pendant ces derniers mois, j’ai tant pensé à
+vous... Et mon secret m’a échappé... Ne me répondez pas... En ce moment,
+je le sais, vous direz _non_ à ce que je désire... comme je n’avais
+encore rien désiré au monde!...
+
+Elle murmura, tressaillante:
+
+--C’est vrai, je ne souhaite pas me marier...
+
+--Maintenant, oui... Mais il faut penser à l’avenir... Croyez-moi.
+
+L’avenir!...
+
+Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son âme s’enfuyait vers
+Rozenne.
+
+Ah! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi?...
+
+Elle s’était remise à marcher dans la charmille, lumineuse sous son
+feuillage de légende. Au loin, les cloches sonnaient toujours et leur
+chant semblait emplir l’infini pâle du ciel d’automne.
+
+Albert Chambry répéta avec une autorité douce:
+
+--Oui, l’avenir, il faut y penser! En ce moment, comme vous êtes très
+jeune, vous n’y songez pas. L’heure présente vous suffit, parce qu’elle
+est bonne... Vous avez près de vous votre mère, votre père... Vous ne
+connaissez pas la solitude!... Mais qu’ils vous manquent, vous
+regretterez de n’avoir pas votre foyer à vous; de ne pas sentir autour
+de vous une protection très tendre, dévouée infiniment, qui remplace
+celle des parents que vous avez aimés...
+
+Un pli un peu amer souligna, une seconde, la bouche de France. Il ne
+connaissait pas le foyer où elle avait grandi; sans quoi, il aurait su
+qu’elle y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais l’être dans la
+vie!... Il continuait à lui parler, mais elle l’entendait à peine. Si
+vivant se réveillait en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été
+dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par le couchant, de la voix
+ardente de Rozenne qui l’implorait... Aujourd’hui, c’était l’automne...
+Et celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu, le don de sa
+vie, était un homme en pleine possession de sa volonté, qui savait bien
+ce qu’il souhaitait pour y avoir longtemps pensé...
+
+Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées étroites où elle
+avançait distraite et il parlait, dans un désir profond de la
+convaincre. Il lui disait les mêmes choses que Rozenne lui avait dites
+cinq ans plus tôt... Des choses que Marguerite aussi lui avait fait
+entendre, que Marceline Herrène lui avait répétées ce jour où Rozenne
+avait aux lèvres un aveu qu’elle ne voulait pas écouter--alors...
+
+--Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez, je vous assure, que
+le travail, les jouissances artistiques ne suffisent pas à satisfaire le
+cœur... Vous arriverez à penser qu’il est bon de se sentir chérie; de
+devenir pour quelqu’un l’être par excellence, celle vers qui vont toutes
+les pensées, les tendresses, les désirs, comme vers une divinité
+adorée... Ah! je sais bien que je n’ai pas les mêmes goûts que vous, que
+nous avons vécu dans des milieux intellectuels très différents, que je
+ne suis pas artiste du tout... Mais j’apprendrai à aimer les choses que
+vous aimez... Et puis, ne pensez-vous pas que l’affection peut
+rapprocher même les esprits?... D’ailleurs, vous vous intéressez aux
+questions ouvrières qui sont, pour moi, capitales... Ce serait un lien
+entre nous... Je vous laisserais, naturellement, toute liberté pour vous
+livrer aux travaux que vous aimez... Tant que ma vie était fixée à
+Amiens, je jugeais impossible de vous demander le sacrifice d’accepter
+la monotone existence de la province, même auprès de votre sœur. Et
+c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation qui m’amène à Paris, et
+qu’une circonstance imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que je
+remplace a dû, pour raisons de santé, donner sa démission...
+
+Ah! comme il avait pensé à tout, comme il avait prévu toutes les
+objections!... Une sorte d’effroi s’emparait d’elle devant cette
+tranquille volonté qui s’appliquait à dominer la sienne; un désir fou la
+prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle ne voulait pas être à
+lui, qu’un autre lui avait pris le cœur; de voir la fin de ces allées
+qui se suivaient éternellement comme dans un bois enchanté... Et,
+instinctive, d’un accent d’enfant en détresse, elle murmura:
+
+--Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit... Mais... il faut
+retourner vers les autres... Ramenez-moi... Je ne sais pas le chemin...
+Il me semble que je suis perdue dans un labyrinthe!
+
+Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la vit près de lui, une
+expression anxieuse au fond de ses prunelles qui étincelaient dans son
+visage que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres gardaient leur
+éclat de fleur de sang...
+
+Il respira profondément, avec un effort pour dominer l’émoi qui
+bouleversait tout son être; puis il dit, la voix assourdie:
+
+--Vous avez raison, il faut que je vous ramène, je suis fou, je l’ai été
+de vous parler ainsi. Venez.
+
+Il se remit à marcher et, un instant, tous deux avancèrent en silence.
+Son angoisse, à elle, se calmait, car elle ne se sentait plus perdue
+dans cet immense parc solitaire... Et, tout à coup, elle demanda:
+
+--Vous avez parlé à votre frère de... de votre désir?
+
+--Non, je lui en parlerai seulement le jour où vous m’aurez autorisé à
+le faire...
+
+--Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui déplairait?
+
+--Pourquoi?
+
+--Ah! pour bien des raisons!... D’abord, parce que j’appartiens à un
+monde de lettrés et d’artistes qui, je le sais, ne lui est pas
+sympathique... Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant, une
+Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne!
+
+Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce de tendresse
+fervente:
+
+--Et encore?... Qu’allez-vous trouver?
+
+--Ceci... Je suis sans fortune. Mon semblant de dot ne valant pas même
+la peine qu’on en parle!
+
+Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence absolue:
+
+--Je vous en supplie, ne pensez pas même à cette misérable question
+d’argent!... Je suis, grâce au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à
+m’en préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le luxe qu’elle
+désirera, les belles choses qui la tenteront...
+
+Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il était prêt à lui
+donner:
+
+--Vous êtes bon, très bon!
+
+--Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais avoir le droit de vous
+faire la vie aussi heureuse, aussi large qu’il me serait possible...
+Vous le méritez tellement!... Jamais je n’avais rencontré de femme
+pareille à vous!
+
+--Vous ne me connaissez pas! fit-elle avec une ombre de sourire.
+
+--Oh! si je vous connais!... Bien plus que vous ne le supposez... Je
+vous connais par ce que vous avez écrit... par ce que je vous ai entendu
+dire, par ce que ceux que vous voyez disent de vous... Et c’est pour
+cela que je vous supplie de penser à ma prière, quand vous allez être
+partie, quand vous aurez regagné votre Paris où vous me permettrez bien,
+n’est-ce pas, d’aller essayer de gagner ma cause près de vous?
+
+Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite qu’elle était certaine que
+cette cause, il ne la gagnerait pas?... Pourquoi avait-elle cette
+lâcheté de redouter ainsi la déception que lui infligerait un refus trop
+brusque?... La voyant silencieuse, il interrogea, une anxiété soudaine
+dans l’accent:
+
+--Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant si franchement?...
+J’aurais dû d’abord exprimer mon désir à madame votre sœur, mais je vous
+ai dit comment j’avais succombé à la tentation de vous avouer la
+vérité... Vous me pardonnez?
+
+--Vous pardonner!... Vous avez eu bien raison de vous adresser à
+moi-même... Je suis une femme, à mon âge!... C’est vrai, aujourd’hui, il
+me serait impossible de vous répondre comme vous le souhaitez et je ne
+sais pas ce que sera l’avenir; mais je vous remercie de tout cœur de
+vouloir me faire une existence très douce, tranquille, protégée... Je
+vous en demeurerai toujours reconnaissante... Seulement...
+
+Elle s’arrêta... Le tennis était tout près maintenant. Elle entendait,
+très nettes, les exclamations des joueurs:
+
+--Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez pas ainsi en moi parce
+que... je crains bien de vous donner une déception!...
+
+--Jusqu’au moment où vous me direz: «J’en aime un autre!...»
+j’espérerai...
+
+Elle eut aux lèvres un cri instinctif: «Oui, j’en aime un autre!...»
+Mais sa fierté de femme lui scellait la bouche.
+
+Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis et le groupe des
+spectateurs que présidait de nouveau Mme Chambry qui servait le thé. Il
+devait y avoir très longtemps qu’elle était seule dans le parc, avec
+Albert Chambry. Que devait penser toute cette réunion provinciale? Un
+petit sourire ironique lui montait aux lèvres... Mais il s’effaça, à
+peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout entière. Auprès de
+Mme Chambry, la regardant approcher, elle apercevait Rozenne.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer. Leurs regards se
+croisèrent. Elle eut la peur de ce que le sien pouvait trahir. Dans
+celui de Rozenne, il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi
+d’indéfinissable souffrance, et elle le connaissait trop pour ne pas le
+deviner énervé jusqu’à l’angoisse... De quoi?
+
+Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il ne lui était permis de
+trahir la joie éperdue qui s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un
+souffle de tempête. Ah! où était-il, le temps où, près de lui, elle
+était si calme!
+
+Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul, son extrême usage du
+monde lui permettait de rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien
+de l’émotion qui la brisait, elle put aller à Mme Chambry et lui dire en
+souriant:
+
+--Votre parc est une merveille, madame. Mais il est, je crois, enchanté
+un peu, car les allées y sont sans fin... J’ai cru, un moment, que
+jamais je ne retrouverais le chemin du tennis!
+
+--C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite dans notre labyrinthe
+dont nous sommes très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre!
+
+Mais France ne distinguait pas le sens de ses paroles. Elle sentait sur
+elle, pareil à un appel, le regard de Rozenne qui semblait la
+supplier... Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha. Ses yeux
+avaient la même expression, amère et douloureuse.
+
+Elle dit, très doucement, et son cœur battait toujours à gros coups
+pressés:
+
+--Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus! Vous êtes donc de
+ceux qui oublient leurs amis?...
+
+--Dites que je suis de ceux qui ont la prétention d’être discrets...
+
+--Discrets?... En quoi?
+
+--On m’avait offert une partie de tennis avec vous, en m’engageant à
+aller dans le parc à votre rencontre. Mais il semblait vous plaire de
+demeurer seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas voulu vous troubler.
+
+Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il souffrait. Il avait
+l’accent des jours où il semblait jaloux d’elle... Puis, avec la même
+douceur, elle murmura:
+
+--Qu’avez-vous, mon ami? Ce n’est pas ainsi que vous devriez me parler,
+la première fois que nous nous retrouvons!
+
+Qu’allait-il lui répondre? Quelque chose, sûrement, qu’il ne devait pas
+lui dire, car il mordit sa lèvre violemment comme pour retenir les mots
+inutiles; puis, entre les dents, il jeta, pour elle seule:
+
+--J’admire la femme nouvelle que j’ai vue surgir en vous!...
+
+Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne pouvait lui demander
+aucune explication dans un milieu où tous les regards l’examinaient,
+pleins d’une médiocre bienveillance... De plus, Albert Chambry
+s’empressait pour lui servir une tasse de thé; et son beau-frère, venu
+près d’elle, lui murmurait que l’après-midi était bien avancée et qu’il
+fallait songer à regagner Amiens.
+
+Docile, elle dit:
+
+--Quand vous voudrez!...
+
+Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à l’idée qu’il allait
+peut-être lui falloir partir sans avoir une minute encore de
+conversation avec Rozenne, sans pouvoir lui demander ce qu’il avait
+contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle strictement féminin,
+attendant la voiture que Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition
+pour regagner Amiens.
+
+Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant absorbé par les
+péripéties d’une nouvelle partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait
+même plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression confuse
+d’un entretien grave qu’elle avait eu avec lui. Tout son être frémissait
+de l’humiliation et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais
+pareillement mesurée; et aussi d’une joie, qui la pénétrait divinement
+parce que, sans cesse, le regard de Rozenne la cherchait, comme
+insatiable de la contempler... S’il eût été détaché d’elle, il n’eût pas
+eu cette expression dans les yeux qu’il arrêtait sur elle...
+
+Ah! que n’avait-elle le droit de courir à lui pour lui murmurer ce que
+répétait son faible cœur de femme:
+
+--Ne soyez plus triste!... Oubliez le passé et pardonnez-moi de vous
+avoir fait souffrir autrefois... Je suis à vous et je vous aime!
+
+Mais elle ne disait rien de semblable; et lui, il parlait de son très
+prochain voyage en Espagne, où il désirait aller faire des études, et
+qui l’entraînerait peut-être jusqu’en Afrique.
+
+--La voiture est avancée, vint annoncer le domestique.
+
+Partir! Il fallait partir! André se fût étonné que sa belle-sœur
+prolongeât encore la visite. Partir, il le fallait... Elle se leva; et
+sans se trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant les autres
+visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne. Alors, souverainement, une
+résolution la domina; et sans hésiter, presque impérative, elle
+prononça:
+
+--Je voudrais bien causer avec vous, avant de regagner Paris. Si vous
+avez un moment, demain, voulez-vous passer chez ma sœur?... Nous ne
+sortons jamais avant trois heures.
+
+Il s’inclina:
+
+--Je suis tout à vos ordres.
+
+Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert Chambry les accompagnait
+jusqu’à la voiture. Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se
+souvenant de tout ce qu’il lui avait offert; mais elle se savait si loin
+de lui!
+
+La voiture roula, et elle se trouva seule avec son beau-frère. Il était
+trop courtois pour se permettre de la questionner ou même lui faire une
+allusion à sa longue promenade solitaire avec Albert Chambry. Mais
+peut-être il pensait qu’elle en avait rapporté une préoccupation
+sérieuse, car, la voyant distraite dans ses réponses, il cessa de lui
+parler. Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de ses pensées la
+bouleversait.
+
+Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa sœur et aux petits,
+laissant à André le soin de raconter la promenade, elle monta dans sa
+chambre, car elle avait soif de silence et de solitude. Très vite, au
+hasard, elle rejeta son chapeau, sa veste; puis, sans allumer de lampe,
+elle vint s’asseoir devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard
+fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle chercha à voir dans son
+âme... Si fort elle avait le sentiment que, de nouveau, elle arrivait à
+une heure très grave de sa vie!... Qu’allait-elle faire, vouloir,
+devenir dans la tempête morale qui s’abattait sur elle?... En son cœur
+elle trouvait le confus souvenir des paroles d’Albert Chambry; une
+allégresse affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir près d’elle,
+dans la même ville; de posséder l’espoir de sa venue, le lendemain; mais
+aussi l’inquiétude lancinante de son attitude à Dury, de l’incertain
+avenir qui échappait à sa volonté...
+
+Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie quand elle avait demandé à
+Rozenne de venir lui parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne
+pouvait plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté de lire en
+lui... Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait, ainsi qu’il l’avait fait
+tant de fois depuis l’été, pour une raison qu’elle ignorait...
+
+Comme une enfant, elle murmura passionnément:
+
+--Mais je ne veux pas qu’il parte... surtout qu’il parte ainsi!... Nous
+pourrions être si heureux!...
+
+Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps, être les deux qui
+vont en une seule âme...
+
+Ah! comme elle comprenait maintenant la sublime simplicité de l’amour de
+sa sœur!... Comme elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis par
+les cœurs qui se donnent!... Bizarrement, revenaient à son esprit des
+paroles de l’_Imitation_ que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises
+sous les yeux, le matin même: «C’est quelque chose de grand que l’amour
+et un bien au-dessus de tous les biens... Rien ne lui pèse, rien ne lui
+coûte... Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner
+entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que
+d’aimer... Il faut que celui qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de
+plus dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le
+détache de lui...»
+
+C’était vrai, vrai, vrai, tout cela! De toute son âme, elle le
+sentait!... Elle avait été insensée de croire que nul bonheur ne
+vaudrait jamais les joies de la pensée, les enthousiasmes, les
+admirations dont elle se leurrait, misérablement ignorante du divin
+poème de l’amour.
+
+Comme si elle eût répondu à quelque reproche, elle murmura:
+
+--Je ne savais pas... J’étais bien sincère et je n’ai jamais dit que je
+voulais garder mon cœur... J’attendais que le désir me vînt de le
+donner... Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense... Je l’ai fait
+souffrir... C’est juste que je souffre par lui...
+
+Elle cacha dans ses deux mains son visage que l’émotion brûlait.
+Qu’allait-il arriver s’il était détaché d’elle et ne l’aimait plus assez
+pour la vouloir sienne à jamais?... S’il souhaitait garder sa liberté
+reconquise?... C’était bien possible, cela, après tout, et ce serait
+l’expiation de son orgueilleuse témérité...
+
+Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue, elle le pressentait, par
+Albert Chambry qui aurait pour alliés sa mère, sa famille entière, ses
+amis, unanimes à approuver ce brillant mariage?...
+
+Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne, était inutile, s’il partait
+pour revenir... Dieu seul savait quand!... s’il ne prétendait plus qu’à
+des Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle à la
+douce et tenace volonté d’Albert Chambry?... Il ne lui serait pas offert
+une seconde fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement
+dévoué... Ce qu’il lui offrait, c’était une vie large, paisible,
+honorée...
+
+Un mariage comme celui de Colette, alors?... Un mariage d’argent,
+d’ambition?...
+
+Elle dressa vivement sa tête enfiévrée:
+
+--Non! Albert Chambry est, intellectuellement, bien supérieur à Paul...
+N’importe qui le jugerait un homme de valeur!
+
+Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle aimait, lui laissant
+toute l’indépendance qu’elle réclamerait dans sa vie morale... D’esprit,
+oui, elle serait libre... Mais de corps...
+
+Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge ignorante; et elle
+savait bien que, mariée, elle ne pourrait ni ne devrait se refuser à
+l’homme dont elle aurait accepté la fortune, la protection, le serment
+d’éternelle fidélité, après être librement venue à lui... sans amour...
+Car elle n’en avait ni n’en aurait pour lui... Tout au plus, elle lui
+donnerait une reconnaissante affection et une estime profonde...
+Peut-être, cela lui suffirait, à lui... Il était si calme, si pondéré...
+Mais elle-même, que pourrait-elle devenir dans une pareille union?...
+Ah! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus! Le cœur qui, maintenant,
+battait dans sa poitrine, était autrement exigeant... Il voulait, pour
+en faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre saint, l’amour dont
+on souffre, dont on vit, dont on meurt...
+
+Et elle pensa, farouche:
+
+--Si Claude me repousse, non, je n’épouserai pas Albert Chambry... Je
+resterai seule!... Je reprendrai ma vie de cérébrale. J’aimerai
+seulement--avec mon travail--les belles choses créées par Dieu et par
+les hommes; et aussi, les pauvres êtres dont j’aurai pitié!... J’ai été
+heureuse ainsi pendant des années. Pourquoi ne le serais-je plus?
+
+Pourquoi?... Parce qu’elle n’était plus la même!...
+
+La flamme l’avait touchée; et la destinée qui jadis lui semblait
+meilleure que toute autre ne lui suffisait plus. Tout son être se
+révoltait devant la seule vision d’un avenir semblable, si mortellement
+vain dans sa solitude glacée, avec ses joies et ses consolations
+illusoires, autant que le bruit des grelots qu’un enfant agiterait dans
+une boîte vide pour passer les heures...
+
+Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de femmes demeurées sans
+époux, presque toujours par la force des choses, hélas! et qui, n’ayant
+pas le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle créature née de
+leur chair et de leur cœur, restaient de pauvres épaves tristes, dans la
+foule des couples unis.
+
+Ah! la vie, c’était de se donner à un autre être, pour sa joie,
+généreusement, corps et âme, avec le beau mépris de l’épreuve, acceptée
+bravement, comme la rançon de l’ivresse d’aimer...
+
+Et tout bas, avec la même sincérité passionnée, France murmura encore:
+
+--Ah! je veux vivre!... vivre par _lui!_
+
+
+
+
+XIII
+
+
+--M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent le recevoir?
+
+--Très bien; nous descendons, dit Marguerite qui considérait d’un regard
+ravi sa toute petite, occupée à jouer sur le tapis.
+
+France s’était levée, devenue toute blanche.
+
+L’heure qu’elle avait appelée commençait et, parce qu’elle la savait
+décisive peut-être, une émotion poignante l’abattait tout à coup.
+
+Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie en elle-même... Puis,
+résolue, elle se pencha vers sa sœur avec un baiser et demanda, la voix
+un peu assourdie:
+
+--Guite, veux-tu me permettre d’aller seule, d’abord, recevoir Claude
+Rozenne?... J’ai besoin de lui parler. Peut-être... peut-être mon avenir
+dépend de cette conversation... Tu as confiance en moi, n’est-ce pas, ma
+grande sœur chérie?
+
+Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine demande. Mais ce ne
+fut chez elle qu’une surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la
+longue promenade faite, la veille, à Dury, par France et Albert Chambry;
+et, bien que la jeune fille ne lui eût rien dit au retour, elle la
+connaissait trop bien pour ne pas la deviner troublée par quelque
+préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement, elle n’avait pas même
+fait allusion.
+
+Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le visage devenu grave
+de la jeune fille qu’elle attira dans ses bras:
+
+--Oui, j’ai confiance en toi, petite France... Mais si ton avenir est en
+jeu, je t’en supplie, sois sage, réfléchis, ne l’aventure pas
+follement... Va. Je descendrai seulement quand tu me feras demander.
+
+France murmura:
+
+--Merci!
+
+Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur mutuelle affection.
+Puis, spontanément, Marguerite eut le geste dont elle bénissait, chaque
+soir, ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front penché de
+France.
+
+--Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi!
+
+France se détourna. Elle sentait bien que nul conseil n’eût pu en ce
+moment l’influencer. A elle seule, il appartenait de préparer l’avenir.
+
+Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle s’arrêta derrière la
+porte close du salon, avant d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres
+articulèrent, sous l’impérieux effort de sa volonté:
+
+--Il faut!... Il faut!...
+
+Et elle entra.
+
+Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les traits étrangement
+altérés, quelque chose de dur dans l’expression. Peut-être pensait-il
+voir apparaître Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement brusque
+quand il reconnut France. Elle lui tendit ses deux mains, ainsi qu’elle
+faisait dans les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse. Il
+les enveloppa d’une étreinte presque violente et les porta à ses lèvres
+qui les effleurèrent d’un baiser lent...
+
+Puis les laissant retomber, il demanda:
+
+--Mme d’Humières n’est-elle pas là?
+
+France s’assit, inclinant la tête.
+
+--Ma sœur descendra dans un instant. Mais je l’ai priée d’attendre un
+peu pour le faire... Je vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler...
+
+Lui, était demeuré debout. Il la regardait comme s’il avait peur de ce
+qu’elle allait dire.
+
+--Vous souhaitez me parler?... à moi?... et de quoi?
+
+Elle aussi le regardait, soudain très calme parce qu’elle savait où elle
+voulait aller, parce qu’il était là, devant elle, enfin! et qu’elle
+était certaine qu’il ne la tromperait pas... Pourtant, une seconde
+encore, elle resta silencieuse, songeant...
+
+Puis, avec une franchise fière, gravement, elle dit, très simple et très
+douce:
+
+--Je ne puis supporter que mes amis aient à me reprocher quelque chose
+qu’ils me cachent; et puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni
+quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous demander ici...--à
+Paris, vous avez l’air de me fuir!...--en quoi encore j’ai pu vous faire
+mal, involontairement... Vous demander ce que vous avez contre moi?...
+
+--Ce que j’ai contre vous?... Moi?...
+
+--Oh! ne dites pas que vous n’avez rien! Mes intuitions ne me trompent
+jamais... Et j’ai... oh! si forte!... celle que, volontairement, vous
+vous éloignez de moi depuis cet été... que je ne suis plus pour vous une
+amie...
+
+--Jamais vous n’avez été pour moi une amie plus chère! fit-il
+sourdement.
+
+--Oh! non! puisque...
+
+--Puisque?
+
+--Puisque vous m’avez tu un événement qui était pour vous la délivrance!
+
+Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas qu’elle devait savoir. Il
+la contemplait comme le bonheur irréalisable...
+
+--C’est vrai, je me suis interdit de vous en parler! jeta-t-il avec une
+sorte d’âpreté douloureuse.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,... qu’il était inutile
+de vous occuper encore une fois de moi, à ce sujet.
+
+Elle prononça lentement:
+
+--Ici même, dans ce salon, au printemps, je vous ai dit que jamais plus
+ce qui vous touchait ne me laisserait indifférente... Et je crois que
+depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie, très fidèle... Alors
+pourquoi depuis plus de trois mois m’avez-vous laissée sans un signe de
+souvenir?... Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement sans que...
+
+--Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas? interrompit-il violemment.
+Ah! ne me parlez pas d’hier... A moins que ce ne soit pour m’annoncer ce
+que vous avez décidé avec M. Albert Chambry... Que je sois, du moins, le
+premier à vous féliciter!
+
+--Me féliciter!... Que supposez-vous donc qu’il m’ait demandé?...
+
+D’un geste inconscient, il passa la main sur son visage contracté.
+
+--Je ne suppose pas... Je _sais!_... Car il y a deux mois Chambry, avec
+une candeur confiante, m’a parlé de vous... Et parlé de telle sorte que
+j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis..., comme les autres...
+Seulement...
+
+Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite qu’il la rendait
+haletante:
+
+--Seulement?
+
+Il martela les mots:
+
+--Seulement je crois que vous ne l’éconduirez peut-être pas comme les
+autres...
+
+--Parce que?
+
+--Parce que c’est un excellent parti qui vaut la peine d’être accueilli!
+
+--Vous voulez dire qu’il est intelligent?... très bon? d’une famille
+honorable et de sentiments délicats?
+
+Elle parlait lentement, comme elle eût récité une leçon ou comme si elle
+eût voulu se pénétrer de ce qu’elle disait.
+
+--Tout cela est très vrai! Je comprends que tant de qualités réunies
+vous donnent enfin le goût du mariage et culbutent vos résistances et
+vos appréhensions... Votre heure est venue!... Mais je ne pensais pas
+qu’elle viendrait pour un homme comme celui-là!
+
+Quelle souffrance criait désespérément dans son accent!... Ah! il n’eût
+pas ainsi parlé s’il n’avait été jaloux d’Albert Chambry! Alors... alors
+c’était donc le bonheur qui venait à elle?... Elle demanda:
+
+--Pourquoi supposez-vous que l’heure dont vous parlez est venue?
+
+--Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes les expressions de votre
+visage, je n’aie pas compris tout de suite quand enfin... enfin! vous
+êtes reparue avec lui, qu’il venait de vous dire... ce que vous étiez
+devenue pour lui, de vous offrir son cœur... et sa bourse!
+
+Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu amère:
+
+--Sa bourse!... Et vous avez tout de suite pensé que j’acceptais
+l’offre?... Vous qui prétendez me connaître?
+
+--Il n’avait pas le visage d’un homme dont on a brisé l’espoir... Je
+n’ai pas eu de peine à comprendre que vous avez dû lui dire que vous
+réfléchiriez... Autrefois, c’est en un instant que vous avez résolu de
+prononcer le «non» qui a fait mon malheur...
+
+--J’étais une enfant, alors... J’ai répondu comme une enfant...
+Maintenant les années m’ont rendue plus sage...
+
+--Et plus pratique!
+
+--Oh!
+
+Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit blanche jusqu’aux
+lèvres, une expression de souffrance dans les yeux qu’elle levait vers
+lui... Et avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était debout devant
+elle, emprisonnant les mains qui tremblaient et, penché vers elle, il
+suppliait tout bas:
+
+--France, ma précieuse, mon adorée petite amie!... pardonnez-moi!... Je
+suis fou... Vous savez bien que je ne pense pas la chose insensée que je
+viens de vous dire... pour vous faire mal... parce que je suis
+incapable, comme autrefois, plus encore!...--de supporter de vous avoir
+perdue... de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est refusé!...
+France, vous avez raison, épousez Albert Chambry. C’est un honnête homme
+qui vous aime et dont la tendresse vous sera infiniment bonne... Je vous
+jure que tout cela, je me le répète sans cesse depuis qu’il m’a parlé...
+Vous avez raison... Vous êtes sage en l’écoutant!
+
+Il avait gardé entre les siennes les mains toujours frémissantes; et
+elle sentait la souffrance qui le broyait à cause d’elle et lui
+apportait la certitude bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle
+seule!...
+
+Elle le regarda:
+
+--Alors... vous me conseillez d’épouser Albert Chambry?... Dites-le-moi,
+vos yeux dans les miens... Dites-le-moi...
+
+Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui enlever ses mains. Elle
+continuait à le regarder. Presque bas, elle prononça, avec son âme qui
+se donnait:
+
+--Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez rien de ce qui aurait
+pu être, il y a cinq ans... de ce qui pourrait être maintenant puisque
+vous, comme moi, vous êtes libre... Jurez-moi cela, Claude... Et, selon
+votre conseil, j’épouserai Albert Chambry...
+
+Violemment, il laissa retomber ses mains et recula:
+
+--Oh! France, vous êtes cruelle!... Pourquoi me tentez-vous?
+
+--Ah! Dieu! enfin!!!
+
+Le mot lui était échappé comme un cri de joie.
+
+--Je vous tente, pourquoi?... Parce que vous m’aimez?
+
+--France, par pitié, taisez-vous!... Ne me faites plus de mal!
+
+--Répondez-moi, Claude... Parce que vous m’aimez?...
+
+--France, cette nuit, je suis resté debout, ivre de jalousie, arpentant
+ma chambre comme une bête en cage, parce que j’avais compris que cet
+homme vous avait parlé...
+
+--Parce que vous m’aimez? répéta-t-elle une troisième fois.
+
+--Ah! oui, parce que je vous aime!... Oh! France, pourquoi voulez-vous
+que je vous le dise?
+
+--Maintenant, vous en avez le droit!...
+
+Il l’arrêta avec le même emportement désespéré:
+
+--France, ne me faites pas entrevoir l’impossible!... Je ne suis pas un
+saint!... Je suis un pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif de
+bonheur... Ne me tentez pas!... Je n’aurai pas le courage de vous
+repousser!...
+
+--Me repousser... pourquoi?...
+
+Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore grandissait au fond de
+son regard.
+
+--Mais je serais criminel, France, de ne pas vous repousser!...
+Maintenant, je suis presque pauvre... J’ai le souci terrible d’un
+malheureux petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai
+l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère seulement pourrait
+accepter... Non, je n’ai pas le droit, maintenant, de vous demander
+votre vie que d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée...
+Qu’aurais-je, moi, à vous offrir!... Jamais je ne l’ai vu si clairement
+que le jour où j’ai recouvré ma liberté... Alors, je me suis appliqué à
+vous fuir, car je savais ma faiblesse!... comme je le faisais depuis le
+moment où j’avais compris que je vous aimais trop pour continuer à voir
+en vous une amie!
+
+--C’était pour cela!!!... Oh! que c’est bon de vous l’entendre dire!!...
+Claude, je veux votre pauvreté... Je veux votre petit enfant pour qu’il
+soit à moi... Je veux...
+
+Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient; mais, dans ses
+prunelles dilatées, il y avait l’infini de l’amour humain:
+
+--... Je veux votre âme entière, et fidèle, et confiante!... Je ne vous
+demande que cette richesse-là pour en faire mon bonheur...
+
+--Votre bonheur!... France, vous ne jouez pas, n’est-ce pas?... Vous
+savez quelle espérance... merveilleuse! vous me donnez?... Est-ce qu’il
+serait possible... Votre bonheur!... sincèrement, et non par pitié, par
+générosité, vous pensez cela?...
+
+--Claude, laissez-moi être heureuse par vous... Prenez-moi pour
+toujours... si vous voulez bien encore de moi!
+
+Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans ses bras, sous ses
+lèvres, comme son trésor:
+
+--Mais, France, comprenez donc que c’est une vraie vie de sacrifices que
+vous voulez accepter! Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les
+belles choses qui vous charment, vous connaîtrez peut-être les soucis
+d’argent dont vous avez l’horreur...
+
+Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire joyeux passait sur
+sa bouche:
+
+--Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec moi pour les supporter...
+Je ne suis plus un bébé... J’ai compris--très tard, c’est vrai!--qu’il
+faut accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle apporte
+d’épreuves, de difficultés; parce qu’elle peut aussi donner des bonheurs
+qui consolent de tout... Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai rien
+d’autre...
+
+--Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir!... Albert Chambry,
+lui, vous serait fidèle, sans défaillance!
+
+--Vous aussi, vous le serez! jeta-t-elle dans un cri passionné où il y
+avait de la ferveur et de la fierté... Je saurai bien vous ôter la
+tentation de me délaisser!
+
+La délaisser!... Il était bien certain qu’il l’adorerait aussi longtemps
+qu’un souffle de vie l’animerait. Elle n’était pas de celles qu’on
+délaisse quand elles se sont données!
+
+--Vous délaisser! vous, mon amour, vous que j’ai toujours aimée avec ce
+que j’avais de meilleur en moi!... Il y a cinq ans, à Villers, c’était
+ainsi déjà... Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je vous ai
+retrouvée si sereine, si étrangère au mal que vous m’aviez fait, j’ai eu
+la tentation bien violente, je vous jure, de tout essayer pour me faire
+aimer de vous et alors me venger de ce que vous m’aviez fait souffrir...
+Cela, me le pardonnez-vous, France?
+
+Elle dit, songeant à d’autres choses encore qu’elle devait oublier
+généreusement:
+
+--Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner...
+
+--Oui, _tout_, répéta-t-il, la comprenant. Tout, parce que j’ai bien
+lutté contre la tentation pour agir en honnête homme!... Autant que je
+le pouvais, je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet amour que vous
+aviez mis en moi, qui était entré dans ma vie pour n’en sortir
+jamais!... Mes folies, que votre regard condamnait, c’était pour
+m’éloigner de vous, pour mieux vous fuir; pour essayer de me détacher de
+vous, puisque je n’étais pas libre!... Vous savez toute la vérité,
+maintenant... Oh! France, mon amour, mon unique, est-il possible que
+vous vouliez bien être à moi enfin... et malgré tout!...
+
+Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur jaloux, car il
+l’avait bien conquise... Elle, soumise délicieusement, appuya la tête
+contre sa poitrine. Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle se
+fût laissée emporter par lui dans la mort même, comme dans un paradis...
+Et les paupières closes, frémissante sous les baisers dont il lui
+couvrait le visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle murmurait
+lentement:
+
+--Claude, c’est divin, le mal d’aimer!...
+
+
+FIN
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+Dans cet exposé consciencieux, ému, fortement documenté, la figure de la
+sublime visionnaire qui accomplit, dans l’ordre surnaturel, la mission
+de restauratrice de l’unité catholique, de l’unité nationale et de la
+stricte observance franciscaine, apparaît avec une merveilleuse clarté.
+Colette explique, précède et permet Jeanne d’Arc, avec qui elle dut être
+liée, car leurs voies étaient parallèles.
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+PRIX GONCOURT 1920
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+Imaginez un livre complètement affranchi des modes littéraires
+d’aujourd’hui: il commencera par surprendre jusqu’à ce que cette
+première impression le cède au délicieux étonnement d’avoir devant soi
+une œuvre qui ne date pas. Tel est le cas de _Nêne_.
+
+En prenant soin des enfants d’un veuf, une servante de ferme, Madeleine
+ou Nêne, comme ils l’appellent, en vient à les aimer comme si elle était
+leur mère et qu’elle dût toujours vivre pour eux. Trois ou quatre ans se
+passent. Le veuf se remarie et Nêne, aussitôt chassée par la jeune femme
+qui la hait, pâle de douleur, se jette dans un étang.
+
+Contée sans l’ombre d’artifice, cette simple histoire est de celles où
+l’on ne sent nulle part l’auteur. Tout l’intérêt se porte sur les
+personnages, qui vivent de leur vie propre. Êtres simples qui ne
+s’analysent point: tout instinctifs parfois, ils sont vrais et leur
+vérité nous émeut.
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+M. Ernest Pérochon a fait une œuvre humaine, et c’est un grand éloge.
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+ MARGUERITTE (P. et V.).
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+ NOËL (Alexis).
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+ SCHULTZ (Y.).
+ Dzinn.
+ THÉLEN (M.).
+ La Mésangère.
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75447 ***
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+ </style>
+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75447 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em large">HENRI ARDEL</p>
+
+<h1>LE<br>
+<span class="large">MAL D’AIMER</span></h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+<span class="small g">LIBRAIRIE PLON</span><br>
+PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br>
+8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span> — 6<sup>e</sup></p>
+
+<p class="c i small">Tous droits réservés</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1904.</p>
+
+
+<p class="c gap">DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap b">*Le Mal d’aimer</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Cœur de sceptique</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c"><div>(<i>Couronné par l’Académie française, prix Montyon.</i>)</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Rêve blanc</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Tout arrive</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*L’Heure décisive</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Seule</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Mon Cousin Guy</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Renée Orlis</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Le Rêve de Suzy</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">*Au Retour</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">L’Absence</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">La Faute d’autrui</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">L’Été de Guillemette</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">L’Aube</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">La Nuit tombe</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">Le Chemin qui descend</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">L’Étreinte du passé</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap b">Le Feu sous la cendre</td>
+<td class="bot r w5"><div>1 vol. in-16.</div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<p class="i">Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis
+entre toutes les mains.</p>
+
+
+<p class="c gap xsmall">PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="top4em copy">Droits de reproduction et de traduction
+réservés pour tous pays.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c top4em i">A<br>
+MADAME ROBERT MASSON</p>
+
+<p class="c i">Affectueux hommage.</p>
+
+<p class="offr i">H. A.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">LE MAL D’AIMER</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures,
+une voix monotone d’employé annonça :</p>
+
+<p>— Villers-sur-Mer !… Villers !</p>
+
+<p>Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment
+repoussée d’un geste vif, France Danestal — France,
+diminutif de Françoise — sauta sur le
+quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise
+d’août. Ses prunelles, très larges dans l’iris extraordinairement
+bleu, cherchaient tout de suite la
+mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait
+encore ; et, seulement, elle aperçut le lointain
+vert des coteaux boisés qu’un éclatant soleil
+marbrait d’ombres crues.</p>
+
+<p>— Eh bien ! France, si tu voulais bien aider ta
+sœur à descendre son sac de voyage ? jeta Mme Danestal
+avec un peu d’impatience, devant la distraction
+de sa plus jeune fille qui obligeait la
+sœur aînée, la très jolie et très élégante Colette,
+à se débrouiller seule au milieu de ses menus bagages.</p>
+
+<p>France, rappelée à elle-même, tendit les bras et
+reçut tous les sacs, ombrelles, châles que lui passaient
+en abondance ses compagnes de route ; puis
+elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre
+des hauteurs du wagon. Colette, à son tour,
+avait sauté à terre et humait avec plaisir la brise
+de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse
+l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la
+chaleur de ce jour d’été.</p>
+
+<p>Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal,
+volontiers tourmentée de petits soucis, interrogea,
+prise d’inquiétude :</p>
+
+<p>— Vous êtes sûres, mes enfants, que nous
+n’avons rien oublié ? France, tu as bien regardé,
+dans le compartiment ?</p>
+
+<p>— Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos
+innombrables colis ! sont autour de nous. Maintenant,
+allons retrouver nos malles pour gagner l’hôtel,
+où peut-être il fera frais.</p>
+
+<p>Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait
+et, suivant le flot des voyageurs amenés par
+la saison commençante d’août, elle s’engagea sur
+la voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures
+très jeunes.</p>
+
+<p>Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs
+aises, Colette et sa mère traversaient aussi,
+Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des
+rails.</p>
+
+<p>Tout de suite, le regard de France avait couru
+vers le large horizon de mer qu’elle apercevait
+enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers
+plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des
+jardins, les toitures effilées des villas. Mais au passage,
+les larges prunelles — où la vie luisait ardente — s’arrêtèrent
+retenues par une silhouette
+masculine campée devant la porte de sortie des
+voyageurs. Et aussitôt un petit sourire où il y
+avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva
+sa lèvre expressive. Elle murmura :</p>
+
+<p>— Oh ! cette Colette !… Je comprends pourquoi
+elle a pris tant de soin de bien remettre son voile !</p>
+
+<p>Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment,
+regardant sa sœur qui arrivait aussi
+fraîche de visage et de toilette que si elle sortait
+en droite ligne de sa chambre. Elle venait de
+voyager cinq heures, et pas une ondulation n’était
+dérangée sur la nuque dorée ; il n’y avait pas un
+faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable
+fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un
+éclat de fleur, rosée comme la blouse de toile de
+soie qui moulait une taille incomparable ; pas
+ombre de poussière sur la jupe coupée savamment
+pour trahir à souhait la ligne parfaite des hanches.</p>
+
+<p>En femme habituée à éveiller l’attention partout
+où elle paraissait, Colette, caressée au passage par
+la muette flatterie des regards, avançait avec une
+apparente indifférence de déesse pour l’hommage
+des foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient
+distingué le jeune homme aux allures de clubman
+en villégiature qui, descendu de la charrette anglaise
+qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle
+daignât recevoir son salut.</p>
+
+<p>Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau…
+Allons, la partie s’engageait bien ! Paul Asseline
+était toujours sous le charme. A elle de profiter de
+toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de
+bains de mer, pour achever la conquête de ce millionnaire
+que souhaitaient séduire toutes ses ambitions
+de jolie fille du monde sans fortune et avide
+de luxe.</p>
+
+<p>Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée
+par l’air marin, s’inclinait ravi, une allégresse mal
+contenue dans ses yeux clairs, dont l’expression
+était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à
+la joie de sentir dans la sienne la petite main
+gantée coquettement, il oubliait même de saluer
+France, aussi bien que de présenter son compagnon
+de promenade, un grand garçon d’une trentaine
+d’années, qui, resté discrètement en arrière,
+observait la scène avec une lueur de curiosité et
+d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant
+et troublé, Asseline enfilait au hasard phrase sur
+phrase à l’adresse de Mme Danestal et s’excusait
+de sa présence à la gare.</p>
+
+<p>— J’espère, madame, que vous ne me trouverez
+pas indiscret d’être venu ainsi vous présenter
+mes hommages dès la première minute de votre
+arrivée.</p>
+
+<p>— C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais
+vous en saviez donc l’heure ?</p>
+
+<p>Il rougit derechef :</p>
+
+<p>— Je m’étais permis de passer à votre hôtel
+pour m’en informer, désirant pouvoir vous offrir
+mes services de vieil habitué de Villers, au cas où
+j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon
+à quelque chose.</p>
+
+<p>Correctement, il s’adressait à Mme Danestal ;
+mais France, autant que Colette elle-même, savait
+bien que, en cet instant, une seule personne existait
+pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune
+perspicacité avait été aiguisée par les spectacles
+de la vie mondaine menée à la suite de sa mère et
+de sa sœur, aussi bien que par les conversations
+entendues journellement dans le milieu éclectique,
+très parisien et très lettré, où vivait son père,
+Robert Danestal, l’auteur illustre de divers
+poèmes, surtout de très beaux sonnets, qui lui
+avaient ouvert l’Institut.</p>
+
+<p>Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître
+les bagages, elle observait d’un œil clair,
+un peu méprisant, les manèges de la savante coquetterie
+de Colette. Celle-ci, en apparence, tout
+occupée de ses malles, continuait, en réalité, à
+envelopper des grâces de son sourire et de son
+regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait
+avec une docilité fervente de caniche ou d’amoureux.</p>
+
+<p>« Il est touchant vraiment ! précisa la pensée
+moqueuse de France ; et elle est admirable ! C’est
+une artiste en son genre. Si elle ne part pas fiancée
+de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline
+soit prodigieusement forte. Il est vrai que ce
+bon Paul n’a pas l’air doué d’une volonté de
+fer… »</p>
+
+<p>Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons
+un peu mous, d’humeur aimable et d’intelligence
+paisible, qui n’ont d’autre souci que de
+se laisser vivre aussi agréablement que possible,
+trouvant tout naturel de posséder une grosse fortune
+qu’ils seraient incapables de gagner.</p>
+
+<p>Que Colette eût le talent de dominer et de diriger
+sa limpide volonté, et elle était sûre d’atteindre
+enfin ce port du mariage riche auquel, sans
+succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle
+entrée dans le monde, quatre ans plus tôt.</p>
+
+<p>Car c’était une personne pratique et point du
+tout sentimentale que la très jolie Colette Danestal.
+Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance,
+de continuelles difficultés d’argent dans une maison
+où les fantaisies artistiques — et autres — du
+père, les goûts mondains de la mère, s’accommodaient
+fort mal de revenus plutôt modestes,
+elle s’était bien juré, instruite par l’expérience,
+d’échapper pour son compte, dans l’avenir, à de
+pareils soucis ! Et cela, de par la grâce de sa jeune
+beauté, dont elle se sentait capable d’user avec
+toute la science nécessaire.</p>
+
+<p>A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple
+de sa sœur aînée, Marguerite, qui, quelques années
+plus tôt, avait fait la folie d’un mariage d’amour
+avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune,
+et qui, depuis lors, végétait avec lui dans les
+pays perdus où le retenait un modeste poste dans
+les Forêts.</p>
+
+<p>Douée d’un sens très net de la réalité, Colette
+savait à merveille que les filles à peu près sans
+dot, et cependant désireuses de se marier richement,
+ne peuvent exiger tous les mérites et qualités
+chez ceux qui daignent songer à les épouser,
+étant pourvus de belles rentes. Et sagement, sans
+grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la
+destinée lui offrait un mari capable de satisfaire
+ses goûts de luxe, homme du monde autant que
+possible, elle le tenait quitte du reste, certaine de
+trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse
+à sa guise.</p>
+
+<p>Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si
+fêtée partout où elle apportait le rayonnement de
+son joli visage, elle n’était pas parvenue à conquérir
+le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné,
+qu’elle ambitionnait, bien qu’elle s’y employât
+avec un art qui révoltait sa jeune sœur.
+Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante
+et trop fière pour admettre une excuse à
+cette infatigable chasse.</p>
+
+<p>Presque une honte, elle éprouvait en pensant
+que c’était afin d’arriver au dénouement conjugal
+souhaité par Colette qu’avait été choisie cette villégiature
+à Villers, où les richissimes Asseline,
+fabricants de toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient
+une superbe villa.</p>
+
+<p>Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien
+ce sentiment, ravie, au contraire, de l’empressement
+de Paul Asseline, en bonne mère, extrêmement
+désireuse de marier, et de bien marier, ses
+filles… A commencer par Colette, dont la beauté,
+l’élégance, la science de la toilette flattaient son
+amour-propre ; avec qui elle était en parfaite union
+de goûts mondains ; toutes deux dominées sans
+cesse par la pensée de bien remplir, avec des ressources
+limitées, leur personnage de femmes très
+« chic » dans le Tout-Paris dont elles faisaient
+partie.</p>
+
+<p>Aussi, quand les malles retrouvées, chargées,
+Asseline dut se résigner à ouvrir devant elle la
+porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion :</p>
+
+<p>— Combien vous avez été aimable de venir ainsi
+à notre rencontre ! J’espère que vous me fournirez
+bientôt l’occasion de vous en remercier mieux.
+J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas
+que nous comptons sur votre prochaine visite !</p>
+
+<p>— Madame, je serai trop heureux d’aller vous
+présenter mes hommages à l’hôtel, dès que je
+pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle
+heure ce serait-il possible ?</p>
+
+<p>— Oh ! nous ne sortirons guère au commencement
+de l’après-midi… Colette et moi, nous redoutons
+beaucoup la chaleur. Pour ma part,
+je circule fort peu… Mais mes filles adorent la
+plage !…</p>
+
+<p>Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en
+était capable :</p>
+
+<p>— On y a, en ce moment, de très beaux couchers
+de soleil ! Je suis sûr que celui de ce soir va
+être magnifique !</p>
+
+<p>Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette
+qu’il enveloppait d’un regard heureux et suppliant.
+Mais elle voyait revenir France, dépêchée
+par sa mère pour un renseignement, dans la gare ;
+et elle dit simplement, avec un sourire qui était la
+séduction même :</p>
+
+<p>— Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir
+tantôt, car nous allons être occupées par notre installation…
+Peut-être cependant, vers cinq heures
+et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour
+descendre jusqu’à la plage… Au revoir…</p>
+
+<p>Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si
+fort, à l’anglaise, qu’il froissa un peu la peau fine,
+sous les bagues… Mais elle se montra à la hauteur
+de la situation et ne broncha pas, montant à son
+tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit
+son pied menu, irréprochablement chaussé de
+cuir fauve. France la suivit et la voiture s’ébranla
+pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli
+pays vert.</p>
+
+<p>Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant
+plus absorbé tout entier par la présence de Colette,
+se souvint qu’il avait un compagnon de promenade
+et, un peu confus, revint vers la charrette
+anglaise dans le voisinage de laquelle l’attendait
+patiemment son ami. Celui-ci avait encore en
+main un petit album sur lequel, pour occuper le
+temps, sans doute, il venait de crayonner quelques
+croquis.</p>
+
+<p>— Mon vieux, je vous demande pardon de vous
+avoir ainsi laissé en panne, fit Asseline de son
+accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé
+retenu auprès de ces dames…</p>
+
+<p>— Très bien, très bien ! je ne vous en veux pas…
+J’ai dessiné et ainsi le temps ne m’a pas semblé
+long. Vous m’aviez fourni de très intéressants modèles…</p>
+
+<p>— Vous avez fait le portrait de Colette… de
+Mlle Danestal, veux-je dire… Je puis voir, n’est-ce
+pas ?</p>
+
+<p>Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent
+d’une expression très jeune.</p>
+
+<p>— Pouvez-vous voir ?… De quel droit ?… Enfin !…
+Regardez…</p>
+
+<p>Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors,
+jeta une exclamation dépitée :</p>
+
+<p>— Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré ?
+La voici de face, de profil, de dos ! Et encore
+de trois quarts !… Elle est pourtant à peine jolie
+auprès de sa sœur…</p>
+
+<p>Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris
+de Rozenne, des yeux charmants, ironiques et caressants,
+qui avaient une remarquable intensité de
+vie intelligente.</p>
+
+<p>— C’est selon les goûts !… Cette Mlle France — quel
+singulier nom ! — a des yeux d’un bleu incomparable
+et qui doivent savoir dire une foule
+de choses… Vous n’avez pas remarqué comme sa
+petite tête brune est volontaire et expressive,
+quelle souplesse harmonieuse a le moindre de ses
+mouvements ?… Je vous accorde qu’elle est peut-être
+un peu pâle, c’est vrai ; mais ses lèvres
+n’en paraissent que plus pourpres et elle est modelée
+comme une jeune nymphe, de forme parfaite.</p>
+
+<p>— Eh bien ! Rozenne, comme elle descend à votre
+hôtel, vous pourrez l’admirer tout à votre aise…
+Tenez, je vous restitue votre album…</p>
+
+<p>— Pas avant d’avoir tourné la page ! Allons,
+Asseline, ne m’en veuillez pas de vous avoir taquiné
+et contemplez votre belle Colette !</p>
+
+<p>Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de
+plaisir… Claude Rozenne n’était peut-être encore
+qu’un très habile amateur, mais il était doué en
+artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante
+jeunesse de Colette Danestal.</p>
+
+<p>— Donnez-le-moi, Rozenne.</p>
+
+<p>— Pas du tout… Un homme délicat ne livre
+pas ainsi le portrait des jeunes personnes que son
+crayon croque au passage ! A moins que vous
+n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour
+mériter de posséder son image, je la laisse enfouie
+parmi ces feuillets.</p>
+
+<p>Asseline haussa les épaules, un peu vexé ; mais,
+bien qu’il vît que son ami plaisantait, il n’osa
+insister. Tous deux montèrent en voiture. Asseline
+prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval,
+et la voiture roula sur le chemin qui s’élevait
+derrière la gare. Dans la découpure des branches
+étincelait l’opale de la mer et la route était ruisselante
+de soleil sous l’ombre mobile des arbres,
+dont la brise faisait bruire les feuilles. Mais Asseline
+ne voyait rien de ce lumineux paysage
+d’été ; une seule image l’absorbait et, sans doute,
+cette contemplation intérieure l’enchantait, car sa
+bonne figure aimable avait repris une expression
+ravie.</p>
+
+<p>Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme
+presque juvénile. Et avec une malice
+amicale, il lança :</p>
+
+<p>— Asseline, vous êtes un maître cachottier !
+Comment avez-vous pu dissimuler si longtemps
+que vous étiez pareillement amoureux ?</p>
+
+<p>Il s’exclama sans répondre :</p>
+
+<p>— Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle
+créature !</p>
+
+<p>— Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne
+tranquillement.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Il avait l’air radieux, et continua :</p>
+
+<p>— Elle est incomparable ! Si vous la voyiez en
+robe de bal ! C’est ainsi que je l’ai aperçue pour la
+première fois, à une grande soirée chez les Defresne…</p>
+
+<p>— Et elle vous a séduit incontinent ?…</p>
+
+<p>— Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait
+bien d’autres ! C’était une vraie cour autour d’elle.
+Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la quatorzième
+valse… Eh bien ! mon ami, moquez-vous de
+moi… Je suis ridicule, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Pas du tout… C’est un régal trop rare que
+le spectacle d’un grand enthousiasme pour que
+j’aie, le moins du monde, envie de railler… Donc
+vous avez obtenu la quatorzième valse et vous
+l’avez attendue impatiemment.</p>
+
+<p>— Non, pas trop, car j’avais su découvrir une
+embrasure d’où je pouvais, tout à mon aise, contempler
+Colette… Elle bostonnait avec tant d’art,
+de souplesse, de grâce, que je me demande encore
+comment j’ai pu avoir l’audace de danser avec
+elle ! Enfin, comme elle est très indulgente, ça n’a
+pas été mal… Mais je vous avouerai que, dès le
+lendemain, j’ai repris quelques leçons de boston
+pour être à la hauteur… Et heureusement, ainsi,
+j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés… Ah !
+mon ami, elle est exquise… Et je…</p>
+
+<p>— Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le
+jeune homme s’arrêtait, saisi lui-même de sa
+fougue. Eh bien ! si vous l’adorez, si elle est
+exquise, pourquoi — excusez ma question pour peu
+qu’elle soit indiscrète, — pourquoi ne l’épousez-vous
+pas, puisque vous êtes prêt pour le mariage ?</p>
+
+<p>La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit
+aussitôt.</p>
+
+<p>— Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma
+demande serait déjà faite ; mais je suis pourvu
+d’une famille…</p>
+
+<p>— Qui ne veut pas de votre mariage avec
+Mlle Colette…</p>
+
+<p>— Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains
+son opposition… On m’a affirmé de différents
+côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que
+la dot des jeunes filles est à peu près nulle… Et
+ce ne sont pas, en effet, les œuvres poétiques de
+M. Danestal qui le rendront millionnaire !</p>
+
+<p>— D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est
+bien trop artiste pour cela ! Il écrit pour un cénacle
+de lettrés…</p>
+
+<p>— Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui ;
+et je vous confierais que cette idée qu’il est, en son
+genre, un homme supérieur, m’intimide terriblement
+quand je suis en sa société, moi qui suis tout
+le contraire d’un artiste. En sa présence, dans son
+salon, je me sens devenir idiot… Je n’ai pas, moi,
+d’opinion, artistique ou littéraire, à émettre !… Ce
+que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier !
+N’était Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y
+aventurer !… Elle, heureusement, n’est pas du tout
+bas-bleu ; c’est une vraie femme du monde, très
+chic ; sa sœur France est du genre du père… Elle
+fait des vers, de la musique. Aussi, comme elle
+doit me tenir en piètre estime intellectuelle, je ne
+me mêle jamais de causer avec elle…</p>
+
+<p>— Pourtant elle semble bien simple et a l’air
+presque d’une enfant encore…</p>
+
+<p>— Mon cher, elle m’intimide plus que Colette,
+presque ! Je me sens tout à fait stupide, devant
+elle, comme devant son père… J’aime mieux m’entretenir
+avec sa mère. C’est une très aimable personne,
+fort élégante. Vraiment, ces trois dames sont
+toujours si parfaitement mises, que je ne peux pas
+croire qu’elles soient sans fortune, comme les mauvaises
+langues le prétendent… Leur appartement
+est très confortable, un peu bizarrement arrangé à
+mon goût. Il est plein de bibelots artistiques dans
+lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus de
+la famille ; M. Danestal en a la passion !… Peu
+m’importerait tout cela, la plus ou moins grosse
+dot de Colette, si ma mère n’avait, tenace, la
+déplorable idée que je dois épouser une héritière.</p>
+
+<p>— Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné
+que vous êtes plus largement pourvu qu’un garçon
+de votre âge n’aurait le droit de l’être !… Allons,
+Asseline, ayez un peu d’énergie ! Déclarez votre
+flamme à votre famille, et conquérez la dame de
+vos pensées !</p>
+
+<p>Naïvement, il avoua :</p>
+
+<p>— J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant
+ma mère…</p>
+
+<p>— Qui ne la connaît pas encore ?</p>
+
+<p>— Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le
+monde, et une quatrième au Grand Prix. Ces
+dames étaient dans la même tribune…</p>
+
+<p>— Eh bien ?</p>
+
+<p>— Eh bien ! je crois que ma mère a été un peu
+effarouchée par la beauté et le chic de Mlle Danestal.
+Vous savez, ma mère est extrêmement
+simple et elle a les idées de son jeune temps. Elle
+ne conçoit pas que les jeunes filles d’aujourd’hui
+soient différentes de ce qu’elle était elle-même. Et
+puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un
+milieu de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs
+affaires… Mlle Colette, au contraire, appartient à
+un monde très parisien, très artiste, très intellectuel,
+qui ne peut lui permettre de ressembler en
+rien aux jeunes personnes du genre « oie blanche »
+que ma mère goûterait aveuglément… Tout cela
+est bien compliqué à arranger !</p>
+
+<p>— Bah ! avec un peu de volonté et d’adresse !…
+Et votre père, de quel parti sera-t-il, lui ?</p>
+
+<p>— Oh ! mon père sera bien plus facile à gagner.
+Il aime beaucoup les jolies femmes. Il a vu
+Mlle Colette dans le monde et il la trouve ravissante…
+J’espère son appui…</p>
+
+<p>Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné
+activa l’allure de son cheval. Il avait hâte
+que sa promenade fût achevée pour être bien certain
+de se trouver sur la digue à l’heure où Colette
+Danestal y paraîtrait, peut-être…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient
+avec toute leur science pratique de femmes aimant
+le confort, et France avec la lenteur et l’indifférence
+d’une enfant que la contemplation de la
+mer charme souverainement.</p>
+
+<p>Car, de la fenêtre de sa très petite chambre, — sa
+mère et sa sœur aînée ayant, comme de juste,
+pris possession des meilleures pièces mises à leur
+disposition, — elle avait une vision d’océan si
+superbe, qu’un peu grisée par l’éblouissante clarté
+épandue sur les choses, par le souffle d’air vif qui
+frémissait dans les branches pailletées d’ombres et
+d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine
+des vagues, elle ne prenait guère souci d’ouvrir
+ses bagages, ayant d’ailleurs une horreur enfantine
+pour toutes les besognes qui incombent
+aux bonnes ménagères.</p>
+
+<p>Elle n’entendait même pas les propos échangés
+par sa mère et Colette sur la première rencontre
+avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort
+satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour
+établir des rapports fréquents avec la famille
+Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre ouverte,
+les mains abandonnées sur ses genoux, France se
+laissait envelopper, avec une jouissance ardente,
+par la brise qui soulevait autour de son front de
+petits cheveux légers, les yeux ravis par les lointains
+verdoyants des vergers feuillus, des prairies
+herbeuses où le vent de mer creusait d’onduleux
+sillons.</p>
+
+<p>Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit
+des Asseline, en dépit des trop nombreux Parisiens
+de leurs connaissances groupés à Villers, à
+Trouville, à Houlgate ; qu’il allait faire bon de
+demeurer quelques jours dans cette fraîche campagne,
+où elle était amenée par les vues ambitieuses
+de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment
+qu’elle trouverait possible d’oublier la mesquine
+partie à gagner et qu’elle allait pouvoir mener à
+sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de multiples
+occupations.</p>
+
+<p>Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante,
+elle travaillait l’harmonie, composait de la
+musique ; lisait, en toute liberté, ce qui tentait son
+activité de pensée, son insatiable intelligence ; écrivait
+des vers qu’elle ne montrait jamais encore,
+jugeant que, fille d’un grand poète, il ne lui était
+permis d’être poète elle-même qu’à la seule condition
+de créer des œuvres irréprochables… Et elle
+était trop jalousement éprise du Beau pour ne pas
+se montrer très difficile.</p>
+
+<p>Ah ! oui, elle était bien la vraie fille de Robert
+Danestal, toute vibrante comme lui au souci des
+choses d’art dont le charme la pénétrait et la dominait
+toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait
+ainsi dans un monde idéal, dont les spectacles
+la ravissaient. Aussi, mieux que personne,
+elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques
+de son père, ses achats « insensés », disait
+Mme Danestal, de tableaux, de belles faïences, de
+tentures rares, de bibelots précieux ; elle comprenait
+le dédain qu’il témoignait pour tout travail
+régulier, ayant la volonté d’écrire seulement aux
+heures de l’inspiration, sans être jamais influencé
+par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire,
+quand on a de médiocres revenus, des goûts
+dispendieux et trois filles à doter. Et du même
+cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste
+recherche de ses propres satisfactions, son humeur
+fantasque ; même plus, son indifférence pour un
+foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa
+femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors
+duquel il vivait, d’ailleurs, à peu près complètement,
+quand il ne s’enfermait pas dans son cabinet,
+ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que
+les hommes illustres ne doivent pas être jugés à
+la mesure des simples mortels et que leurs dons
+supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux.
+D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille
+très moderne, qu’il est inutile de demander grande
+sagesse aux hommes, même à ceux qui n’ont pas
+leur gloire pour excuser leurs faiblesses.</p>
+
+<p>En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait
+déjà de la vie une vision terriblement claire. Elle
+avait grandi dans un milieu où elle entendait
+parler devant elle de toutes choses, discuter comme
+des thèses ou des questions d’art les sujets les plus
+délicats, même les problèmes psychologiques les
+plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs
+aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très
+intelligente, le regard autant que l’oreille et l’esprit
+toujours en éveil, elle avait vite discerné toute
+sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt mûri
+sa pensée, mais en même temps lui jetaient au
+cœur un âpre mépris pour les vilenies, pour les
+grandes et pour les petites lâchetés mondaines.</p>
+
+<p>Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été,
+sans doute, une jeune créature vibrante et candide,
+vivant en plein idéal, soucieuse seulement des
+âmes très pures, très hautes, éprises du Beau
+comme elle-même. Car, en dépit des révélations
+que le monde lui avait faites trop tôt, elle demeurait
+singulièrement jeune d’impressions ; elle avait
+des enthousiasmes, des confiances, des naïvetés
+d’enfant qui contrastaient bizarrement avec sa
+connaissance précoce de la vie.</p>
+
+<p>Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son
+père ni sa mère n’étaient jaloux de leur autorité,
+elle vivait moralement dans une indépendance entière,
+enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle
+s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en
+sortant qu’à son gré, quand une curiosité, une
+source d’intérêt, un sentiment l’en attiraient. Autrement,
+réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire
+richement orné, par la nature et par l’étude,
+elle y demeurait étrangère à la foule banale, s’y
+donnait en silence d’exquises fêtes par la communion
+des belles œuvres, par son propre travail créateur
+auquel, passionnément, elle se donnait.</p>
+
+<p>Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très
+heureuse si la vie quotidienne ne l’avait trop souvent
+rejetée des régions sereines où elle planait si
+naturellement dans les pitoyables difficultés de la
+réalité. Il lui fallait entendre les plaintes et les
+récriminations — toujours les mêmes — de sa mère
+sur un manque de fortune qui devait se dissimuler…
+Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences
+de Mme Danestal et de Colette pour arriver
+à être très élégantes en dépensant fort peu…
+Il lui fallait faire des visites innombrables, aller
+dans le monde à peu près chaque soir. Sur ce seul
+chapitre, en effet, Mme Danestal lui refusait le
+droit de suivre son caprice ; elle estimait que les
+jolies filles qui ne sont pas des héritières ne doivent
+point rester dans l’ombre, sous peine de pécher
+contre la Providence, assez bienveillante pour
+leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage.</p>
+
+<p>C’était bien aussi l’avis de Colette ; et certes,
+de son mieux, depuis son entrée dans le monde,
+elle s’appliquait à aider aux favorables desseins
+de la Providence à son égard.</p>
+
+<p>Mais elle, France, était autrement intransigeante
+et prétendait ne pratiquer à aucun prix le prudent
+conseil : « Aide-toi, le ciel t’aidera… », incapable
+de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du mariage
+riche. D’autre part, elle aimait trop les belles
+choses ; elle avait, trop forte, la terreur des soucis
+de ménagère et des tracas d’argent pour avoir le
+courage d’accepter une situation tout à fait modeste
+comme sa sœur Marguerite… Aussi avait-elle
+bien vite compris que sa destinée, sans
+doute, serait de suivre seule son chemin dans la
+vie…</p>
+
+<p>Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient
+si peu le compagnon très cher qu’elle eût
+souhaité, ces jeunes hommes qu’elle rencontrait
+dans le monde, tellement « quelconques » pour la
+plupart… Les jeunes poètes long chevelus, qui
+évoluaient dans le rayonnement projeté par la
+gloire de son père, l’intéressaient davantage ; mais
+pour la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une
+estime si manifeste, qu’elle voyait leurs ridicules
+autant que leur talent.</p>
+
+<p>Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait
+une place dans l’existence qu’elle souhaitait se
+créer par l’art et le travail, n’en désirant nulle
+autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que
+l’amour n’avait pas encore effleurés. Se suffire à
+elle-même, acquérir une indépendance qu’elle devrait
+à elle seule, c’était son rêve juvénile, et elle
+en poursuivait discrètement la réalisation avec une
+indomptable volonté.</p>
+
+<p>Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi
+sa plus jeune fille s’absorbait dans ses multiples
+travaux avec une fougue persévérante. Cette
+mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection,
+étaient si dissemblables que l’âme de France demeurait
+à Mme Danestal un monde inconnu où
+elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer.
+Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique
+qu’il lui convenait, — à condition toutefois
+d’avoir peu de leçons à lui payer, — suivre force
+concerts, si elle ne devait pas débourser le prix de
+sa place ; s’enthousiasmer pour des compositeurs,
+des artistes, des chanteurs ; souhaiter les connaître
+et y arriver presque toujours…</p>
+
+<p>Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles
+fantaisies dont, un jour ou l’autre, France se lasserait
+d’elle-même… Alors, elle perdrait son amour
+des travaux intellectuels, son souci bizarre de se
+rendre utile à tous les humbles qui pouvaient avoir
+besoin d’elle ; d’où cette lubie d’apprendre le catéchisme
+à quelques enfants pauvres de sa paroisse,
+de s’intéresser à une crèche où elle allait parfois
+passer des heures, jouant comme une gamine avec
+les petits qu’elle comblait de gâteries.</p>
+
+<p>Somme toute, France Danestal s’accommodait
+fort bien de son existence, et ce jour-là, en particulier,
+tandis que, toujours immobile devant sa
+fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie,
+elle continuait à regarder le large horizon baigné
+de lumière blonde.</p>
+
+<p>Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir
+soudain. Une voix expliquait d’un ton d’excuse :</p>
+
+<p>— C’est le courrier de ces dames qu’on avait
+oublié de leur remettre.</p>
+
+<p>France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut
+une exclamation de plaisir, reconnaissant l’écriture
+de sa sœur aînée.</p>
+
+<p>— Maman, une lettre de Marguerite pour toi !
+Peut-être va-t-elle nous annoncer son arrivée.</p>
+
+<p>— Nous allons voir… Viens ici me lire cette
+lettre ; je suis occupée dans la chambre de Colette.</p>
+
+<p>France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal,
+sortait de sa malle la suite de ses toilettes
+dont la profusion couvrait le lit, les chaises, la
+table, d’un charmant étalage d’étoffes claires.
+Très affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas
+troubler par l’apparition de la jeune fille qui, sans
+s’occuper de leur inattention, forte de l’autorisation
+reçue, se prit à décacheter la lettre.</p>
+
+<p>— Mère, je puis commencer à lire ?</p>
+
+<p>— Oui, si tu veux ; je t’écoute… Colette, vois,
+ta robe de mousseline n’est pas du tout chiffonnée !
+Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec ta blouse
+de taffetas blanc.</p>
+
+<p>De sa voix musicale, France commençait à lire :</p>
+
+<p>« Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu
+commencer assez tôt ma lettre pour te l’envoyer à
+Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons économiques
+sont couronnées de succès ! Nous allons
+donc pouvoir passer près de vous nos quelques
+jours de vacances, avant de gagner notre nouveau
+poste en Normandie… Et je m’en fais une vraie
+joie !</p>
+
+<p>« Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu
+m’indiques est beaucoup trop brillant pour notre
+humble bourse, dont nous voyons toujours trop
+vite le fond. Si France — ou Colette — voulait
+être très bonne, elle se mettrait en quête, pour le
+ménage d’Humières, d’un petit logis bien modeste,
+bien propret, gai si possible, car, ma future maternité
+me rendant peu alerte, je demeurerai bien
+souvent, bon gré mal gré, dans mon <i>home</i> de passage.
+Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu
+pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce
+moment, presque autant que pour Bébé, un vrai
+petit campagnard, habitué au plein air… Vous
+verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne
+et quel beau petit garçon je vous amène. On lui
+donnerait plutôt trois ans que deux.</p>
+
+<p>« Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se
+moquer de mon enthousiasme maternel : qu’elles
+soient bien convaincues que, dans quelques années,
+elles parleront tout à fait comme moi ! Patience !
+mes chéries.</p>
+
+<p>« En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi
+vite le gîte désiré ! Je suis contente pour
+André que vous ayez choisi une plage voisine de
+Trouville, où il pourra aller chercher un peu des
+distractions dont il était totalement sevré dans
+notre petit trou, en pays de montagne. Je crois
+qu’il est vraiment autant que son fils, mais pour
+d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son
+plaisir si évident suffirait à me faire oublier ce
+qu’il y a d’un peu déraisonnable à creuser une
+brèche dans nos faibles économies, quand nous
+avons en perspective une naissance nouvelle…
+Événement toujours coûteux !</p>
+
+<p>« Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de
+n’être pas tout à fait raisonnable ! J’ai donc succombé
+à la tentation et j’en suis bien heureuse,
+puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour
+quelques semaines !</p>
+
+<p>« Vite un mot m’annonçant que nous pouvons
+arriver, André, Bob et moi ; nous en grillons d’envie
+et nous vous embrassons de tout notre cœur
+pour vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie,
+et à bientôt, n’est-ce pas ? »</p>
+
+<p>France se tut et un silence d’une seconde régna
+parce que Mme Danestal et Colette, qui avaient
+poursuivi leurs rangements, étaient tout occupées
+à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette
+qui les enfermait, anxieuses de s’assurer que le
+voyage ne leur avait pas été funeste.</p>
+
+<p>Cette constatation étant terminée, Mme Danestal,
+l’esprit en paix, réfléchit :</p>
+
+<p>— Mes enfants, il faudrait tout de suite vous
+mettre à la recherche pour Marguerite. Toi, France,
+qui aimes tant à circuler, tu pourrais t’occuper de
+cela.</p>
+
+<p>— Oui, mère, je vais voir et me renseigner.
+Aussitôt mon bagage ouvert, je sortirai.</p>
+
+<p>— Tu vas descendre jusqu’à la plage ? jeta Colette
+qui fourrageait dans les tiroirs pour y installer
+ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je m’habille
+pendant que tu fais tes rangements.</p>
+
+<p>— Tu t’habilles ? Mais nous serons dehors, je
+crois, au moment où tout le monde désertera la
+plage.</p>
+
+<p>— Raison de plus pour n’être pas rencontrée
+dans une tenue de voyageuse. Libre à toi de garder
+la tienne ! Moi, je désire être présentable et ne pas
+donner piteuse opinion de mon élégance aux gens
+que je croiserai !</p>
+
+<p>France ne répondit pas. Paraître ! c’était le
+souci constant de sa mère et de sa sœur. Paraître,
+même au prix de misérables économies, faites sur
+les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes,
+en usant seulement de petites couturières
+à bon marché, des ouvrières qu’il faut diriger, en
+suppléant à leur goût absent !…</p>
+
+<p>De cela, Colette avait le don ; elle possédait,
+inné, l’art des chiffonnages coquets faits avec des
+riens, des chapeaux inimitables créés par la seule
+adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller
+qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous
+ses désirs à cesser de l’exercer sous cette forme
+économique.</p>
+
+<p>France était revenue dans sa chambrette et, machinalement,
+se décidait enfin à défaire sa malle,
+à organiser son très petit <i>home</i>. Mais sa pensée
+était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite.</p>
+
+<p>Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour
+elle si tendrement maternelle, dont l’affection
+avait été la joie de sa jeunesse de petite fille ;
+qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas,
+quand le mariage la lui avait enlevée. Alors, la
+seule pensée du bonheur de Marguerite avait pu
+consoler un peu sa détresse silencieuse.</p>
+
+<p>Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle,
+ainsi qu’elle l’avait espéré ? C’était une question
+qui, bien souvent, hantait la pensée de France
+quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage
+de Marguerite, toutes deux avaient été bien rarement
+réunies et les yeux clairvoyants de la jeune
+fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa
+nouvelle vie. Jamais ses lettres n’avaient enfermé
+un mot de déception ou de regret. Elle parlait toujours
+tendrement de son mari et plus encore de
+son fils ; ne se plaignait jamais de sa situation
+modeste, de son isolement dans un village des
+Alpes où la retenait le poste de son mari.</p>
+
+<p>Pourtant, France avait l’impression qu’une
+sourde mélancolie pénétrait l’âme de sa sœur. Et
+avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en cherchait
+le pourquoi.</p>
+
+<p>Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être,
+vivant quelques jours près de la jeune femme,
+elle acquerrait la bienfaisante certitude de s’être
+trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si
+bon !…</p>
+
+<p>— France, es-tu prête ? Voici qu’il est déjà cinq
+heures et demie, appela Colette.</p>
+
+<p>— Si tard, vraiment ?… J’ai fini. Je mets mon
+chapeau et je viens. Pars sans m’attendre si tu es
+trop pressée.</p>
+
+<p>— Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est
+beaucoup mieux que, pour la première fois, vous
+sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre
+côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un
+chevalier !</p>
+
+<p>France se mit à rire gaiement :</p>
+
+<p>— Oh ! mère, jamais personne ne me prendra
+pour une princesse, surtout dans ma tenue de voyageuse,
+comme dit Colette.</p>
+
+<p>Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son
+canotier, et ce mouvement qui cambrait un peu sa
+taille en arrière, avait cette grâce souple si vite
+remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette,
+impatiente de partir. Tout habillée de serge
+blanche, elle était si délicieusement blonde sous
+le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie
+de bleuets, qu’une fois de plus France pensa que
+sa sœur avait vraiment raison de se sentir de
+force à gagner toutes les parties. Et apercevant
+dans la glace, auprès de l’éblouissante apparition,
+sa menue silhouette encore emprisonnée dans le
+sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée :</p>
+
+<p>— On dirait la petite Cendrillon accompagnant
+sa brillante sœur !</p>
+
+<p>Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la
+même pensée quand, de sa fenêtre, elle les vit
+toutes deux sortir de l’hôtel.</p>
+
+<p>La mer était haute, distillant dans l’air plus
+frais sa vapeur saline. Des vagues nonchalantes
+mouillaient le sable d’ondulations molles, ombrées
+de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait
+lentement vers les eaux paisibles, ponctuées
+d’écume.</p>
+
+<p>La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur
+du crépuscule approchant, les promeneurs se
+faisaient nombreux. Sur la route qui longeait la
+mer, bordée par les villas, des équipages filaient,
+revenant de Trouville, dont le lointain s’effaçait
+dans une brume sablée d’or. Les baigneurs arpentaient
+la digue, les hommes en tenue de plage, les
+femmes en robes claires, laissant avec une indifférence
+coquette leur jupe frôler l’allée de
+planches.</p>
+
+<p>France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur
+qui se dirigeait vers la plage. Mais, tout de suite,
+avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de visages
+connus, des connaissances retrouvées, l’échange de
+propos de bienvenue qui immobilisaient, presque à
+chaque pas, les deux jeunes filles.</p>
+
+<p>Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette
+ne semblait pas soucieuse de s’attarder à ces
+papotages dont elle était d’ordinaire si friande ; et
+même, elle proposa :</p>
+
+<p>— Veux-tu que nous descendions sur le sable ?</p>
+
+<p>— Oui, nous serons ainsi plus près de la mer.</p>
+
+<p>Vive, France s’engagea sur l’escalier de la
+digue, craignant que Colette ne se ravisât. Tout
+bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à
+s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient
+leurs pieds chaussés de souliers…</p>
+
+<p>Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant
+une gigantesque ombrelle bigarrée de raies rouges
+et blanches, des jeunes gens causaient avec Paul
+Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une
+petite rougeur courut comme une flamme sur la
+peau mate de France, et ses sourcils, soudain rapprochés,
+donnèrent à son jeune visage une expression
+volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette
+avait dit à Paul Asseline qu’elle viendrait ;
+il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce rendez-vous,
+avait, pour sauvegarder les apparences, fait
+en sorte que sa plus jeune fille y figurât…</p>
+
+<p>Une révolte la secoua tout entière. Que Colette
+agît comme bon lui semblait, mais qu’elle ne la fît
+pas servir à la réussite de ses manœuvres mesquines !…
+Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter,
+pour se rapprocher de la mer.</p>
+
+<p>Inutile intention ! Déjà Asseline était devant
+elle et sa sœur, s’inclinant en des saluts profonds ;
+et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur ses lèvres fines
+flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler
+les cœurs simples.</p>
+
+<p>— Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis
+d’installation. Mais vous nous aviez annoncé un si
+beau coucher de soleil que nous avons voulu en
+avoir le spectacle !</p>
+
+<p>— Et ne le trouvez-vous pas à votre gré ? demanda-t-il,
+timide, lui offrant l’hommage de son
+regard ravi.</p>
+
+<p>— Oh ! si, tout à fait superbe !</p>
+
+<p>— Alors pour le contempler mieux, voulez-vous
+venir un instant vous asseoir sous la tente de
+ma mère ? Elle aura très grand plaisir à vous
+voir.</p>
+
+<p>Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques
+pas, eut une imperceptible moue dubitative
+devant cette chaleureuse invitation. Mais Colette
+n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de
+Mme Asseline, qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs
+fois. Elle se sentait assez en beauté pour se
+laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et
+surtout à son père, qu’on disait très sensible au
+charme féminin.</p>
+
+<p>Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans
+les yeux de France, elle se rapprocha du cercle au
+milieu duquel trônait une femme maigre, bourgeoise
+de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux
+blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers,
+sous un grand chapeau rond de paille
+noire.</p>
+
+<p>Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître
+son fils accompagné des deux jeunes filles
+et son visage mince prit une expression désagréable
+à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en
+apercevoir, pas plus que de la flatteuse attention
+éveillée, par son approche, dans la partie masculine
+du groupe. Avec une grâce souriante, elle
+saluait la vieille dame qui répondait à ses paroles
+aimables par un maussade :</p>
+
+<p>— Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à
+vous retrouver ici… Je vous croyais quelque part
+en Allemagne avec votre père… Vraiment, votre
+arrivée est pour moi une vraie surprise !…</p>
+
+<p>— Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour
+y entendre exécuter, à son gré, la musique de
+Wagner, fit Colette toujours souriante.</p>
+
+<p>Aucune attaque ne la désarçonnait.</p>
+
+<p>— C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura
+le prix. Il paraît que, seuls, les gens fortunés peuvent
+s’aventurer sans grande imprudence dans ce
+sanctuaire artistique… Les petites bourses s’y
+trouvent rapidement vidées…</p>
+
+<p>L’intonation de Mme Asseline était si insolente
+qu’un éclair flamba dans les prunelles de France.
+Une vive réplique lui montait aux lèvres. Colette
+le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans
+paraître avoir remarqué l’impertinente intention
+de Mme Asseline :</p>
+
+<p>— Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y
+bien gîter qu’à Villers, où les hôtels paraissent
+fort bien. Nous sommes, à la première impression
+du moins, très satisfaites du nôtre.</p>
+
+<p>De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea :</p>
+
+<p>— Vous êtes à l’hôtel du <i>Cercle</i> ?</p>
+
+<p>Elle avait choisi parmi les maisons de second
+ordre. Son fils, qui semblait au supplice, ouvrit la
+bouche pour protester ; mais déjà Colette répondait
+avec son même joli sourire :</p>
+
+<p>— Oh ! non, madame, nous sommes descendues
+à l’hôtel des <i>Anglais</i>.</p>
+
+<p>C’était, incontestablement, le premier de Villers.
+Mme Asseline en fut un peu saisie.</p>
+
+<p>— Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle ?</p>
+
+<p>— Un mois environ, madame… Plus, si nous
+nous y plaisons.</p>
+
+<p>Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des
+appréciations se croisaient maintenant sur les mérites
+respectifs des hôtels ; et un allié survenait à
+Colette en la personne de M. Asseline père, un
+gros homme de face commune, très intelligente.
+Arrivé depuis quelques secondes, il la contemplait
+du même œil admiratif dont il eût considéré une
+princesse de féerie.</p>
+
+<p>Alertement, il se rapprocha du cercle présidé
+par sa femme et, se présentant lui-même avec une
+bonne humeur familière, il offrit une chaise à Colette,
+sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta
+et se mit à causer avec toute son aisance de femme
+du monde.</p>
+
+<p>Mais France, elle, se dérobant à l’invitation,
+descendit jusqu’à la mer. Elle était frémissante
+encore de l’impertinence à peine déguisée de
+Mme Asseline… Et aussi de la lâcheté de sa sœur
+qui, par ambition, acceptait les dédains d’une parvenue.</p>
+
+<p>Ah ! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse
+millionnaire, si stupidement fière parce
+que son mari avait gagné des centaines de mille
+francs à vendre des toiles d’emballage.</p>
+
+<p>Un pli de dédain crispa la bouche de France,
+tandis que son pied broyait le sable comme elle
+eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de
+cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait
+largement mépris pour mépris. De son père, elle
+tenait une antipathie un peu enfantine pour les
+gens et choses du commerce, pour les remueurs
+d’argent, qu’elle considérait comme d’une race inférieure
+à celle des artistes et de tous les travailleurs
+du cerveau.</p>
+
+<p>Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût
+entrer dans un tel monde parce qu’elle avait,
+comme ceux qui y figuraient, un impérieux besoin
+de luxe.</p>
+
+<p>Ah ! l’argent, toujours l’argent !</p>
+
+<p>Comme France eût voulu pouvoir en gagner,
+afin d’acquérir l’indépendance qu’il donne ! Mais
+le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de travailler
+en toute simplicité, comme font les filles
+pauvres ?… Que de grand cœur, pourtant, elle eût,
+par exemple, donné des leçons !</p>
+
+<p>Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la
+phalange des femmes du monde ; elle devait y
+rester et même s’arranger pour faire bonne figure
+parmi les plus élégantes ; trahir le moins possible
+sa passion pour ses études musicales, ses occupations
+littéraires et surtout le secret espoir qu’elle
+gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus
+d’indépendance matérielle.</p>
+
+<p>Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un
+travail de femme ?… Mais elle voulait tenter la
+chance, dût-elle être vaincue… Après tout, si elle
+avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins,
+connu la jouissance incomparable du travail créateur.
+Elle aurait vécu dans le monde merveilleux
+où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de
+tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou
+décourageant.</p>
+
+<p>A toutes ces choses, elle pensait confusément,
+bercée par la rumeur grave de la mer qui, peu à
+peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les pensées
+étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas,
+de bleu tendre rayé de pourpre, dont la sérénité
+superbe la pénétrait comme une joie.</p>
+
+<p>Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas
+que sa sœur était venue la rejoindre, escortée par
+Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup, derrière
+elle, monta la voix de Colette ; et le seul
+accent de cette voix eût suffi pour lui révéler que
+la jeune fille s’adressait à Asseline.</p>
+
+<p>Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir,
+ni entendre leurs paroles. Elle resta immobile, le
+visage vers la mer dont les vagues mouillaient le
+sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela :</p>
+
+<p>— France ! France !… Veux-tu t’arracher une
+seconde à ta contemplation !</p>
+
+<p>— Pour ?… interrogea-t-elle, se retournant enfin.</p>
+
+<p>Le reflet pourpre du couchant rosait son visage.
+Autour des tempes, la brise soulevait de petits
+cheveux légers qui semblaient poudrés d’or.</p>
+
+<p>— Pour que je puisse te présenter un ami de
+M. Asseline qui s’intéresse, comme toi, à toutes les
+choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre des
+pensionnaires de l’hôtel des <i>Anglais</i>, M. Claude
+Rozenne.</p>
+
+<p>Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence,
+il ne s’attendait pas à cette brusque présentation
+qui était littéralement imposée à France
+et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète
+intrusion dans son intimité. Elle avait salué
+d’un léger signe de tête, en silence, ses traits
+expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur,
+sans un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur
+bleue du regard.</p>
+
+<p>Alors, profitant de ce que le duo recommençait
+entre Asseline et Colette, il dit :</p>
+
+<p>— Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle,
+de cette présentation inopinée dont je suis confus.
+Ayant appris qu’un même toit est destiné à nous
+abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle
+votre sœur le désir de ne pas demeurer un inconnu
+pour vous ; mais je n’aurais jamais voulu être un
+importun.</p>
+
+<p>Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si
+sincère que, le souffle de révolte, qui avait passé
+dans son âme impressionnable, s’apaisa soudain
+et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche.</p>
+
+<p>— Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me
+rendriez confuse à l’idée que mon accueil a été
+bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne
+vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir,
+dans la solitude, de ma première rencontre avec
+elle, cette année.</p>
+
+<p>Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité.</p>
+
+<p>— Vous aimez la mer à ce point ?</p>
+
+<p>— C’est une vieille passion. Quand j’étais petite
+fille, non seulement je l’adorais pour ses multiples
+beautés, mais je l’enviais, oh ! combien ! parce
+qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance
+suprême !…</p>
+
+<p>— Qui vous paraissait le bien par excellence ?</p>
+
+<p>— Mais vous pouvez parler au présent ! fit-elle
+prestement d’un accent de telle conviction que, de
+nouveau, il la regarda avec une surprise où il y
+avait de l’amusement.</p>
+
+<p>Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire
+ses petites dents.</p>
+
+<p>— Je crois, monsieur, que je viens de vous faire
+une déclaration bien imprudente, étant donné que
+notre connaissance de fraîche date m’empêche de
+prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en
+tirer et quelle réputation j’y gagnerai ! Ne me
+prenez pas, je vous prie, pour une façon d’anarchiste
+en herbe, parce que j’ai, comme tout le
+monde, je suppose, mes heures de révolte contre
+les obligations de toute sorte qui emprisonnent les
+individus civilisés !</p>
+
+<p>— Quand ils ont la trop grande bonté d’en
+avoir cure ! Je regrette, mademoiselle, de n’avoir
+point qualité pour vous démontrer, avec preuves à
+l’appui, combien ils ont tort… Je me le suis prouvé
+à moi-même, dès que j’ai eu l’âge de mener à bien
+un semblable raisonnement. Et je m’en suis trouvé
+à merveille !</p>
+
+<p>Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré
+d’une imperceptible ironie. Et France pensa
+que lorsqu’il voulait s’en donner la peine, ce grand
+garçon, dont le sourire était si spirituel, devait
+être un très agréable causeur.</p>
+
+<p>Qui était-il ?… Un ami de Paul Asseline ?…
+Pourtant il paraissait d’une tout autre essence
+intellectuelle, et ce ne devait pas être un marchand
+de quelque chose, celui-là… Elle en était bien
+sûre. Il n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni
+les manières d’un homme qui vend quoi que ce fût.
+Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts. C’était
+vague comme renseignements.</p>
+
+<p>Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce
+qu’elle sentait rôder autour d’elle l’attention de
+cet inconnu ; et tandis que son ombrelle dessinait
+des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire
+amusé retroussant sa lèvre :</p>
+
+<p>— Alors, vous pouvez toujours vivre à votre
+guise, uniquement parce que vous le voulez ? Que
+vous êtes donc privilégié, monsieur !</p>
+
+<p>— Je fais, du moins, tout ce que je puis pour
+arriver à cet agréable résultat ! C’est chez moi
+affaire de vieille habitude… Il paraît, — je vous
+adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle,
+mais j’interviens ici seulement à titre
+d’humble exemple pour la démonstration de ma
+thèse, — il paraît que j’ai été un petit garçon très
+gâté, comme le sont les enfants uniques d’une
+mère veuve. C’est une douce habitude qui m’a été
+donnée, si douce que, devenu grand garçon, je ne
+me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement,
+il me faut me gâter moi-même à présent. Et je m’y
+emploie de mon mieux, en ne faisant que ce qui
+me plaît !</p>
+
+<p>— Et il y a beaucoup d’occupations et de choses
+qui vous plaisent ? interrogea-t-elle un peu moqueuse.</p>
+
+<p>— C’est selon les jours, fit-il du même ton de
+gaîté fine. La nature et l’expérience m’ont donné
+le goût du changement, source de plaisirs incomparables
+et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre,
+je me délecte à cette source par excellence. Avouez,
+mademoiselle, qu’il n’en est pas de plus exquise
+pour les dilettantes que nous sommes tous, plus
+ou moins, en cette aube du vingtième siècle.</p>
+
+<p>Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait :</p>
+
+<p>— Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause ; je
+ne suis pas du tout inconstante dans mes goûts…</p>
+
+<p>— Moi non plus ! c’est-à-dire dans certains de
+mes goûts. Par exemple, j’adore dessiner, ce qui
+n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me
+paraît une jouissance tellement supérieure que
+l’idée même de toucher un crayon me semble une
+profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance,
+suis-je condamné à demeurer confondu dans
+la foule des très humbles amateurs…</p>
+
+<p>— Alors que vous auriez pu être…</p>
+
+<p>En riant, il dit :</p>
+
+<p>— Peut-être un artiste très remarquable… Que
+sait-on ? Malheureusement, je suis d’une paresse
+que la campagne accentue de façon terrible. La
+nature m’offre alors tant de belles choses à contempler,
+que je ne trouve plus ni le goût ni le loisir
+de « croquer » mes semblables !</p>
+
+<p>Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore
+ses paroles. Pourtant France eut l’impression que,
+très profondément, il devait être capable de sentir
+le charme ou la splendeur des choses créées. Son
+regard, qui jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil,
+s’était tourné vers la mer, devenue pareille à
+une nappe immense de métal sombre, striée
+d’éclairs d’argent ; et il ne s’en détournait plus,
+suivant la course onduleuse des vagues sous le
+ciel qui était couleur de perle.</p>
+
+<p>Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit
+de France, de découvrir quelle sincérité enfermaient
+ses paroles. Mais la voix de Colette s’éleva
+de nouveau, appelant avec insistance :</p>
+
+<p>— France ! France ! Viens vite !… Il est l’heure
+de rentrer… Nous sommes en retard déjà ; j’entends
+sonner la cloche de l’hôtel…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>C’était l’heure de la haute mer.</p>
+
+<p>Par le chemin de la digue, blanche de soleil,
+par les jolies rues claires aux lointains ombreux,
+les promeneurs affluaient vers la plage. Avec un
+entrain souriant, ils venaient sans hésitation
+s’écraser sur l’étroite terrasse de planches attenant
+à l’établissement des bains, d’où ils pouvaient
+suivre de tout près les évolutions des baigneurs,
+en particulier des baigneuses, tout en papotant,
+potinant, flirtant à souhait, sous l’ombre protectrice
+des tentes que brûlait le soleil d’août.</p>
+
+<p>Et le spectacle était joli de toutes ces élégances
+féminines, baignées par l’air lumineux dans le
+cadre clair des sables et de l’eau bleue dont l’horizon
+s’estompait sous la brume des journées très
+chaudes.</p>
+
+<p>Pourtant, France, qui sortait de la petite salle
+où elle se réfugiait en dehors de l’hôtel pour faire
+de la musique, se détourna alertement de la brillante
+cohue ; et, les yeux ravis par la houle éblouissante
+du large, elle se mit à gravir la montée de
+la falaise.</p>
+
+<p>Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte,
+toujours solitaire le matin, où elle trouvait délicieux
+d’aller travailler en paix, devant l’infini des
+eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur
+d’enfant, elle se hâtait pour y arriver, insouciante
+du soleil qui flamboyait sur le chemin sans ombre.
+A peine même elle en avait conscience, tant elle
+était encore toute dans le monde merveilleux où
+la musique lui faisait vivre des minutes incomparables.</p>
+
+<p>Les harmonies continuaient de chanter dans son
+âme, dans sa pensée toute vibrante, dans ses nerfs
+demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que la
+musique allumait en son être avivait encore l’éclair
+bleu de son regard, rosant la mate transparence
+de la peau.</p>
+
+<p>France allait vite, un peu grisée par la jouissance
+de marcher dans la lumière, enveloppée par
+le grand souffle du large dont la fraîcheur baignait
+son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait
+pas, sa main dégantée serrant son livre et
+le buvard qui enfermait « ses paperasses », comme
+elle disait.</p>
+
+<p>Sur le haut de la falaise, au moment de gagner
+l’ombre de l’allée, elle s’arrêta, regardant les yeux
+mi-clos, car l’intense clarté l’éblouissait, l’horizon
+large, où se fondaient, en un délicat lointain, les
+eaux et le ciel ; puis plus près, à ses pieds,
+l’étendue blonde des sables que longeait l’étroit
+chemin de la digue… Et soudain, un petit sourire
+retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre,
+parmi le flot des promeneurs, elle apercevait, en
+silhouette menue, Colette qui marchait correctement
+entre sa mère et Asseline, tous trois avançant
+d’une allure flâneuse de créatures privilégiées
+qui n’ont qu’à se laisser vivre.</p>
+
+<p>Elle pensa, moqueuse :</p>
+
+<p>« Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait <i>famille</i>.
+Madame Asseline, l’heure de votre défaite
+approche, croyez-en mon expérience ! Ah ! vous
+n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi
+jolie, aussi résolue et volontaire que ma sœur Colette… »</p>
+
+<p>Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner,
+dominé par l’ombrelle rouge de Colette, qui semblait
+une large fleur dressée vers le ciel clair… Et
+alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur
+qui marchait près d’Asseline, très grand,
+d’une sveltesse robuste, dont elle connaissait bien
+l’allure, maintenant, Claude Rozenne.</p>
+
+<p>Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur
+sa bouche. Elle savait très bien que si celui-là
+avait soupçonné quels yeux le regardaient, il aurait
+aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen
+d’aller rencontrer, par hasard, la petite personne
+à qui appartenaient les yeux dont le bleu de lapis
+le charmait…</p>
+
+<p>Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition
+ne l’avertissait ; il continuait à causer, sans
+doute, avec cette ironie subtile, joyeuse et nonchalante
+qui lui était familière… Et, peut-être, — sans
+vanité, même avec toute sorte de raisons,
+elle pouvait le penser, — il cherchait à apprendre
+quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade
+de « l’insaisissable Mlle France », comme il
+la qualifiait avec un peu de dépit.</p>
+
+<p>Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique
+déjà sur la valeur des admirations masculines.
+Alors elle secoua sa jolie tête volontaire,
+pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa
+marche vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable
+coulée de verdure qui s’arrêtait court sur
+l’horizon de la mer.</p>
+
+<p>Sous le dôme léger des branches, la chaleur
+s’apaisait vraiment un peu. Joyeusement, France
+respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore
+pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant
+des ombres et des clartés ; et plus loin, le miroitement
+radieux des eaux, entrevu à travers la dentelle
+des herbes frêles qui hérissaient la falaise.</p>
+
+<p>Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau,
+écarta les cheveux fous dont le vent nimbait son
+front, et les mains croisées sur son buvard entr’ouvert,
+elle demeura immobile, assise dans l’herbe,
+les prunelles rêveuses, songeant à mille choses imprécises
+qui flottaient dans sa vivante pensée.</p>
+
+<p>Mais la brise souleva soudain les pages du
+cahier fermé devant elle. Alors, elle baissa la
+tête vers les feuilles ainsi agitées et, au passage,
+ses yeux virent la date écrite la veille même sur
+ce cahier où elle aimait à causer avec elle-même,
+« 19 août ».</p>
+
+<p>Le 19 août ! Déjà tant de jours, trois semaines
+qu’elle vivait sur cette plage souriante ; des jours
+qui tous, ou presque tous, avaient laissé leur empreinte
+légère, délicate ou profonde dans son
+cœur, dans sa pensée. Cette empreinte, elle n’avait
+qu’à feuilleter les pages griffonnées presque quotidiennement
+pour la retrouver… Tout à coup, une
+curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions,
+si multiples et si complexes qu’elle n’eût
+vraiment su dire de quelle trame lumineuse, sombre
+ou grise, elles étaient faites.</p>
+
+<p>Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage,
+sur l’un d’eux, un nom l’arrêta, « Marguerite »…
+Elle lut, quelques lignes plus haut,
+« 6 août ! »… La date de l’arrivée de sa sœur.
+Qu’avait-elle écrit ce jour-là ? Quelles avaient donc
+été ses impressions de la première heure qu’elle
+ne se rappelait plus très nettes, maintenant que
+d’autres, nées du rapprochement de leurs deux
+vies, les effaçaient peu à peu ?…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 6 août.</p>
+
+<p>« Marguerite arrive !… Marguerite est arrivée !…
+Et en moi, c’est un chaos où se heurtent la joie, la
+surprise, l’anxiété, et aussi une tristesse que je
+voudrais tant qualifier d’absurde !…</p>
+
+<p>« Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé ? Non,
+je ne peux plus retrouver en elle la Marguerite
+d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au
+fond de ses yeux, j’ai aperçu le <i>je ne sais quoi</i> qui
+imprégnait ses lettres de mélancolie. Il y a quelque
+chose de résigné, je dirais volontiers de désillusionné,
+dans leur expression de douceur pensive…
+Ah ! si je pouvais croire que son état présent de
+fatigue en est la cause !…</p>
+
+<p>« Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts
+de joie, chaque fois que cette délicieuse pensée se
+précisait dans mon esprit, « c’est aujourd’hui, aujourd’hui !
+que Marguerite arrive !… » O ma chère
+grande sœur, par personne ta présence n’a jamais
+pu être désirée davantage qu’elle l’a été ce matin
+par ta « petite enfant » d’autrefois !… J’en avais
+la fièvre !…</p>
+
+<p>« Pour occuper mon impatience, je suis retournée
+encore dans la toute petite maison — si modeste,
+hélas ! — que je suis enfin arrivée à lui découvrir,
+presque dans la campagne, avec le bout de jardin, — plutôt
+de jardinet, — qu’elle souhaitait tant
+pour elle et surtout pour son petit Robert, dit Bob.
+Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus hospitalier,
+j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon
+mieux pour rendre moins criante cette affreuse
+banalité des maisons de passage.</p>
+
+<p>« Enfin l’heure, l’heure bienheureuse ! est venue,
+de partir pour la gare. Mais, tout à coup, à voir si
+proche, maintenant, la minute que j’avais tant
+désirée, il me prenait une peur folle de retrouver
+Marguerite <i>autre</i>, trop différente de la Marguerite
+qui a été la lumière, la joie, la passion aussi de ma
+jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne l’avais
+vue, après la naissance de Bob !… Elle vivait dans
+son village des Alpes, au bout de la France, et le
+voyage était très cher pour aller la voir… Dans la
+famille Danestal, l’élément féminin ne se permet
+que les voyages… utiles !</p>
+
+<p>« Maman et Colette, qui détestent la marche,
+sont parties pour la gare en voiture. Moi, je m’en
+suis allée toute seule, librement comme j’aime,
+mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu
+d’un gris très doux, un peu mélancolique… Ce
+n’était pas le ciel de fête que j’avais rêvé… Dieu !
+que de souvenirs de mon court passé me revenaient
+au cœur…</p>
+
+<p>« Vraiment, ce que je possède de meilleur en
+moi, je le dois à Marguerite… Ah ! si, malgré les
+apparences, je ne suis pas tout à fait, du moins
+pas trop profondément, une jeune fille <i lang="en" xml:lang="en">modern
+style</i>, avec tout ce que l’expression peut enfermer
+de moins que flatteur dans les jugements maternels, — et
+masculins aussi, — c’est bien à elle que
+je le dois ! C’est elle qui m’a sauvée de… ce que
+j’aurais pu être… Aujourd’hui encore, comme au
+temps où j’étais fillette, je ne pourrais supporter,
+même à travers la distance, le blâme de ses yeux.</p>
+
+<p>« En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient
+toujours un peu pensifs, ces chers yeux, — couleur
+des fleurs de lin, — sans doute, parce que ma
+grande sœur avait vu et compris trop de choses,
+rien qu’en regardant tout près, autour d’elle…
+Que de fois elle a apaisé des orages où semblait
+devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les
+vents, et ainsi empêché peut-être entre père et maman
+une de ces séparations sur lesquelles on ne
+revient plus… Maman le sait bien tout ce qu’elle
+aussi doit à Marguerite… Seulement, mon Dieu !
+son existence continue à être tellement occupée de
+soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de songer à
+ces choses du passé…</p>
+
+<p>« J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore,
+quand, enfin ! le train est apparu, en retard à son
+ordinaire. Mon cœur battait stupidement… Les
+wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes.
+Sans bouger, figée dans mon émotion, je
+crois, je cherchais des yeux Marguerite… C’est
+André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours
+joli homme, mince, blond, n’ayant rien perdu
+de son allure de clubman très chic, appartenant à
+une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans
+ses bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la
+terre, d’où maman l’a enlevé incontinent. Puis il
+a tendu la main à Marguerite pour l’aider à descendre.
+Je me suis glissée dans le flot des voyageurs…
+Mon regard l’a enveloppée, et avec quelle
+tendresse… Ah ! c’était bien toujours son visage
+fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux,
+très aimants, — un peu graves, — son sourire charmant…
+Cependant comme j’ai eu, forte, l’impression
+de retrouver une Marguerite autre que celle
+dont la présence, jadis, était ma gaîté !</p>
+
+<p>« Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente,
+surtout parce que sa future maternité la
+déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien
+enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune
+fille.</p>
+
+<p>« Nous nous sommes embrassées… Mal, devant
+tous ces étrangers. Pourtant, ces baisers-là,
+c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient…</p>
+
+<p>« André, très aimable, avec une courtoisie
+joyeuse, s’empressait autour de nous, et, évidemment
+ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait
+de compliments discrets et délicats, tant et si bien
+qu’il en oubliait tout à fait de s’occuper de ses
+bagages. Maman, cessant d’être en contemplation
+devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite
+était seule à chercher ses malles ; et alors, heureusement,
+elle a dit les mots qui me brûlaient les
+lèvres et que je n’osais articuler :</p>
+
+<p>«  — André, aidez donc votre femme à rassembler
+vos bagages… Elle se fatigue à le faire. C’est
+très mauvais pour elle !</p>
+
+<p>« Il y avait un peu d’impertinence dans la voix
+de maman. Mais André n’en a pas paru troublé du
+tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué :</p>
+
+<p>«  — Ma mère, je suis tout à fait de votre avis…
+Mais détrompez-vous si vous croyez que Marguerite
+me céderait sa place en la circonstance !…
+J’imagine que je lui inspire à peu près autant de
+confiance que Bob lui-même… Marguerite, comme
+toutes les femmes, — excusez-moi, — ne trouve
+bien que ce qu’elle fait elle-même !</p>
+
+<p>« Tout en parlant, par hasard, il avait tourné
+la tête de mon côté. Je ne sais ce qu’il pouvait y
+avoir au fond de mes yeux ; mais, nos regards
+s’étant croisés, l’expression de son visage a
+changé ; son front s’est rayé d’un pli… Et, aussitôt,
+il nous a quittées pour aller vers Marguerite
+qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait
+de nous, un sourire sur sa pauvre figure amaigrie
+où paraissaient presque trop grands ses yeux que
+la fatigue cernait…</p>
+
+<p>« Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir
+que quand, enfin, elle a été dans sa toute petite
+maison, assise devant son minuscule jardin où,
+tout de même, il faisait très bon, très frais ; où flottait
+une exquise senteur de réséda et d’héliotrope.</p>
+
+<p>« Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils,
+avait emmené Bob pour que Marguerite pût se
+reposer un peu. Colette et André causaient, sans
+beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait
+accomplir tout de suite la formalité d’un rigoureux
+inventaire… Moi, sous prétexte d’aider
+Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée
+près d’elle ; un désir fou me bouleversait le cœur
+de sentir, enfin ! toute vivante encore, notre immense
+tendresse de jadis.</p>
+
+<p>« Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins
+<i>inconfortable</i> de la maison. Je lui ai glissé un tabouret
+sous les pieds. Elle m’a dit « merci ! »
+avec un sourire heureux et lassé ; et sa voix avait
+tellement l’accent inoublié que, comme un bébé,
+je me suis glissé à genoux contre elle, et les
+mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son
+épaule, j’ai murmuré :</p>
+
+<p>«  — Oh ! Marguerite ! que c’est bon de te retrouver
+ma Marguerite d’autrefois !</p>
+
+<p>« Ses doigts caressaient mes cheveux.</p>
+
+<p>«  — Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite ?
+C’est vrai qu’elle a vieilli ; qu’elle n’est plus,
+oh ! plus du tout, une élégante Danestal, ni de
+visage, ni de taille, ni de toilette !… Mais je t’assure
+qu’elle aime comme autrefois sa petite fille
+France !</p>
+
+<p>« Comme autrefois… Eh bien ! non, ce n’était
+plus, ce ne pouvait plus être comme autrefois,
+quand j’étais sa première tendresse. Maintenant,
+il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son
+mari ! Moi seule de nous deux, je n’avais pas
+changé, et je l’aimais toujours de même !</p>
+
+<p>« Dieu ! comme de cela j’ai eu le sentiment
+triste, oh ! triste ! une seconde, avec le regret passionné
+de ce qui avait été et ne pourrait plus être…
+Une seconde, seulement ! Je sentais tellement encore
+Marguerite prête à être pour moi l’amie par
+excellence, que l’impression douloureuse s’est enfuie,
+et, assise à ses pieds, je me suis mise à réveiller
+avec elle tous les souvenirs qui nous étaient
+précieux ; puis, nous avons effleuré le présent, avec
+des mots rapides qui se croisaient, des interrogations
+dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec
+d’autres questions. Vraiment, cette petite chambre
+inconnue cessait de nous être étrangère par la
+grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la
+peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers.</p>
+
+<p>« Mais tout à coup André est entré et a demandé :</p>
+
+<p>«  — Marguerite, êtes-vous un peu reposée ? Il
+vaudrait mieux que vous fissiez vous-même l’inventaire
+avec notre propriétaire qui prétend
+compter du linge… Et puis, je voudrais descendre
+avec Colette jusqu’à la plage et prendre les journaux
+du soir.</p>
+
+<p>«  — Très bien, allez… En rentrant, vous voudrez
+bien demander à maman de me renvoyer Bob.</p>
+
+<p>« Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel
+qu’il ne s’inquiétât pas de la fatigue qu’elle éprouverait
+à inventorier avec la propriétaire. Et lui,
+avec une simplicité parfaite, trouvait non moins
+naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un
+écolier délivré de sa tâche, il se préparait à sortir.
+Il a gentiment embrassé Marguerite sur les cheveux,
+tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait
+en devoir d’accomplir sa fastidieuse tâche
+dans toutes les pièces de la maison.</p>
+
+<p>« Et il est parti pour se promener. De la fenêtre
+devant laquelle j’étais debout, j’ai entendu leurs
+voix très gaies, à Colette et à lui. Vraiment, ils
+étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes
+d’être frère et sœur ; arrêtés devant la petite grille,
+ils causaient ; puis André a ouvert la porte devant
+Colette et s’est effacé. De toute évidence, sa vanité
+masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une
+aussi charmante personne.</p>
+
+<p>« Et pendant que je les regardais s’éloigner,
+tels des êtres libres de tout souci ; que j’entendais
+l’accent lassé de Marguerite qui comptait des serviettes,
+des draps, des torchons, que sais-je encore ?…
+je me rappelai le temps des fiançailles de
+Marguerite… Alors André était, auprès d’elle, si
+attentif, qu’il faisait de moi une petite fille follement
+jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait
+trop pour lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors,
+avait été mon bien…</p>
+
+<p>« Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité
+de mon souvenir, la vision de certains regards, de
+certaines attitudes, de mots ou de sourires d’André,
+dans lesquels il y avait tant d’amour pour
+Marguerite qu’alors, tout bas, j’avais compris que,
+pour être aimée ainsi, on acceptait joyeusement
+l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation d’avec
+les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois
+ans et demi de cela. Avec la naïveté de mes quinze
+ans, m’étais-je trompée ?… Ou bien ai-je tort de
+croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas longtemps ?…
+oh ! non, pas longtemps ! J’en ai eu tant
+d’exemples déjà !</p>
+
+<p>« Mais s’il ne nous est donné que pour nous être
+enlevé, et ce doit être la pire douleur, celle des
+élus à qui l’on ravirait leur ciel… alors, mon
+Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites
+créatures qui ont peur de souffrir, faites-moi la
+grâce de n’aimer jamais ! »</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 7 août.</p>
+
+<p>« Ce matin, première rencontre solennelle avec
+la colonie Asseline.</p>
+
+<p>« Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse
+comme un hérisson, et plutôt chaleureux de M. Asseline,
+que la beauté de Colette paraît vivement
+impressionner.</p>
+
+<p>« L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise
+sur elle des yeux admiratifs dont elle reçoit
+l’hommage avec une grâce parfaite, la même
+qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille
+dame revêche, qu’elle s’est juré de dompter. C’est
+un dressage qui lui fera honneur, car il n’est pas
+commode… Je n’oserais dire qu’il sera glorieux,
+étant donnés sa cause et son but.</p>
+
+<p>« Maman, hélas ! s’est fait aussi, sans doute, un
+serment de conquête, car elle ne semble pas s’apercevoir
+de la maussaderie de Mme Asseline et
+cause, très aimable, très souriante, remplissant
+avec son habituelle aisance son rôle de femme
+d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme Asseline
+ni ses amis n’ont lu.</p>
+
+<p>« Ah ! les belles-lettres ne doivent guère les
+passionner… Il suffit de les entendre causer un
+moment pour être édifié sur la qualité de leurs
+goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture
+artistique.</p>
+
+<p>« Mais, en revanche, ce sont des gens riches,
+très riches, bourgeoisement riches, — à vous donner
+envie d’être pauvre ! — de grands marchands,
+des fabricants de toute sorte de produits qui leur
+rapportent évidemment beaucoup plus d’espèces
+sonnantes que les impeccables sonnets de papa.</p>
+
+<p>« Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison
+de la fortune dont ils les savent ou les croient
+possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je suis
+éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation
+de ces femmes « pratiques », de ces
+grands industriels ou financiers, ces mêmes
+phrases : « Est-il très riche ?… A-t-elle une grosse
+dot ?… Le chiffre de cette maison est superbe,
+tant et tant, etc… » Ça ne se compte pas !</p>
+
+<p>« Pendant les dix premières minutes, je me suis
+presque amusée à écouter, parce que je me trouvais
+dans un milieu qui m’était tout nouveau, et cela
+m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité
+de toutes ces dames si bien habillées par
+des couturiers de choix, — et de prix ! — parce
+que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien
+être les goûts et idées de ces adorateurs du veau
+d’or.</p>
+
+<p>« Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux…
+Un quart d’heure ne s’était pas écoulé
+que je me sentais en train de m’acheminer vers un
+de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de
+trépigner, de crier, comme un enfant mal élevé,
+pour échapper à la torpeur où vous jettent ceux
+qui vous entourent… J’ai pourtant trop souvent
+entendu la conversation des gens du monde pour
+être difficile sur la qualité de ce qu’il faut écouter.</p>
+
+<p>« Mais là, vraiment, c’était autre chose encore !…
+Non plus de gentilles pauvretés, coquettement
+troussées, mais des platitudes vulgaires, des
+plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages
+sans drôlerie, ni esprit, ni rien, rien qui leur prête
+une certaine saveur.</p>
+
+<p>« Comment maman et Colette, accoutumées à
+une tout autre atmosphère, n’avaient-elles pas,
+ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir ! Elles continuaient
+à se mettre en frais déplorables pour
+Mme Asseline qui s’amadouait un peu, — bien
+malgré elle ! — impressionnée favorablement sans
+doute par leur grand air de femmes du monde,
+par l’énumération discrète de quelques-unes de nos
+belles et innombrables relations, par le récit adroitement
+placé des ovations reçues en Allemagne
+par père ; et peut-être plus encore, par l’attention
+que maman et Colette accordaient à toutes ses paroles.</p>
+
+<p>« Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de
+ci de là, en calembours lourdement épicés, ponctués
+d’un gros rire de bonne humeur qui lui valait
+un regard courroucé de sa femme, troublée dans
+les oracles qu’elle rend sur toutes choses, — petites
+et grandes, — sur les salades, les ministres, les
+domestiques, les chevaux, les appartements, le
+clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière
+et l’autorité que lui donnent ses millions…</p>
+
+<p>« Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner !
+Voilà le monde où elle prétend entrer… Et
+où elle entrera !… Car ce qu’elle veut, elle le veut
+bien…</p>
+
+<p>« Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai,
+à tout hasard, murmuré que le soleil me gênait ;
+et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant. Personne,
+d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir
+la sauvage petite personne qui se montrait silencieuse
+autant que l’excellent Paul, absorbé dans la
+béatitude de contempler Colette.</p>
+
+<p>« Ah ! quelle jouissance ç’a été de me retrouver
+à peu près seule, d’entendre de presque loin l’écho
+de toutes ces voix bruyantes, de ces rires trop éclatants,
+de pouvoir oublier l’insipide bavardage
+dont j’étais saturée…</p>
+
+<p>« Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait
+un bain rafraîchissant. De petits reflets
+nacrés erraient sur l’eau couleur d’opale qui se
+retirait vers la pleine mer, avec des ondulations
+caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans
+les nappes transparentes laissées par la marée descendante.
+Et de cette eau si fraîche, du ciel bleu
+adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle
+luisait au soleil, montait une ardente symphonie,
+un chant d’été que tout moi écoutait et recueillait
+ravi.</p>
+
+<p>« Je regardais deux petits qui jouaient sur le
+sable, et je pensais à notre Bob ; je regrettais de
+ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses jambes
+menues dans cette poussière chaude que ses pieds
+nus foulent avec délices, sur lequel roule, si volontiers,
+son joli corps de bébé !</p>
+
+<p>« Une voix derrière moi a demandé :</p>
+
+<p>«  — Est-il permis, mademoiselle, de troubler
+votre contemplation ?</p>
+
+<p>« C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons
+le même hôtel, qu’il est lié avec Paul Asseline,
+un camarade de collège à lui, un semblant
+de relations s’est établi entre nous et lui.</p>
+
+<p>« Maman le trouve « un garçon chic », Colette
+un homme très aimable, et le traite comme un ami
+du précieux Asseline ; moi, je bataille agréablement
+avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales,
+m’invitent à une contradiction moqueuse
+qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec
+une bonne grâce spirituelle, très amusante.</p>
+
+<p>« Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline
+me rendait à son égard d’une mansuétude
+incomparable… Aussi avons-nous causé comme de
+vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes
+de juger, à huis clos, leurs semblables.</p>
+
+<p>« Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers
+le groupe Asseline :</p>
+
+<p>«  — Vous avez fui la terrible dame ?</p>
+
+<p>«  — Oui, et son entourage aussi !</p>
+
+<p>« L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu
+ma lèvre pour le retenir. Il me regardait avec malice.
+Je me suis mise à rire. Et nous avons repris
+notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de
+silences durant lesquels nous étions ressaisis par
+le songe intérieur…</p>
+
+<p>« La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait
+maintenant un gigantesque ruban de moire
+azurée qui barrait l’horizon et s’immobilisait sous
+le regard brûlant du soleil de midi. La plage se
+dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux
+s’échangeaient. Je ne bougeais pas, ni Rozenne.
+Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la tête.</p>
+
+<p>«  — France !</p>
+
+<p>« Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner.
+Il souriait de son air satisfait de l’existence,
+habillé irréprochablement de laine blanche.
+Je lui ai demandé :</p>
+
+<p>«  — Comment va Marguerite ?… Elle était
+sortie quand je suis allée chez elle ce matin.</p>
+
+<p>«  — Marguerite ?… Mais elle est en excellente
+santé, toujours absorbée par ses travaux de ménagère
+ou ses soucis de mère de famille…</p>
+
+<p>«  — C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant
+la peine pour elle seule et leur laissant le plaisir…</p>
+
+<p>« Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre
+de Colette qui venait me chercher.</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 8 août.</p>
+
+<p>« Sans vanité aucune, pour constater tout simplement
+un petit fait, je reconnais ici que Claude Rozenne
+semble vraiment me faire l’honneur de me
+trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je
+voulais m’y prêter, il engagerait volontiers avec moi
+un flirt gentil et sans conséquence que nous n’aurions
+l’un et l’autre qu’à oublier, la saison finie, pour peu
+que nous jugions préférable une telle conclusion.</p>
+
+<p>« Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant
+tout à fait édifiée sur les charmes de cette sorte de
+distraction. Et je devine qu’en son for intérieur,
+il est un brin surpris de mon insensibilité devant
+une recherche aussi flatteuse que discrète, son
+amour-propre masculin étant habitué à de plus
+favorables traitements. J’ai, à tout instant, l’occasion
+de le constater ici même…</p>
+
+<p>« Parce que c’est un jeune homme à marier, de
+haute allure, maman l’honore d’une estime particulière,
+et le lui témoigne volontiers. Colette s’applique
+à se faire de lui un allié pour la conquête
+qu’elle s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement
+pénétré, je suis sûre, le mobile de la diplomatique
+amabilité de ma jolie sœur ; car il m’a
+tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des
+manœuvres féminines, qu’il observe avec un plaisir
+assaisonné d’ironie et de curiosité…</p>
+
+<p>« Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais ; pourquoi
+nous traitons de puissance à puissance ; pourquoi
+encore, l’estimant un adversaire de valeur, je
+le laisse discrètement rôder autour de mon humble
+personnalité dont les imprévus tiennent son attention
+en éveil et me donnent, sans doute, une certaine
+saveur qui lui paraît digne d’être dégustée
+par lui…</p>
+
+<p>« Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles
+tant de galantes intentions ; et cela m’amuse
+prodigieusement à certaines heures. En d’autres,
+il m’intéresse fort : c’est un garçon très intelligent,
+d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste.
+Il crayonne avec un don naturel qui ferait de lui
+bien mieux qu’un amateur de talent, s’il daignait
+en avoir la volonté… Seulement, il ne daigne pas
+du tout !</p>
+
+<p>« Pour son plus grand dommage, — c’est moi
+qui parle, — il est pourvu de rentes honnêtes dues
+à sa situation de fils unique d’une excellente dame
+veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui
+simplifier l’existence.</p>
+
+<p>« Il trouve, naturellement, la chose charmante
+et se complaît dans cette existence capitonnée, se
+laissant vivre avec une insouciance joyeuse, une
+nonchalance délicate de dilettante, et le désir très
+avoué de goûter à toutes les friandises intellectuelles
+et autres que la vie, la vie parisienne en
+particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter, d’ailleurs,
+spirituellement, avec une pensée très fine, une
+âme légère et changeante qui ressemble à un brillant
+miroir où, sans cesse, se reflètent toute sorte
+d’images, divertissantes pour sa curiosité…</p>
+
+<p>« En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait
+pas le flirt banal, mais agréable au contraire, d’autant
+qu’il apporte dans ses rapports avec les
+femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante
+dont le charme peut être puissant…</p>
+
+<p>« Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt,
+à un point qu’il ne peut comprendre, lui qui ne
+sait quelle sceptique et clairvoyante personne le
+monde s’est chargé de faire de la dernière des
+« petites Danestal »…</p>
+
+<p>« Oh ! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu
+coquet, parce que j’ai eu trop souvent l’occasion
+de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient des
+flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des
+curiosités, de la tendresse, des espérances plein
+le cœur et l’esprit… et d’où elles s’échappent
+presque toujours misérablement déçues, conscientes,
+trop tard ! d’avoir seulement servi à distraire
+une fantaisie masculine. Ah ! je le connais,
+l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé,
+j’ai entendu, j’ai compris… et tant que je
+conserverai un atome de sage volonté, je ne flirterai
+pas. Non, non, oh ! non !…</p>
+
+<p>« Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude
+Rozenne ne dépense pas ses soins pour moi avec
+une inutile espérance, je lui ai, en toute franchise,
+fait ma profession de foi… Trois ou quatre petites
+phrases bien nettes, et la chose était servie. Sans
+doute, il ne s’attendait pas à pareille déclaration,
+car il m’a regardée une seconde, comme pour
+essayer de démêler si je plaisantais… Puis il s’est
+écrié avec sa gaîté drôle :</p>
+
+<p>«  — Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas
+dans le monde, qu’est-ce que vous pouvez bien y
+faire pour vous distraire ?</p>
+
+<p>«  — J’y regarde flirter les autres.</p>
+
+<p>«  — C’est beaucoup moins amusant…</p>
+
+<p>«  — Croyez-vous ?… C’est amusant… autrement…
+voilà tout !… Et puis c’est très instructif,
+et je suis encore à l’âge où l’on doit s’instruire,
+vous savez…</p>
+
+<p>«  — Je sais… je sais… Seulement, il me paraît
+que l’un des fruits les plus remarquables que vous
+devez à votre instruction mondaine, c’est, à l’égard
+des hommes, une sévérité de jugement que vous
+me permettrez de regretter…</p>
+
+<p>«  — Pour moi ou pour les hommes, vos frères ?</p>
+
+<p>«  — Si j’osais, je dirais… pour tous les deux…
+Mais je n’ose pas et je parle seulement pour ceux
+qui souhaitent vous conquérir…</p>
+
+<p>« Conquérir !… Toujours ce mot qu’ils ont aux
+lèvres quand ils songent à nous, qui ne leur paraissons
+pas autre chose, mon Dieu ! qu’une proie
+à saisir…</p>
+
+<p>« Une petite révolte avait fait bondir tous mes
+instincts de créature jalousement indépendante.
+Et j’ai répliqué vite :</p>
+
+<p>«  — Ce serait un souhait bien inutile ! Je ne
+veux pas me laisser conquérir !</p>
+
+<p>«  — Parce que ?…</p>
+
+<p>«  — Parce que l’état de puissance conquise me
+paraît peu enviable.</p>
+
+<p>«  — Quel que soit le conquérant ?</p>
+
+<p>«  — Il y en a si peu qui soient dignes de leur
+conquête !</p>
+
+<p>« Il lui est échappé une espèce d’exclamation
+impatiente ou dépitée.</p>
+
+<p>«  — Encore ! Mais quels sujets d’observation
+avez-vous donc rencontrés pour avoir tant de scepticisme
+à votre âge ?</p>
+
+<p>« Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant
+que j’ai grandi, vécu dans un foyer désemparé,
+sans union, ni dévouement, ni amour !…
+Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et
+avec quelle angoisse ! ce que peut faire même un
+homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur
+de femme lui appartenant tout entier…</p>
+
+<p>« Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu
+aussi ; mais dans la nuit, — car c’était en marchant
+sur la digue que nous causions ainsi, après
+le dîner, — je devinais au fond de ses yeux cette
+attention que mes réflexions y amènent parfois.</p>
+
+<p>« Sûrement, il avait très envie de savoir quelles
+idées enfermait ma cervelle féminine sur le sujet
+abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune question,
+moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que
+si je n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais
+pas…</p>
+
+<p>« Et nous avons avancé un moment, sans plus
+rien dire. La mer chantait sourdement sur le sable ;
+et au-dessus de nos têtes, il y avait un ruissellement
+d’étoiles, sur le velours sombre du ciel.</p>
+
+<p>« Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement
+et de silence qui s’empare impérieusement
+de moi à certaines heures, de ces heures où je
+me sens capable d’écrire des choses qui me feront
+encore battre le cœur, quand je serai une vieille
+femme, parce que j’y verrai ressusciter l’âme même
+de ma jeunesse…</p>
+
+<p>« Mais Rozenne ne pouvait pas savoir… Et soudain,
+avec tant de bonne grâce que je lui ai pardonné
+de me ramener à lui, il m’a demandé drôlement :</p>
+
+<p>«  — Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions
+pas causer un peu… comme deux vieilles personnes
+très sages ?</p>
+
+<p>« Et ainsi qu’il disait, comme « deux vieilles
+personnes très sages », nous nous sommes mis à
+parler musique et poésie…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 9 août.</p>
+
+<p>« Sous le ciel changeant, — lumineux ou gris,
+selon les caprices du vent, — continuent à se jouer,
+dans notre petit monde de Villers, toute sorte de
+menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs,
+et bien pareilles à celles qui se jouent tous
+les hivers à Paris.</p>
+
+<p>« Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du
+conte, d’être appelée l’<i>adroite princesse</i>, poursuit
+avec un art merveilleux qui m’humilie pour elle
+la rude conquête des millions de Mme Asseline.
+La vieille dame, très clairvoyante, les défend de
+son mieux, prodigue de paroles discrètement malveillantes
+ou grincheuses, exaspérée que Colette
+ne les paraisse pas entendre…</p>
+
+<p>« C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera
+vaincue et elle en a conscience… Le bon Paul n’a
+plus d’autre volonté que celle de la dame de ses
+pensées. Et M. Asseline père est presque aussi
+absolument subjugué, Colette l’ayant attaqué par
+son grand point vulnérable : à savoir, un goût
+effréné pour la pêche et la navigation.</p>
+
+<p>« Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible
+aux ondulations de la mer, a accepté des
+promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche
+adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage.
+Elle s’est intéressée, avec une attention flatteuse,
+aux exploits, comme pêcheur, de ce richissime
+fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par
+la belle Colette Danestal.</p>
+
+<p>« Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit
+et oublie, un instant, combien est mauvais
+pour notre bourse étroite le séjour du premier hôtel
+de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne
+la tête et la comble de joie en lui faisant faire ses
+trente-six menues volontés.</p>
+
+<p>« Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je
+travaille à souhait, je vagabonde solitairement à
+pied ou à bicyclette dans de jolis chemins verts,
+ce qui m’attire la toute particulière réprobation de
+Mme Asseline. Colette s’en était agitée, craignant
+l’effet de cette réprobation pour ses ambitions matrimoniales.
+Mais, cette fois, je me suis regimbée
+et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme
+le fait Colette elle-même, quitte à être considérée
+par la correcte mère du bon Paul comme un fâcheux
+petit produit d’une éducation parisienne.
+J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait
+que je suis couramment traitée de « sauvage »
+par nos mondaines relations sur la côte, qui ne
+peuvent comprendre mon horreur des casinos, des
+parties de toute sorte organisées quotidiennement
+par des gens insatiables de distractions.</p>
+
+<p>« Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie
+joie, c’est de demeurer auprès de Marguerite, ma
+pauvre chère Marguerite, trop souvent seule, que
+je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine,
+ne l’est guère…, du moins, comme elle espérait
+l’être au temps de ses fiançailles.</p>
+
+<p>« Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui
+devrait être en adoration devant le trésor de
+femme qu’il possède.</p>
+
+<p>« En adoration ? Ah ! Dieu, non, il ne l’est pas,
+il se laisse aimer. Il accepte avec une simplicité
+révoltante que, même dans l’état où elle est, en
+toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à
+son bien-être, à sa parfaite tranquillité, elle se dérange,
+se fatigue pour lui. Et, à peine s’il l’en
+remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant,
+il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout,
+il est d’une légèreté inouïe qui le rend parfois,
+sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme
+monstrueux.</p>
+
+<p>« Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa
+vie d’homme n’aurait pas plus d’ardeur pour jouir
+de toutes les distractions qui s’offrent à lui. Peut-être
+parce qu’il vient de passer trois années dans
+un pays perdu, il est atteint maintenant d’une
+sorte de fièvre de vie mondaine. Et comme il a des
+allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant,
+son succès est complet. Il est maintenant de
+toutes les parties, quand il ne file pas à Trouville
+où les <i>petits chevaux</i> l’attirent fort, hélas !</p>
+
+<p>« Et pendant ce temps, Marguerite souffrante
+sort à peine de son jardinet, où elle surveille Bob,
+où elle travaille pour lui quand, malgré les prescriptions
+du médecin, elle ne s’épuise pas, à
+« faire le ménage », comme dit André dédaigneusement.
+Je bondis d’indignation quand il parle
+ainsi !… Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide
+besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas
+tout à fait le modeste petit <i>home</i> dont l’humilité
+lui paraît mal supportable. Elle le sait bien, la
+pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner
+un semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe
+tant de minutes énervantes à chercher les moyens
+d’équilibrer leur mince budget, toujours culbuté
+par son insouciance, à lui.</p>
+
+<p>« L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était
+si absorbée dans ses comptes, qu’elle ne m’a pas
+entendue entrer. Elle murmurait :</p>
+
+<p>«  — Comment peut-il être si léger et jouer pareillement !
+S’il continue, jamais nous n’arriverons
+à finir notre séjour sans dettes !</p>
+
+<p>« Quelle anxiété il y avait dans son accent !…
+Cinq minutes plus tôt, je venais d’apercevoir
+André qui, toujours très chic, parcourait les journaux,
+installé sur la terrasse du Casino, ayant tout
+à fait un air de gentleman possesseur de rentes
+sérieuses.</p>
+
+<p>« Cela, tandis que sa pauvre petite femme,
+habillée d’un méchant peignoir d’indienne, ne valant
+pas cinq francs ! s’énervait à compter, pour
+lui donner la possibilité de jouer quelques semaines
+un brillant personnage. Oh ! cet égoïsme
+masculin !… Jamais encore je n’en avais eu, peut-être,
+la conscience plus nette. Dans la famille
+d’Humières, c’est bien comme dans la famille Danestal !
+Ce sont les femmes qui portent le poids
+si lourd des soucis d’argent que font naître les
+hommes !… Maman, elle, en gémit hautement.
+Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans
+nos causeries qui redeviennent bien intimes, grâce
+à Dieu ! jamais il ne lui échappe même un mot de
+blâme indirect pour son mari, ni une réflexion
+amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude
+où il la laisse sans scrupule, parce qu’elle paraît
+trouver tout simple que lui jouisse de distractions
+dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il
+en profite si, par aventure, pour la forme, il
+s’avise de quelques cérémonies et lui offre de rester
+avec elle. Oh ! ces propositions faites avec le secret
+désir qu’elles soient repoussées !… Comme je comprends
+que Marguerite les accueille sans joie et ne
+les accepte pas !…</p>
+
+<p>« Avec son joli sourire doux qui enferme tant
+de mélancolie, elle lui répond, indulgente, comme
+si elle parlait à Bob :</p>
+
+<p>«  — Allez, André… Cela me fait plaisir que
+vous vous amusiez !</p>
+
+<p>« Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt
+à lui offrir.</p>
+
+<p>« Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle,
+tellement autre, je craindrais moins que, tout bas,
+elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu des joies
+trop fragiles et sans prix…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 10 août.</p>
+
+<p>« Maman, docile aux injonctions de Colette, a
+demandé à Mme Asseline quand elle recevait, et
+cette désagréable personne, prise sans doute au
+dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent
+les « gros » propriétaires bourgeois de
+Villers et les baigneurs parisiens de ses amis.</p>
+
+<p>« Il est évident que l’adversaire de Colette, douée
+d’une jolie dose de vanité, s’est avisée, nous
+voyant pourvues de brillantes relations sur toute
+la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même ;
+s’est avisée que, même dénuées de millions, nous
+pouvions cependant n’être pas tout à fait à dédaigner,
+d’autant que nous portons un nom qu’on lui
+a dit être illustre.</p>
+
+<p>« Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle
+marche vers une catastrophe où elle perdra son
+cher Paul ; n’était la certitude si cruelle pour ses
+instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la
+souriante et ferme volonté de ma sœur, elle serait
+même très flattée de compter dans son cercle habituel
+l’épouse et la fille d’un homme célèbre.</p>
+
+<p>« Je dis « la fille », car, en toute humilité, il me
+faut reconnaître que ma chétive personne continue
+à attirer toute la rigueur de ses jugements sur les
+jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance,
+que nous sommes donc vertement traitées
+par cette horrible bourgeoise qui me tient, en particulier,
+pour une gamine mal élevée, pas du tout
+<i>Sacré-Cœur</i>, férue d’idées subversives et saugrenues
+sur la vie, les gens, les choses ; une petite
+fille romanesque, ne rêvant qu’artistes, poètes, romances
+à la lune… Cela dit sous forme de considérations
+générales dont l’intention est évidente,
+grâce aux regards qu’elle dirige avec soin de mon
+côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne pas
+entraver la marche de Colette vers le succès, laisse
+passer philosophiquement ces boutades furibondes,
+sans paraître se douter qu’elles sont offertes à la
+dernière des « petites Danestal ». Il lui suffit de
+constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline
+est beaucoup moins « porc-épic ». Mon
+adroite sœur la dompte insensiblement. C’est un
+merveilleux et pitoyable dressage par la patience.
+Rien ne rebute Colette, ni paroles, ni allusions
+désagréables. Sans se troubler, toujours gracieuse,
+elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même,
+qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner,
+au pli léger creusé une seconde entre ses
+sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à Mme Asseline
+de justes représailles.</p>
+
+<p>« Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à
+ce point !… oh ! non ! Elle eût été une remarquable
+ambassadrice. Avec quel art elle joue de la célébrité
+de père, dont elle s’enveloppe comme d’un
+joli rayonnement de gloire !… Tantôt, pendant
+l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a remplie
+d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître
+y prendre garde, elle a placé le récit des ovations
+faites au poète Robert Danestal par un cercle de
+lettrés de Munich, juste après avoir mentionné
+incidemment notre rencontre, ce matin, avec la
+princesse Blancovana.</p>
+
+<p>« Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire
+hurler d’horreur un artiste ; auprès de cette femme
+aux allures de mercière enrichie, elle avait l’air
+d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus ;
+et elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat,
+que je ne m’étonnais pas que le gros Asseline
+père s’appliquât de toutes ses forces — elles
+sont considérables — à diriger un peu vers lui
+l’attention de cette princesse des contes de fées.</p>
+
+<p>« Vraiment, comment, douée si bien pour la
+conquête, ne place-t-elle pas ses ambitions plus
+haut que Paul Asseline !… Il est riche… considérablement !
+Il est doux, généreux, docile, très bien
+habillé, et si peu transcendant !… Et elle est bien
+trop intelligente pour ne pas savoir à quoi s’en
+tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste,
+à ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera
+tout ce qui lui plaira, qui l’adorera et l’admirera
+comme une idole précieuse, qui la comblera de
+cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses
+belles épaules se trouveront déchargées à jamais
+du faix des embarras d’argent. Elle sera très élégante,
+très enviée et très satisfaite, son idéal rempli.
+Heureuse Colette ! Il y a des minutes — pas
+nombreuses — où je l’envie de n’être pas, comme
+moi, une misérable petite chose toujours vibrante,
+désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien
+sûr, la vie ne les lui accordera pas, si elle ne veut
+plus se contenter de ceux que lui donnent divinement
+la poésie et la musique.</p>
+
+<p>« La « petite chose » en question s’est, en son
+for intérieur, très mal comportée pendant la visite
+qui lui était imposée. Elle trépignait, en son cœur,
+d’impatience devant les déclarations omnipotentes
+de Mme Asseline, et résistait à peine à la tentation,
+combien violente ! de dire justement les
+choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature.
+Je vois d’ici la mine de père quand il sera introduit
+dans un pareil milieu, quand il lui faudra
+subir, par exemple, les conversations de M. Asseline
+père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt,
+tandis qu’il nous faisait visiter son parc ; résolument,
+Paul avait accaparé sa bien-aimée, et dans le
+salon, maman restait la proie de Mme Asseline…</p>
+
+<p>« Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire
+pardonner à la villa d’être une somptueuse bâtisse
+où un architecte inqualifiable a pris soin de
+réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de
+Mme Asseline, eux, sont de véritables artistes en
+leur empire. Ils ont créé des massifs qui sont un
+enchantement pour les yeux et dessiné des allées
+qui ont des lointains de songe, sous une voûte
+d’ombre transparente, pailletée d’éclairs de soleil ;
+des pelouses d’herbe veloutée, distillant une fraîcheur
+d’eau limpide !… Oh ! l’admirable parc où,
+dans l’air chaud, errait la petite âme odorante des
+fleurs…</p>
+
+<p>« Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline,
+il était tellement exquis à contempler, qu’il
+m’a soudain donné des trésors d’indulgence pour
+accepter la société de son prosaïque propriétaire,
+ravi de mes admirations. Tandis que Colette avançait
+devant moi, escortée de son chevalier ; que
+nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans
+les allées embaumantes où c’eût été une douceur
+divine de marcher seule, avec du rêve plein le
+cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il
+m’entretenait, et avec quelle abondance ! des plaisirs
+de la navigation et de la pêche, pour lesquelles
+il manifeste une passion excessive. Où donc
+ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un
+pareil amour des choses de la mer ?…</p>
+
+<p>« Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il
+possède la distinction d’un épicier, c’est un fort
+brave homme, très intelligent en sa sphère, et qui
+aurait la richesse supportable s’il consentait à ne
+pas juger de si haut les gens qui ne sont pas,
+comme lui, de grands manieurs d’argent. Ceux-là
+seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe
+dans un mépris de potentat, égal au dédain que
+papa éprouve, lui, pour les hommes d’affaires, égal
+à celui dont Mme Asseline accable les jeunes personnes
+sans dot.</p>
+
+<p>« Ce soir, comme maman discourait sur les potinages
+racontés par Mme Asseline, j’ai murmuré
+à Colette :</p>
+
+<p>«  — Cela t’amuse, des visites comme celle de
+tantôt ?</p>
+
+<p>« Elle m’a répliqué avec une résolution froide
+qui nous a jetées très loin l’une de l’autre :</p>
+
+<p>«  — En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser !…
+Cela viendra plus tard !</p>
+
+<p>« Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en
+suis allée batailler sur la terrasse avec Rozenne, en
+regardant la lune, qui était une admirable faucille
+d’argent…</p>
+
+<p>« Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin
+ambitieux, j’ai été pour lui pleine de grâce au
+cours de nos escarmouches habituelles, et il en a
+paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui
+exposer, à l’aide de considérations philosophiques,
+le pourquoi de mon humeur conciliante.</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 12 août.</p>
+
+<p>« Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes
+dans leur brièveté, qui m’ont redonné un
+regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme
+lui. Non avec lui, je le gênerais !… Avant tout, il
+aime sa liberté et ce doit être de lui que je tiens
+mon besoin d’indépendance.</p>
+
+<p>« Aller là-bas, à Bayreuth ! Quel rêve réalisé
+c’eût été. Un instant, j’ai espéré qu’il n’était pas
+impossible. Une matinée entière, je m’étais plongée,
+tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir
+si, réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais
+à rassembler une somme assez convenable
+pour que maman voulût bien la compléter avec
+l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors
+j’aurais supplié papa de se charger de moi, lui
+promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre
+présence si peu désirée.</p>
+
+<p>« Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes
+comptes mont prouvé, avec une impitoyable évidence,
+que mon souhait était digne de ceux qui
+font la joie des tout petits, dans les contes de
+fées… Je n’ai rien dit à papa qui, d’ailleurs, sans
+doute, m’aurait, avec un sourire distrait, répondu
+en me caressant les cheveux :</p>
+
+<p>«  — Un peu de patience, enfant… Tu iras à
+Bayreuth en voyage de noces ! Ce sera bien
+mieux… Demande à ta mère ce qu’elle penserait
+d’une telle fugue aujourd’hui.</p>
+
+<p>« Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu…
+«  — Que j’étais une bien égoïste créature
+de souhaiter pour moi seule une telle dépense,
+alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à
+Villers ; que… que… » Ah ! toujours les mêmes
+propos qui me prouvent qu’avec mes dehors de
+fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables
+ouvrières qui, du moins, possèdent un argent
+gagné par elles.</p>
+
+<p>« Oh ! de l’argent ! de l’argent ! Comme je voudrais,
+moi aussi, en gagner !… Même avec ma
+musique, même avec mes vers !… Autrefois, quand
+j’étais encore une petite fille fermement confiante
+en ses illusions, une telle idée m’aurait fait bondir
+d’indignation, comme un sacrilège !… Maintenant,
+je suis sage, et je serais bien heureuse si les deux
+vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu,
+un tout petit peu, d’indépendance personnelle ! En
+mes rêvasseries, la musique et la poésie m’apparaissent
+comme des magiciennes puissantes qui
+peuvent me donner <i>tout</i>, pour me récompenser de
+me donner à elles ! Dans quel monde divin elles
+me font vivre !</p>
+
+<p>« Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille
+à mon poème nouveau, des jouissances telles,
+si enivrantes, que jamais je n’en pourrai, même
+sous une autre forme, goûter de comparables, de
+meilleures, de plus fortes, de plus <i>prenantes</i>, qui
+me fassent pareillement oublier le monde entier…
+Non, je ne les paye pas trop cher par mes heures,
+terribles pourtant ! de découragement, où mon inspiration
+me semble morte…, où il me vient la terreur
+de ne plus pouvoir composer, écrire jamais, de
+m’être illusionnée sur mes œuvres…</p>
+
+<p>« Ah ! la délicieuse communion en laquelle nous
+vivons, l’Art et moi ; moi, toute petite, tout humble,
+craintive et ravie devant lui, si grand !… Mais
+aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée,
+à lui toute !… Avec quel amour je me consacre à
+l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment, qui est née
+autant de mon cœur que de mon cerveau, que je
+vois se développer lentement, peu à peu, sortir des
+limbes de ma pensée, revêtir insensiblement la
+forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est
+vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra
+bien ! telle que je la sens.</p>
+
+<p>« Oh ! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon
+Dieu ! une ivresse à faire plaindre comme des
+déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais… J’ai
+vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un
+infini de bonheur, alors que, sur la falaise, devant
+la mer, recueillie dans la solitude de ma petite
+allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait,
+adorant la beauté des choses…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 16 août.</p>
+
+<p>« Maman a fait ses comptes, et le résultat de
+toutes ses additions est, comme à l’ordinaire, plutôt
+regrettable ! A Villers, de même qu’à Paris,
+nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour
+l’équilibre instable de notre budget… L’hôtel de
+premier ordre, — nous autres Danestal ne fréquentons
+que ceux-là, dans les pays où nous pouvons
+être rencontrées, — les promenades à Trouville, les
+soirées au Casino, les excursions en voiture, tout
+enfin a contribué à jeter, une fois de plus, le désarroi
+dans les finances de maman.</p>
+
+<p>« C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les
+voyant venir et les redoutant, — sa sagesse les
+juge bien inutiles, — s’en était allée sur la plage
+poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette
+difficile victoire n’est pas remportée à la fin du
+mois, il nous faudra cependant quitter Villers,
+sous peine de nous endetter piteusement, et regagner
+Paris, où nous devrons sans doute demeurer.
+En effet, la sévère Économie — avec un E majuscule — nous
+interdira d’accepter les nombreuses
+invitations qui nous sont adressées dans
+les châteaux de très fortunés amis, lesquels possèdent
+des kyrielles de valets ; ce qui est ruineux
+pour les invités de modeste bourse.</p>
+
+<p>« Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle
+se fût volontiers, je suis sûre, arraché les cheveux
+devant le pitoyable de notre situation.</p>
+
+<p>« Pauvre maman ! quand je l’ai ainsi entendue
+gémir, j’en arrive presque à pardonner à Colette
+sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un
+mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère
+où depuis tant d’années nous devons parader élégamment,
+déguisées en filles riches. Est-ce que la
+vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes,
+amour et billevesée ?</p>
+
+<p>« Pourquoi suis-je plus exigeante ? Pourquoi
+aurais-je horreur d’acheter si cher le luxe dont — mon
+Dieu, c’est vrai… — je suis désireuse,
+autant qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il
+peut donner ?… Pourquoi aussi suis-je incapable
+d’accepter comme ma vaillante Marguerite une
+existence besogneuse dont il faut dorer les apparences ?…
+Pourquoi n’aurai-je jamais la résignation
+de maman qui, satisfaite dans sa vie mondaine,
+s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse
+d’un homme illustre, ne se révolte pas de n’être
+en sa maison qu’une façon de femme de charge
+bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances,
+reçoit ses invités et fait bonne figure dans son
+salon ?… Pourquoi enfin, dans la jeune Parisienne
+bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant
+d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature
+qui se rebelle désespérément devant de pareilles
+destinées ?… Pourquoi cette même créature réclame-t-elle
+le droit de donner son cœur seulement
+à celui qui méritera qu’elle ait foi en lui…
+s’il paraît jamais ce désintéressé, qui voudra faire
+sienne une fille sans dot ?</p>
+
+<p>« En ce moment, Claude Rozenne — après les
+autres — me fait une cour discrète, mais empressée,
+telle que si je n’avais mon expérience, je
+pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le
+voir apparaître dans le salon de maman, pour lui
+demander mon cœur et ma main, sinon ma fortune
+absente.</p>
+
+<p>« Pourtant, il est certain que dans la sympathie
+très évidente, très vive, dont il veut bien m’honorer,
+il n’entre pas le moindre sentiment matrimonial.
+Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver
+amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable
+à la généralité des filles de mon âge. Il
+est agacé de voir que ses attentions très marquées
+ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur
+et d’esprit et, en son petit amour-propre masculin,
+il s’est peut-être juré de ne pas me laisser quitter
+Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son souvenir…
+Peu lui importerait de jeter ainsi en moi
+un espoir d’avenir qu’il ne songe pas du tout à
+réaliser, car il déteste les charges, entraves, devoirs,
+en parfait dilettante, soucieux de ne connaître
+que les distractions de choix.</p>
+
+<p>« Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera
+la douceur d’aimer, de vivre deux en une seule âme.
+Qu’importe ? Je n’ai besoin ni de lui ni d’un autre
+même. Je me sens si forte pour suivre toute seule
+mon chemin, sans le semblant d’une protection
+masculine.</p>
+
+<p>« Ah ! oui, le <i>semblant</i>, presque toujours, quoi
+qu’en disent les doctes matrones qui veulent en
+faire accroire aux petites filles. Mais quand les
+petites filles ont beaucoup entendu parler les
+grandes personnes, qu’elles ont vu leurs actes,
+elles ne peuvent plus avoir une foi d’enfant. Bon
+gré mal gré, il leur a fallu — avec quelle déception
+cruelle ! — apprendre que l’amour, le bel
+amour généreux, dévoué, plus fort que la mort, ne
+se rencontre guère que dans les livres et dans leurs
+rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu
+d’hommes existent qui méritent le don sans prix
+d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme féroce
+et elles les dédaignent pour tous leurs calculs,
+leurs mensonges, leurs petites et leurs grandes
+cruautés, dissimulées parfois sous de si beaux
+dehors… Alors elles en arrivent, tout naturellement,
+à penser que pour elles le bonheur, c’est de
+ne leur rien devoir ni demander, de ne compter
+que sur elles-mêmes.</p>
+
+<p>« Comme à la terre promise, je rêve à l’existence
+que je voudrais… Vivre pour ce qui est la
+beauté, pour l’art ; pour donner un son, une langue
+harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en
+mon âme que j’ai la grâce de posséder vibrante
+comme une corde sonore. Vivre pour apprendre…
+Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent
+mon esprit jamais rassasié… Vivre avec quelques
+amis très chers, des livres, de la musique, des
+fleurs, et contempler des paysages qui sont une
+poésie vivante ; en savourer la forme, la couleur, la
+pensée… Vivre en goûtant cette jouissance — une
+de celles que j’envie le plus ! — de pouvoir donner
+à tous ceux qui viennent à vous…</p>
+
+<p>« Et penser que ce sont là des rêves irréalisables !…
+Que cela ne « rapporte » rien du tout
+d’écrire des vers ni de la musique ! C’est un plaisir
+des dieux, des dieux qui n’ont rien — les privilégiés ! — à
+démêler avec mille quotidiennes dépenses,
+plus ou moins stupides. A moi, pauvre
+mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein
+ciel. Quand je m’oublie dans mon beau palais
+enchanté, bien vite j’en suis rappelée par quelque
+prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience
+et de regret, dans la poussière terrestre où ma destinée
+est de piétiner piteusement.</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 18 août.</p>
+
+<p>« C’était un pressentiment que cette appréhension
+éveillée en moi par la passion de M. Asseline
+père pour les plaisirs maritimes.</p>
+
+<p>« Dans quelle aventure nous jette-t-elle !…</p>
+
+<p>« J’en rage et je ris quand j’y pense.</p>
+
+<p>« A midi, comme je redescendais de ma falaise
+où j’avais délicieusement conversé avec les règles
+de la prosodie, je rencontre Colette qui rentrait de
+la plage, escortée des deux Asseline.</p>
+
+<p>« Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me
+rendre la fuite impossible, et pendant que je réponds
+aux saluts du père et du fils, elle me dit,
+souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse :</p>
+
+<p>«  — France, j’ai à te transmettre une aimable
+proposition de M. Asseline qui nous offre de nous
+emmener à la pêche au congre.</p>
+
+<p>« Ahurie, je répète :</p>
+
+<p>«  — A la pêche au congre ?…</p>
+
+<p>«  — Oui… On y va, vers trois heures du matin,
+en barque.</p>
+
+<p>« Malgré moi, je considérais Colette, me demandant
+si elle parlait sérieusement ou se moquait
+de ma crédulité.</p>
+
+<p>«  — Et nous irions la nuit, avec…</p>
+
+<p>«  — Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne,
+le ménage Détreil et des marins.</p>
+
+<p>« Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline.
+Un couple — très riche, bien entendu — qui est
+toujours en quête de parties, quelles qu’elles
+soient.</p>
+
+<p>« Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline
+est parti en explications abondantes sur la
+pêche au congre. J’attendais la minute où il perdrait
+haleine pour me dérober à son invitation…
+Colette a vu mes lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a
+lancé un tel regard que la phrase est restée dans
+ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer
+les adieux, entrecoupés de ses remerciements. Et
+nous nous sommes retrouvées seules, marchant
+d’un pas vif vers l’hôtel.</p>
+
+<p>« J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout
+d’humeur souriante, toute la joie de ma bonne matinée
+de travail disparue :</p>
+
+<p>«  — M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que
+cette ridicule aventure où tu veux m’entraîner ?</p>
+
+<p>« Elle, toujours calme, m’a dit :</p>
+
+<p>«  — Il n’est question d’aucune ridicule aventure,
+seulement d’une promenade originale à laquelle
+on te convie.</p>
+
+<p>«  — Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide,
+cela te tente d’aller barboter la nuit dans la mer,
+avec tous ces gens, pour voir attraper des congres ?</p>
+
+<p>« Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée
+dans un mouvement de défi :</p>
+
+<p>«  — Cela me tente de gagner la partie que je
+joue. Après, sois sans crainte, je rattraperai mes
+avances !</p>
+
+<p>« Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline.</p>
+
+<p>« Ainsi, la pêche au congre fait partie des
+moyens de conquête de Colette. Comme son assistance
+à la distribution des prix de l’école, où,
+auprès de Mme Asseline, elle a couronné force
+visages émus… Comme sa présence à la procession
+du 15 août… Elle, Colette, à la procession ! Et
+maman aussi !… Tout cela, pourquoi ?… Ah ! misère,
+misère, pauvre humanité !</p>
+
+<p>« Mais moi qui ne prétends pas aux millions de
+Paul Asseline, je n’ai nul besoin d’aller à la pêche
+au congre avec toute cette bande !</p>
+
+<p>« Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi.
+Elle seule, peut-être, m’en préservera en pénétrant
+maman de l’idée que nous allons courir un réel
+danger, sur mer, en barque, la nuit… Il est vrai
+que si Colette veut…</p>
+
+<p>« Forte de sa décision, elle avançait, souriante
+et paisible, près de moi, exaspérée de mon impuissance.
+Et atteignant l’hôtel, nous nous sommes
+trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi ;
+son air allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est
+écrié gaiement, tout de suite, remarquant ma mine :</p>
+
+<p>«  — Quel front chargé d’ennui !… Est-ce que
+vous avez appris une très mauvaise nouvelle ?</p>
+
+<p>«  — Une détestable et stupide !… Vous pouvez
+la demander à Colette…</p>
+
+<p>« Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie
+dans le vestibule, envahi par le flot des convives
+que la cloche appelait à la table d’hôte…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 20 août.</p>
+
+<p>« J’avais bien deviné que Marguerite penserait
+comme moi, au sujet de l’absurde équipée où nous
+entraînent les ambitions de Colette. Mais son intervention
+est demeurée nulle parce que maman
+voit les choses seulement comme Colette prétend
+les lui faire voir.</p>
+
+<p>« Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous
+étions en parfaite sûreté ; qu’il était ravi de nous
+emmener et que nous ne pouvions nous dérober à
+son invitation sous peine de nous montrer fort
+impolies, etc., etc.</p>
+
+<p>« Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne
+me restait plus qu’à m’exécuter, puisque j’étais indispensable
+pour chaperonner ma sœur.</p>
+
+<p>« Et maintenant, si je veux être sincère, il me
+faut bien avouer que je ne regrette plus d’avoir
+dû subir la force des choses, car sûrement je n’aurai
+pas, une seconde fois, l’occasion de faire une
+promenade plus ridiculement comique. Aussi j’ai
+pardonné à Colette de m’avoir jetée dans cette
+grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle
+le résultat qu’elle voulait, la conquête glorieusement
+achevée de M. Asseline, qui est, à cette heure,
+son allié dévoué.</p>
+
+<p>« Donc à trois heures du matin, toute la troupe
+des pêcheurs était venue nous chercher. En silence,
+nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de Rozenne,
+après que, des profondeurs de son lit, maman
+nous avait, en guise d’adieu, recommandé de
+ne nous enrhumer ni noyer.</p>
+
+<p>« J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse
+à son ordinaire, avait des exclamations ravies,
+jolie à souhait sous son béret de drap, sa veste collante,
+sa jupe courte — une jupe de pluie sacrifiée,
+qu’elle avait passé son après-midi à raccourcir…
+Dame ! quand on n’a pas de femme de chambre à
+ses ordres !… Et dans cette tenue, si simple, elle
+n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la
+toilette de Mme Détreil, pimpante comme si le
+tout-Villers devait la voir passer.</p>
+
+<p>« Asseline père, costumé en marin, paraissait,
+affublé de la sorte, aussi volumineux que jubilant
+et marchait d’un pas allègre dans son escorte de
+pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une
+silhouette drôle de vieux loup de mer et semblait
+si disposé à s’amuser des imprévus de cette absurde
+promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé
+sous une avalanche de paroles désagréables. Mais
+j’avais l’irritation muette ; et très digne, je cheminais
+sans mot dire près de lui qui, bien vite,
+s’était improvisé mon chevalier protecteur, avec une
+simplicité fraternelle et amicale dont je lui sais
+encore gré.</p>
+
+<p>« Je devinais bien que mon silence l’intriguait
+et qu’il était aiguillonné par le désir d’en pénétrer
+la cause… Cela me détendait les nerfs de le voir
+ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de
+cette nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir,
+ce charme opérait délicieusement sur moi. Les rues
+endormies semblaient des chemins de rêve où frémissait
+la brise fraîche de la mer. L’air était tout
+vibrant du chant des vagues invisibles ; et leur
+musique berceuse apaisait si bien mon ennui que
+j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup, Rozenne
+me demander discrètement :</p>
+
+<p>«  — Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur ?
+Ceci dit, non par curiosité, mais pour que
+mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de ces
+états d’âme.</p>
+
+<p>« J’ai répliqué :</p>
+
+<p>«  — Je suis de très méchante humeur.</p>
+
+<p>«  — Pourquoi ? Cela ne vous amuse pas, cette
+pittoresque course dans la nuit ?… Une course que
+vous ne referez sans doute pas souvent.</p>
+
+<p>«  — Oh ! je n’en sais rien ! S’il prend de nouveau
+fantaisie à M. Asseline d’aller pêcher des
+congres et de nous emmener, il faudra y retourner !</p>
+
+<p>«  — Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte
+et forcée ?</p>
+
+<p>«  — Bien entendu ! Et je n’aime pas du tout
+que l’on m’oblige à faire des choses que je trouve
+stupides !</p>
+
+<p>« Il m’a lancé gaiement :</p>
+
+<p>«  — Moi non plus ! Mais pensez que les choses
+stupides sont quelquefois bien amusantes, et pour
+vous consoler d’être avec nous contre votre gré,
+préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement,
+nous allons être gratifiés !</p>
+
+<p>« Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne.
+Cela m’a semblé tout à coup si drôle que
+je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait
+exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette
+équipée pour plaire à un Asseline. Autrement, la
+nouveauté de la promenade m’aurait bien vite séduite…</p>
+
+<p>« Ah ! Rozenne avait raison de m’annoncer des
+spectacles réjouissants !… La représentation a
+commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage
+silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense,
+fuyant vers un invisible horizon de mer. Le programme
+portait que nous irions en barque jusqu’aux
+rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse.</p>
+
+<p>« Nous arrivons, impossible d’embarquer. La
+mer était déjà trop descendue. Les pêcheurs et
+leur grand chef Asseline père, dont rien ne troublait
+l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre
+hésitation, que nous n’avons qu’une chose bien
+simple à faire, gagner les rochers par les sables.
+Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous
+autres, faibles femmes, de piétiner dans ce sol
+encore détrempé, ils nous porteront sur leurs filets
+entre-croisés.</p>
+
+<p>« Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en
+entendant cette décision. Elle se disait très amusée
+du mode imprévu de locomotion qui lui était
+offert… Mais… hum ! sûrement sa joie n’était pas
+égale à celle du bon Paul, qui exultait à l’idée
+seule d’avoir à soutenir sa bien-aimée. Quant à
+Mme Détreil, qui est une forte personne, il était
+évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la
+pensée de s’aventurer ainsi entre ciel et mer…</p>
+
+<p>« Mais que faire ? Rentrer ?… C’était bien tôt
+abandonner la partie… Et marcher sur ce sable
+mouillé la séduisait encore moins…</p>
+
+<p>« Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter
+dans ces chaises à porteurs nouveau modèle.</p>
+
+<p>« Rozenne, toujours fraternel, je pourrais
+presque dire paternel ! m’a bien installée, puis s’est
+mis en devoir de me porter sur mon siège improvisé,
+avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre
+caravane dirigée par Asseline père, affairé comme
+un commandant en un jour de péril.</p>
+
+<p>« Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis
+du genre <i>plume</i>, cette promenade discrètement
+aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était
+beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient,
+enfonçaient dans des abîmes insoupçonnés
+et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil
+a ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse
+mais glaciale qui a failli amener celle de
+sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait, d’ailleurs,
+notre route de cris de terreur au moindre faux pas
+de ses porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui
+la sais peu brave, n’était guère plus rassurée…
+Mais elle ne bronchait pas et se contentait de tenir
+ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait
+pas… Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de
+ces péripéties… Je ne savais pas ce qui nous attendait !…</p>
+
+<p>« Enfin, nous voici aux fameuses roches !</p>
+
+<p>« Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le
+sol… Quel sol ! revêtu de varechs trempés d’eau
+de mer, glissants, oh ! combien… Une roche hérissée,
+fertile en entorses…</p>
+
+<p>« Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance,
+commençait à regretter de s’être lancée dans
+une si périlleuse aventure… Comme moi, elle se
+demandait ce que nous allions bien pouvoir faire
+pour nous occuper, tandis que M. Asseline père et
+ses hommes se donneraient la satisfaction d’arracher
+à la mer tous les congres qu’ils pourraient
+saisir.</p>
+
+<p>« Rozenne, lui, manquait de conviction comme
+pêcheur et se contentait de raconter à Mme Détreil
+des choses terrifiantes, dues à son imagination, sur
+les féroces instincts des congres ; si bien que, prise
+de panique, les pieds trempés et les yeux ensommeillés,
+elle voulait absolument s’en aller, sommant
+son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui,
+que l’eau de mer avait gelé, n’aurait pas demandé
+mieux. Mais le moyen !… Il ne pouvait l’emporter
+seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée
+à regagner le rivage en marchant à travers
+les petits lacs bien froids qui luisaient sur le sable.</p>
+
+<p>« Ah ! quelle partie de plaisir !</p>
+
+<p>« Sous prétexte de mieux faire voir à Colette
+les péripéties de la pêche, Paul l’avait emmenée
+avec précaution, à travers les roches, jusqu’au
+bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée
+des monotones évolutions des pêcheurs, je
+me suis résignée à me promener sur le sable humide,
+sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle
+chevalier qui était harponné par M. Asseline.</p>
+
+<p>« Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une
+clarté laiteuse emplissait le ciel, qui avait des tons
+de nacre rose. La mer remontait avec de petites
+vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des
+voiles se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient
+plus fines, plus transparentes, découvrant
+des lointains pareils à des images de rêve, dans
+une incomparable lumière blonde qui s’avivait de
+lueurs pourpres. Un trait étincelant ourlait de
+frêles nuages qui erraient, petits flocons de neige
+dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur
+la plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont
+la verdure humide luisait…</p>
+
+<p>« C’était un spectacle qui me prenait tellement
+que j’en oubliais les ridicules péripéties de la nuit.
+Dans l’intimité de mon cœur, je sentais s’ouvrir la
+chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient
+à y chanter, imprécis et fugitifs, mais
+si vivants que ce soir même, dans ma chambre, en
+regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais
+encore… Et docilement alors, je les ai écrits,
+tels qu’ils m’étaient venus, devant l’immense frisson
+de la mer, odorants de son parfum qui s’élevait
+avec le beau soleil matinal…</p>
+
+<p>« Donc j’étais si absorbée par ma contemplation
+extasiée que le temps ne me semblait plus long.</p>
+
+<p>« J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup
+la voix de Rozenne, qui avait couru après moi sur
+le sable. Il me demandait :</p>
+
+<p>«  — Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable
+nuit ?</p>
+
+<p>«  — Oh ! non, il fait si beau !</p>
+
+<p>« Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me
+suis alors aperçue que j’étais très fatiguée ; et j’ai
+eu prosaïquement une furieuse envie d’aller me
+coucher, comme un bébé.</p>
+
+<p>«  — Nous rentrons !… Venez-vous ? Comme vous
+vous êtes sauvée loin ! Je ne vous apercevais
+plus… Vous m’avez fait peur !</p>
+
+<p>«  — Vous m’avez crue mangée par un congre ?…
+Combien en avez-vous pêchés ?</p>
+
+<p>«  — Deux !</p>
+
+<p>«  — Quelle richesse !</p>
+
+<p>« Nous nous sommes mis à rire ; et très gais,
+nous sommes venus, en bavardant, rejoindre le
+groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil
+avaient des mines plutôt longues ; et certes autant
+que moi, elles aspiraient à leur lit !</p>
+
+<p>« Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la
+villa Asseline pour satisfaire les instincts hospitaliers
+de son propriétaire, enchanté d’avoir barboté
+toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu,
+l’excellent homme ! que nous partagions sa satisfaction.</p>
+
+<p>« Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies…
+Pourtant c’était encore mieux qu’après certaines
+nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce « mieux »
+insuffisant, a terminé la séance en disant que
+j’avais l’air fatiguée. O sollicitude fraternelle !</p>
+
+<p>« Et toujours escortée de Rozenne et de Paul
+Asseline, nous avons enfin… oh ! enfin ! regagné
+nos pénates.</p>
+
+<p>« Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement
+bleu, inondé de soleil, dont la chaleur,
+douce encore, effaçait en moi toute lassitude. Cette
+aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine !
+A la contempler, j’oubliais le sable glacial, les
+congres, les varechs trempés… Mais Colette maintenant
+était pressée de rentrer. Avec son adorateur
+fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en
+frais ; et son sourire avait disparu.</p>
+
+<p>« Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant
+de quel air ravi je humais l’air tiède :</p>
+
+<p>«  — Les vents ont changé ! Le ciel de Mlle Colette
+s’est voilé et le vôtre est tout rose. Savez-vous
+que cette nuit tant redoutée vous a été excellente ?
+Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais
+que vous êtes l’incarnation même de ce matin
+si frais ! Plus que jamais, vos yeux ressemblent à
+deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel…</p>
+
+<p>« Il avait son accent coutumier de badinage ;
+mais il me regardait avec quelque chose de si sincèrement
+charmé au fond des prunelles, que mon
+stupide petit amour-propre de femme en a tressailli
+d’aise une seconde. Je me suis vite ressaisie
+et j’ai répliqué en riant, contente de sentir sur
+mon visage la brûlure de l’air de mer :</p>
+
+<p>«  — Que je dois donc être jolie ! Je me sauve
+bien vite pour m’admirer dans ma glace !…</p>
+
+<p>« Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de
+Colette.</p>
+
+<p>« Maman nous a entendues et a demandé, d’une
+voix somnolente :</p>
+
+<p>«  — Eh bien ! mes enfants, vous êtes-vous amusées ?</p>
+
+<p>« Colette n’a pas osé dire oui…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 21 août.</p>
+
+<p>« Réjouissons-nous ! Ce n’est pas inutilement que
+nous aurons passé la nuit à la recherche de congres
+rares ! M. Asseline père a été si bien subjugué par
+notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi ;
+et, sans doute, de par sa volonté, très énergique
+à l’occasion, nous avons eu l’honneur d’une
+invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline.</p>
+
+<p>« Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée
+et se prépare à avertir papa, indifférent aux machinations
+diplomatiques, qu’elle va lui présenter le
+gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil
+devant l’approche de son triomphe, et elle
+garde avec Mme Asseline l’incomparable souplesse
+qui lui a permis de dominer peu à peu l’opposition
+de la vieille dame.</p>
+
+<p>« Mais quelle revanche prendra Colette, devenue
+sa belle-fille ! Pauvre Mme Asseline !… Sûrement,
+alors, Colette ne parlera plus avec elle, pendant
+des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages,
+sermons, — elle qui ne va jamais au sermon ! — Elle
+n’écoutera plus avec un sourire d’intérêt
+les propos insipides, les papotages malveillants,
+les commérages du petit cercle de matrones,
+cher à Mme Asseline, au milieu duquel ma
+jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et
+les lèvres frémissantes d’agacement, distribue de
+respectueux égards, et joue supérieurement son rôle
+de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse, autant
+qu’elle est belle… Aussi, toutes les vieilles dames
+sont-elles sous le charme. Quand, un moment, il
+m’est arrivé de lui voir jouer ce personnage, je
+m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie.
+Je cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique,
+aimant et dévoué, qu’André meurtrit si légèrement…
+Je lui demande de demeurer ma chère
+conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux
+de Colette, en faisant des pâtés de sable
+avec Bob, l’être heureux par excellence !…</p>
+
+<div class="empty"></div>
+<p class="date">« 24 août.</p>
+
+<p>« Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le
+dîner a été ce qu’il pouvait être : d’une écrasante
+somptuosité ! Douze invités ; les plus jeunes des
+convives féminines, habillées, de toute évidence,
+par des couturiers de haute marque, et s’en faisant
+gloire avec une vanité indiscrète ; les convives
+masculins, célébrant l’excellence du festin, ne causant
+qu’affaires et politique, tous fort mécontents
+du gouvernement qui, paraît-il, néglige tout à fait
+les intérêts du commerce… Maman, souriante et
+digne, trônait — ô honneur ! — à la droite du
+maître de céans, peut-être en sa qualité de doyenne.
+Colette, habillée de blanc comme une fiancée, et
+jolie comme une princesse de légende, était, en
+revanche, placée loin de son adorateur, car sa
+future belle-mère ne désarme pas encore complètement,
+si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit
+adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait
+sans relâche des qualités de ma sœur, de
+l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur qu’on
+doit éprouver à vivre près d’elle… Il était édifiant,
+mais monotone, à la longue… Et qu’il me faisait
+regretter Rozenne, sa causerie capricieuse et fine
+de dilettante, ses drôleries spirituelles, son scepticisme
+nonchalant qui m’exaspère et m’amuse…</p>
+
+<p>« A mesure que défilait la suite des plats, que
+s’allongeait la litanie amoureuse de Paul Asseline,
+je me sentais prise d’une de ces terribles crises
+d’ennui qui me saisissent quand je me trouve
+isolée dans un milieu où je suis sans aucune
+attache. Maman, Colette, me semblaient, elles
+aussi, des étrangères, tout à coup… Maman, gracieuse,
+opinait à toutes les déclarations de M. Asseline
+et Colette était toute à son rôle. L’idée
+qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement
+insipide, me devenait aussi douloureuse
+qu’une souffrance physique et je n’avais
+même plus la curiosité d’observer autour de moi
+la comédie humaine. Oh ! cette heure pendant que
+les hommes étaient au fumoir ! Les histoires de domestiques
+et de nourrices, les potins de plage,
+l’échange des recettes, les appréciations sur les
+couturiers illustres, le tout entremêlé d’oracles
+rendus par Mme Asseline !…</p>
+
+<p>« Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu,
+un moment, m’échapper dans le parc, pour me retremper
+par quelques bonnes minutes de solitude.
+Mais un vent furieux soufflait ; les averses alternaient
+avec les rafales et me retenaient, de force,
+prisonnière dans ce salon sans âme.</p>
+
+<p>« Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec
+ma voisine, une grosse jeune femme, trop élégante,
+qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des embellissements
+qu’elle avait faits dans son château (!),
+du nombre de ses domestiques, des chasses qui
+avaient lieu dans son domaine… Je me sentais devenir
+féroce.</p>
+
+<p>« Les hommes se sont enfin résignés à abandonner
+les délices du fumoir. Ils étaient plus ou
+moins congestionnés, bavards et parlaient très
+haut. Un baccara d’importance s’est alors organisé.
+Maman en a frémi, pensant à la pitoyable
+figure qu’allaient faire les maigres finances de la
+famille Danestal… Puis son visage s’est éclairé
+parce qu’elle a vu que les seuls joueurs étaient
+les invités masculins. Paul, lui, rôdait autour de
+Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge
+respectable faisaient cercle autour de Mme Asseline,
+qui a prié l’une d’elles de nous faire de la
+musique.</p>
+
+<p>« Oh ! j’aime mieux ne pas me souvenir du
+grand air de <i>la Reine de Saba</i> chanté par elle !…
+Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements
+qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux
+chants, véritable crime de lèse-musique. C’était terrible !
+Ah ! comme je comprenais les braves chiens
+que certains accents font hurler !</p>
+
+<p>« Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais ;
+que cette soirée ne finirait jamais ; que je ne pourrais
+plus m’échapper de ce salon trop doré et cesser
+d’entendre les commérages de Mme Asseline et de
+ses amies, les exclamations bruyantes des joueurs,
+les cris de cette infatigable chanteuse.</p>
+
+<p>« Enfin, maman s’est levée ! Elle avait toujours
+son sourire, mais ses yeux étaient somnolents. Une
+imperceptible contraction rapprochait les sourcils
+de Colette… Pour elle aussi, l’épreuve avait été
+rude !</p>
+
+<p>« Le bon Paul, toujours plein de sollicitude,
+avait fait atteler un de ses équipages pour nous
+ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les
+autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que
+nous avions peur de dire des paroles trop sincères…
+Après tout, je crois que maman dormait un
+peu… Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait…
+à quoi ?…</p>
+
+<p>« Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite
+chambre silencieuse qui sentait bon les roses, où
+m’attendaient mon travail, les livres que j’aime le
+plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon
+esprit de tant de pauvretés entendues.</p>
+
+<p>« Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée,
+pour me laisser mieux envelopper par son calme,
+par son obscurité délicieuse, je n’ai pas allumé ma
+lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je
+me suis assise dans l’ombre, devant ma fenêtre
+large ouverte, et j’ai tâché d’oublier les Asseline,
+leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en
+contemplant la sereine immensité du ciel où luisait
+un mince croissant de lune. Le vent avait
+balayé les nuages et la nuit était pure infiniment,
+vibrante du chant grave de la mer, du frôlement
+de la brise dans les feuilles. De toute mon âme, je
+souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait
+la fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux…</p>
+
+<p>« Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant
+Colette. Elle avait sans doute quelque chose à me
+demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit,
+étonnée :</p>
+
+<p>«  — Comment, tu es déjà couchée ?</p>
+
+<p>«  — Non, je me repose.</p>
+
+<p>«  — Tu étais fatiguée ? Et de quoi ?</p>
+
+<p>« Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement.</p>
+
+<p>«  — De quoi je suis fatiguée ? De l’odieuse
+soirée que je viens de passer ! Oh ! Colette, comment
+peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans
+un pareil milieu !</p>
+
+<p>« Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais
+d’humiliation et de révolte. Colette m’a sentie
+si sincère que son empire sur elle-même en a été
+ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de
+sa voix, tandis qu’elle me répondait :</p>
+
+<p>«  — Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu,
+c’est Paul qui viendra dans le mien.</p>
+
+<p>«  — Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée
+de subir le sien où il te conduira d’autant plus
+volontiers qu’il y sera dans son véritable élément,
+tandis que dans le nôtre, dans celui de papa…</p>
+
+<p>«  — Dans celui de papa, il n’y serait pas ?…
+C’est là ce que tu veux dire ?… Il n’y serait pas
+parce que ?…</p>
+
+<p>« Son accent était un défi.</p>
+
+<p>«  — Parce que, intellectuellement, il est une
+nullité. Et tu le sais bien !</p>
+
+<p>« Comment ai-je dit cela ?… Jamais en plein
+jour, jamais même sous une clarté de lampe, de
+telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties
+des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre ; et devant
+ce large ciel paisible, seuls des mots vrais
+pouvaient être dits. Un reflet de lune baignait le
+visage de Colette, qui avait pris quelque chose de
+dur, dans son expression de volonté.</p>
+
+<p>« Presque violemment, elle, toujours si calme,
+elle m’a jeté :</p>
+
+<p>«  — Ah ! naturellement, parce qu’il ne vit pas
+hypnotisé par les livres, les opéras et les tableaux,
+c’est une nullité !… L’intelligence ! l’art !… Papa
+et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les
+lèvres… Eh bien ! pour ta gouverne, retiens-le :
+il y a autre chose que l’art et l’intelligence dans la
+vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces moyens,
+je veux les avoir… Je vais à qui peut me les
+donner !</p>
+
+<p>«  — Sans craindre de préparer ainsi ton malheur ?</p>
+
+<p>«  — Mon malheur ?… Pourquoi ?…</p>
+
+<p>«  — Parce que tu seras liée toute ta vie… y
+songes-tu ?… <i>toute ta vie !</i>… à un être que tu
+n’aimes pas !</p>
+
+<p>«  — Que je n’aime pas ?… Qu’en sais-tu ?</p>
+
+<p>«  — Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un
+homme que tu puisses aimer.</p>
+
+<p>«  — Pourquoi ? encore. Parce qu’il n’est pas un
+homme supérieur ? je le reconnais… Ah ! ils rendent
+heureuse leur femme, les hommes supérieurs !…
+L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il
+en est !… Et je ne veux pas du misérable et fugitif
+bonheur que leur égoïsme leur permet de
+nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les
+yeux abîmés dans la contemplation de leur mérite,
+grisés par l’admiration du public, toujours juchés
+sur leur piédestal d’où ils ne descendent que
+quand leur propre satisfaction les y invite. Ah !
+non ! je n’ai jamais ambitionné, depuis que j’ai
+l’âge de comprendre, d’être la femme d’un homme
+illustre !… Paul Asseline est simplement bon, c’est
+vrai !… Mais au moins, ce n’est pas <i>lui</i>, c’est <i>moi</i>
+qu’il aime. Et cela me plaît qu’il en soit ainsi !</p>
+
+<p>« Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette.
+Ses paroles montaient vers moi comme de
+grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle disait
+était vrai si tristement !… Alors, après un court
+silence, elle a repris, de la même voix martelée,
+comme si, pour une fois, il lui semblait bon d’ouvrir,
+un peu, son âme fermée :</p>
+
+<p>«  — C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche ! Il
+n’y a que cela d’enviable, sagement ! Retiens-le
+encore, en passant, petite fille rêvassante… Une
+fois riche, je suis certaine, tu entends, <i>certaine</i>
+d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur
+des soucis d’argent, des odieuses et perpétuelles
+économies, de ces incertitudes d’avenir
+dont je suis lasse… à être prête à tous les sacrifices
+pour en être délivrée ! Cette fois, puisque la
+destinée — ou la Providence ! — amène sur mon
+chemin un homme qui ne me demande pas seulement
+un flirt de quelques mois, mais m’offre un
+mariage inespéré, je serais folle, absolument folle !
+de ne pas saisir cette chance unique. Peu m’importe
+que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils
+peuvent me donner la sécurité que je veux…
+Les filles sans dot, comme nous, rappelle-le-toi,
+ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être
+sentimentales… Ce ne sont pas leurs beaux danseurs
+qui les épousent !…</p>
+
+<p>« Il leur faut donc se contenter des autres, des
+braves garçons sans ambition qui s’estiment très
+heureux de leur offrir leur fortune, et se dire privilégiées,
+elles, quand elles les rencontrent… Et
+puis, jamais plus, n’est-ce pas, France, nous ne
+reparlerons de ces choses. Une fois pour toutes, je
+t’ai dit ce que je pensais… C’est vrai, je joue une
+partie que je veux gagner… Et je la gagnerai !…
+Bonsoir, enfant.</p>
+
+<p>« Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser.
+Je n’ai pas fait un mouvement pour le lui rendre…
+Quand elle a été sortie de ma chambre, que j’ai
+été seule, je me suis mise à pleurer désespérément…</p>
+
+<p>« Que la vie est donc triste et mauvaise pour les
+filles pauvres ! »</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>France cessa de lire et elle demeura immobile,
+les mains jointes sur les feuillets, contemplant
+avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant
+des vagues.</p>
+
+<p>Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête
+des choses qui, une heure plus tôt, lui emplissait
+l’âme d’une sorte de joie enivrée.</p>
+
+<p>Sa pensée venait de soulever trop de graves
+questions pour qu’elle n’en demeurât pas troublée.</p>
+
+<p>Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation
+avec Colette. Ni l’une ni l’autre n’y avaient
+fait allusion et toutes deux savaient bien que jamais
+même elles n’en rappelleraient le souvenir.
+Peut-être Colette n’y pensait déjà plus, absorbée
+par son rêve. Mais elle, France, n’avait pas oublié
+une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui
+demeurait singulièrement amère et douloureuse…</p>
+
+<p>— Tante ! voilà tante France ! jeta une petite
+voix d’enfant.</p>
+
+<p>Elle redressa la tête… Et alors elle aperçut,
+débouchant sous la voûte ombreuse de l’allée, Rozenne
+qui avait Bob dans ses bras. Une bonne
+suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma
+son cahier et se leva, un peu effarouchée de voir
+sa retraite si lestement troublée.</p>
+
+<p>— Comment m’avez-vous découverte ? fit-elle
+prenant la main du petit garçon qui, séduit par
+l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre.</p>
+
+<p>— C’est un heureux… hasard ! fit Rozenne tranquillement.</p>
+
+<p>Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux
+gris.</p>
+
+<p>— … En quittant la plage qui ressemblait au
+Sahara, j’ai eu la nostalgie des arbres et je suis
+grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce jeune personnage
+qui se promenait sous l’œil de sa bonne.
+Ensemble nous vous avons aperçue et nous sommes
+venus bien poliment dire bonjour à « tante
+France ». Est-ce que vous nous en voulez ?</p>
+
+<p>Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait
+parce qu’il l’avait retrouvée, ne croyant guère que
+le hasard seul l’eût conduit dans cette allée. Pourtant,
+elle dit, sincère :</p>
+
+<p>— Je ne vous en veux pas parce que, ce matin,
+mon esprit flânait… Autrement, je vous en voudrais…
+Je suis très jalouse de ma solitude parce
+qu’il me la faut absolument pour bien travailler.</p>
+
+<p>— Travailler ! Toujours !… C’est donc un vœu ?</p>
+
+<p>— Pas du tout, c’est un plaisir… Et une nécessité
+aussi. Je vous félicite si vous ne la connaissez
+pas.</p>
+
+<p>— Vous me dites cela comme vous me diriez
+« tant pis pour vous » !</p>
+
+<p>Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle
+s’était mise à marcher lentement. Au loin, des
+sonneries de cloches annonçaient, dans les hôtels,
+l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait
+l’air, même sous les branches, que brûlait le
+soleil. La mer était une nappe étincelante et, sur
+la plage, il n’y avait pas la découpure d’une
+ombre.</p>
+
+<p>De l’accablante température, France ne semblait
+pas même s’apercevoir. Un peu plus rose,
+peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de
+paille, elle cheminait, en avant, souple et fine,
+avec cette allure de jeune nymphe qui ravissait
+toujours les yeux de Rozenne… Mais, tout à coup,
+il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue
+sérieuse et il eut l’intuition que, dans la
+pensée de France Danestal, il pouvait bien y avoir
+un blâme à son adresse.</p>
+
+<p>Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il
+dit, la rejoignant :</p>
+
+<p>— Vous avez très mauvaise opinion de moi,
+n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Sur quel chapitre ?</p>
+
+<p>— Celui de mon amour passionné pour la flânerie ;
+si vous êtes une sévère moraliste, je mérite,
+en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai
+déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse
+consiste à vivre, tant qu’il est possible, à sa fantaisie,
+sans souci de rien d’autre.</p>
+
+<p>Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière
+expression, ses prunelles profondes. Mais
+ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea, impatient :</p>
+
+<p>— Pourquoi me considérez-vous ainsi ?</p>
+
+<p>— Je me demande jusqu’à quel point vous êtes
+sincère ?</p>
+
+<p>— Je le suis en toute simplicité et humilité.</p>
+
+<p>— Ah !…</p>
+
+<p>Elle se tut ; puis, la bouche soulignée d’une
+petite moue dédaigneuse, elle jeta avec une drôlerie
+qui atténuait sa sincérité :</p>
+
+<p>— Cette fois, je vous le dis : tant pis pour vous !
+Je regrette bien que votre idéal ne soit pas de plus
+haute envolée !…</p>
+
+<p>Rozenne la trouva délicieuse d’expression ; mais
+en même temps, son amour-propre tressaillit désagréablement
+de la sentir si convaincue.</p>
+
+<p>— Alors vous me mettriez en meilleure place
+dans votre estime si je m’appliquais, toutes les
+heures de ma vie, à opérer des affaires productives ;
+ou si, comme un garçon bien pondéré, je
+passais des journées à griffonner des chiffres dans
+un bureau, ou je brandissais un sabre devant mes
+recrues ahuries, ou…</p>
+
+<p>Elle se mit à rire ; et de sa manière gaîment
+moqueuse, elle interrompit :</p>
+
+<p>— Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher
+là ?… Et quel honneur excessif vous me faites, en
+vous appliquant ainsi à vouloir me persuader que
+vous avez bien raison de vivre à votre seule guise,
+puisque la bonne destinée vous y autorise !… Je
+vous assure que ma modeste opinion est sans importance
+aucune… Vous savez bien que j’ai parfois
+des idées de ma façon, un peu bizarres, sur
+les gens et les choses… Mais je les tiens pour ce
+qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que
+lorsqu’on m’y invite expressément.</p>
+
+<p>— Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la
+conscience bien nette, ont eu l’imprudence de vous
+questionner à leur sujet !</p>
+
+<p>Du bout de sa canne il fouettait les herbes
+minces qui bordaient le chemin dévalant sur Villers.
+Et après un imperceptible silence, il jeta en
+boutade :</p>
+
+<p>— C’est étonnant combien il m’est désagréable
+de sentir peser sur ma chétive personne la sévérité
+de vos jugements. Je suis navré que vous ne
+soyez pas un tantinet paresseuse… Du moins, à
+Villers !</p>
+
+<p>— Parce que ? interrogea-t-elle, curieuse.</p>
+
+<p>— D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être
+plus souvent sur la plage, que vous fuyez dès
+qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à
+l’heure du bain…</p>
+
+<p>— A cette heure-là, elle est trop chic pour
+moi !</p>
+
+<p>— Ou vous l’êtes trop pour elle…</p>
+
+<p>— Ce serait une question à débattre !</p>
+
+<p>— Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos
+frères les hommes, et vos sœurs les femmes y
+figureront brillamment ?</p>
+
+<p>— Vous parlez comme saint François d’Assise !…
+Et vous vous trompez ! Si la fantaisie me
+prend d’aller admirer les belles toilettes des
+femmes mes sœurs, pour employer votre langage
+évangélique, vous êtes certain de m’y voir arriver
+un matin, à l’improviste.</p>
+
+<p>— Dieu ! que vous êtes taquine… autant que
+méchante !</p>
+
+<p>— Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout
+bonnement l’honneur de vous informer, en toute
+sincérité, de mes opinions, et je suis très convaincue
+qu’il ne vous déplairait pas de faire, le
+matin, un brin de causette avec moi, sur la plage,
+tandis que Colette éblouit Paul Asseline… Seulement…</p>
+
+<p>— Seulement, vous ne daignez pas me faire la
+charité de ce brin de causette.</p>
+
+<p>— Parce que j’estime que vous n’êtes pas des
+pauvres gens auxquels on fait l’aumône. Voilà…
+Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres
+raisons vous me souhaitiez paresseuse ?</p>
+
+<p>Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie ;
+mais une séduction émanait de son sourire, du
+regard d’eau bleue jailli entre les cils noirs, très
+longs… Et un peu brusquement, il lança :</p>
+
+<p>— Ensuite, parce que si vous ne viviez pas,
+comme vous le faites, en l’habituelle société des
+individus supérieurs qui sont les auteurs de vos
+livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être
+alors quelque chance d’attirer un peu votre
+attention !</p>
+
+<p>— Mon attention ? N’en ayez donc pas cure !
+Elle est fantasque, de façon déplorable… Elle se
+donne à des sujets, à des occupations, à des objets
+qui la passionnent et que les gens raisonnables
+qualifieraient d’absurdes, neuf fois sur dix.</p>
+
+<p>France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues
+claires où s’épandait la splendeur du soleil de
+midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les villas
+enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés
+d’or roux, la mer d’un bleu profond, à peine ridé
+de frissons légers, mouillait doucement le sable de
+la plage déserte.</p>
+
+<p>Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau
+et de lumière et s’immobilisa à le contempler. Mais
+vers elle monta la voix de Rozenne qui disait d’un
+ton mi-sérieux, mi-plaisant :</p>
+
+<p>— Comment, vous, qui sentez si vivement la
+beauté des choses, ne vous contentez-vous pas, pendant
+quelques semaines, de contempler les spectacles
+offerts par la nature à ses fidèles ?… vous
+laissant vivre, tout simplement, comme une exquise
+petite fleur humaine…</p>
+
+<p>Elle secoua la tête et sourit.</p>
+
+<p>— Cela ne me suffirait pas… Ce que je sens
+très profondément, il faut, presque malgré moi,
+que je le traduise en des vers… Et ensuite, ces
+vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils
+ne soient pas trop indignes de ceux de mon père.
+Vous savez, noblesse oblige !</p>
+
+<p>— Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces
+vers qui m’apparaissent comme le fruit défendu ?</p>
+
+<p>— Que sait-on ? Je crois bien que je demeurerai
+jalouse de les conserver pour moi seule, jusqu’au
+jour où quelque grave raison me décidera à les
+livrer au public… Et puis, là-dessus, je vous quitte,
+car je voudrais reconduire Bob, afin d’embrasser
+Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Une expression très douce, bien féminine, souriait
+dans son regard bleu, entr’ouvrait ses lèvres,
+dont le souple dessin avait une grâce caressante.</p>
+
+<p>Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée
+qu’elle lui tendait :</p>
+
+<p>— Sans rancune !</p>
+
+<p>Elle se détourna et descendit la pente raide qui
+conduisait chez sa sœur. Lui, continua son chemin,
+impatienté contre lui-même pour toute sorte de
+complexes raisons.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IV</h3>
+
+
+<p>De sa fenêtre, France regardait sa sœur Colette
+qui escaladait adroitement les hauteurs du mail
+des Asseline ; puis, par les soins empressés de
+Paul, se voyait installée en place d’honneur, où,
+vêtue de rose, elle apparaissait comme une exquise
+aurore, très parisienne. Et France, admirative, en
+artiste, de la beauté de sa sœur, pensa que les
+Asseline pouvaient s’estimer fiers d’emmener une
+aussi jolie femme au <i>Grand Prix</i> de Deauville…
+Opinion qui était, d’ailleurs, celle de Colette elle-même,
+et pareillement de Mme Danestal, partie
+en landau avec Mme Asseline, devenue presque
+aimable.</p>
+
+<p>Elle, France, s’était dispensée de cette promenade
+saupoudrée de poussière, ayant, depuis le
+commencement de la <i>grande semaine</i>, goûté bien
+plus qu’elle ne l’eût souhaité aux distractions
+d’ordre hippique offertes aux amateurs. Elle avait
+décliné l’invitation des Asseline, ravie d’une pleine
+après-midi d’intimité avec Marguerite, à qui elle
+avait promis la lecture du poème auquel, passionnément,
+elle travaillait depuis son arrivée à Villers.</p>
+
+<p>Le mail avait disparu dans la foule des équipages
+de toute sorte qui filaient vers Trouville par
+la route sans ombre, allongée en bordure, derrière
+les dunes basses de la côte. France, une seconde,
+demeura à considérer l’horizon tourmenté d’un
+ciel lourd d’orage et la mer haletante, d’un vert
+glauque, que des nuages marbraient de nappes
+sombres… Puis, l’esprit traversé par l’idée que
+Marguerite, peut-être, avait besoin d’elle pour
+garder le remuant petit Bob, vite elle s’arracha à
+un spectacle dont elle n’était jamais lasse pour
+aller trouver sa sœur.</p>
+
+<p>Une exclamation de plaisir salua son entrée
+dans le minuscule salon où Marguerite s’était
+réfugiée pour fuir l’étouffante atmosphère du
+jardin.</p>
+
+<p>— Oh ! France, déjà ! Que tu es gentille de me
+sacrifier ainsi ton après-midi entière !</p>
+
+<p>En guise de réponse, France embrassa sa sœur
+avec tant de tendresse que la jeune femme put être
+éclairée sur la valeur du sacrifice qu’elle lui faisait…</p>
+
+<p>— Tu es seule, Marguerite ? André est déjà parti
+pour Trouville ?</p>
+
+<p>— Non, pas encore. Il devrait être en route ;
+mais, après le déjeuner, je me suis trouvée un peu
+fatiguée et il n’a pas voulu me quitter.</p>
+
+<p>— Et maintenant, chérie, tu es mieux ?</p>
+
+<p>— Oui ; le temps orageux m’avait énervée. Les
+futures mamans, dans mon état, sont exposées à
+ces petites misères. Ce n’est rien !</p>
+
+<p>France n’insista pas, sachant combien Marguerite
+redoutait qu’on prît garde à sa santé ; mais
+son regard anxieux s’attacha une seconde sur le
+visage altéré de sa sœur. La crainte l’effleurait
+que son beau-frère, par quelque parole malencontreuse,
+n’eût, une fois de plus, attristé Marguerite,
+trop aimante pour ne pas sentir le moindre froissement.
+Il entrait justement, très souriant, lui,
+habillé avec un soin raffiné, dont il était coutumier,
+la jumelle de courses en sautoir. Il se découvrit
+à la vue de la jeune fille ; et, courtoisement,
+baisa la main qu’elle lui tendait.</p>
+
+<p>— Comment, France, vous êtes ici ? Pas aux
+courses ?</p>
+
+<p>— Non, je n’aime ni la cohue ni la poussière. Et
+Marguerite, toujours hospitalière, veut bien me recueillir !</p>
+
+<p>— Mais c’est une vraie joie pour elle de vous
+avoir !… Ainsi, je n’ai plus de scrupules à la
+laisser. Vous allez mieux, n’est-ce pas, Marguerite ?
+Votre mal de tête s’est dissipé ?</p>
+
+<p>— Il se dissipera sûrement…</p>
+
+<p>André ne répondit pas. Attentif, il passait dans
+sa boutonnière un merveilleux œillet qu’il venait
+d’enlever dans le vase de cristal placé près de la
+jeune femme. Il y eut un silence qui laissa entendre
+dans le jardin la petite voix de Bob entrecoupée
+de larmes.</p>
+
+<p>— Qu’a-t-il donc ? fit Mme d’Humières tout
+de suite debout.</p>
+
+<p>— Je vais voir, Marguerite ; ne t’agite pas, dit
+aussitôt France, qui avait l’intuition que sa sœur
+désirait être seule pour recevoir l’adieu de son
+mari.</p>
+
+<p>Elle passa dans le jardinet, où Bob trépignait
+devant la chute d’un pâté de sable. Elle le calma ;
+mais discrète elle demeura près de lui, l’aidant à
+la construction d’une nouvelle pyramide. Par la
+fenêtre large ouverte, lui arrivaient cependant les
+paroles que sa sœur disait d’une voix assourdie :</p>
+
+<p>— André, vous serez raisonnable cette fois, vous
+ne jouerez pas ?</p>
+
+<p>— Mais non, mais non !… Je ne jouerai pas ; je
+serai sage comme les pauvres mioches qu’on mène
+dans les beaux magasins avec la seule permission
+de regarder, sans toucher à rien.</p>
+
+<p>— André, promets-moi sérieusement, je t’en
+prie !… Sans quoi, toute la journée encore, je serai
+tourmentée !</p>
+
+<p>— Et tu te rendras malade bien inutilement ;
+car je ne puis jamais oublier tout à fait que le jeu
+est un plaisir interdit aux pauvres diables comme
+moi ! Sois donc en paix, ma chère Minerve.</p>
+
+<p>Elle insistait :</p>
+
+<p>— Tu me promets que tu ne te laisseras pas
+entraîner quand tu verras jouer Paul Asseline et
+les autres ?</p>
+
+<p>— J’aurai l’héroïsme d’un saint et je résisterai.
+Je me contenterai, pour toute distraction, de contempler
+les belles toilettes féminines, celles dont
+j’aimerais à vous voir habillée, petite Cendrillon,
+qui poussez vraiment un peu loin l’amour de la
+simplicité. Ah ! Marguerite, quand serez-vous coquette !</p>
+
+<p>France entendit la voix un peu lasse de sa sœur
+répondre :</p>
+
+<p>— En mon état, je n’ai vraiment que faire de
+l’être !</p>
+
+<p>— Mais, au contraire, ma chère, vous devriez
+lutter pour triompher des malices de la nature.
+C’est là, justement, le grand art de la femme ! Je
+vous garantis que Colette le pratiquera.</p>
+
+<p>— C’est qu’elle en aura les moyens, le loisir, la
+force et le goût ! Tout cela me manque, à moi, en
+ce moment !</p>
+
+<p>— Ce qui est bien dommage pour vous et
+pour moi ! répliqua-t-il, un peu sèchement. Quand
+vous voudrez bien être plus élégante, j’en serai
+ravi !</p>
+
+<p>France tressaillit, indignée. Ah ! comme elle eût
+voulu répondre à son beau-frère. Mais Marguerite,
+elle, disait simplement avec un peu d’ironie triste :</p>
+
+<p>— Je serai élégante, du moins, j’essaierai de
+l’être, quand je ne me préparerai plus à être une
+maman et quand nous serons riches !</p>
+
+<p>— Alors, ce n’est pas de sitôt !… Et vous seriez
+charitable de ne pas me le rappeler. Allons, ne
+parlons plus de tout cela !… Au revoir, Margot.
+Tâchez de ne pas vous ennuyer. Heureusement,
+vous avez France, aujourd’hui ; je vous laisse donc
+sans remords…</p>
+
+<p>A l’accent d’André, France devina que son
+baiser d’adieu avait dû être bien léger. Il sortit de
+la maison et se trouva devant la jeune fille, agenouillée
+dans l’herbe auprès de Bob. Il lui lança
+un amical :</p>
+
+<p>— Au revoir, France, je vous confie votre sœur.</p>
+
+<p>Et il passa, après une petite caresse à Bob, qui
+avait couru vers lui en trottinant. France, encore
+un instant, joua avec l’enfant ; puis, le voyant de
+nouveau occupé à fourrager sur la pelouse, elle
+revint vers le salon dans la crainte que sa sœur
+n’eût besoin d’elle. Mme d’Humières n’avait pas
+dû bouger depuis que son mari l’avait quittée.
+Immobile sur la chaise longue, les mains tombées
+sur ses genoux, elle regardait loin devant elle,
+avec des yeux qui ne voyaient pas, dans l’infini de
+ce ciel d’orage, lourdement gris ; et, très lentes, de
+grosses larmes glissaient entre les paupières à
+demi closes.</p>
+
+<p>Une angoisse éperdue bouleversa France qui
+s’était arrêtée sur le seuil de la pièce, n’osant aller
+vers la jeune femme dans la crainte d’être indiscrète.
+Mais Marguerite sentit tout de suite sa présence
+et, se redressant, tourna la tête pour cacher
+son visage… Déjà France était près d’elle, agenouillée
+à côté de la chaise longue, et ardemment,
+tout bas, comme une enfant, elle lui murmurait :</p>
+
+<p>— Oh ! Marguerite, ma chère aimée, ne sois pas
+triste !</p>
+
+<p>Elle n’osait rien ajouter, arrêtée par la crainte
+délicate de prononcer un mot qui pût être pénible
+à sa sœur.</p>
+
+<p>Les doigts de Marguerite effleurèrent ses cheveux
+d’un geste tendre, tandis qu’elle disait, la
+voix assourdie :</p>
+
+<p>— Ma petite chérie, ne t’agite pas pour moi ! Je
+suis nerveuse en ce moment, parce que je ne suis
+pas très bien portante. N’y prends pas plus garde
+que je ne le fais moi-même. Et surtout, ne t’imagine
+pas des folies à mon sujet.</p>
+
+<p>— Je ne m’imagine rien, Marguerite, fit lentement
+la jeune fille.</p>
+
+<p>Elle ne continua pas ; mais son regard achevait
+ce que sa bouche n’articulait pas, et le pâle visage
+de Marguerite se rosa une seconde ; elle sentait
+bien qu’elle ne pouvait tromper l’intuition du cœur
+aimant de France. Ses yeux graves arrêtés sur
+ceux de sa jeune sœur, elle dit doucement :</p>
+
+<p>— France, crois-moi, on peut être heureuse encore,
+très heureuse, même quand on l’est <i>autrement</i>
+qu’on l’avait souhaité…</p>
+
+<p>— Oh ! pourquoi l’est-on « autrement » ?</p>
+
+<p>— Sans doute parce que, quand on est très
+jeune, on rêve des bonheurs si grands qu’ils sont
+irréalisables.</p>
+
+<p>— Marguerite, penses-tu donc qu’ils le sont tous
+et toujours ?</p>
+
+<p>Mme d’Humières eut un sourire mélancolique.</p>
+
+<p>— Je pense que, du moins, il n’est pas donné à
+beaucoup de créatures de les posséder. Je pense
+que si l’on veut pouvoir se dire heureux, il faut
+très peu demander à la vie, se contenter des miettes
+de bonheur dont elle nous fait parfois la charité,
+n’avoir pas d’espoirs ambitieux, pour n’être pas
+déçu…</p>
+
+<p>France avait écouté sa sœur avec une attention
+passionnée. Toute sa jeunesse se révoltait devant
+l’austère destinée évoquée par les paroles de la
+jeune femme.</p>
+
+<p>— Et tu trouves qu’ainsi l’on est heureux ? Il
+faut être <i>toi</i>, ma dévouée grande sœur, pour avoir
+une pareille sagesse ! Jamais, moi, je ne me contenterais
+d’un aussi misérable bonheur ! Je suis
+prête à donner… ah ! beaucoup ! mais je veux recevoir
+autant que je donnerai… être aimée autant
+que j’aimerai !… Sinon, je préfère mille fois rester
+seule et libre toute ma vie.</p>
+
+<p>Marguerite la regarda, les yeux pleins de pitié
+tendre. D’un geste maternel, elle posa sa main sur
+le front de la jeune fille restée tout près d’elle.</p>
+
+<p>— France, tu parles comme une enfant. La vie
+n’est pas un roman… Tu le sais bien, pourtant…</p>
+
+<p>— Mais chacun peut y avoir son roman, un
+roman très cher qui, seul, fait qu’elle vaille la peine
+d’être vécue…</p>
+
+<p>Les mains de Marguerite se joignirent d’un geste
+inconscient ; et une contraction donna une seconde,
+à ses lèvres, une intense expression d’amertume :</p>
+
+<p>— Moi aussi, France, quand j’avais ton âge, j’ai
+rêvé tout ce que tu rêves… et j’ai cru que je le
+trouverais… La réalité m’a appris que c’était là
+une illusion de petite fille et elle m’en a sagement
+guérie, pour mon bien… Seulement, ces guérisons-là
+s’achètent si durement que je voudrais, chérie,
+te préserver d’en avoir besoin !… Prends garde de
+vivre trop dans le rêve !</p>
+
+<p>— Non, Marguerite, je ne vis pas dans le rêve,
+puisque je comprends parfaitement que je souhaite
+l’impossible, à peu près. Mais je suis comme celles
+qui ont eu, tellement belle, une vision, qu’elles ne
+peuvent plus l’oublier et se contenter d’une mesquine
+réalité !… Si je ne puis être aimée comme
+je veux l’être… eh bien ! je ne me marierai pas…
+Et je serai peut-être bien plus heureuse ainsi !</p>
+
+<p>Mme d’Humières eut un geste de la main,
+comme pour arrêter la jeune fille. Entre elles
+tomba un silence, lourd de leurs pensées dont nul
+bruit extérieur ne les distrayait. Car, au dehors,
+c’était le grand calme des après-midi de dimanche,
+animé seulement par le murmure lointain de la
+mer, par de sourds grondements d’orage dans le
+ciel plombé. A peine, par instant, montait un éclat
+de voix, de quelque jardin tout proche.</p>
+
+<p>France, d’un geste machinal, tourmentait les
+pages d’une Revue, les yeux tournés vers les eaux
+assombries qui frémissaient sous d’invisibles souffles.
+Mais elle rejeta le volume, car Marguerite reprenait
+lentement, comme si elle précisait une
+pensée gardée confuse en elle jusqu’alors :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas une destinée pour la femme de
+demeurer seule. Elle a besoin d’un compagnon et
+d’un enfant…</p>
+
+<p>— D’un compagnon… oui, si ce compagnon doit
+être un protecteur, un soutien, un ami très tendre
+et très dévoué, comme il désire que la femme soit
+pour lui dévouée et tendre… Combien y en a-t-il
+ainsi ?</p>
+
+<p>— France, France, tu parles de ce que tu
+ignores ! Tu es trop jeune, mon enfant chérie, pour
+bien juger les hommes… Tu ne les connais pas
+encore assez !</p>
+
+<p>La voix de France s’éleva presque amère.</p>
+
+<p>— Oh ! si, Marguerite, je les connais déjà bien…
+Dans le monde où nous vivons, on a très vite une
+vieille âme, trempée par l’expérience. Ne le regrette
+pas trop pour ta petite France, ma chérie…
+Mieux vaut être renseignée tout de suite ! Ainsi
+l’on s’évite peut-être de grosses désillusions, surtout
+de celles qui bouleversent quelquefois toute
+une vie…</p>
+
+<p>France s’arrêta pensive, et sa sœur n’essaya pas
+de lui répondre, si mélancolique qu’il lui semblât
+d’entendre ainsi parler une enfant.</p>
+
+<p>Elle voulait connaître toute sa pensée pour
+trouver les mots qu’il faudrait lui dire. D’ailleurs,
+France reprenait :</p>
+
+<p>— Tu as protesté tout à l’heure, Marguerite,
+quand je t’ai dit que, sans doute, je ne me marierai
+jamais. Moi, j’ai tellement l’idée que ce sera, fatalement,
+ma destinée, qu’à l’avance je l’accepte et
+sans peine…</p>
+
+<p>— Tu en es sûre, pourquoi ?</p>
+
+<p>— Parce que je sais très bien dans quelle situation
+fausse se trouvent les filles sans fortune
+comme moi quand elles vivent dans un milieu tel
+que le nôtre… Qui m’épouserait ?… Les garçons
+riches recherchent les héritières… Les autres, les
+travailleurs, qui, eux, accepteraient peut-être bien
+une femme pauvre, sont effarouchés de notre élégance
+et ne devinent pas qu’elle est, très souvent,
+l’œuvre de notre adresse ; qu’elle ne nous empêche
+en rien d’être d’aimantes, fidèles, raisonnables
+petites femmes… Alors, que pouvons-nous devenir ?…
+Je ne me résignerai jamais, moi, à me marier
+comme veut le faire Colette ; et je ne suis pas
+bonne et généreuse comme toi, Marguerite… Jamais,
+non plus, je n’aurai la vertu d’être satisfaite
+dans une existence pétrie de calculs incessants, de
+préoccupations de ménagère, en gardant pour moi
+seule la plus lourde part des ennuis, des responsabilités,
+des devoirs… Ce qui me paraît une
+odieuse injustice !</p>
+
+<p>Un sourire très doux glissa sur les lèvres de la
+jeune femme.</p>
+
+<p>— Tu dis cela, France, parce que tu n’aimes pas.
+Autrement, tu saurais que c’est une vraie joie de
+se dévouer au repos de quelqu’un qui vous est
+cher… Et cela semble si naturel et si facile !</p>
+
+<p>— Cela surtout le paraît à ceux qui en profitent ;
+tellement même, qu’ils ne songent guère à
+en être reconnaissants… Encore une chose qui me
+révolte, peut-être plus que bien d’autres injustices !</p>
+
+<p>Les mots étaient échappés à France, tant ils
+étaient le cri de tout son cœur, tant elle était sincère
+toujours avec sa sœur. Elle les regretta quand
+elle vit devenir presque sévère le visage de la jeune
+femme dont les doigts avaient instinctivement saisi
+son anneau de mariage.</p>
+
+<p>— C’est en pensant à André, n’est-ce pas, que
+tu viens de parler… Tu es dure pour lui… Pourquoi ?…</p>
+
+<p>— Parce que, ma grande sœur chérie, il me
+semble qu’il ne te rend pas heureuse autant que
+tu le mérites…</p>
+
+<p>— Je suis heureuse…</p>
+
+<p>— Heureuse par lui ?… Comme tu l’avais rêvé,
+attendu, espéré quand tu es devenue sa femme ?…
+Oh ! Marguerite, si je pouvais le croire…</p>
+
+<p>Ardemment, avec une infinie tendresse, les yeux
+de France interrogeaient ceux de sa sœur.</p>
+
+<p>— Je suis heureuse différemment peut-être, fit
+Mme d’Humières d’une voix basse qui tremblait
+un peu ; mais je suis heureuse entre mon mari et
+mon enfant, mon beau petit Bob… France, ma
+chérie, crois-moi, je te parle en toute sincérité…
+Depuis notre arrivée ici, j’ai senti bien des fois que
+tu jugeais mal cette jeunesse morale d’André qui
+le rend si avide de distractions, de mouvement,
+même des plaisirs mondains dont il est sevré d’ordinaire…
+Mais c’est, justement, parce que je le
+vois jeune ainsi, que je ne veux à aucun prix lui
+apparaître comme une entrave maussade…</p>
+
+<p>— Oui ; et lui trouve parfait que tu le gâtes
+déplorablement !</p>
+
+<p>Une ombre de gaîté effleura, cette fois, le visage
+de Mme d’Humières.</p>
+
+<p>— Je le gâte en quoi ?</p>
+
+<p>— En tout !… Tu le traites comme s’il était le
+frère aîné de Bob ; un grand enfant auquel il faut
+tout passer et qui n’a, lui, d’autre souci à avoir que
+son propre plaisir, sans s’inquiéter que tu en
+jouisses ou non, que…</p>
+
+<p>France ne continua pas. D’un geste faible, sa
+sœur l’arrêtait.</p>
+
+<p>— Je te le répète, France, il est jeune ! Les
+années le transformeront assez vite !…</p>
+
+<p>— Mais, toi aussi, tu es jeune… et tu uses ta
+jeunesse à garder pour toi seule la part des
+soucis.</p>
+
+<p>Mme d’Humières eut un mouvement d’épaules.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que cela fait… Il partage mes
+préoccupations quand il les connaît… Seulement,
+autant qu’il dépend de moi, j’évite de les lui faire
+connaître… Ici, surtout, je souhaite le laisser jouir
+de tout ce dont il se trouvera de nouveau sevré
+dans le petit pays perdu qui va être encore notre
+résidence. La pensée qu’il est content suffit pour
+que je le sois, moi aussi… Puisque Dieu m’a armée
+de courage et de patience, je puis bien attendre
+que l’avenir me donne, comme j’en ai la ferme
+confiance, André tel que je le souhaite… Vois-tu,
+ma petite France, — retiens-le pour plus tard, — nous
+autres femmes, nous, devons beaucoup pardonner,
+être patientes infiniment et ne jamais
+désespérer de connaître, un jour, le parfait unisson
+avec celui qui nous est cher par-dessus tout…</p>
+
+<p>France répéta, pensive :</p>
+
+<p>— Le parfait unisson…</p>
+
+<p>— Oui, le vrai !… Non pas celui qu’on croit posséder
+aux premiers jours du mariage quand on vit
+dans une ivresse qui ne dure pas… qui ne peut pas
+durer…</p>
+
+<p>— Oh ! pourquoi, Marguerite ?</p>
+
+<p>— Parce que les jours qui passent en guérissent !…
+Bienheureux, les époux qui en guérissent
+en même temps…</p>
+
+<p>France ne répondit pas. Elle sentait bien que sa
+sœur venait, peut-être involontairement, de penser
+tout haut. Pour le cœur aimant de la jeune femme,
+il avait dû y avoir des froissements, des révoltes
+que ses lèvres n’avoueraient jamais, dont elle avait
+triomphé, à un prix qu’elle seule savait, peut-être
+avec l’espoir que l’avenir et son influence feraient,
+de son mari, l’homme qu’elle avait cru rencontrer
+au temps de ses fiançailles… Et France, une seconde,
+la contempla avec une sorte de respect
+tendre, où il y avait une estime très haute. Puis,
+d’un élan, elle se pencha, et ses lèvres baisèrent la
+main de la jeune femme.</p>
+
+<p>— Marguerite, ma chère aimée, tu as bien raison
+d’espérer dans l’avenir !… Il est impossible qu’un
+cœur comme le tien n’obtienne pas tout le bonheur
+qu’il mérite !</p>
+
+<p>— Que Dieu t’entende ! murmura Mme d’Humières
+avec une ferveur grave… Et puis, maintenant…</p>
+
+<p>Et elle changea de ton soudain…</p>
+
+<p>— … Maintenant parlons de choses moins austères…
+Ma pauvre petite France, je t’ai attristée
+avec toutes mes réflexions décourageantes !… Pour
+que nous les oubliions, veux-tu me lire ton poème,
+comme tu me l’as promis ?… Seulement j’aimerais
+bien l’entendre avec la musique dont tu l’accompagnes.
+Allons trouver ton piano…</p>
+
+<p>— Oui, si l’orage le permet. Regarde, Marguerite,
+voici la pluie…</p>
+
+<p>De larges gouttes s’abattaient, en effet, sur le
+jardin poudreux ; et, dans le vestibule, on entendait
+la petite voix de Bob qui protestait parce que
+sa bonne le rentrait précipitamment.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>V</h3>
+
+
+<p>Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat
+fut de mettre dans l’air, tout à coup fraîchi, une
+senteur de verdure mouillée. Puis le ciel s’éclaira.</p>
+
+<p>— La pluie est finie. Profitons-en vite pour
+aller trouver ton piano, France, dit Mme d’Humières.</p>
+
+<p>Debout devant la glace, elle mettait son chapeau
+avec un coup d’œil de pitié moqueuse pour
+la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais au
+même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger ?
+Veux-tu voir, France ?</p>
+
+<p>La jeune fille apparut au seuil du jardin.</p>
+
+<p>— Oh ! monsieur Rozenne !… Comment, vous
+n’êtes pas à Deauville ?</p>
+
+<p>— J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu
+parce que je m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse
+et trop parfumée d’odeurs multiples… Alors
+j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de
+Mme d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y
+trouver que me voici !… Seulement vous sortez !…</p>
+
+<p>Il avait l’air si sincèrement déçu que France se
+mit à rire :</p>
+
+<p>— Nous sortons, en effet ; mais puisque notre
+société vous paraît à ce point précieuse, car je suppose
+que ce n’est pas le salon tout seul de Marguerite
+qui vous tentait, nous vous emmènerons pour
+peu que cela vous plaise… J’allais faire un peu de
+musique à Marguerite et lui lire quelques vers…</p>
+
+<p>— Lui lire votre poème, n’est-ce pas ?…</p>
+
+<p>— Oui…</p>
+
+<p>— Ah ! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir !</p>
+
+<p>Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au
+cœur une petite sensation de plaisir. Et comme
+Marguerite les rejoignait, elle dit gaîment :</p>
+
+<p>— Chérie, voici un transfuge de Deauville !…</p>
+
+<p>— Vous y avez vu notre colonie ? interrogea
+Mme d’Humières.</p>
+
+<p>— Parfaitement, madame. Votre mari était un
+type parfait de gentleman très chic. Quant à
+Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui l’apercevaient.
+Même l’austère Mme Asseline était admirative
+et elle m’a fait l’honneur de me confier
+qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de femme
+qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette !…</p>
+
+<p>Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi
+les joueurs et que, pensant à sa jeune femme, il
+avait discrètement essayé de l’entraîner, mais sans
+succès… Et pas davantage, il ne dit que s’il était
+si vite revenu, c’est que France Danestal n’était
+pas à Deauville… Soudain, il avait eu la pensée
+tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec
+elle dans Villers déserté ; et aussitôt, il s’était
+jeté dans le premier train qui remontait vers la
+petite plage, certain de trouver la jeune fille chez
+Mme d’Humières.</p>
+
+<p>Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de
+plus, la destinée réalisait son désir ; et, par surcroît,
+il allait lui être donné de savoir enfin quelle
+valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille
+qu’on disait étonnamment douée ; qui, du moins,
+travaillait avec passion.</p>
+
+<p>Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait
+pour bien installer sa sœur dans le salon où
+elle venait faire de la musique, hors de l’hôtel
+dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une
+pièce souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait
+sur une allée conduisant à la plage. Tout à
+coup, comme elle rencontrait, par hasard, le regard
+de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité
+qui, violemment, s’attachait à elle. Une flambée
+rose lui monta aux joues ; et gamine, elle jeta :</p>
+
+<p>— Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous
+deux vous me semblez intimidants, tout prêts à
+m’écouter solennellement…</p>
+
+<p>— Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis.
+N’est-il pas vrai, madame ?</p>
+
+<p>— Soit… Mais votre recueillement me paraît
+terrible !… Aussi, pour me donner du courage, je
+vais commencer par vous dire quelques-unes de
+mes premières poésies, celles qui se sont fait déjà
+des amis…</p>
+
+<p>— Ce que tu voudras, chérie, dit doucement
+Marguerite.</p>
+
+<p>France lui sourit. Elle resta debout devant la
+fenêtre ouverte, adossée à l’appui de la croisée,
+son harmonieuse silhouette dressée, dans la robe
+claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel
+éclairci où flottait maintenant un reflet d’or blond.
+Délicatement, la lumière estompait le dessin de la
+petite tête, allumant des clartés capricieuses dans
+la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni
+Rozenne, les yeux arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient
+dans un vase de vieille faïence, elle
+commençait d’une voix que l’intime émotion faisait
+trembler un peu…</p>
+
+<p>Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que
+ses yeux d’artiste trouvaient à l’observer, dans la
+stupéfaction qu’une enfant de dix-huit ans eût été
+capable d’écrire de tels vers, si personnels de
+forme ; d’exprimer, avec cette incomparable poésie,
+des impressions, des pensées, des sentiments que,
+seule, une femme supérieure pouvait connaître…</p>
+
+<p>Et comme elle les disait, ces vers !… avec une
+absolue simplicité, sans geste, ni intention cherchée,
+mais en artiste qui vit son œuvre, d’une voix
+dont le seul timbre était un chant…</p>
+
+<p>Il allait trahir son enthousiasme… Du geste,
+elle l’arrêta. Un sourire étrangement lumineux
+était sur sa bouche :</p>
+
+<p>— Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon
+poème !… Je n’ai plus peur. Je sens que nos pensées
+sont en communion…</p>
+
+<p>C’était vrai que toute appréhension venait de
+s’évanouir en elle, dans sa jouissance de communiquer
+à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui faisait
+battre le cœur, à elle, la créatrice.</p>
+
+<p>Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre
+large ouverte qui lui laissait apercevoir comme
+elle aimait l’infini de la mer. Rozenne, alors, vint
+s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression
+de son visage. Marguerite, la tête renversée
+sur le dossier de son fauteuil, écoutait avec
+des yeux qui rêvaient.</p>
+
+<p>Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été.
+Elles s’égrenèrent en sonorités richement colorées
+qui éveillaient la vision des midis brûlants, ivres
+de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits
+chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans
+une clarté d’argent…</p>
+
+<p>Puis leur timbre s’assourdit ; elles se firent lointaines.
+Alors, comme un musical murmure, elles
+suivirent le rythme du vers auquel, étroitement,
+elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des
+paysages entrevus par un regard d’artiste, par une
+âme de poète qui adorait la beauté des choses
+créées et le disait avec des mots où tressaillait
+l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs,
+des regrets, des joies, d’une créature jeune, passionnément
+vivante.</p>
+
+<p>Avec une attention presque grave, maintenant,
+Rozenne regardait la jeune fille ; et, en l’écoutant,
+il sentait que l’art était vraiment son dieu, fervente
+petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le
+cœur demeurait fermé — encore… — à l’amour
+des hommes. Jamais il n’en avait eu l’impression
+si forte et si irritante.</p>
+
+<p>Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante
+d’avoir ainsi livré son âme, il eut un cri enthousiaste :</p>
+
+<p>— C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous
+avez créé là !… Ah ! comme vous êtes bien la fille
+de votre père !…</p>
+
+<p>Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu
+de la jeune fille :</p>
+
+<p>— Réellement, cela vous semble bien ?…</p>
+
+<p>— C’est beaucoup mieux que bien… Je comprends
+maintenant que vous ne trouviez rien de
+plus délicieux que votre travail !</p>
+
+<p>— Oui, j’aime la musique et la poésie plus que
+tout au monde, dit-elle d’une voix contenue. Elles
+me donnent des joies qui ne sont comparables à
+aucune autre… Marguerite, tu es contente ?</p>
+
+<p>Mme d’Humières eut un sourire tendre.</p>
+
+<p>— Je ne suis pas seulement contente, je suis
+bien fière de ma « fille »… Oh ! chérie, tu as le
+don de Dieu, toi aussi…</p>
+
+<p>La même clarté splendide jaillit du regard de
+France. Cette émotion qu’elle sentait dans l’âme
+de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la consécration
+d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté
+le cri de sa jeunesse, enivrée de la vie.</p>
+
+<p>Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans
+la pensée, elle analysait son poème en même
+temps que Rozenne ; elle recueillait les impressions
+éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse,
+se réjouissait d’un éloge qui était une sanction…</p>
+
+<p>Marguerite, rappelée par la nécessité de garder
+son fils, était sortie doucement de la pièce, sans
+troubler la causerie…</p>
+
+<p>Spontanée toujours, France disait, ravie :</p>
+
+<p>— Vous ne pouvez savoir comme il me semble
+bon que vous trouviez un peu de valeur à mon
+œuvre !… A certaines heures, j’ai été hantée si
+durement par l’idée que je m’étais trompée sur
+son compte, qu’elle n’exprimait en rien ce que
+j’avais voulu lui faire dire… que j’avais pris un
+amusement de gamine pour un travail digne d’être
+lu… Ah ! j’ai pensé des choses bien décourageantes !</p>
+
+<p>— Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez
+pas été une femme de peu de foi ?</p>
+
+<p>— Heureusement ! Ce sont ces heures-là qui
+m’ont soutenue et aidée à supporter les autres.</p>
+
+<p>— Et maintenant que l’œuvre est vivante,
+qu’elle est bonne — cela, j’en suis certain — vous
+n’allez pas la garder pour vous toute seule ?… Il
+faut la faire connaître…</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre
+avait passé sur son visage expressif. Il la regarda,
+surpris.</p>
+
+<p>— A quoi pensez-vous ?… Est-ce que vous
+hésitez à faire éditer votre poème ?</p>
+
+<p>— Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée
+de le livrer au public… Cela m’aurait semblé une
+profanation… Aujourd’hui, je suis bien plus sage.
+Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers,
+et même ma musique, je les lui donnerai avec beaucoup
+de joie, parce que je suis devenue une femme
+raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très
+pratiques !</p>
+
+<p>Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient
+bizarres dans sa bouche de petite muse…
+Mais, tout à coup, la petite muse avait disparu ; il
+n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne
+Parisienne, qui avait d’exquises lèvres moqueuses
+et de grands yeux clairs, larges ouverts sur la
+réalité.</p>
+
+<p>Il demanda :</p>
+
+<p>— Que rêvez-vous donc ?</p>
+
+<p>— De gagner de l’argent !</p>
+
+<p>— Pourquoi ?…</p>
+
+<p>— Pour n’avoir plus à en demander !… Ce qui
+est odieux… surtout quand on demande très souvent
+en vain !… Pour pouvoir en dépenser qui serait
+à moi, autant que je voudrais !… Oh ! je sais
+bien que j’ai toute sorte de chances pour en rester
+avec mes inutiles vœux !… Mais peu importe !… Je
+suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens
+sont à ma disposition pour améliorer l’état de mes
+finances, que je serais bien lâche de me laisser
+arrêter par la crainte de ne pas réussir ! Seulement,
+j’envie, oh ! de toute mon âme ! ceux qui peuvent
+aimer l’Art pour lui seul !… Vraiment, s’il m’était
+donné d’écrire des vers, de composer de la musique
+uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais
+ma part de richesse large à n’en pas désirer
+d’autre !</p>
+
+<p>Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine,
+une sorte de colère cingla son orgueil masculin,
+parce que cette trop séduisante créature prétendait,
+à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant
+dans son Éden, dédaigneuse des joies humaines,
+sans prix pour les simples mortels.</p>
+
+<p>Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent
+les cœurs, la voir enfin toute vibrante, troublée par
+lui, pour lui… Mais il rencontra son regard limpide…</p>
+
+<p>Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à
+coup, elle se levait d’un bond souple, après un
+regard vers la pendule :</p>
+
+<p>— Vous voulez partir déjà ?</p>
+
+<p>— Déjà ! Mais savez-vous qu’il est plus de six
+heures !… Comme nous avons bavardé longtemps !</p>
+
+<p>— Croyez-vous ? fit-il avec une sincérité caressante.
+Cela m’a paru si court !</p>
+
+<p>— Oh ! à moi aussi ! Vous avez été un auditeur
+tellement délicieux, que jamais je ne pourrai assez
+vous en remercier.</p>
+
+<p>Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant
+ses deux mains avec un sourire dont la grâce le
+grisait comme un philtre.</p>
+
+<p>Il en eut conscience et il eut peur des paroles
+que sa fragilité pouvait lui faire prononcer.</p>
+
+<p>Résolument alors, il se détourna, regardant
+dehors, vers la mer, tandis que, debout devant la
+glace, elle remettait son chapeau.</p>
+
+<p>Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être,
+un auditeur de plus qu’elle ne le pensait. Sur le
+banc de l’étroite allée, juste sous la baie de la
+croisée, était assis un homme d’une cinquantaine
+d’années ; sans doute, quelque touriste de passage.
+Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose.
+Quand France parut, sortant du salon, ses yeux — de
+petits yeux vifs sous d’épais sourcils en
+broussaille blanche — s’attachèrent sur elle avec
+une attention et une surprise si évidente que Rozenne
+en fut frappé.</p>
+
+<p>Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et
+ne remarqua pas que, d’une façon discrète, il la
+suivait de loin. Après un amical adieu à Rozenne,
+elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement
+absorbée par son rêve intime ; et elle eut un
+tressaut de créature soudain réveillée, à la vue du
+mail des Asseline arrêté devant l’hôtel, après avoir
+ramené Colette.</p>
+
+<p>Paul était descendu pour accompagner la jeune
+fille, qui lui parlait sous la haute porte d’entrée,
+et France fut frappée de l’expression triomphante
+du visage de sa sœur…</p>
+
+<p>Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées
+ambitieuses et son succès possible… Elle venait
+d’apercevoir, traversant la rue, André d’Humières
+qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement
+d’angoisse elle pensa :</p>
+
+<p>— Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et
+perdu !…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VI</h3>
+
+
+<p>— Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle.</p>
+
+<p>— Qui m’attend ?… moi ?… répéta France, surprise.</p>
+
+<p>C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche,
+et elle rentrait d’une anxieuse visite à sa
+sœur, qu’elle avait trouvée très pâle, « brisée par
+une mauvaise nuit », avait expliqué Marguerite,
+mais silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau
+souci que pouvait lui avoir apporté la légèreté
+de son mari… Aussi France n’avait-elle rien laissé
+voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de
+son beau-frère et quelques paroles échappées à
+Paul Asseline.</p>
+
+<p>— C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a
+demandée après s’être informé si Mme Danestal
+était là… Mais Madame venait de sortir avec
+Mlle Colette.</p>
+
+<p>Qui pouvait bien désirer lui parler ? L’idée traversa
+son esprit que, peut-être, il s’agissait de
+quelque dette d’André, contractée la veille… Rapidement,
+elle ouvrit la porte… Et elle se trouva
+face à face avec un homme de petite taille, coiffé
+de cheveux blancs, plantés drus sur un large front
+pensif, que coupaient des rides profondes… C’était
+un inconnu pour elle… Cependant, elle eut l’impression
+d’avoir vu déjà ces traits violemment dessinés.</p>
+
+<p>Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la
+pièce, et elle rencontra le regard attentif et pénétrant,
+presque aigu, de deux yeux très vifs…
+Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son
+visiteur, c’était l’étranger qu’elle avait croisé la
+veille, au sortir de l’audition donnée à sa sœur et
+à Claude Rozenne… Elle le reconnaissait soudain.
+Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un
+peu saisie, attendait une explication.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant
+sur l’inconnu des prunelles attentives. Il
+continuait :</p>
+
+<p>— Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle,
+de me présenter à vous aussi brusquement…
+Mais je ne connaissais ici personne qui pût
+m’amener vers vous ; ou, du moins, quittant Villers
+aujourd’hui, je n’avais pas le loisir de chercher si
+le hasard ne nous avait pas donné quelques communes
+relations…</p>
+
+<p>— Pour ?</p>
+
+<p>Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté.</p>
+
+<p>— Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous
+voulez bien m’accorder un moment d’audience.</p>
+
+<p>Silencieusement, elle lui indiqua un siège et
+s’assit elle-même, devenue curieuse.</p>
+
+<p>— Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous
+confesse une indiscrétion dont je me suis rendu
+coupable à votre égard. Je passais hier dans l’allée
+où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait
+que vous récitiez des vers… J’étais fatigué…
+Un banc était là. Je me suis assis ; et ainsi, par
+hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un sonnet
+que vous commenciez… Ce quatrain a suffi
+pour me donner le désir d’entendre le sonnet tout
+entier, car la poésie me passionne comme aux
+beaux jours de ma jeunesse… A ce point que je
+ne me suis pas contenté d’être l’éditeur de vrais
+poètes ; j’ai créé une Revue qui leur est consacrée
+et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune,
+car je prétends n’y publier que des œuvres originales
+et de valeur.</p>
+
+<p>Toujours muette, France écoutait avec la sensation
+qu’elle était soudain emportée en plein rêve…
+Et pourtant, c’était bien dans la réalité qu’elle
+était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros
+homme inconnu qui venait lui parler de ses vers,
+qui était le directeur d’une Revue très estimée,
+comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte…
+Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait :</p>
+
+<p>— Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à
+mon indiscrétion, très attentivement… J’ai surpris
+ainsi des fragments de votre poème qui m’ont intéressé,
+beaucoup intéressé, tellement que, ma foi,
+j’ai été bien près d’aller vous demander l’autorisation
+de le mieux entendre. Je n’ai pas succombé
+à la tentation ; mais, suivant mes habitudes, je me
+suis renseigné. J’ai appris que le poème était de
+vous et que vous étiez la fille d’un <i>maître</i>. Alors,
+je me suis moins étonné que vous fussiez pareillement
+douée… Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse !
+Vous pouvez en croire mon expérience…
+Votre œuvre a cette originalité, ce sceau d’une personnalité
+que j’exige de tout artiste ; du moins, elle
+l’a dans ce que j’ai pu en entendre… Et c’est pourquoi
+je me suis mis en quête de vous, afin de vous
+demander une complète lecture. Ensuite, je l’espère,
+nous pourrons traiter pour que j’offre à mes
+lecteurs, de véritables lettrés, la primeur de votre
+poème… Si toutefois vous ne l’avez pas encore
+donné à un éditeur…</p>
+
+<p>Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait
+battre son cœur à larges coups pressés. Lentement
+elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup celle
+d’une autre :</p>
+
+<p>— Le poème que vous avez entendu m’appartient
+encore… Je viens de l’achever ici même.</p>
+
+<p>— Bien ! parfait !… Et vous consentez, n’est-ce
+pas, à me le redire ?</p>
+
+<p>— Oh ! oui, bien volontiers… Voulez-vous l’entendre
+avec la musique ?</p>
+
+<p>— Oui… Et tout de suite, s’il vous est possible.
+Car je repars dans deux heures pour Trouville, et
+de là, pour Paris, où je suis attendu…</p>
+
+<p>Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit
+le piano. Il resta un peu en arrière, attentif… Elle,
+en tout son être, sentit cette attention ; elle comprit
+qu’elle allait être jugée par un homme qui, autant
+qu’elle-même, avait le culte de la poésie.</p>
+
+<p>Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus,
+peut-être, elle ne devait les redire, frémissante de
+la sensation d’une victoire qu’il fallait gagner ; et
+aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à
+voir son œuvre entendue et comprise par un merveilleux
+connaisseur.</p>
+
+<p>Il s’était rapproché ; debout auprès du piano,
+d’un air d’intense intérêt qui contractait son front,
+il écoutait, l’interrompant parfois de son approbation
+ou de sa critique : « C’est bien… Ce n’est pas
+cela !… Vous auriez pu trouver mieux !… »</p>
+
+<p>Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes
+parties du poème, lui offrant l’hommage
+d’une attention dont elle sentait toute la valeur.
+Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les
+passages qu’il voulait entendre encore. Elle n’était
+plus qu’une sensibilité vibrante, un admirable instrument
+que l’ordre d’un maître faisait résonner…</p>
+
+<p>Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors
+seulement, elle s’aperçut qu’elle était brisée par
+l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui frémissaient
+à l’exclamation de l’éditeur :</p>
+
+<p>— Décidément, c’est bien, c’est très bien !…
+Vous êtes stupéfiante pour votre âge… Car vous
+devez être très jeune… Vous avez l’air d’une gamine !</p>
+
+<p>Il avait pour la regarder un sourire paternel,
+charmé de voir, à son âme de poète, une enveloppe
+si joliment féminine.</p>
+
+<p>Elle eut un rire gai :</p>
+
+<p>— J’ai dix-huit ans et demi !… Je ne suis pas un
+bébé comme vous paraissez le croire !</p>
+
+<p>— Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême
+vieillesse !… Allons, vous voilà toute pâle…
+Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je
+suis… Vous auriez dû me le dire !</p>
+
+<p>Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa
+sur sa bouche un peu contractée :</p>
+
+<p>— Ne regrettez rien… Grâce à vous, je viens de
+vivre des minutes sans prix pour moi !… Jamais,
+je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel que
+vous !</p>
+
+<p>Il se mit à rire :</p>
+
+<p>— Bien, bien… C’est que nous sommes deux
+prêtres d’un même culte… Allons, je ne m’étonne
+plus que votre poésie soit si vivante !… Plus tard,
+évidemment, vous pourrez avoir plus de science,
+plus de maîtrise, mais je doute bien que vous
+retrouviez quelque chose qui vaille cette fougue
+de jeunesse !… Surtout, continuez à travailler !…
+Ne vous fiez pas à votre don naturel… Ah ! pourquoi
+n’êtes-vous pas un homme ?… Je suis sûr que
+vous pourriez aller loin…</p>
+
+<p>— J’essaierai de faire comme si j’étais un
+homme ! jeta-t-elle avec un rire léger.</p>
+
+<p>— Bah ! les femmes !… tant de choses les distraient
+de l’art et des lettres !… Enfin, contentons-nous
+du présent… Je suis diantrement ravi de
+vous avoir découverte hier !… par hasard, c’est
+vrai…</p>
+
+<p>— Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver ?
+interrogea-t-elle d’un air de petite fille
+heureuse.</p>
+
+<p>Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes :</p>
+
+<p>— Ça n’a pas été trop compliqué encore ! Je me
+suis arrangé pour suivre, hier, le jeune homme qui
+vous accompagnait… Il est entré au Casino. Je l’ai
+abordé carrément ; je lui ai expliqué mon cas ; il
+m’a répondu de très bonne grâce… C’est pour
+vous un ami bien dévoué, mademoiselle, que ce
+garçon-là !… Il m’a dépêché vers vous ce matin !…
+Et maintenant, terminons vite notre affaire, car le
+temps me presse… Quand vous allez avoir fini de
+mettre au point votre poème, envoyez-le-moi ; ou
+mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que
+nous établissions notre petit traité… Seulement,
+je dois, en toute honnêteté, vous avertir tout de
+suite que je ne pourrai vous offrir de très brillantes
+conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne
+publier que des œuvres de valeur, dédaignées de
+la foule incapable de les comprendre… Donc,
+nous nous entendrons seulement si vous n’êtes pas
+exigeante !…</p>
+
+<p>Elle allait s’écrier :</p>
+
+<p>— Je ne le suis pas du tout !</p>
+
+<p>Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle
+désirait si passionnément aider… Et avec un sourire
+qui demandait grâce, elle répliqua :</p>
+
+<p>— Mais c’est que… je suis exigeante… Je voudrais
+tant avoir un peu d’argent gagné par moi !…
+C’est si ennuyeux de devoir toujours en demander !</p>
+
+<p>De nouveau, l’éditeur se mit à rire ; et l’expression
+de son visage fut paternellement bonne.</p>
+
+<p>— Un peu de patience, mademoiselle… La jeunesse
+doit se résigner à être en tutelle. Le temps
+viendra peut-être assez vite, où vous devrez
+compter sur vous seule…</p>
+
+<p>France ne répondit pas… La porte du salon
+s’ouvrait pour laisser passage à Mme Danestal,
+retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la vue de
+sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme
+ébouriffé qui se découvrait poliment devant elle.</p>
+
+<p>— Mais, France, que se passe-t-il donc ?</p>
+
+<p>— Ceci, maman, que je te présente M. Flamin,
+directeur de la <i>Revue mauve</i>, qui a bien voulu
+m’exprimer le désir de publier mon poème.</p>
+
+<p>— Ton poème !… publier ton poème ?… Quel
+poème ?… Et comment connais-tu monsieur ?</p>
+
+<p>Cette nouvelle incroyable la prenait tellement
+par surprise que toute son habitude du monde ne
+pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce fut
+Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui
+donner les explications nécessaires. Colette, arrêtée
+au seuil du salon, écoutait, intéressée et curieuse.</p>
+
+<p>Flamin terminait, très correct :</p>
+
+<p>— Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas
+vrai, madame, à ce que je traite avec mademoiselle ?</p>
+
+<p>— Oh ! pas le moindre ! D’ailleurs, en la circonstance,
+c’est à elle seule qu’il appartient de décider
+ce qu’il lui convient de faire de ses vers.
+Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur
+à ses essais.</p>
+
+<p>— Quelque valeur ! répéta l’éditeur presque
+irrité… Eh ! madame, ils en ont une si réelle que,
+depuis le moment où le hasard me les a fait entendre
+à demi, je suis à la recherche de mademoiselle
+pour la prier de me les faire connaître
+tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de les
+offrir à mes lecteurs !</p>
+
+<p>Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait
+cruellement dénuée du sens poétique et demanda
+à France, dont les yeux rêvaient :</p>
+
+<p>— Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle ?</p>
+
+<p>— Dans quelques semaines, je pense.</p>
+
+<p>— Pas plus tôt ! jeta Colette avec une telle certitude
+dans la voix que France la regarda, attentive
+soudain.</p>
+
+<p>— Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit
+pour cette époque…</p>
+
+<p>— Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours
+décidé à le publier ?</p>
+
+<p>Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui
+voir cet air de fillette suppliante.</p>
+
+<p>— Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame,
+je vous présente mes hommages… Au revoir,
+mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir
+eu l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel.</p>
+
+<p>— Je crois, en effet, que je vous pardonne ! Et
+de plus, je vous remercie… Je vous remercie beaucoup !</p>
+
+<p>Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement.
+Puis, après un dernier salut, il disparut
+dans le flot des promeneurs que ramenait la cloche
+du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie
+par l’obsédant souci de l’exactitude, montait en
+hâte ôter, dans sa chambre, ses vêtements de
+sortie.</p>
+
+<p>Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la
+pièce, un mystérieux sourire sur ses belles lèvres,
+elle contemplait, avec des yeux qui étincelaient,
+la dentelle frémissante des branches que la brise
+balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et
+son regard s’attacha sur le visage de France que
+rosait une fièvre de joie.</p>
+
+<p>— Eh bien ! France, te voilà en route pour la
+célébrité !… Cette journée est décidément favorable
+aux Danestal…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta une seconde ; puis reprit :</p>
+
+<p>— J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer…
+Je suis fiancée ! Et c’est Mme Asseline qui m’a
+elle-même demandé d’accueillir son fils !</p>
+
+<p>Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement
+dans la voix de Colette. Elle l’avait gagnée,
+la partie jouée avec une audacieuse volonté !</p>
+
+<p>France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser
+l’espèce de honte qui lui meurtrissait le
+cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa sœur ce
+qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres ; et
+cette fois devait être unique… D’un accent qui
+tremblait un peu, elle articula :</p>
+
+<p>— Tant mieux, Colette, si tu es contente… Je
+te souhaite de ne jamais regretter ce que tu as
+voulu aujourd’hui !</p>
+
+<p>Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations.
+Le front rayé d’un pli dur, elle se détourna ;
+et, sans un mot, sortit de la pièce.</p>
+
+<p>France, immobile, ne songeait même pas à la
+suivre. Il lui semblait qu’avec les paroles de sa
+sœur, toute joie s’en était allée de son cœur, tant
+était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle
+éprouvait ; et arrachée à l’ivresse de son propre
+rêve, elle murmurait :</p>
+
+<p>— Oh ! pourquoi faut-il que Colette se marie
+ainsi !…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VII</h3>
+
+
+<p>Sans souci des sages avertissements du <i lang="en" xml:lang="en">Touring-Club</i>,
+France avait lancé, à rapide allure, sa bicyclette,
+dans la descente d’Houlgate. Mais tout à
+coup, elle en ralentit le mouvement à la grande
+surprise de Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant
+que, derrière eux, Asseline escortait sa fiancée
+Colette.</p>
+
+<p>Il questionna vite :</p>
+
+<p>— Vous êtes fatiguée ?</p>
+
+<p>— Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue
+de la vallée, puisque c’est sans doute la dernière
+fois, de cette saison tout au moins, que je viens ici !
+Pour la bien contempler, je vais faire la descente
+à pied…</p>
+
+<p>Elle avait arrêté sa machine ; et elle sauta à
+terre avec cette grâce souple qui charmait, comme
+au premier jour, le regard de Claude Rozenne. Lui,
+aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde,
+tous deux demeurèrent immobiles, contemplant le
+paysage de verdure, d’eau et de clarté. Une brume
+dorée flottait sur les lointains de Dives et de Cabourg ;
+mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait
+très clair, pareil à un immense bouquet d’arbres
+qui ombrageait des terrasses fleuries descendant
+vers la mer.</p>
+
+<p>Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir
+des dieux de voir, à ses côtés, dans ce cadre lumineux,
+une fine et enthousiaste créature comme celle
+qui s’était remise à cheminer près de lui, toute
+rose de la rapidité de sa course, les lèvres un peu
+entr’ouvertes pour mieux aspirer la brise du large
+qui baignait la brûlure de sa peau fraîche.</p>
+
+<p>Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son
+harmonieuse silhouette.</p>
+
+<p>La jupe sombre moulait étroitement des hanches
+de petite nymphe ; et sous la blouse, d’un bleu
+pâle de pervenche, le buste se devinait modelé
+d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune.</p>
+
+<p>Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée
+que, dans quelques jours, ce serait fini de regarder
+vivre près de lui cette séduisante créature… Certes,
+à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait plus
+la même chose. Il la rencontrerait dans des salons
+pleins de monde où, sous peine de mettre en branle
+le carillon des potinages, il ne pourrait plus librement
+bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il
+le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse.</p>
+
+<p>Et il demanda :</p>
+
+<p>— Est-ce que vous partez toujours lundi ?</p>
+
+<p>— Oui, maintenant que le mariage de Colette
+est décidé, il faut revenir à Paris pour présenter le
+futur époux à papa, retour d’Allemagne, et surtout
+pour commencer les grands préparatifs de ces
+justes noces. Paul Asseline et Colette désirent les
+voir célébrer fin octobre… Ils ont à peine six semaines
+devant eux…</p>
+
+<p>Distraitement, il fit :</p>
+
+<p>— Oui… je comprends…</p>
+
+<p>Puis, il interrogea :</p>
+
+<p>— Vous regrettez de partir ?</p>
+
+<p>— Beaucoup ! Je suis un peu de l’espèce
+« chat »… Je m’attache, déplorablement !… aux
+endroits où je vis et les départs sont toujours pour
+moi une espèce d’arrachement, petit ou grand…
+Vous savez, le poète l’a dit : « Partir, c’est mourir
+un peu ! » Et je l’éprouve tout à fait… Oui, je
+regretterai Villers pour lui-même… Pourtant, il
+me paraît bien vide depuis que Marguerite en est
+partie… Et si brusquement !</p>
+
+<p>Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il
+savait bien qu’il ne comptait pas dans la vie de
+France Danestal ; mais il lui fut désagréable de
+recevoir ainsi la confirmation de son sentiment
+intime.</p>
+
+<p>Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait
+dur pour son amour-propre masculin une si parfaite
+indifférence ; et parce que cette indépendante
+petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait
+fort mal de n’avoir pu éveiller en elle quelque
+chose de l’attrait souverain qu’elle exerçait sur
+lui.</p>
+
+<p>Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans
+souci de lui, songeant sans doute à sa sœur, partie — Rozenne
+le savait — à cause d’une folle et
+grosse perte au jeu, d’André d’Humières au <i>Grand
+Prix</i> de Deauville.</p>
+
+<p>Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme ;
+mais, à cette heure, il était tout prêt à la maudire
+de lui enlever la pensée de France ; et il éprouva
+un intense plaisir à entendre Colette appeler :</p>
+
+<p>— France ! ne te sauve pas ainsi !… Nous allons
+nous asseoir un moment, pour nous reposer, sur
+les hauteurs du bois de Boulogne.</p>
+
+<p>— Très volontiers ! approuva-t-elle distraite de
+sa songerie…</p>
+
+<p>Alors, elle remarqua l’expression assombrie du
+visage de Rozenne ; et surprise, elle demanda drôlement :</p>
+
+<p>— Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable ?
+Cela vous ennuie d’aller vous asseoir dans le bois ?</p>
+
+<p>— Pas du tout !… Cela m’ennuie de vous voir
+partir…</p>
+
+<p>— C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement !</p>
+
+<p>— Très sincèrement. Vous en doutez ?</p>
+
+<p>Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne
+raillait plus :</p>
+
+<p>— Non, je n’en doute pas… Je crois que… vraiment…
+vous ne me trouvez pas ennuyeuse !… Et
+je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut !</p>
+
+<p>Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et
+gai. Une bizarre sensation de colère le secoua tout
+entier. Pareil à une onde furieuse, le désir passait
+en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant
+rebelle ; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son
+exaspérante sérénité ; de la voir tressaillir sous des
+baisers qui meurtriraient sa peau fraîche, fleurant
+la jeunesse…</p>
+
+<p>Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur.
+Mais, décidément, cette petite fille le faisait
+déraisonner ! Irrité contre lui, contre elle-même,
+il ralentit un peu le pas pour se rapprocher
+d’Asseline et de Colette qui marchaient en arrière.</p>
+
+<p>Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle
+n’en témoigna rien et continua d’avancer de ce pas
+léger qui semblait un vol… Quand il la rejoignit,
+elle était déjà assise au bord du sentier ; les coudes
+sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains
+jointes, elle regardait vers l’horizon où étincelaient
+des vagues lointaines.</p>
+
+<p>Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression
+de rêve flottait… Il eut peur de la voir lui échapper
+dans une de ces songeries où elle s’enfuyait si
+volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse,
+la soif de goûter encore au charme désormais
+fugitif de sa causerie capricieuse.</p>
+
+<p>Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda,
+debout près d’elle :</p>
+
+<p>— Mademoiselle France, est-ce que vous avez
+subitement fait vœu de silence ?</p>
+
+<p>Elle releva la tête vers lui, une preste riposte
+sur les lèvres ; mais elle rencontra son regard et la
+riposte ne jaillit pas. Elle dit seulement, un pli
+malicieux, soulignant sa bouche :</p>
+
+<p>— Quelle délicate manière de me rappeler que
+les gens bien élevés ne restent pas silencieux en
+compagnie de leurs semblables !… Mais depuis
+près de six semaines que vous me connaissez, vous
+ne vous êtes donc pas encore avisé que j’étais une
+jeune personne très mal élevée ?…</p>
+
+<p>Elle s’interrompit ; puis jeta, gaiement :</p>
+
+<p>— Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse !…
+Et asseyez-vous ici ; il y fait délicieux !… Je vous
+promets que je serai très polie, que je causerai
+probablement !</p>
+
+<p>Avec un sérieux affecté, il dit :</p>
+
+<p>— Très bien, je prends acte de la promesse et
+je vous la rappellerai sans pitié, s’il y a lieu. Nous
+demeurons installés sur ce talus ?</p>
+
+<p>— Oui ; je pense que nous y sommes suffisamment
+loin des fiancés pour ne pas les gêner. Car
+en la circonstance nous représentons les parents
+qui chaperonnent ; et notre rôle est d’être discrets !</p>
+
+<p>— Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement
+qu’elle se mit à rire.</p>
+
+<p>Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient
+au souffle de la brise du large et animaient d’un
+indéfinissable chant berceur l’air lumineux et tiède
+où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur
+de la mer, les vagues parfums qu’épandaient
+les massifs en fleurs des villas.</p>
+
+<p>— Comme il fait bon ! murmura France qui, les
+lèvres avides, humait le vent de la mer.</p>
+
+<p>Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit
+pas ; elle regardait vers sa sœur et Asseline,
+assis un peu plus bas ; son œil clairvoyant observait
+le jeu de leurs deux physionomies. La voix de
+Rozenne s’éleva :</p>
+
+<p>— Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler
+votre promesse et vous demander quelle
+pensée vous absorbe ainsi… Ce n’est pas agréable
+du tout d’être condamné au silence quand on a
+une terrible envie de causer !</p>
+
+<p>France eut un petit rire :</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! quel homme curieux et bavard
+vous êtes aujourd’hui !… Eh bien ! je songeais que
+Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux
+de caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon
+que, vraiment, il méritait que Colette fît
+quelque chose pour son bonheur !…</p>
+
+<p>— Mais elle fera beaucoup ! marmotta-t-il.</p>
+
+<p>Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le
+froncement fugitif des sourcils de France qui
+poursuivit, sans relever le propos :</p>
+
+<p>— J’espère que Colette ne lui laissera pas trop
+sentir qu’il est tout à fait en son pouvoir…</p>
+
+<p>— Tout à fait… et il en exulte !</p>
+
+<p>Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens
+très sages observent les plaisirs des enfants, ils
+contemplèrent Asseline et Colette… Lui, presque à
+ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration,
+tandis qu’il écoutait les paroles qu’elle disait de
+son air de jolie souveraine dictant des ordres, de
+tout droit… Ah ! certes, ce qu’elle voudrait, il le
+ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle
+eût daigné le vouloir, heureux de lui rendre un
+culte digne de sa beauté…</p>
+
+<p>France eut l’intuition de tout cela.</p>
+
+<p>Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle
+murmura :</p>
+
+<p>— Oh ! oui, il est bien son humble sujet ! Et
+vraiment, quand je le vois ainsi près d’elle, j’en
+viens à penser que, tout de même, l’amour peut, par
+aventure, exister ailleurs que dans les romans et
+les contes de fées !</p>
+
+<p>— Par aventure !… Vous ne dites pas ce que
+vous pensez en ce moment, avouez-le !</p>
+
+<p>Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité
+absolue dans ses prunelles profondes.</p>
+
+<p>— Je dis absolument ce que je pense, au contraire.
+Je crois que le beau, le fidèle, le généreux
+amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui, cet
+amour-là se rencontre surtout dans les livres des
+auteurs persuadés que donner une illusion est un
+bienfait… Mais dans la vie ?… Un amour éternel,
+qui ne s’altère pas à l’usage ?… Ça n’existe pas…
+ou guère ! Avouez à votre tour !</p>
+
+<p>— C’est rare !… Mais ça peut se rencontrer
+pourtant, fit Rozenne qui écrasait rageusement les
+aiguilles de sapin sous son pied…</p>
+
+<p>— Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites,
+par hasard… Mais les petites filles sages et prudentes
+ne comptent pas sur la rencontre d’un pareil
+trésor !</p>
+
+<p>— Et vous êtes de ces petites filles-là ?</p>
+
+<p>— Bien entendu !… C’est pourquoi je me vois
+toute sorte de chances pour devenir une vieille
+demoiselle… Et je n’en suis pas effrayée du tout,
+d’ailleurs.</p>
+
+<p>— Une vieille demoiselle ?… parce que ?…</p>
+
+<p>Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa
+bague, d’une eau pareille à celle de la mer :</p>
+
+<p>— Parce que je me marierai seulement si je rencontre
+un homme que je puisse aimer… comme
+j’aime la musique, la poésie, les belles choses, par
+exemple, — sans comparaison oiseuse, — avec la
+même foi absolue, fortifiante… Un homme aussi
+qui m’aime comme il faut que je le sois pour être
+heureuse ! Et tout cela, c’est bien trop demander
+pour pouvoir espérer l’obtenir ! Conclusion, je resterai
+demoiselle…; sans doute, pour mon plus
+grand bonheur.</p>
+
+<p>D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette
+de bois mort qui se trouvait sous sa main. Le dédain
+paisible de cette enfant lui semblait intolérable
+parce qu’elle était une exquise petite vierge
+moderne, d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait
+pas de lui !… En cette minute il eût acheté,
+par une folie même, le secret pour être aimé d’elle…
+Presque rude, il lui jeta :</p>
+
+<p>— Vous parlez comme une enfant de ce que
+vous ne savez pas !</p>
+
+<p>Marguerite aussi lui avait dit cela un jour…
+Elle en eut le vague souvenir.</p>
+
+<p>— Oh ! si, je sais… Je sais très suffisamment…
+Et c’est pour cela que je doute et que je n’espère
+pas… Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a tant
+d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant,
+sinon mieux que l’amour !</p>
+
+<p>Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art,
+qu’elle adorait à cette heure avec une ferveur d’enfant
+illusionnée. Et dans la révolte de son orgueil
+d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de
+revanche et de conquête :</p>
+
+<p>— Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi !</p>
+
+<p>— Peut-être… C’est possible… Mais en ce moment
+je pense… tout ce que je viens de vous
+dire !… et même beaucoup d’autres choses encore !
+Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah !
+bien résolue ! à ne pas permettre à l’homme de me
+faire souffrir… comme j’ai vu souffrir de pauvres
+femmes trop généreuses ou trop lâches !</p>
+
+<p>— Souffrir ! Mais où avez-vous pris de pareilles
+idées fausses !</p>
+
+<p>— Fausses ?… Croyez-vous sincèrement qu’elles
+soient fausses ?</p>
+
+<p>Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention
+presque grave. Il répéta seulement :</p>
+
+<p>— Souffrir !… Pourquoi souffririez-vous ?</p>
+
+<p>— Parce que c’est presque toujours là que nous
+en arrivons quand nous livrons notre cœur ! C’est
+tellement rare que les hommes méritent l’amour
+que nous leur donnons !… Ils s’en amusent, ils
+s’en distraient… Puis quand le jouet ne leur plaît
+plus, ils le rejettent ou le brisent… Que Dieu me
+garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce
+qu’il pourra me faire !</p>
+
+<p>Elle parlait très simple, comme elle eût pensé
+tout haut, les yeux arrêtés sur les eaux ombrées
+d’or ; mais peut-être sans qu’elle en eût conscience,
+sa voix, son visage trahissaient qu’elle
+disait là des choses qui étaient pour elle la vérité
+même. En lui, s’exaspérait le désir d’ouvrir ce cœur
+fermé si jalousement…</p>
+
+<p>— Vous ne savez pas ce que vous dites là !…
+Une folie ! un blasphème que vous regretterez un
+jour et que… ah ! que je voudrais bien, moi, vous
+faire regretter !</p>
+
+<p>— Ah !… Vraiment ?…</p>
+
+<p>Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité
+dans son accent. Sa petite tête volontaire
+s’était dressée et elle le regardait un peu inquiète,
+curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière
+heure, Rozenne allait imaginer de prendre
+au sérieux sa fantaisie pour elle ?… C’était bien
+inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu de
+badinage :</p>
+
+<p>— Je vous en prie, parce que je vous ai laissé
+voir bien franchement mes idées, ne vous croyez
+pas obligé de protester et de me donner délicatement
+à entendre que vous me trouvez spirituelle,
+originale, délicieuse, quoi encore ?…</p>
+
+<p>— C’est vrai, je vous trouve tout cela !</p>
+
+<p>— Ne le dites pas, au moins ; vous auriez l’air
+de me faire des compliments.</p>
+
+<p>— Je ne vous fais pas de compliments ; je vous
+dis la simple vérité…</p>
+
+<p>Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie :</p>
+
+<p>— Ce que vous croyez être la vérité… parce que
+vous êtes sous l’influence d’une jolie villégiature,
+de la mer, du soleil, que sais-je ?… qui me font un
+cadre poétique. Mais si vous me revoyez à Paris,
+il y a bien des chances pour que vous vous étonniez
+alors de votre enthousiasme d’aujourd’hui.</p>
+
+<p>— Si je vous revois ! Ah !… çà, quelle femme
+êtes-vous donc pour ne pas comprendre, pour ne
+pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à
+n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je
+veux à moi !</p>
+
+<p>Dans le regard bleu de France, une flamme
+passa ; puis l’expression en devint singulièrement
+profonde et sa bouche eut un pli d’ironie mélancolique :</p>
+
+<p>— Vous voulez mon cœur ! Pour en faire quoi ?
+mon Dieu…</p>
+
+<p>— Pour en faire mon trésor !… Mais comprenez
+donc enfin, France, que je vous aime et que vous
+me faites perdre la raison avec votre indifférence
+moqueuse !</p>
+
+<p>Les mots lui étaient échappés parce que, en
+cette minute, il ne voyait plus au monde que cette
+railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour, serait
+une femme adorable… Parce que, fidèle à lui-même,
+il allait au gré de son caprice sans souci
+d’avoir à regretter des paroles follement prononcées.</p>
+
+<p>Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec
+des yeux où leurs deux âmes apparaissaient, s’interrogeaient
+passionnément : celle de l’homme impérieuse
+et suppliante ; celle de la femme sceptique,
+curieuse, troublée cependant… Très nette,
+France avait l’intuition qu’en cet instant Claude
+Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût… et elle
+serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle
+sortirait de l’ombre odorante des sapins…</p>
+
+<p>Mais nul désir semblable ne s’élevait en son
+cœur, auquel Rozenne n’avait pas su donner la foi.</p>
+
+<p>Elle dit avec des lèvres qui tremblaient :</p>
+
+<p>— A quoi bon parler de ces choses ? Vous ne
+m’aimez pas comme je veux être aimée !</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ? fit-il presque violemment.</p>
+
+<p>— Je le sens… Je suis pour vous un caprice…
+qui passera… Ce n’est pas assez pour moi… Je
+veux être aimée pour toujours ainsi que je veux,
+moi, aimer pour toujours… avec une confiance
+absolue, comme je me repose en Dieu !</p>
+
+<p>— Mais les hommes ne sont pas Dieu !… Et
+cette confiance, je ne vous l’inspire pas ?…</p>
+
+<p>Elle secoua la tête et murmura lentement :</p>
+
+<p>— Non… Pardonnez-moi de vous dire cela…
+Mais…</p>
+
+<p>— Mais ? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait.</p>
+
+<p>Son visage s’était contracté. Jamais plus il
+n’avait souhaité la voir conquise par lui qu’à cette
+heure où elle se refusait, si résolue.</p>
+
+<p>Elle hésita une seconde ; son regard errait, pensif,
+sur le décor riant des choses, autour d’elle ;
+puis, devenue grave, elle finit simplement :</p>
+
+<p>— Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut
+en votre constance, en la profondeur, la force, le
+sérieux du sentiment qui vous attire vers moi…</p>
+
+<p>Il mordit sa lèvre avec colère… Ah ! qu’elle
+avait bien su discerner de quel alliage était fait
+l’amour qu’il lui offrait !…</p>
+
+<p>— Comme vous me jugez !… Soit, je vous aime
+peut-être mal, mais je vous aime comme je puis…
+Et bien autrement que je ne le pensais moi-même !</p>
+
+<p>— En cette minute, oui… Je le crois et je vous
+en remercie parce que c’est toujours une douceur
+de se sentir aimée… Mais demain, dans un mois,
+dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie
+passée ?… Avec vous, il me faut du temps
+pour être convaincue… Ne m’en veuillez pas, je
+vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir
+en vous un nouvel ami à qui je donne une très sincère
+et grande sympathie…</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. A quoi bon ?… Il était vaincu
+et sa défaite lui était étrangement douloureuse. A
+peine un ami !… Il n’était rien de plus pour elle.</p>
+
+<p>Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais,
+c’est vrai, il n’avait précisé le rêve de l’avoir sienne
+pour toujours, de faire de cette petite muse, de
+cette fine et originale fille du monde, la femme
+d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont
+il était jaloux…</p>
+
+<p>Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que
+ce fût, il en éprouvait un regret aigu, le regret
+d’un paradis entrevu un instant et qui se fermait
+devant lui…</p>
+
+<p>Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour
+ce mal, oh ! léger, fugitif, elle en était sûre !…
+qu’elle venait de faire ; et, un peu bas, avec une
+grâce jeune, elle dit :</p>
+
+<p>— Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible
+ni froide ainsi…</p>
+
+<p>— Ah ! Dieu, vous n’êtes rien de semblable !
+fit-il, amèrement… Au contraire, vous êtes une des
+plus vibrantes créatures que j’aie jamais rencontrées…
+Seulement…</p>
+
+<p>— Seulement ? répéta-t-elle se levant, car depuis
+un moment Colette avait tourné la tête vers eux,
+étonnée que sa sœur ne répondît pas à son appel.</p>
+
+<p>— Seulement, votre heure n’est pas encore
+venue !</p>
+
+<p>Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait
+vers la mer que le couchant moirait de rose et d’or
+pourpre… Au plus profond de son âme, elle cherchait
+à lire… Elle y trouvait, avec une réelle sympathie
+pour Rozenne, la conviction, oh ! si forte !
+qu’il lui avait ainsi parlé dans une minute imprévue
+d’entraînement… Non parce qu’il l’avait,
+dans son cœur et dans sa pensée, librement choisie
+afin qu’elle fût à jamais l’<i>Unique</i> pour lui…</p>
+
+<p>Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de
+révolte et de terreur à l’idée d’avoir sa vie déjà
+fixée, enserrée dans les soucis qu’elle avait vus
+lourdement peser sur sa sœur Marguerite… Elle y
+découvrait le désir passionné de demeurer libre
+afin de réaliser son rêve d’une vie orientée toute
+vers l’Idéal qui la ravissait… Et encore, elle y
+voyait la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le
+plaisir pour l’homme, la souffrance pour la
+femme…</p>
+
+<p>Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que
+sur son visage expressif Rozenne suivait le reflet de
+sa pensée, et son accent avait une étrange gravité :</p>
+
+<p>— Vraiment, vous avez raison, je crois, mon
+heure n’est pas encore venue… Jusqu’ici, personne
+n’a pu éveiller en moi le désir de faire le don
+entier de ma vie, en échange de celui qui m’est
+offert… Je veux jouir, à mon gré, de ma jeunesse…
+Je veux travailler pour acquérir un semblant d’indépendance,
+dû à mon seul effort… Et aussi, parce
+que j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans
+désillusions, les seuls qui vaillent la peine d’être
+souhaités !… Les autres ? ils ne me tentent pas…
+Peut-être parce que je n’y crois pas !</p>
+
+<p>Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne
+pas savoir qu’elle décidait peut-être de toute sa
+vie, en ce moment ; mais aussi trop vraie, pour ne
+pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait
+de lui dire qu’il l’aimait… Et elle reprit encore :</p>
+
+<p>— Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du
+mariage… J’ai peur de ses difficultés, de ses chagrins,
+de sa chaîne qui me semble terrible… Peut-être,
+plus tard, je le verrai différent…</p>
+
+<p>— Oui, quand l’amour vous le fera paraître
+tout autre…</p>
+
+<p>Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur,
+courut encore une fois, l’expression sceptique :</p>
+
+<p>— Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet
+amour si puissant et si magicien ? Pourtant, de
+toute mon âme, je l’accueillerais !…</p>
+
+<p>Il ne répondit pas ; Colette revenait vers eux,
+appelant :</p>
+
+<p>— France ! France !… Il est l’heure de partir !
+Tu ne m’entends donc pas ?… Ah çà ! que racontez-vous
+de si intéressant ?…</p>
+
+<p>Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu,
+considérait curieusement le visage animé de sa
+jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne ; et
+le soupçon de la vérité traversa sa pensée en
+éveil… Mais France, sans se livrer, répliquait hardiment :</p>
+
+<p>— Nous étions lancés dans une discussion psychologique
+que votre vue, ô jeunes fiancés, nous
+avait inspirée !</p>
+
+<p>Colette n’insista pas, sachant bien que France
+ne disait jamais que ce qu’elle voulait… Seulement,
+la certitude pénétra son esprit avisé que sa
+sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle
+avait laissée ouverte…</p>
+
+<p>Tous se remirent en marche. Mais Rozenne
+n’avançait plus près de la jeune fille ; il demeurait,
+sans parler, d’ailleurs, aux côtés des fiancés. France
+ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier
+qui rejoignait la route, et il n’osa s’approcher
+d’elle, sentant que ce jour-là elle et lui n’avaient
+plus rien à se dire. Il ne voyait pas son visage ;
+mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée
+de sa petite tête, d’ordinaire portée si droite,
+à la lenteur inaccoutumée de son pas, au mouvement
+distrait de sa main qui, au passage, arrachait
+des brindilles, tout de suite jetées à terre.</p>
+
+<p>Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant
+la bicyclette qu’il lui amenait.</p>
+
+<p>Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre
+sous la lueur du couchant qui violaçait le fût
+svelte des pins… La mer étincelait splendidement
+irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air
+tiède… C’était l’heure exquise où se sentent tout
+proches les cœurs de ceux qui aiment…</p>
+
+<p>France le pensa avec un tressaillement… Elle
+contemplait Rozenne qui venait vers elle… Il était
+pourtant un homme que la plupart, sûrement,
+trouvaient séduisant… Elle-même goûtait fort la
+grâce capricieuse et l’ironie piquante de son esprit
+très vif, comme aussi l’élégance nerveuse de sa
+haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son
+regard, le charme de son sourire qui savait
+exprimer tant de choses… Alors pourquoi était-elle
+demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même, si
+jalousement désireuse de conserver sa liberté ; alors
+qu’il l’implorait, avec une ardeur fervente, devant
+l’horizon de mer qu’elle aimait, à cette heure de la
+fin du jour qui lui était chère entre toutes ?… Pourquoi
+n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux
+qui enivre d’autres femmes ?…</p>
+
+<p>Sans doute, il avait dit vrai, « son heure n’était
+pas encore venue… » Elle n’était pas mûre pour
+l’amour… Pas encore !</p>
+
+<p>Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme
+jamais encore elle ne le lui avait vu… Spontanément,
+elle lui murmura comme une enfant, d’un
+ton de prière très douce :</p>
+
+<p>— Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas…
+J’ai réfléchi encore depuis que vous m’avez
+quittée… Ne regrettez rien… A cette heure, je serais
+une épouse détestable !</p>
+
+<p>Il la regarda dans l’âme même… Il était seul à
+peu près avec elle, dans un paysage délicieux,
+sous un ciel de couchant, beau comme un ciel de
+rêve… La douceur du crépuscule les enveloppait…
+En lui, criait le désir de la sentir frémissante dans
+ses bras, de connaître la saveur des lèvres jeunes
+dont il rêvait la caresse… Et elle était devant lui,
+comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour
+s’envoler hors du nid, insouciant, enivré de liberté !…
+Les larges prunelles, ardemment lumineuses,
+étaient, pour lui, sans amour, comme la
+bouche qu’il voyait trembler un peu, dans l’ombre
+dorée du bois… Et il n’avait pas le droit de l’effleurer
+même du doigt, cependant qu’avec tout son
+être, en cette minute, il l’appelait, il la désirait, il
+la voulait… Alors, d’une voix basse, que l’émotion
+brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le visage charmant :</p>
+
+<p>— Ne regretter rien, ce m’est impossible !…
+Mais je ne vous en veux pas… Seulement, je pense
+que, pour une chimère, vous venez peut-être de sacrifier
+le bonheur de deux vies…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>Conscient d’avoir conquis et de dominer en
+maître son brillant auditoire, le conférencier achevait
+son étude sur le <i>féminisme dans le roman</i>,
+étude inspirée par une œuvre récemment parue
+qu’avait signée un nom célèbre. Et avec une pénétration
+de psychologue subtil et de moraliste
+volontiers philosophe, avec une pensée alerte de
+causeur très spirituel, il résumait les raisons qui
+doivent rendre vaine la tentative de la femme
+pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle,
+dédaigneuse de l’amour comme du souci et
+de l’orgueil de la maternité, prétendant demeurer
+la « vierge forte » devant l’homme qu’elle méprise
+et dont elle rejette l’égoïste protection.</p>
+
+<p>Il parlait éloquemment, avec une conviction
+chaude et un tact parfait, disant des choses très
+justes — conçues, d’ailleurs, par une intelligence
+masculine — dans une langue forte et pittoresque,
+souple pour exprimer toutes les nuances. Et comme
+il eut le talent de terminer par une habile et délicate
+esquisse du vrai rôle de la femme — compagne
+aimante et généreuse de l’homme, dispensatrice
+de la vie par les êtres dont la création est
+sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent
+dans la houle des applaudissements jaillis de tous
+les rangs du très élégant auditoire qui emplissait
+la petite salle de la Bodinière… Un auditoire
+mondain à souhait ; où coquet, parfumé, curieux,
+dominait l’élément féminin, attiré entre deux visites — les
+visites de janvier ! pourtant… — par
+la réputation du conférencier.</p>
+
+<p>Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt,
+suivi l’évolution de sa pensée, que France
+Danestal, amenée par une amie américaine, grande
+admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements
+accueillirent sa conclusion ainsi qu’une approbation
+unanime, elle eut un petit mouvement
+de tête qui protestait, comme l’expression de ses
+lèvres qu’elle mordillait impatiemment. Son amie
+s’en aperçut et se mit à rire, tout en se levant pour
+suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie.</p>
+
+<p>— Eh bien, France, qu’y a-t-il ?… Vous n’êtes
+pas satisfaite ?</p>
+
+<p>Elle eut un sourire gai.</p>
+
+<p>— Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur,
+je vous l’accorde ; mais quant à la sagesse de
+ses jugements et à la justesse de ses idées, il est au
+niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes
+sont tous pareils et toujours les mêmes… Ils ne
+peuvent, ni les uns ni les autres, se résigner à admettre
+qu’ils ne nous sont pas du tout indispensables !…
+Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien
+agréablement sans eux !</p>
+
+<p>Et avait dit cela d’un accent de conviction très
+drôle, tandis que ses doigts distraits rattachaient
+sa veste de fourrure ; Suzan Mackley l’enveloppa
+d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore
+de l’attention donnée à la conférence et si séduisante
+sous son chapeau hérissé de larges ailes,
+comme une coiffure de Walkyrie, qu’invariablement,
+elle retenait le regard de tous ceux qu’elle
+frôlait dans la cohue de la sortie.</p>
+
+<p>— France, décidément, le sexe fort est sans
+attrait pour vous !… Je commence à désespérer que
+nous vous voyions jamais enlevée par le prince
+Charmant !</p>
+
+<p>— Ma chère amie, il faudrait d’abord que le
+prince Charmant existât !… Je vous assure que je
+l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le
+prierai pas de repasser à une autre heure !</p>
+
+<p>— A moins, petite muse, que vous ne soyez
+justement alors en l’absorbante société du dieu de
+l’Inspiration !</p>
+
+<p>— Bah ! il y a du temps pour tout et chacun !</p>
+
+<p>Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de
+la foule les séparait une seconde. Quand elles se
+rejoignirent, Suzan demanda :</p>
+
+<p>— Je vous ramène, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— J’espère bien ne pas vous en donner la peine.
+Maman m’a dit qu’elle viendrait me reprendre.
+Seulement, elle va, je suis sûre, être en retard,
+parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette ;
+et quand elle est avec son petit-fils et sa petite-fille,
+dame ! elle oublie tout le reste du monde, y
+compris ma modeste personne ! Je vous en supplie,
+Suzan, ne l’attendez pas… Une vieille fille de mon
+âge peut bien rester seule un moment !</p>
+
+<p>— Vous avez calomnié votre mère, France. La
+voici, et même Mme Asseline avec elle !</p>
+
+<p>En effet, remontant le flot qui se déversait vers
+la sortie, saluant au passage des visages connus,
+elles avançaient toutes deux parmi les groupes qui
+encombraient la longue galerie dirigée vers la
+porte.</p>
+
+<p>Les cinq années écoulées depuis le mariage de
+Colette avaient laissé quelques traces sur les traits
+un peu alourdis de Mme Danestal, dont l’embonpoint
+s’était accru avec l’âge, malgré des soucis,
+des préoccupations demeurés toujours les mêmes.
+En revanche, elles avaient été douces à Colette,
+épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux
+et raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement
+le nom dont elle était partout saluée, « la
+belle Mme Asseline ».</p>
+
+<p>Très svelte, même avec son collet de zibeline,
+ses cheveux blonds artistement mousseux sous la
+précieuse dentelle rousse, piquée de roses, qui ourlait
+sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule
+un de ces passages sensationnels qui lui étaient
+toujours nécessaires, cherchant sa sœur avec des
+yeux qui notaient surtout l’effet produit.</p>
+
+<p>— Colette, nous voilà ! jeta France, glissant sa
+fine personne à travers les rangs pressés, arrêtés
+par la pluie, devant la sortie.</p>
+
+<p>— Ah ! très bien ! Nous vous avons fait attendre,
+n’est-ce pas ? Mais maman ne pouvait se décider à
+dire adieu aux petits… Bonjour, chère amie.</p>
+
+<p>Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait
+de saluer Mme Danestal, et toutes deux échangèrent
+quelques propos de pure politesse, car elles
+n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre.
+Suzan Mackley considérait comme une sorte de
+poupée l’exquise mondaine qu’était la belle Colette.
+Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées
+philanthropiques, teintées de socialisme, de cette
+richissime américaine, qui, veuve, n’ayant pas
+d’enfants, usait de sa liberté et de sa fortune pour
+s’occuper de toute sorte de questions scientifiques,
+intellectuelles, voire même politiques, distraction
+ordinaire des cerveaux masculins. « Une détestable
+relation pour France, si férue déjà d’idées bizarres »,
+répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal,
+qui en eût volontiers jugé de même si, en
+bonne mère, elle n’avait gardé l’arrière-pensée que,
+peut-être, dans la colonie américaine, France rencontrerait
+le riche époux qu’elle lui souhaitait,
+frère en fortune de Paul Asseline…</p>
+
+<p>Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin
+atteint la porte ; pendant que France disait adieu
+à son amie, Colette proposait :</p>
+
+<p>— Maman, veux-tu que je te remette chez toi ?</p>
+
+<p>— Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui
+jouissait très volontiers des voitures de sa fille
+favorite.</p>
+
+<p>Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec
+une impeccable correction ; et, tout de suite, entre
+Mme Danestal et Colette, ce fut une conversation
+affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune
+femme se créait, en collaboration avec son couturier.</p>
+
+<p>— Voyons, France, donne-nous ton avis, fit
+Mme Danestal très occupée… Tu t’enfermes dans
+un silence bien intempestif !</p>
+
+<p>— Je vous écoute, maman.</p>
+
+<p>— Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence,
+remarqua Colette. Elle était intéressante ?</p>
+
+<p>— Très intéressante.</p>
+
+<p>La jeune femme n’insista pas. La conférence lui
+était fort indifférente ; et elle se remit à discuter
+avec sa mère le projet de robe dont elle était enthousiasmée.
+Puis, ce fut le récit, lestement troussé,
+d’une petite scène avec sa belle-mère qui s’était
+permis de blâmer la somptuosité de ladite robe de
+bal dont un hasard lui avait fait voir le modèle.</p>
+
+<p>France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels
+papotages sur des chiffons, sujet intarissable
+pour sa mère et Colette, lui semblaient insipides ;
+et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir
+la désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait
+les opinions de sa belle-mère, car elle se souvenait
+trop bien de la respectueuse déférence témoignée
+jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à
+la vieille dame qu’il fallait séduire. La conquête
+faite, le mariage célébré, Colette, paisible dans sa
+victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une volonté
+inflexible, s’était mise doucement à agir selon
+son seul bon plaisir, certaine d’être toujours approuvée
+par un mari follement épris ; cela, à la
+stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère,
+qui ne s’attendait pas à cette transformation
+inattendue.</p>
+
+<p>Elle avait bien essayé de ressaisir la domination
+qu’elle considérait comme son juste privilège, de
+diriger le ménage de son fils et de morigéner à son
+gré sa belle-fille ; mais après quelques tentatives
+absolument vaines, elle avait bien été forcée de
+s’avouer qu’elle se trouvait en face d’une puissance
+avec laquelle il lui fallait compter ; et pour ne pas
+avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait,
+la rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite.
+Mais elle se vengeait par de mordantes paroles,
+des critiques, des escarmouches dont Colette
+n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs
+se départir d’une parfaite correction de ton et de
+langage.</p>
+
+<p>France avait violemment l’horreur des trahisons.
+Or, elle estimait que sa sœur avait trompé Mme Asseline
+et chaque circonstance qui le lui prouvait
+réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte,
+si peu sympathique que lui fût l’impérieuse vieille
+dame, toujours pétrie d’idées mesquines, pitoyablement
+bourgeoise, vaniteuse et omnipotente. Tout
+autant que son père, qui ne mettait jamais les
+pieds dans le monde des Asseline, elle redoutait
+d’y aller ; mais enfin puisque Colette avait jugé
+bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions
+qu’elle y avait trouvés, il semblait à France d’une
+stricte justice qu’elle payât loyalement la dette
+contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce
+que l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé
+cette opinion à Colette, qui l’avait d’ailleurs fort
+mal prise ; mais jamais plus elle ne lui en avait
+reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action
+pour ne pas respecter celle des autres. Et toutes
+deux avaient continué, tout en se voyant très souvent,
+à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant
+il existait moralement peu de points de contact
+entre elles. France savait à merveille que sa sœur
+la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de se
+créer dans le monde un brillant avenir comme le
+sien ; et Colette, en secret, s’irritait de se sentir
+jugée par la droite et inflexible conscience de sa
+jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette séduction.</p>
+
+<p>La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la
+maison des Danestal.</p>
+
+<p>— Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir,
+chez les de Tavannes. Tu arriveras vers onze
+heures ?</p>
+
+<p>— Ça, je n’en sais rien… J’arriverai quand je
+serai prête…</p>
+
+<p>— Hum ! voilà qui promet encore quelques
+quarts d’heure d’attente à ce bon Paul !… Un de
+ces jours, il regimbera !</p>
+
+<p>Colette eut un rire expressif.</p>
+
+<p>— Lui ? Maman, tu ne connais donc pas encore
+ton gendre ?… Tout ce que je veux, il le veut…
+Tout ce qui me plaît, lui plaît !… Au revoir, maman.
+France, à ce soir.</p>
+
+<p>Rapidement, les deux femmes descendirent ; derrière
+elles, le valet de pied ferma la portière du
+coupé qui s’éloigna tandis qu’elles commençaient
+la montée de leurs quatre étages.</p>
+
+<p>A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut
+et ouvrit. Dans l’antichambre, décorée de
+vieux panneaux artistiques, mais mal éclairée, — ce
+n’était pas jour de réception, — se trouvait
+M. Danestal qui rentrait aussi. Encore enveloppé
+de sa pelisse ourlée de fourrure, il prenait le courrier
+du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa
+fille.</p>
+
+<p>— France, la <i>Revue</i> est arrivée. Tu peux voir
+l’effet qu’y produisent tes sonnets des <i>Heures
+brèves</i>.</p>
+
+<p>— Un bon effet ?</p>
+
+<p>— Je n’ai pas encore constaté… J’arrive… Viens
+en juger toi-même.</p>
+
+<p>Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment
+une somptuosité de petit musée et se rapprocha
+du bureau Empire — absolument authentique ! — surchargé
+de papiers et de livres, sur
+lequel brûlait une lampe.</p>
+
+<p>Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive.</p>
+
+<p>— Lis tout haut, dit son père.</p>
+
+<p>Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui
+accusait le dessin de sa tête puissante dont les
+yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était
+sensuelle et passionnée, soulignée par le menton
+volontaire qu’effilait la barbe encore brune, mais
+largement striée de blanc.</p>
+
+<p>Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien
+que cet amour pour la poésie qui les dominait tous
+deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne suffisait
+pas pour le retenir davantage dans un foyer dont
+il s’était depuis longtemps détaché ; mais qui, entre
+temps, lui faisait trouver plaisir dans la jeune société
+de sa fille.</p>
+
+<p>Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la
+sonorité musicale de sa voix et qui était en admirable
+et instinctif unisson avec le caractère du
+poème.</p>
+
+<p>Ah ! c’était bien la même artiste qui avait écrit
+jadis, et qui lisait maintenant, cette poésie frémissante,
+où palpitait la vie fugitive des heures dont
+le souvenir demeure inoubliable…</p>
+
+<p>Le front appuyé sur sa main, dans un geste de
+recueillement, Robert Danestal écoutait ; et il la
+regardait, se demandant comment une fillette de
+vingt ans à peine avait pu être capable de créer
+une telle œuvre d’art d’une impeccable forme,
+d’une stupéfiante intensité de pensée…</p>
+
+<p>Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui
+avait soumis avant de les envoyer à la <i>Revue</i>.
+Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient chez
+cette fine créature, aux allures de simple fille du
+monde qui songeait tour à tour en artiste, en philosophe,
+et en femme exquisément vibrante…</p>
+
+<p>Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans
+un réveil.</p>
+
+<p>— Eh bien ! France, tu peux être satisfaite de
+ton œuvre, fit-il pensivement, avec un tel accent
+de sincérité qu’une bouffée de joie la fit tressaillir,
+car elle savait le prix d’une semblable approbation.</p>
+
+<p>Il la précisait en reprenant les vers, les uns
+après les autres ; les étudiant avec un soin qui révélait
+la valeur qu’il y trouvait.</p>
+
+<p>Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour
+tous deux… Mais, par hasard, les yeux de Robert
+Danestal tombèrent sur le cartel suspendu entre
+les deux fenêtres.</p>
+
+<p>— Diable ! Comment, sept heures moins dix ?…
+Je dîne au Cercle… Et je ne suis pas habillé pour
+ce soir.</p>
+
+<p>— Ni moi déshabillée, dit France, apercevant
+dans la glace sa tête brune, toujours coiffée du
+chapeau aux grandes ailes.</p>
+
+<p>Elle se levait, prenant la <i>Revue</i>.</p>
+
+<p>— Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes,
+père ?</p>
+
+<p>— Oui… J’irai y faire un tour… Ou doit m’y
+présenter un jeune artiste — dont je ne me rappelle
+plus le nom, d’ailleurs — qui illustrerait volontiers
+mon volume des <i>Gloires</i>.</p>
+
+<p>— Alors, à ce soir, père.</p>
+
+<p>Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un
+fauteuil, elle disparut prestement et regagna sa
+chambre.</p>
+
+<p>C’était vraiment là son <i>home</i> d’élection, celui
+qu’elle avait créé selon ses goûts, grâce à des meubles,
+des livres, des gravures, des bibelots d’art
+qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de
+collectionneur toujours en quête.</p>
+
+<p>Dominant son étroite couchette, se dressait un
+christ d’ivoire ancien qui était une pièce rare, découverte
+par hasard chez un brocanteur où elle
+était allée fureter avec son père. Dans une vitrine,
+des figurines de Saxe voisinaient avec de précieux
+éventails, des faïences curieuses, une fragile statuette
+antique… Sur le piano, drapé d’une vieille
+soie à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires
+épanouissaient leur feuillage léger dans une jatte
+d’étain qui devait dater de plusieurs siècles. Près
+de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante
+de livres, de feuillets, de portraits, — portraits
+d’artistes surtout, mais la place d’honneur appartenant
+à une petite photographie de sa sœur Marguerite ; — d’une
+aiguière opaline, en cristal de
+Nancy, jaillissait une gerbe d’œillets dont le parfum
+montait vers les livres préférés de France,
+placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien
+à portée de la main.</p>
+
+<p>Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en
+attendant que le dîner lui fût annoncé ; d’un regard
+d’amie, elle enveloppait son harmonieux
+petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une
+grosse bûche ; et un sourire de malice flottait sur
+sa bouche, car elle songeait à l’audacieuse — et
+mensongère — affirmation du conférencier, décrétant
+que, seulement par l’amour de l’homme, la
+femme peut être heureuse. Oh ! la fatuité masculine !
+Dans quelle erreur elle faisait tomber même
+un psychologue délicat ! N’en était-elle pas, elle-même,
+la preuve vivante ? C’était dommage que,
+pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une
+seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée
+et de son cœur. Il eût vu alors qu’une femme,
+même jeune, — quoi qu’il en dît ! — peut
+trouver son bonheur dans son indépendance, son
+travail, l’affection d’amis de choix, et les jouissances
+artistiques et intellectuelles données à ceux
+qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents.</p>
+
+<p>Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui
+manquait — sauf de l’argent ! Et, de nouveau, un
+sourire souleva ses lèvres… Ce qu’elle en gagnait
+avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas
+des rentes bien brillantes. Et elle avait hérité — peut-être
+pour son grand dommage ! — de la générosité
+de son père ; toujours prête à donner, aux
+autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude
+bonté et son goût du beau.</p>
+
+<p>Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de
+n’être pas mariée. Pas une fois elle n’avait eu le
+désir ou même entrevu la possibilité d’accepter les
+quelques partis convenables, selon le monde, qui
+s’étaient offerts à elle ; partis d’ailleurs rares…
+Car, de toute évidence, si simple qu’elle fût, elle
+effrayait beaucoup d’hommes par sa valeur intellectuelle ;
+et ceux qui n’en étaient pas effarouchés
+s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui
+ne pouvaient lui plaire… Pourtant, certes, l’exemple
+de son père la protégeait contre le rêve de devenir
+la femme d’un homme illustre !</p>
+
+<p>Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal
+fait en laissant Claude Rozenne s’éloigner d’elle ;
+et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite oubliée, lui
+donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait
+avoir pour elle. L’hiver même qui avait suivi leur
+commun séjour à Villers, passant la saison en
+Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et
+très belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue.</p>
+
+<p>Quelquefois, elle pensait : « Je me marierai
+quand je rencontrerai un homme qui mérite que
+je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à
+ne pouvoir la désirer meilleure !… »</p>
+
+<p>Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât ?…
+Le conférencier prétendait que, fatalement, à une
+heure ou à une autre, la femme éprouve la soif de
+se donner… Cette soif, l’éprouverait-elle donc un
+jour ?… Vraiment, en la sincérité de son âme, elle
+ne le souhaitait pas. L’amour, instinctivement, elle
+le considérait comme un beau joujou dangereux
+auquel il est très sage de ne pas toucher, car il
+blesse le cœur, presque toujours.</p>
+
+<p>Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait
+pas. Le mariage d’amour de Marguerite
+avait été une faillite. Colette ne voyait dans son
+mari que la source de son luxe. Suzan Mackley,
+une des femmes qu’elle fréquentait avec le plus de
+plaisir, libérée du mariage, semblait vivre dans
+l’allégement d’une délivrance…</p>
+
+<p>Qu’en adviendrait-il d’elle-même ?… Curieusement,
+tout à coup, elle se le demandait. Se pût-il
+qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art
+lui créait ne lui suffirait plus ; où son existence, si
+délicieusement remplie, lui semblerait vide ; où,
+pour combler ce vide, il lui faudrait l’amour d’un
+homme ?…</p>
+
+<p>Encore une fois, elle eut un instinctif geste
+d’épaules, comme pour rejeter bien loin ces vaines
+idées ; un sourire d’incrédulité sceptique et gaie
+errait sur sa bouche… Mais elle continua pourtant
+à songer aux mystérieux problèmes d’une vie de
+femme, tout en regardant les braises qui s’écroulaient
+avec des lueurs capricieuses.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement
+achevé, France eut à elle un long moment de
+liberté avant l’heure de s’habiller ; car Mme Danestal
+avait regagné sa chambre pour y commencer
+sa toilette, occupation aussi longue pour elle qu’au
+temps même de sa jeunesse.</p>
+
+<p>C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience,
+se prit à faire la sienne seulement quand
+elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin un
+heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même
+s’habilla avec un soin instinctif, parce qu’elle était
+artiste en toute chose. Elle s’intéressait à sa toilette
+comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait
+harmonieuse, pour satisfaire son propre goût ; mais
+dans l’attention qu’elle y donnait, il y avait une
+étrange absence de coquetterie.</p>
+
+<p>Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se
+servir seule, la femme de chambre absorbée par sa
+mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image que
+lui renvoyait la glace : celle d’une mince créature
+qui avait une fraîcheur de fleur blanche, de larges
+prunelles profondes dans un iris très bleu, sous
+les cheveux châtains où couraient des moires d’or,
+qui était modelée comme une pure statuette par
+l’étoffe soyeuse, couleur d’une rose jaunissante,
+étroitement drapée sur sa forme svelte.</p>
+
+<p>Dans l’échancrure du corsage elle glissa des
+roses vivantes qui confondirent le doux coloris de
+leurs pétales avec la teinte délicate de la robe et
+le jeune éclat de la peau… Puis, rapidement, elle
+s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds,
+chaussés de satin, exposés à la flamme du foyer,
+elle se mit à lire des feuillets d’épreuves, à les
+annoter avec une attention qui creusait un pli
+entre les sourcils, tracés d’un seul jet.</p>
+
+<p>— France, tu es prête ? vint enfin dire à la porte
+de sa chambre Mme Danestal qui était toute souriante,
+sortant à son gré des mains de sa femme
+de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment
+très majestueuse, ses cheveux, dont la poudre
+unifiait la blancheur, lui donnant un air de jeune
+douairière. France le lui dit ; elle parut ravie et
+arriva au bal d’humeur charmante.</p>
+
+<p>Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis
+beaucoup de temps pour parfaire l’œuvre de sa
+toilette. Les salons étaient encombrés par des
+couples si nombreux de danseurs qu’à peine les
+plus intrépides pouvaient accomplir la lente évolution
+du boston.</p>
+
+<p>Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes
+s’étaient réfugiés. Les curieux s’entassaient dans
+les embrasures des portes pour contempler le très
+brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup
+de femmes étaient jolies, où toutes étaient
+habillées, pour la joie des yeux, par les soins d’experts
+couturiers.</p>
+
+<p>D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir
+une place sur les banquettes de la galerie, devisaient
+librement et, volontiers, appréciaient les
+danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés
+féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la
+danse ni les femmes, que le seul devoir mondain
+avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient discrètement,
+les yeux ouverts à demi, sous les paupières
+fatiguées, aspirant à l’heure du retour, dans
+la bonne nuit glacée où ils oublieraient les salons
+surchauffés et la senteur trop forte des fleurs répandues
+à profusion pour fêter les vingt ans de la
+petite Jacqueline de Tavannes.</p>
+
+<p>Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement
+de sa robe de tulle, dansait avec des yeux
+rieurs où, par éclairs, passait une gravité tendre,
+quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine,
+correctement confondue dans la foule des
+habits noirs.</p>
+
+<p>Parmi leur phalange, France distingua tout de
+suite son beau-frère qui, conscient d’être le mari
+de la reine, s’effaçait discrètement, fier de la
+beauté de la jeune femme, attendant, docile, son
+bon plaisir pour regagner leur gîte fastueux.</p>
+
+<p>Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il
+se précipita, s’empressant afin de leur découvrir
+des sièges. Mais il n’eut pas la peine d’en chercher
+un pour France. Tout de suite entourée d’un
+cercle de danseurs, la jeune fille devait inscrire
+une série de noms sur son carnet ; puis s’éloigner
+au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent de
+se faire agréer avant les autres et la conduisait
+adroitement à travers le flot des couples dont la
+musique rythmait l’évolution.</p>
+
+<p>La grâce souple de France faisait d’elle une
+incomparable danseuse de boston et le cavalier
+qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec un
+plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une
+ondulation berceuse et lente qui enroulait autour
+d’elle la soie molle de sa robe, les joues un peu
+plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont
+l’expression était distraite, errant autour d’elle
+pour reconnaître, au passage, des visages connus.
+Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui, admirablement
+habillée, décolletée comme le méritaient ses
+belles épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet.
+Aussitôt, elle détourna la tête et ses yeux
+effleurèrent un groupe masculin immobilisé dans
+l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une
+surprise enleva à son regard l’expression indifférente
+et une question lui monta aux lèvres :</p>
+
+<p>— Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune
+homme debout, là-bas, près de la porte du petit
+salon ?… Il me semble que je le connais…</p>
+
+<p>— Là-bas ?… qui cause avec Luzarches ?… C’est
+un artiste, je crois, un certain Claude Rozenne qui
+a, dit-on, beaucoup de talent…</p>
+
+<p>— Claude Rozenne… C’est bien ce qu’il me
+semblait, fit-elle la voix un peu lente.</p>
+
+<p>Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit
+pas.</p>
+
+<p>Claude Rozenne ! Brusquement, dans son souvenir,
+se dressait la vision du bois d’Houlgate, où
+un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait
+d’amour, devant la splendeur du couchant sur la
+mer. Et cela lui paraissait vieux, si vieux, comme
+le dernier épisode d’un roman lu dans sa toute
+jeunesse et un peu oublié… Depuis ce jour-là, elle
+ne l’avait pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu
+seulement dans la cohue du mariage de Colette.
+Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union
+imprévue.</p>
+
+<p>Que s’était-il passé ensuite ? Au bout de près de
+deux années d’absence, Rozenne avait été revu
+seul à Paris, pendant quelques semaines ; il n’avait
+cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était
+parti pour des voyages sans fin, semblait-il, ne se
+rappelant au souvenir de personne… Aussi était-il
+bien oublié quand, au commencement de l’hiver,
+il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le
+monde parisien. De sa femme, pas un mot ; tout
+juste, aux quelques indiscrets qui avaient osé aventurer
+une allusion à son mariage, il avait répondu
+que Mme Rozenne vivait en Angleterre ; et son
+accent eût suffi pour arrêter toute investigation.</p>
+
+<p>Ces détails, France se souvenait de les avoir
+entendu donner par Paul Asseline, en diverses circonstances ;
+et, récemment, l’entrefilet d’un journal
+lui avait appris, par hasard, qu’une exposition
+allait avoir lieu d’œuvres et croquis rapportés de
+ses voyages par Claude Rozenne, exposition qui
+était annoncée comme devant être absolument remarquable…</p>
+
+<p>Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur
+la ramenait, la valse finie, et il lui semblait
+un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu. De
+silhouette, il restait un jeune homme ; mais sur
+les tempes, les cheveux grisonnaient un peu et la
+dure empreinte de la vie s’accusait dans les rides
+précoces du visage fatigué, dans l’expression de
+lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait
+la bouche, au repos… Quelle tempête avait donc
+passé sur cet homme qu’elle avait connu si joyeusement
+insouciant, pour qu’il eût à ce point changé ?…
+Un impérieux désir s’élevait en elle de lui parler,
+d’évoquer avec lui les quelques semaines d’un passé
+dont le souvenir lui demeurait souriant. La reconnaissait-il ?…</p>
+
+<p>D’un signe, elle appela Paul Asseline.</p>
+
+<p>Toujours complaisant, il approcha aussitôt.</p>
+
+<p>— Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui
+est là, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oui… Ç’a été pour moi une stupéfaction de
+le voir ici. Il ne m’avait pas donné signe de vie
+depuis son retour à Paris.</p>
+
+<p>— Je pense que vous n’êtes pas brouillés ?…
+Amenez-le-moi… Cela me ferait plaisir de causer
+avec lui du vieux temps de Villers…</p>
+
+<p>— Très bien… Je vais vous le chercher…</p>
+
+<p>Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait
+si différent du Rozenne d’autrefois, qu’elle
+ne songeait plus à la scène du bois d’Houlgate…
+Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau
+danseur ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait
+pour une valse… Mais Paul Asseline reparut. Rozenne
+le suivait. Un éclair de plaisir passa dans
+les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne.
+D’un geste spontané, elle lui tendit la main,
+avec un joli sourire :</p>
+
+<p>— Alors, vraiment, c’est bien vous ?… Et vous
+ne venez pas même saluer vos anciens amis ! Il
+faut que ce soient eux qui vous reconnaissent !</p>
+
+<p>Il s’était incliné très bas ; mais à peine il avait
+effleuré les doigts qu’elle lui donnait. Un pli barrait
+son front et il n’y avait pas de sourire sur son
+visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc
+de quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs,
+il se ressaisit et la regardant il dit :</p>
+
+<p>— Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle,
+de venir si tardivement vous saluer. Mon excuse
+est que vous aviez autour de vous une telle cour
+que je n’ai pas osé aller vous importuner.</p>
+
+<p>— Hum ! Quelle cérémonie !… Peut-être, tout
+simplement, la vérité est-elle que vous ne m’avez
+pas reconnue !</p>
+
+<p>— Avant même d’avoir vu votre visage, je vous
+avais devinée en vous apercevant de loin qui dansiez…
+Vous avez une silhouette qu’on n’oublie pas !</p>
+
+<p>Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage,
+peut-être involontaire.</p>
+
+<p>— Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru
+revenu à Villers ! Ah ! que ce temps est loin déjà !…</p>
+
+<p>— Oui, bien loin !… Il y a des moments où il
+m’apparaît comme un bon rêve dont la vie s’est
+chargée de me réveiller.</p>
+
+<p>Il s’arrêta court… Sa voix était rude et, de nouveau,
+une contraction fugitive avait crispé ses
+traits, une seconde. Elle eut sur lui un regard rapide,
+un peu saisie de son accent. Les années qui
+venaient de s’écouler lui avaient donc été bien
+lourdes ? Pourquoi et comment ?…</p>
+
+<p>Encore une fois elle eut, très forte, l’impression
+que quelque événement douloureux avait ainsi
+transformé l’homme qu’elle avait rencontré autrefois,
+goûtant la vie comme un fruit savoureux.</p>
+
+<p>Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette
+grâce qui la rendait si attirante :</p>
+
+<p>— Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce
+moment, la tentation de bavarder un peu avec
+vous sur ce séjour à Villers… Donnez-moi votre
+bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque…
+Mon danseur n’aura pas l’idée d’aller
+m’y chercher.</p>
+
+<p>Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation
+qui passait dans ses yeux. Évidemment, la
+conversation qu’elle souhaitait lui était pénible, à
+lui… Mais il se domina et la conduisant vers la
+bibliothèque, il interrogea, avec une politesse un
+peu machinale, comme s’il voulait échapper à la
+hantise du souvenir, même par une question banale :</p>
+
+<p>— Alors, vous n’aimez pas à danser ?</p>
+
+<p>— Oh ! vous comprenez bien que c’est un plaisir
+sur lequel je suis blasée depuis que j’en use… Je
+suis maintenant presque une vieille fille, pas selon
+les apparences, peut-être, mais au moral…</p>
+
+<p>— Non, c’est vrai, pas selon les apparences,
+répéta-t-il après elle, avec un étrange sourire, s’effaçant
+pour la laisser passer.</p>
+
+<p>La petite pièce où ils entraient était à peu près
+déserte dans l’instant. Quelques hommes âgés y
+causaient ; ils s’éloignèrent à la vue du jeune
+couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler
+un flirt.</p>
+
+<p>France le devina et, une seconde, ses lèvres
+eurent une expression malicieuse. Elle et Rozenne
+pensaient si peu à flirter !… Elle s’assit dans un
+grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme
+mince se découpa d’un trait délicat sur les verdures
+sombres de la tapisserie. Lui resta debout,
+adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux
+d’artiste, il remarquait, même en de menus détails,
+la charmante vision féminine qu’elle évoquait
+ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui
+enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive,
+les épaules, les bras, d’une rare pureté de
+ligne…</p>
+
+<p>Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné
+d’elle, sa destinée, à lui, eût été autre, peut-être
+très heureuse. Et, tout à coup, une sorte de colère
+contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les
+bas-fonds creusés par la vie. D’un accent bizarre,
+il jeta :</p>
+
+<p>— Comme l’on devine mal la vérité !… J’aurais
+juré que je vous retrouverais mariée !</p>
+
+<p>— Pourquoi ? Je ne montrais pourtant pas dans
+ma prime jeunesse de très grandes dispositions
+matrimoniales, si je me rappelle bien.</p>
+
+<p>Il haussa imperceptiblement les épaules.</p>
+
+<p>— Parce que vous êtes de celles que les hommes
+veulent à tout prix conquérir.</p>
+
+<p>La bouche de France eut une moue gaiement
+moqueuse.</p>
+
+<p>— A la condition, toutefois, que celles-là soient
+des héritières… Et ce n’était pas mon cas.</p>
+
+<p>— Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée
+comme il m’a été donné de le constater tout à
+l’heure…</p>
+
+<p>Elle inclina sa tête fine.</p>
+
+<p>— Très entourée, comme vous dites… Vraiment,
+je crois bien qu’il y a, pour le moins, ce soir, dans
+le grand salon, une dizaine d’hommes, jeunes ou
+mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout
+prêts à me faire la cour pour peu que le jeu paraisse
+m’agréer… Mais laissons là tous ces enfantillages
+et parlons de choses plus intéressantes,
+comme aux beaux jours de Villers, quand nous
+bataillions si bien… Alors, vous devenez un homme
+célèbre ?… Vous allez, paraît-il, exposer des pastels
+dont on parle déjà…</p>
+
+<p>— Sans les connaître, oui. Je vais, en effet,
+exposer le fruit de mes labeurs, comme disent les
+bonnes gens. Car je travaille maintenant.</p>
+
+<p>— C’est très bien !… Vous êtes devenu tout à
+fait un homme sérieux !</p>
+
+<p>— Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite,
+fit-il ironique. C’est la nécessité qui me fait accepter
+le joug… austère du travail. Ayant eu de
+fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse
+idée m’est venue de jouer ; et j’ai perdu
+si remarquablement que ma modeste fortune en a
+subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il
+est peut-être fort heureux que je me sois vu dans
+l’obligation de « peiner ». Quand la jeunesse est
+finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie
+est supportable à la seule condition de la surcharger
+d’occupations qui en comblent le vide
+effroyable !…</p>
+
+<p>Comme ces paroles sonnaient étranges dans une
+atmosphère de fête… Mais avant que France y eût
+répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un
+regret peut-être de son aveu pessimiste :</p>
+
+<p>— En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être,
+je vous rencontrerais, car je dois être présenté
+à monsieur votre père, dont il m’est offert d’illustrer
+les poèmes.</p>
+
+<p>— Ah !… c’était vous l’artiste dont mon père
+m’a encore parlé tantôt ?… Comme c’est curieux !…
+Je serais ravie que ce soit vous qui vous occupiez
+des <i>Gloires</i>…</p>
+
+<p>— En attendant que vous me fassiez l’honneur
+de me confier vos propres œuvres… Car vous avez
+tenu tout ce que vos amis attendaient de vous.
+Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est
+arrivé plusieurs fois de lire de vos vers… Ils
+n’étaient pas signés de votre nom ; mais je ne sais
+quelle intuition m’avait fait deviner qui était
+<i>Francis Danes</i>. Il pensait et sentait tellement
+comme Mlle France Danestal… Pas en tout, pourtant…</p>
+
+<p>— Vraiment ?…</p>
+
+<p>— Oui ; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul
+culte du beau et, d’instinct, fuyait la pensée et le
+spectacle de toutes les laideurs, des problèmes de
+la misère, de la maladie qui sont le partage de la
+pauvre humanité et n’ont rien d’esthétique…</p>
+
+<p>— Autrement dit, j’étais un petit monstre
+d’égoïsme !</p>
+
+<p>— Non ; vous étiez seulement une artiste, éprise
+de beauté, comme les jeunes Hellènes auxquelles
+vous ressemblez. Mais votre vision de la vie s’est
+élargie, si j’en crois vos vers…</p>
+
+<p>— Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire.
+Les années nous apprennent à voir et à sentir
+tant de choses !… Vous souvenez-vous qu’à Villers
+vous me taquiniez sur mon audacieux désir de
+savoir et de comprendre toujours plus ?… Je crois
+qu’avec l’âge ma curiosité s’est encore avivée ; mais
+elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les
+choses du passé qui m’intéressent le plus, mais
+celles du présent… Mon temps me passionne tel
+qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses erreurs,
+ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je ? Peut-être
+parce que je me sens tellement sa vraie fille !</p>
+
+<p>Elle disait tout cela très simple, jouant avec son
+éventail, dont le battement effleurait son bras nu.
+Lui, l’écoutait, la pensée envahie par le ressouvenir
+de leurs causeries d’autrefois.</p>
+
+<p>Tout haut, il songea :</p>
+
+<p>— Comme vos vers portent l’empreinte de cette
+évolution de votre pensée !… Je ne suis, moi, qu’un
+profane en matière de poésie ; mais je me permets
+pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents,
+qu’ils sont absolument remarquables.</p>
+
+<p>Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis
+dont la sincérité donnait une singulière force à
+son éloge. Une flamme rose courut, puis s’éteignit
+sur le visage de France ; et doucement, elle dit :</p>
+
+<p>— Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque
+vous avez été un peu, en somme, mon parrain littéraire…
+Je ne l’oublie pas et je vous en garde un
+reconnaissant souvenir…</p>
+
+<p>— C’est beaucoup trop pour le peu, très peu,
+que le hasard m’a fait faire…</p>
+
+<p>— Le peu ? Non, j’ai su comme vous aviez mis
+en goût de connaître davantage ma poésie l’éditeur
+qui en avait entendu quelques bribes, au passage.
+Et ce premier succès a été pour moi un
+immense encouragement ! Peut-être, si je ne l’avais
+pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire des
+vers… Et je me serais privée d’une telle jouissance !</p>
+
+<p>Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque
+chose de dur. Lentement, il dit :</p>
+
+<p>— Alors, votre vie est ce que vous désiriez la
+faire ? Vous êtes heureuse ?</p>
+
+<p>Une lumière passa dans les prunelles ardentes.</p>
+
+<p>— Je suis très heureuse !… J’ai la vie que je
+souhaitais sans oser la croire réalisable… Mes
+rêves les plus ambitieux ont été dépassés… Non
+seulement, le public lettré — oh ! pas la foule,
+sûrement ! — commence à connaître un peu le nom
+de Francis Danes, — poète et compositeur ! — mais…</p>
+
+<p>Ici sa bouche prit une expression gamine.</p>
+
+<p>— … Mais ce qui me paraissait le plus enviable
+des dons, je gagne de l’argent, — pas des sommes
+considérables !… et avec ma prose plus qu’avec
+mes vers et ma musique, bien entendu ! — mais
+enfin !… Je n’ai plus à demander toujours des
+capitaux à ma famille ! Et cela seul suffirait déjà
+à me faire trouver le travail un délice…</p>
+
+<p>— Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps
+votre existence de bénédictine ?</p>
+
+<p>— Oh ! de bénédictine !…</p>
+
+<p>Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que
+son regard effleurait la soie rose de sa robe et les
+fleurs qui se fanaient sur sa peau fraîche. Il corrigea,
+toujours railleur sans gaîté :</p>
+
+<p>— Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle
+et s’accommode des mœurs, des goûts, de l’esprit
+de son temps… Et l’avenir que vous vous préparez
+ainsi, volontairement, ne vous effraie pas ?</p>
+
+<p>— Pourquoi m’effraierait-il ? Je me donne à
+moi-même mon bonheur, je ne me l’enlèverai pas !</p>
+
+<p>— Soit ; mais ce que vous voulez bien appeler
+aujourd’hui du bonheur ne vous suffira peut-être
+pas toujours…</p>
+
+<p>Elle se redressa inconsciemment ; et, avec une
+imperceptible hauteur, elle jeta :</p>
+
+<p>— Je verrai bien, alors.</p>
+
+<p>— Oui, c’est vrai, vous verrez bien — et peut-être
+trop tard !… Ainsi, l’heure n’est pas encore
+venue.</p>
+
+<p>— L’heure ?…</p>
+
+<p>Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient.</p>
+
+<p>Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils
+se rapprochèrent.</p>
+
+<p>— Me permettrez-vous de vous dire que je vous
+trouve bien indiscret ?</p>
+
+<p>— Pourquoi ? fit-il, la regardant en face. Parce
+que j’émets l’opinion que vous n’avez pas encore
+trouvé votre maître ?</p>
+
+<p>— Quelle perspicacité !… Eh bien ! croyez, s’il
+vous convient, que j’attends encore l’heure, comme
+vous dites… l’entraînement de la passion… C’est
+bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de
+me voir goûter ?</p>
+
+<p>Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis
+qu’elle soulignait les mots avec une emphase moqueuse,
+ouvrant son éventail dont les paillettes
+étincelèrent.</p>
+
+<p>Oh ! cette insolente quiétude de vierge sûre
+d’elle-même… Un désir jaillit en lui comme une
+flamme… Obtenir dans l’avenir, à n’importe quel
+prix, l’audacieuse et exquise créature ; la sentir à
+son tour, vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer…
+Il se souvint ; jadis, sur la route d’Houlgate,
+quand elle marchait insouciante devant lui,
+épris follement, il avait connu déjà cette tentation
+insensée de la saisir dans ses bras pour la meurtrir
+de baisers, en lui murmurant, sur les lèvres, les
+mots qui font défaillir… Et devenue plus femme,
+elle était plus séduisante encore. D’un regard violent
+il enveloppa la peau veloutée comme un pétale
+de camélia, le visage mobile et fin, les yeux
+ardemment profonds, la bouche que nuls baisers
+n’avaient fanée, — il l’eût juré ! — la forme modelée
+merveilleusement dans l’argile humaine que
+trahissait l’étroite ligne de la robe… Ah ! aucune
+des créatures auxquelles, depuis des mois, il s’était
+tour à tour attaché dans une soif désespérée d’oubli,
+aucune ne l’avait enivré comme eût pu le
+faire cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait,
+non seulement elle serait une incomparable
+amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la
+vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme…</p>
+
+<p>Après elle, il répéta, droit devant elle :</p>
+
+<p>— L’entraînement de la passion ! Vous en parlez
+comme une enfant joue avec le feu, sans le connaître !
+Si j’étais charitable, je vous souhaiterais,
+sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis
+pas charitable. A quoi bon mentir ? Je désire, au
+contraire, par amour de la justice, que vous connaissiez
+un jour cette force de la passion dont vous
+riez, dédaigneuse ; que vous soyez à votre tour
+vaincue par elle, vaincue à crier grâce !</p>
+
+<p>Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta.
+Elle ne souriait plus et se levait, les yeux presque
+graves.</p>
+
+<p>— Vous semblez vraiment me jeter une malédiction.
+Que savez-vous si je ne considérerai pas
+ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître
+très pâle mon bonheur d’aujourd’hui ?…</p>
+
+<p>— Je le souhaite de toute ma volonté.</p>
+
+<p>Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond
+de l’âme… Dans celle de Rozenne, elle devina
+tant de misère que son cœur de femme pardonna.
+Le sourire charmant reparut sur ses lèvres.</p>
+
+<p>— Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans
+que je l’aie mérité. J’ai si bonne envie que nous
+soyons de vrais amis ! Nous sommes destinés à
+nous voir souvent si vous devenez le collaborateur
+de mon père… Et puis, maintenant, ramenez-moi
+en plein bal, car nous accaparons un peu le sanctuaire
+du flirt ! Et Dieu sait pourtant que nous
+n’avons pas essayé ce jeu-là !</p>
+
+<p>Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son
+bras. Elle était pour lui l’incarnation même d’un
+éden où il n’entrerait pas ; la conscience lui en
+était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais
+revue… Et, pourtant, il éprouvait l’âpre désir
+de la retenir encore, de l’avoir ainsi, quelques
+minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité
+de cette pièce paisible où se fondaient, très
+doux, le chant de l’orchestre et la senteur chaude
+des fleurs qui se mouraient dans l’air alourdi.</p>
+
+<p>Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à
+demi la bibliothèque ; et la rumeur du bal les
+enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes
+fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules
+nues, avivant l’éclair des satins. Devant eux, dans
+la foule des couples, passait la petite Jacqueline
+de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières
+abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui
+dont, secrètement, son jeune cœur faisait l’élu.</p>
+
+<p>France sourit de lui voir un air de petite fille
+sagement heureuse. Rozenne ne l’aperçut même
+pas ; il pensait, impatient, que les règles de l’étiquette
+mondaine lui interdisaient de retenir davantage
+France Danestal… Alors, il souleva la portière,
+tandis qu’elle effleurait de ses doigts le bras
+qu’il se résignait à lui offrir…</p>
+
+<p>— Où désirez-vous que je vous conduise ?</p>
+
+<p>Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait
+leur réapparition.</p>
+
+<p>— Ah ! mais voici notre artiste ! Maître, il flirtait,
+et c’était avec votre fille !</p>
+
+<p>France tourna la tête et vit son père qui les regardait,
+elle et Rozenne, d’un air si surpris qu’elle
+se mit à rire.</p>
+
+<p>— Père, ne t’étonne pas autant !… M. Rozenne
+est pour moi une vieille connaissance que j’ai eu
+grand plaisir à retrouver… Il y a cinq ans, nous
+avons passé ensemble un mois bien gai à Villers.
+Je lui rends sa liberté aussitôt qu’il m’aura découvert
+un siège quelconque…</p>
+
+<p>— Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur,
+je vous attends ici pour que nous causions dès
+que vous aurez un moment à me consacrer…</p>
+
+<p>Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était
+incliné ; mais il n’eut pas la peine de chercher, pour
+France, la chaise demandée. Tout de suite, déjà,
+elle était entourée par ses danseurs qui venaient
+lui réclamer les valses promises. Alors, soulevant
+les doigts qu’elle avait laissés sur le bras de Rozenne,
+elle dit, et aux lèvres elle avait le sourire
+où voltigeait une ironie caressante :</p>
+
+<p>— Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule,
+m’abandonner pour mon père… Au revoir, n’est-ce
+pas ?</p>
+
+<p>Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses
+yeux passa l’expression qu’elle ne s’expliquait pas,
+où il y avait quelque chose de violent et de dur.
+Puis, se courbant très bas, il répéta après elle :</p>
+
+<p>— Au revoir.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un
+printemps frileux encore, que glaçaient parfois de
+brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi par
+les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait
+les branches, et de la terre vivifiée commençaient
+à jaillir les jeunes pousses qui cherchaient
+la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu fragile.</p>
+
+<p>France, dans le wagon qui l’emportait vers
+Amiens, où son beau-frère d’Humières venait
+d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre
+abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières
+senteurs d’avril.</p>
+
+<p>Mais absorbée par une songerie que berçait le
+mouvement régulier du train, elle ne prenait point
+garde au renouveau tardif du pays picard dont les
+interminables plaines fuyaient, monotones, vers
+l’horizon.</p>
+
+<p>C’était la première fois, depuis cinq années, depuis
+leur commun séjour à Villers, qu’elle allait se
+retrouver à vivre intimement près de sa sœur. Et la
+même question qui, jadis, la troublait si fort, au
+moment de leur réunion à Villers, l’occupait de
+nouveau, anxieusement : Marguerite était-elle heureuse ?
+Son généreux amour avait-il, comme elle
+l’espérait, transformé son léger époux ?… Ou bien
+était-il demeuré l’être égoïstement frivole qui, tant
+de fois, avait révolté France, à Villers ?</p>
+
+<p>Villers ! ce nom qui traversait sa pensée en fit
+dévier le cours, y ramenant, par l’impérieuse association
+des idées, le souvenir de Claude Rozenne,
+devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans
+plus tôt. Elle l’avait revu souvent depuis deux
+mois ; et chacune de leurs rencontres avait avivé
+en elle l’impression de la première heure, quand
+elle avait causé avec lui chez les de Tavannes.
+Avec le Rozenne de jadis, il semblait n’avoir de
+commun que son sens délicat et si aiguisé des
+choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément
+les poèmes de Robert Danestal ; et cela, avec
+une telle intuition du caractère de l’œuvre, qu’elle
+eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies
+à elle…</p>
+
+<p>Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports
+n’avaient pas repris le caractère de sympathie
+joyeuse et confiante qui les avait rapprochés à
+Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas
+l’intuition qu’elle l’intéressait comme autrefois ;
+elle sentait son attention tendue vers elle, dès que
+les obligations de la vie mondaine les rapprochaient ;
+mais, loin de la rechercher, il l’évitait ; et
+si quelque circonstance les réunissait forcément,
+elle retrouvait vite, sous la correction polie des paroles,
+l’espèce de mordante et agressive rudesse
+dont elle avait été frappée, le soir au bal. Que lui
+avait-elle donc fait ?… Gardait-il contre elle une
+mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné
+sa capricieuse recherche, oubliée par lui tout le
+premier, d’ailleurs, comme l’avait prouvé son
+prompt mariage.</p>
+
+<p>S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée
+qu’elle s’était créée, ne réalisant aucune des prédictions
+par lesquelles il répondait autrefois à ses
+déclarations de faire <i>seule</i> son bonheur ?…</p>
+
+<p>Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le
+lui pardonner, d’abord parce qu’il avait beaucoup
+de talent, et elle possédait pour les artistes des trésors
+d’indulgence ; parce qu’il avait une intelligence
+largement ouverte à toutes les idées ; surtout,
+enfin, parce qu’elle devinait en lui une blessure
+très douloureuse dont il n’était pas guéri, s’il devait
+l’être jamais.</p>
+
+<p>De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer
+dont toutes ses paroles semblaient imprégnées ; de
+là, ses brusques sautes d’humeur qui, tour à tour,
+faisaient de lui un étincelant causeur et un homme
+morose et silencieux, indifférent à toute conversation.</p>
+
+<p>D’instinct, elle était désormais certaine qu’il
+avait souffert par sa femme de façon inoubliable…
+Mais comment ?… Tous l’ignoraient. Jamais il
+n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et
+il menait, au contraire, une vraie vie de garçon,
+terriblement folle. France avait entendu conter sur
+lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet,
+édifié même de moins éclairées, et elle savait à
+merveille quel nom de très belle comédienne on
+accolait invariablement au sien.</p>
+
+<p>Donc, il était pareil à la majorité des autres
+hommes. Alors pourquoi est-ce que, tout à la fois, il
+l’intéressait et l’irritait ? pourquoi chacune de leurs
+rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire
+curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation ?
+curiosité dont elle s’irritait toutes les fois
+qu’elle en prenait conscience.</p>
+
+<p>Et de nouveau elle eut un petit froncement de
+sourcils, quand une secousse plus brusque du train
+la rappela soudain à elle-même. Alors elle fit un
+geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le
+souvenir même de Claude Rozenne.</p>
+
+<p>Amiens, maintenant, était proche, tout proche.
+Le train filait entre les terres basses, découpées de
+menus canaux… Puis apparurent les premières maisons
+des faubourgs, aux briques enfumées. Après,
+ce fut la lourde masse de la gare. Et la machine,
+bruyamment, s’engagea sous la voûte noircie, entre
+les quais dont elle faisait frémir l’asphalte.</p>
+
+<p>Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le
+flot des voyageurs. France, entraînée par le mouvement
+général, se glissa alertement à travers la
+foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie ; et,
+soudain, un sourire heureux lui monta aux lèvres,
+car elle apercevait le cher visage de sa sœur qui
+lui souhaitait la bienvenue, avant même que la
+douce voix eût dit avec un accent de tendresse :</p>
+
+<p>— Ah ! France ! petite France ! te voilà, pour de
+bon !… Jusqu’à la dernière minute, j’ai eu peur
+d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais à
+venir.</p>
+
+<p>— Que je renonçais… pourquoi ? mon Dieu…</p>
+
+<p>— Parce qu’il me semblait que notre province
+et notre modeste petit intérieur n’avaient rien de
+bien attirant !</p>
+
+<p>— Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je
+reprends le train tout de suite et je refile vers
+Paris… Je suis tellement contente de me retrouver
+avec toi et les enfants ! Est-il possible que ce soit
+Bob, ce grand garçon ? Veux-tu embrasser tante,
+mon chéri ?</p>
+
+<p>Un peu timide, le petit s’approcha ; puis, tout
+de suite conquis, il glissa sa menotte ronde sous
+les doigts effilés de la jeune fille dont André
+d’Humières venait de serrer chaleureusement la
+main.</p>
+
+<p>— André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce
+pas ? t’occuper des bagages de France. Nous rentrons
+en avant parce que je ne veux pas laisser les
+deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah !
+France, je vais pouvoir te présenter ta filleule !</p>
+
+<p>— Enfin ! enfin ! Il me semblait, Marguerite, que
+jamais le moment de notre réunion n’arriverait !
+Il me faut vraiment, pour ne pas croire que je le
+rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir
+tes chers yeux et ton sourire. Que c’est donc bon
+d’être ici !</p>
+
+<p>Une telle allégresse chantait dans son accent,
+que la jeune femme eut vers elle un regard presque
+reconnaissant, heureuse de cette joie qui lui montrait,
+toujours si vivante, la tendresse de sa jeune
+sœur. Et, leurs deux cœurs soudain rapprochés,
+elles se mirent à causer avec une intimité joyeuse.</p>
+
+<p>Elles avaient laissé derrière elles une large rue
+qui s’ouvrait devant la gare, animée par la course
+incessante des tramways ; et elles marchaient dans
+la paisible allée d’un boulevard où les croisaient
+de rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient
+pour regarder la jolie inconnue dont
+Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite,
+distraite de sa causerie par le salut d’un passant,
+s’en aperçut tout à coup et, gaiement, lança :</p>
+
+<p>— France, demain le tout-Amiens va savoir ton
+arrivée en nos murs et Dieu sait les visites que
+j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la première
+fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon,
+mon petit salon !</p>
+
+<p>— Si petit que cela ?… Je croyais qu’en province
+on avait tant de place !</p>
+
+<p>— Quand on peut largement payer cette place,
+oui… Mais… mais ce n’est pas tout à fait notre
+cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre <i>home</i> ;
+nous arrivons…</p>
+
+<p>Elles s’étaient engagées dans une paisible petite
+rue qui s’élevait en pente douce pour finir brusquement
+sur un large horizon de ciel.</p>
+
+<p>France demanda, étonnée :</p>
+
+<p>— N’y a-t-il plus de maisons par là ?</p>
+
+<p>— Non, de ce côté, ce sont les champs… Et ce
+m’est bien précieux pour mes trois poussins qui,
+grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur bonne
+mine. Ah ! te voici chez toi, chérie, dans un bien
+modeste logis de gens pas fortunés du tout, qui,
+pour tout luxe, ne peuvent te donner que de l’affection.</p>
+
+<p>— Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur,
+que pourrais-tu m’offrir de meilleur !</p>
+
+<p>Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite,
+et dans la pénombre d’un petit vestibule dallé,
+donnant sur un jardin, France aperçut une fillette
+toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis
+qu’une bonne, sortant de la cuisine, apparaissait,
+un poupon dans les bras.</p>
+
+<p>— Tes nièces, France, dit la jeune femme avec
+un regard ravi ; et prenant le bébé, elle ajouta :</p>
+
+<p>— Ta filleule ! Tu peux en être fière, tu sais, car
+elle est un des plus beaux bébés d’Amiens. Ne te
+moque pas de mon orgueil, je suis sa nourrice !</p>
+
+<p>Sa voix avait le même accent de gaieté que
+France ne lui entendait pas jadis. Évidemment, sa
+triple maternité lui était un bonheur qui eût suffi
+peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers,
+ce devait être vraiment ces trois petites créatures
+qui transfiguraient, pour elle, le modeste logis, arrangé
+certes avec goût, mais où mille détails révélaient
+une envahissante présence d’enfants : joujoux
+tombés dans un coin, brassières de tricot dans
+la corbeille à ouvrage, petits manteaux suspendus
+aux patères du vestibule.</p>
+
+<p>Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés,
+Bob et Étiennette, semblaient résolus à ne pas la
+quitter ; même, la main de la petite fille tenait
+ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle
+ne lâcha pas, quand Mme d’Humières, le bébé toujours
+dans les bras, s’engagea dans l’escalier pour
+guider sa sœur.</p>
+
+<p>— Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère
+qu’elle ne t’éveillera pas, car ta chambre n’est
+pas loin de la nôtre. Chérie, j’aurais voulu te bien
+mieux installer ; mais, du moins, c’est avec tout
+mon cœur que je t’accueille dans cette humble
+petite pièce.</p>
+
+<p>— Oh ! Marguerite, comme je vais y être bien
+près de toi ! Si bien que le courage me manquera
+pour retourner à Paris.</p>
+
+<p>Un sourire de malice, un peu mélancolique,
+passa sur les lèvres de la jeune femme.</p>
+
+<p>— Malheureusement pour nous, ce n’est pas à
+craindre… Tu te lasseras bien vite de la monotonie
+de notre vie provinciale !… Maintenant, il
+me faut te laisser un instant, car j’entends mon
+unique camériste qui me réclame. Quand tu auras
+ôté tes affaires, viens me retrouver en bas, petite
+France, ou appelle-moi…</p>
+
+<p>Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le
+bébé toujours blotti contre elle.</p>
+
+<p>France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier.
+Ce fut, au rez-de-chaussée, un bruit de voix ;
+puis le silence se fit, silence dans la maison, silence
+dans la rue où ne circulait nul passant.</p>
+
+<p>— Que c’est calme ici ! calme à donner le spleen
+ou la paix ! murmura-t-elle, saisie de cette complète
+absence de vie qui la stupéfiait au sortir de
+son fiévreux Paris.</p>
+
+<p>Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée
+dans une atmosphère étrangère où son âme ne se
+reconnaissait pas.</p>
+
+<p>Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre
+s’ouvrait sur le jardinet où de petits parterres
+s’étendaient, dans des bordures de buis, autour
+d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les
+premières pousses pointaient et leurs vagues senteurs
+s’épandaient dans l’air vif. Par delà les murs
+du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles,
+aux branches encore nues, découpées sur le ciel rose
+du couchant. Puis, plus loin, c’était l’infini des
+champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon, plaine
+sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque
+falaise. Très haut, les premières hirondelles voletaient
+éperdument ; et, dans la douceur du crépuscule,
+une claire sonnerie de cloches tintait sans
+relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une
+église à l’autre, les carillons, vibrant à pleine volée,
+semblaient se répondre, hymne joyeusement pur
+que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable
+d’artiste et de poète.</p>
+
+<p>Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément
+dans sa pensée, évocateurs des sensations imprécises
+qu’éveillaient en elle ces voix musicales des
+cloches, dans le jour finissant… Elle entendit
+son beau-frère qui rentrait et appelait dans le
+jardin :</p>
+
+<p>— Marguerite !… Où es-tu, chérie ?</p>
+
+<p>« Chérie ! » L’appellation caressante la frappa.
+Avec le temps enfin, en était-il venu à comprendre
+quel trésor était sa jeune femme ?… Alors, Marguerite
+pouvait être heureuse, malgré ses abominables
+soucis de ménagère, ses tracas d’argent, ses
+préoccupations maternelles ?…</p>
+
+<p>France entendit le rire de sa sœur, puis son
+exclamation :</p>
+
+<p>— André, puisque tu as oublié ma commande
+au pâtissier, il faut que tu ailles vite chercher mes
+brioches ; Léonie n’a pas le temps d’y courir.</p>
+
+<p>De la fenêtre, France jeta gaiement :</p>
+
+<p>— Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne
+sommes pas gourmands et nous attendrons à demain
+pour croquer tes brioches.</p>
+
+<p>— Oh ! non, tante France, pas demain, ce soir !
+cria Bob avec un tel élan que tous se mirent à rire.</p>
+
+<p>— Alors, c’est moi qui irai à la recherche des
+brioches, dit France.</p>
+
+<p>— Mais tu ne sais pas le chemin…</p>
+
+<p>— Eh bien ! j’emmènerai Bob qui me conduira.</p>
+
+<p>— Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous,
+France, accepter le papa de Bob ? proposa
+André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite,
+je serai très flatté de vous faire faire votre première
+promenade amiénoise.</p>
+
+<p>En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans
+le petit vestibule où l’attendaient son beau-frère et
+Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi de la promenade
+inattendue.</p>
+
+<p>Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions
+de Marguerite, elle regardait dans la rue
+solitaire, qu’un unique passant traversait d’un pas
+vif. Et une exclamation alors lui échappa :</p>
+
+<p>— Oh ! c’est singulier comme cet Amiénois a
+l’allure de Claude Rozenne !</p>
+
+<p>— Qu’est-ce donc qui vous étonne, France ? interrogea
+son beau-frère qui se rapprochait.</p>
+
+<p>— La ressemblance de silhouette d’un de vos
+compatriotes actuels avec un de nos amis, Claude
+Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon
+père.</p>
+
+<p>— Claude Rozenne… Je me rappelle ce nom
+vaguement…</p>
+
+<p>— Il y a cinq ans, il était à Villers en même
+temps que nous.</p>
+
+<p>— Ah ! parfaitement ; je me souviens. Un grand
+garçon très chic qui vous faisait la cour…</p>
+
+<p>— André ! quelle imagination rétrospective !…
+Tenez-lui la bride, car, depuis Villers, Claude Rozenne
+a pris femme !</p>
+
+<p>Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il
+la conduisit vers la ville que dominait la flèche
+aérienne de sa vieille cathédrale.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IV</h3>
+
+
+<p>Trois jours s’étaient écoulés.</p>
+
+<p>France, maintenant, connaissait la physionomie
+d’un dimanche en province. Une sortie de messe
+d’onze heures qui offrait aux toilettes amiénoises
+l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à
+elle-même un succès de curiosité. Puis, dans
+l’après-midi, quelques tours sur les grands boulevards
+baignés de soleil, où les promeneurs circulaient
+dans leurs atours du dimanche. Et, avant
+de regagner les hauts quartiers où s’abritait le
+petit foyer de Marguerite, une première visite à la
+cathédrale ; une visite exquise au jour baissant,
+alors qu’un dernier reflet du couchant empourprait
+les verrières, que l’ombre envahissait les allées et,
+autour de la vaste nef, les chapelles où, devant
+l’autel, tremblait la flamme de quelques cierges.</p>
+
+<p>Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la
+grande basilique silencieuse où flottait encore le
+parfum d’encens d’une cérémonie achevée ! Mais
+il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait,
+Marguerite rentrée auprès de ses petites
+filles qu’elle devait garder tandis que l’unique servante
+s’affairait dans les préparatifs du repas du
+soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale,
+pensant à sa sœur dont, tout bas, elle plaignait
+l’esclavage de toutes les minutes.</p>
+
+<p>Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis
+qu’elle se trouvait auprès de la jeune femme ; et
+elle savait déjà quelle vie de complet dévouement
+aux siens était l’existence de sa sœur.</p>
+
+<p>Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans
+cesse, avec les difficultés de tout petits revenus, la
+lourde charge de trois enfants à élever, le soin
+d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une
+physionomie coquette et confortable… Aussi combien
+fallait-il que Marguerite se prêtât, sans
+compter, à toutes les tâches, même les plus humbles ;
+des tâches tellement multiples que France,
+observatrice discrète et aimante, était, tout à la
+fois, remplie d’admiration pour la vaillance si
+simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser
+ainsi, en vulgaires besognes, toutes les belles
+heures de sa jeunesse. Quel temps lui restait-il
+pour cette vie intellectuelle et artistique qui semblait
+aussi indispensable à France que l’air pour
+respirer ? Tout juste, elle avait le temps de parcourir,
+dérangée par les enfants, une revue ou un
+journal ; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture
+qu’André offrait de lui faire, car lui, avait des
+loisirs pour se distraire.</p>
+
+<p>Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations
+littéraires autant que France elle-même.
+Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice comme
+tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment,
+lui parlait d’un livre qui venait de paraître,
+elle avait répondu, avec son charmant sourire :</p>
+
+<p>— Ne me demande pas si je connais tel ou tel
+ouvrage. Il n’existe plus pour moi aujourd’hui que
+deux auteurs : Robert Danestal et Francis Danes.
+Les autres, hélas ! je n’ai plus le temps de les lire…
+Il est si rare que j’aie le loisir même d’ouvrir un
+volume, maintenant, qu’il me semble goûter au
+fruit défendu quand cela m’arrive par hasard.</p>
+
+<p>— Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite ?
+avait involontairement laissé échapper
+France.</p>
+
+<p>— Chérie, il faut bien que je m’en passe ! Les
+mamans, tu verras cela un jour, les mamans doivent
+lire surtout la vie de leurs tout petits !</p>
+
+<p>Et raccommoder leurs affaires, les promener,
+leur donner la becquée, les faire jouer, voire même
+leur apprendre à lire… De plus, être la compagne
+d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes
+femmes du monde, pomponnées, parfumées,
+et qu’il fallait savoir garder tout en étant, par la
+force des choses, une humble ménagère, obligée à
+des prodiges d’économie qui devaient être dérobés
+à la maligne clairvoyance du monde…</p>
+
+<p>Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la
+seule idée réveillait, chez France, l’ivresse de son
+indépendance, était fait le bonheur de Marguerite !</p>
+
+<p>Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite
+de son sort, pourtant ; heureuse de se dévouer
+à ses enfants, au mari à qui elle gardait le fervent
+amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé.</p>
+
+<p>Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience
+du prix d’une telle affection, prendre souci de la
+reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger la tâche de
+la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la
+puissance de sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement,
+l’idéale conception du mariage ?</p>
+
+<p>Cela, c’était une belle œuvre que comprenait
+l’âme ardente de France ! Mais à elle, il eût semblé
+impossible de donner son amour à un homme
+qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de
+lui son maître, si elle connaissait la nécessité de
+le garder et de le soutenir pour qu’il marchât sans
+mesquine défaillance.</p>
+
+<p>Ah ! quel mystère c’était un cœur de femme ! Et
+savait-elle ce que la vie ferait du sien ? La veille,
+à cette messe où elle était allée avec Marguerite,
+elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que
+chacun doit chercher sa voie… Se trompait-elle
+donc en croyant avoir trouvé celle qui devait assurer
+son bonheur ?…</p>
+
+<p>Vaguement, elle songeait à toutes ces choses,
+pendant que, dans le tranquille petit jardin, elle
+surveillait les jeux de Bob et d’Étiennette, afin de
+donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans
+la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut
+et, une seconde, en silence, elle considéra France
+qui, son livre tombé sur ses genoux, regardait dans
+l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle
+lui jeta :</p>
+
+<p>— France, ma chérie, j’ai une peur terrible que
+tu ne t’ennuies dans ma calme province !</p>
+
+<p>France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre
+où s’encadrait la tête blonde de la jeune femme.</p>
+
+<p>— Marguerite, tu me calomnies ! Je me sens
+déjà, au contraire, une vraie âme de provinciale.</p>
+
+<p>— Tu en es sûre ?</p>
+
+<p>— Dame, il me semble…</p>
+
+<p>— Eh bien ! tu vas être mise à l’épreuve bien
+vite. Aujourd’hui, je dois recevoir pour la première
+fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon arrivée
+ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va
+être abondant…</p>
+
+<p>— Si abondant que cela ? laissa échapper France, la
+mine un peu effrayée.</p>
+
+<p>— Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère
+petite sauvage, d’autant plus qu’il va se mêler à
+l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton endroit.
+Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A
+l’heure actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va
+m’honorer de ses relations sait que j’ai chez moi
+une jeune personne extrêmement chic, poétesse,
+compositeur, qui mérite d’être vue de près.</p>
+
+<p>— Marguerite, tais-toi, je t’en supplie ! Tu vas
+me faire sauver avec André et les petits dans les
+champs pour toute l’après-midi !</p>
+
+<p>— Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi
+qui es une personne d’expérience. Mais je bavarde
+et il me faut aller fleurir le salon.</p>
+
+<p>— Laisse-moi faire ; par la fenêtre ouverte, je
+surveillerai très facilement les enfants ; et tu sais
+que je m’entends à arranger les fleurs !</p>
+
+<p>Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses
+qui, avec ensemble, affluèrent quelques heures
+plus tard dans la petite pièce, s’avouèrent — avec
+plus ou moins de bonne grâce — que peu de
+luxueux salons avaient meilleur air que celui de la
+« jeune Mme d’Humières… ». Et comme celle-ci
+était une femme du monde accomplie, sachant
+mettre chacune sur son sujet favori, elle fut, ce
+jour-là, sacrée « une charmante Parisienne ».</p>
+
+<p>France, habillée avec cette simplicité d’une élégance
+si personnelle dont elle avait le secret, l’aidait
+de son mieux ; mais, en dépit de sa bonne
+volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait
+d’elle peu à peu, devant ce défilé d’inconnues,
+banales la plupart, qui toutes disaient les mêmes
+paroles quelconques de politesse, racontaient les
+mêmes menues histoires de la ville et, invariablement,
+parlaient de la kermesse de charité qui se
+préparait pour le mois de mai, dont les préparatifs
+occupaient fort la société amiénoise.</p>
+
+<p>Une grosse dame, haute en couleur, qui était une
+des dames patronnesses et s’en montrait ravie, dit
+à France, d’un air entendu :</p>
+
+<p>— J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir,
+pour notre concert, un programme illustré
+par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la
+négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste !</p>
+
+<p>Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence
+de France. Dans son souvenir, jaillissait l’image
+du promeneur entrevu le jour de son arrivée… Elle
+demanda :</p>
+
+<p>— Est-ce que la famille de M. Rozenne habite
+Amiens ?</p>
+
+<p>— Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà.
+Elle est Amiénoise, d’ailleurs. Mais lui, Claude, y
+vient fort peu, et seulement en passant, depuis son
+malheur.</p>
+
+<p>Un tressaillement secoua les nerfs de France.
+Jamais, jusqu’à cette heure, elle n’avait eu le désir
+bien précis de savoir quel douloureux secret semblait
+enfermer désormais la vie de Claude Rozenne.
+Comme sous un choc mystérieux, ce désir, tout à
+coup, s’avivait en elle, si impérieux que ses lèvres
+prononcèrent, interrogatives, avant que sa volonté
+les eût closes :</p>
+
+<p>— Depuis son malheur ?</p>
+
+<p>— Mais oui… Est-ce que vous ne savez pas ?…
+Pourtant vous le connaissez…</p>
+
+<p>— Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers.</p>
+
+<p>— Avant son mariage… Son lamentable mariage !…</p>
+
+<p>France resta muette, s’interdisant une question.
+Mais ses yeux parlaient, tandis qu’autour d’elle les
+propos se croisaient ; et la vieille dame, enchantée
+de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui
+expliqua :</p>
+
+<p>— Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence
+il s’était toqué d’une Anglaise très belle et
+très riche, qui y passait l’hiver avec une parente.
+Eh bien ! cette Anglaise était d’une famille de
+fous. Elle s’est gardée d’en rien dire. Cet absurde
+Claude, aveuglé par sa passion, ne s’est pas renseigné.
+Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger.
+Et un an après, à la naissance d’un enfant, la crise
+a éclaté. Elle aussi est folle… Et inguérissable,
+m’a dit Mme Rozenne.</p>
+
+<p>Sans en avoir conscience, France avait pâli, le
+cœur frémissant d’une infinie pitié pour Rozenne.
+Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris, un peu
+inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles
+ardemment attentives, elle demandait encore :</p>
+
+<p>— Et l’enfant, il est mort ?</p>
+
+<p>— Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à
+Amiens. C’est un pauvre petit bonhomme très délicat.
+Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison.</p>
+
+<p>— Et… la mère ?</p>
+
+<p>— Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans
+son château, à moins qu’elle ne soit dans quelque
+maison de santé. Je ne sais au juste. Jamais Claude
+ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de
+personnes, ici, croient qu’elle est morte. Mais je
+suis sûre que non… Claude, alors, ne serait pas si
+sombre ! Le fait est que c’est épouvantable de se
+trouver ainsi lié à une folle.</p>
+
+<p>Ah ! oui, épouvantable !… Mais France n’eut pas
+à répondre à la bavarde vieille dame ; de nouvelles
+visiteuses entraient dans le salon exigu, si bien que
+quelques personnes se levèrent et prirent congé.</p>
+
+<p>— France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces
+dames ? demanda Marguerite.</p>
+
+<p>France obéit aussitôt, avec l’impression vague
+qu’elle allait échapper à un cauchemar… Mais non,
+elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre, il lui
+suffisait de regarder le visage animé de la grosse
+dame qui venait, si aisément, de lui raconter la
+triste aventure conjugale de Claude Rozenne et n’y
+pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de
+la kermesse.</p>
+
+<p>Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper
+du salon ; d’avoir quelques minutes au moins
+de solitude pour se reprendre, pour réagir contre
+l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée
+la révélation du lamentable roman de Rozenne.
+Mais c’était impossible ; elle était prisonnière
+dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait
+de nouveau ; cette fois, devant un homme jeune, — d’une
+trentaine d’années, — vêtu avec un soin
+correct, l’air provincial. Il avait des traits réguliers,
+une physionomie intelligente, douce et un peu
+froide…</p>
+
+<p>Profondément, il s’inclina devant la jeune
+femme qui lui tendait la main et disait, l’accueillant
+d’un sourire :</p>
+
+<p>— Comme c’est aimable à vous, si occupé, de
+venir me voir !… France, je te présente M. Albert
+Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé
+à notre arrivée ici… Ma sœur, Mlle Danestal.</p>
+
+<p>Le jeune homme salua de nouveau ; et, volonté
+ou hasard, prit une chaise voisine de celle de
+France qui, la pensée distraite, avait à peine entendu
+les paroles de sa sœur…</p>
+
+<p>Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une
+politesse courtoise, entamait la conversation par
+une question banale :</p>
+
+<p>— Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle ?</p>
+
+<p>— Depuis trois jours.</p>
+
+<p>— Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère
+parisienne ?… Notre ville doit être tellement
+morte, pour une femme habituée à une existence
+remplie de distractions…</p>
+
+<p>— Vous voulez dire une femme mondaine ? Je
+le suis si peu, que vraiment ce n’est pas la peine
+d’en parler.</p>
+
+<p>— C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus…</p>
+
+<p>Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie
+s’anima :</p>
+
+<p>— Votre réputation de poète vous a précédée,
+mademoiselle.</p>
+
+<p>— Par les soins de mon beau-frère.</p>
+
+<p>— Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité
+de Francis Danes, j’avais remarqué, dans la
+dernière Revue, des vers dont l’inspiration m’avait
+donné le très vif désir de connaître le poète qui les
+avait écrits.</p>
+
+<p>— Ah ! vraiment ?… pourquoi ? interrogea-t-elle
+machinalement, tant sa pensée demeurait obsédée
+de la révélation qui venait de lui être faite…</p>
+
+<p>— Parce qu’il me semblait tout à fait sincère
+dans sa pitié pour les humbles… Et c’est chose
+très rare chez les auteurs qui, les trois quarts du
+temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre.</p>
+
+<p>— Croyez-vous ?… dit-elle saisie d’un impérieux
+désir d’échapper à la hantise du souvenir de Rozenne.</p>
+
+<p>— Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai
+peu de loisirs pour lire les poètes. Je suis un
+homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je dirige
+une des plus importantes filatures du département.
+Et c’est une tâche très absorbante.</p>
+
+<p>— Et intéressante ?</p>
+
+<p>— Intéressante… A vous, mademoiselle, elle
+semblerait sans doute insipide… Mais il ne saurait
+en être de même pour ceux qui en connaissent les
+moindres rouages. De plus, elle me fournit de très
+utiles documents pour des études sur les questions
+ouvrières qui m’occupent beaucoup. C’est un problème
+si grave aujourd’hui !</p>
+
+<p>— Oui, bien grave, je crois, dit France devenant
+attentive.</p>
+
+<p>Pour la première fois de l’après-midi, son esprit
+trouvait où se prendre dans la conversation ; et
+c’était pour elle un plaisir dont elle savait gré à cet
+étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente
+sympathie il trouvait dans cette pensée de femme,
+car il expliqua, avec une sorte d’abandon qui ne
+devait pas lui être familier :</p>
+
+<p>— Vous ne sauriez croire quelles natures on
+trouve dans ce peuple d’ouvriers !… Certes, il y en
+a de misérables, de vicieuses ; mais il s’en rencontre
+aussi qui ont une véritable valeur morale… Tenez…</p>
+
+<p>Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait
+bien, presque trop bien, avec une parole facile
+d’avocat, comme il eût parlé devant un auditoire.
+Mais ce qu’il disait — en somme — était observé,
+senti ; et, s’animant un peu à le dire, il sortait de
+sa froideur correcte, légèrement compassée… Cette
+froideur, dissipée peut-être, sans qu’il en eût conscience,
+par la chaude clarté du regard bleu. France,
+à son tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes
+ouvrières, voulant savoir ce qu’il y avait de vrai,
+rigoureusement, dans les études écrites à leur sujet,
+pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de
+sa philanthrope amie, Suzan Mackley.</p>
+
+<p>Bien volontiers il répondait à une curiosité qui
+le stupéfiait chez cette jeune fille ; car elle lui semblait
+ne devoir être qu’une créature de luxe. Par
+quel phénomène, éprise de poésie, de musique,
+comme il savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant,
+s’intéresser si vivement à la sombre prose
+d’humbles existences ?… Une telle femme ne ressemblait
+à aucune qu’il eût encore rencontrées ; et
+si peu romanesque qu’il fût, il se félicita d’avoir eu,
+ce jour-là, l’inspiration d’aller présenter ses devoirs
+de politesse à Mme d’Humières.</p>
+
+<p>Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses
+coupa net sa conversation avec France, que
+sa sœur appelait d’un signe. Et alors, seulement,
+à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux
+toujours de l’étiquette, avait totalement
+oublié les personnes présentes en causant avec
+Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en
+être tirées !… Et une irritation contre lui-même
+troubla son calme habituel, tandis qu’il s’appliquait
+à réparer sa faute en se mêlant à la conversation
+générale.</p>
+
+<p>Mais malgré lui, son regard allait encore par
+instants chercher France Danestal, assise maintenant
+à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne causait
+plus avec son animation charmante, et il y avait le
+reflet de quelque pensée absorbante dans le regard
+distrait qu’elle attachait sur les hôtes de sa sœur.
+Quand il s’inclina profondément devant elle,
+pour prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir
+qu’elle s’était intéressée à causer avec lui et,
+avec un regret singulier, il la sentit lointaine…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>V</h3>
+
+
+<p>C’était un joli matin clair et la Somme luisait
+au soleil, creusée d’étincelants sillons quand, lourdement,
+descendait vers la ville quelque large bateau
+plat qui s’éloignait entre les rives poudrées
+par la floraison blanche des cerisiers.</p>
+
+<p>— Quelle bonne promenade ! s’écria France.
+Toute rose, elle revenait d’une course sur le chemin
+de halage avec son beau-frère et Bob, ses deux
+fidèles cavaliers.</p>
+
+<p>— Comme il est dommage que Marguerite n’ait
+pu nous accompagner !… Il fait délicieux !</p>
+
+<p>Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air
+tiède où le voisinage de la Somme mettait une
+senteur fraîche ; et, une seconde, elle s’arrêta, ravie,
+à considérer cette souriante aurore du renouveau.
+Ce paysage lumineux, si proche de la ville, ce
+n’était pas tout à fait la campagne ; mais pour une
+Parisienne, cependant, c’était presque cela…</p>
+
+<p>— Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas
+rentrer encore, proposa André, qui se plaisait fort
+à promener sa jeune belle-sœur.</p>
+
+<p>— Oh ! oui, tante, restons en route, appuya Bob
+bondissant comme un jeune chevreau.</p>
+
+<p>Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être
+utile à Marguerite en revenant sans tarder ; et elle
+ne se laissa pas séduire par la proposition d’André.
+Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres
+épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent
+le paisible quartier où les passants se comptaient.
+Dans la rue qu’ils suivaient, seule une
+vieille servante marchait, tenant par la main un
+tout petit garçonnet, presque un bébé, quatre ans
+à peine, qui avançait près d’elle, trop sage, d’une
+allure lente et fatiguée. Quand il passa près de
+France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands
+yeux dont le regard était vague, un petit visage
+nerveusement contracté… Et une fugitive idée
+courut dans son esprit :</p>
+
+<p>— Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne ?…</p>
+
+<p>Instinctivement, elle regarda vers les maisons
+closes… L’une d’elles, peut-être, abritait l’homme
+dont, la veille, on lui avait raconté la triste destinée…</p>
+
+<p>La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle
+n’entendait plus le joyeux bavardage de Bob qui
+trottinait près d’elle… Soudain, elle s’arrêta saisie.
+Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant
+à une femme âgée qui semblait l’accompagner, il
+y avait Claude Rozenne… C’était bien lui !… Elle
+n’était pas trompée par une ressemblance…</p>
+
+<p>Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne
+entendit. Il regarda :</p>
+
+<p>— Oh ! Mlle Danestal !</p>
+
+<p>Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il
+ne l’eût pas considérée avec plus de stupeur et
+d’angoisse… Ce ne fut d’ailleurs qu’une seconde.</p>
+
+<p>La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser…</p>
+
+<p>Avant que France eût fait même un mouvement
+pour reprendre son chemin, il s’était découvert, et,
+s’avançant, il s’exclamait d’un accent de politesse
+dont elle distingua l’altération :</p>
+
+<p>— Quelle surprise de vous voir ici !… Vous êtes
+à Amiens en touriste ?</p>
+
+<p>— Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur,
+Mme d’Humières.</p>
+
+<p>— Madame votre sœur habite Amiens ?</p>
+
+<p>— Mon beau-frère y a été nommé récemment.</p>
+
+<p>Du geste, elle indiquait André que, dans son
+désarroi, Rozenne n’avait pas remarqué.</p>
+
+<p>Les regards des deux hommes se croisèrent tandis
+que dans leur esprit s’élevait le confus ressouvenir
+du passé qui, jadis, les avait rapprochés.
+France sentit combien était forcé le sourire de
+bienvenue de Rozenne. Sûrement il pensait que par
+l’inévitable force des choses elle allait apprendre — si
+elle ne le connaissait déjà ! — son lugubre
+secret, et il en souffrait…</p>
+
+<p>Avec un désir instinctif de le distraire de sa
+pensée, elle reprenait, souriant un peu :</p>
+
+<p>— Je ne vous savais pas ici… Je vous croyais
+voyageant au loin… Depuis quinze jours, vous
+vous êtes fait invisible !</p>
+
+<p>— J’étais venu travailler dans le calme… sans
+pareil !… d’une maison de province, auprès de ma
+mère…</p>
+
+<p>Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui
+était demeurée dans le vestibule, occupée à examiner
+des plantes vertes, et que son nom prononcé
+ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa
+porte.</p>
+
+<p>— Voulez-vous me présenter à madame votre
+mère, dit France délicatement, car elle lisait une
+question dans les yeux de Mme Rozenne.</p>
+
+<p>Il s’inclina :</p>
+
+<p>— Maman, Mlle Danestal, la fille du grand
+poète pour lequel tu me vois travailler ces jours-ci…</p>
+
+<p>Le visage de Mme Rozenne s’éclaira :</p>
+
+<p>— Je sais… je sais… Et je sais aussi que mademoiselle
+est un vrai poète comme son père… Je
+n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à lire,
+signés par elle… Comme au temps de ma jeunesse,
+j’aime la belle poésie.</p>
+
+<p>Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait
+de ses paroles toute autre chose qu’un compliment
+banal. France le sentit, et son joli sourire lui vint
+aux lèvres.</p>
+
+<p>— Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir
+bien me dire que mes poèmes de débutante
+vous ont plu un peu.</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant, vous faites trop d’honneur
+à ma sympathie !… Vous devez être habituée à recevoir
+l’hommage de lecteurs dont le jugement a
+une valeur bien autre que celui d’une vieille femme
+de province…</p>
+
+<p>Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon,
+mais si frêle… un sourire de femme qui a beaucoup
+pleuré. Et France eut l’impression qu’elle devait
+souffrir encore, comme au premier jour, du
+malheur qui avait brisé la vie de son fils. Quelle
+mélancolie il y avait sur son mince visage creusé
+de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair
+qui demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable
+expression !… Ainsi elle devait contempler
+toute jeune fille qui eût pu être la femme de
+son fils…</p>
+
+<p>Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles
+échangées entre sa mère et France Danestal ; son
+regard errait sur le clair lointain de la rue, et du
+bout de sa canne il tourmentait une imperceptible
+motte de terre jaillie entre deux pavés. Mais,
+comme s’il eût pris une résolution, il se tourna
+alors vers André et demanda :</p>
+
+<p>— Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur,
+j’irai présenter mes hommages à Mme d’Humières.</p>
+
+<p>— Elle aura grand plaisir à renouveler les relations
+si agréablement commencées autrefois à Villers…
+Vous êtes encore à Amiens pour quelque
+temps ?</p>
+
+<p>— Je ne sais cela !… Comme au temps de ma
+jeunesse, je me laisse diriger par le hasard des
+circonstances… Et du jour au lendemain je puis
+repartir pour Paris…</p>
+
+<p>— Où tu vas faire de fréquentes apparitions,
+remarqua doucement Mme Rozenne.</p>
+
+<p>Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir
+de la belle comédienne dont elle savait le
+nom lié à celui de Rozenne, dans les propos du
+« Tout Paris »… Et sans qu’elle en eût conscience,
+des paroles d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne…</p>
+
+<p>— Au revoir… Faites des merveilles ; et quand
+vous serez redevenu Parisien, venez nous les montrer…</p>
+
+<p>Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant,
+s’inclina pour prendre congé de Mme Rozenne, qui
+la regardait de ses yeux tristes.</p>
+
+<p>— Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant ?
+Vous n’êtes ici qu’un oiseau de passage,
+sans doute.</p>
+
+<p>— Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une
+dizaine de jours, madame.</p>
+
+<p>— Eh bien ! si vous avez une minute à perdre ;
+si la maison d’une vieille femme ne paraît pas trop
+triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir à vous
+recevoir, ainsi que madame votre sœur.</p>
+
+<p>France eut un remerciement et quelques mots
+de politesse, sans vouloir engager Marguerite.
+Mais son beau-frère, lui, acceptait ; se répandait en
+propos courtois auxquels France, impatiente, sans
+trop savoir pourquoi, coupa court en reprenant la
+main de Bob pour partir. Rozenne, lui, n’avait
+rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un
+pli dur creusait son front. Sans un mot, il s’inclina
+devant France, puis serra la main d’André d’Humières.</p>
+
+<p>— Il paraît avoir terriblement changé d’humeur
+depuis Villers, votre ami Rozenne, remarqua André
+quand, de nouveau, il marcha auprès de sa belle-sœur
+qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait
+rien et répondit par quelques paroles vagues ; puis
+elle détourna la conversation avec une question à
+Bob.</p>
+
+<p>Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement
+de cette rencontre, la lui racontant dans un moment
+où la jeune femme était distraite par la
+garde des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa
+pensée soudain occupée de Rozenne ; d’être hantée
+par le souvenir de l’expression d’angoisse désespérée
+qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il
+l’avait aperçue soudain ; d’éprouver pour lui un
+intérêt jailli de la pitié que lui inspirait son malheur…
+Mais ce malheur, après tout, il en était responsable ;
+et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il
+s’en consolait…</p>
+
+<p>Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail,
+s’absorbant vite dans ses <i>Croquis de province</i>,
+que lui inspirait la révélation d’existences orientées
+si différemment de la sienne.</p>
+
+<p>Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien
+ne la distrayait de son œuvre de création et les
+minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle,
+dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait
+d’un coup d’aile enivrant. Puis, les vers esquissés,
+elle se mit au piano pour se les réciter à demi-voix,
+rythmés par le murmure des sons…</p>
+
+<p>Le tintement de la sonnette la fit tout à coup
+tressaillir, l’arrachant au songe où elle venait
+d’oublier le monde entier…</p>
+
+<p>Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix ;
+puis, presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et
+la petite bonne, peu stylée encore, déclara :</p>
+
+<p>— Entrez, monsieur ; madame est sortie, mais
+Mlle France est là…</p>
+
+<p>France, stupéfaite et mécontente, s’était levée
+du piano, se demandant quel visiteur provincial il
+allait lui falloir accueillir…</p>
+
+<p>Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant
+dans le cadre de la porte Claude Rozenne…
+En le voyant, elle comprit qu’elle avait été certaine
+qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle
+savait…</p>
+
+<p>Elle eut un battement de cœur qu’un effort de
+volonté domina ; et maîtresse d’elle-même, en souriant,
+elle lui tendit la main :</p>
+
+<p>— C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous
+recevoir de son mieux, en attendant le retour de sa
+sœur, qui ne tardera pas beaucoup…</p>
+
+<p>Il dit :</p>
+
+<p>— Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret
+sans le vouloir, en venant ainsi vous troubler…
+Peut-être vous travailliez…</p>
+
+<p>— J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est
+finie… J’ai bien droit maintenant à une récréation.</p>
+
+<p>— C’en est une piètre que la venue d’un visiteur
+tel que moi !</p>
+
+<p>Elle l’interrompit du geste :</p>
+
+<p>— Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues
+de vérité, pour vous comme pour moi !…
+Vous savez bien que les amis sont toujours les
+bienvenus…</p>
+
+<p>Une étrange expression — douloureuse et résolue,
+presque rude — passa sur le visage de Rozenne.
+Il interrogea :</p>
+
+<p>— Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est
+vrai ?… Eh bien, alors, il me faut vous faire une
+confession pour ne pas pécher davantage contre
+la sincérité…</p>
+
+<p>Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux
+d’un geste d’attention. Il continua durement :</p>
+
+<p>— J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en
+venant ici je savais fort bien, grâce au hasard d’une
+rencontre, que je ne trouverais pas Mme d’Humières
+et que vous étiez seule.</p>
+
+<p>Elle comprenait trop bien pourquoi il avait
+souhaité la voir sans présence étrangère entre eux.</p>
+
+<p>Cependant, ses lèvres articulèrent :</p>
+
+<p>— Et vous désiriez me trouver seule ?</p>
+
+<p>— Oui ; et cela, je le désire depuis que, ce matin,
+je vous ai soudainement vue apparaître. Ah !
+la destinée est une terrible force… Pourquoi vous
+a-t-elle amenée dans cette ville ! Il y en a tant
+d’autres où votre beau-frère eût pu être envoyé !…</p>
+
+<p>Il allait vers le but de sa visite, insouciant de
+garder à ses paroles le caractère mensonger d’une
+conversation mondaine.</p>
+
+<p>Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait
+silencieuse, hésitant sur ce qu’il fallait lui
+dire :</p>
+
+<p>— On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait
+à battre à coups pressés…</p>
+
+<p>— On vous a dit une histoire que, usant de
+toute ma volonté, j’étais parvenu à taire, pour
+qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris
+et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu.
+A l’expression de vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude
+que vous aviez appris… Avant même que la
+réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû
+se trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous
+renseigner, si vous aviez adressé la moindre question
+à mon sujet.</p>
+
+<p>Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle
+sentait d’émotion poignante dans la rudesse de
+son accent :</p>
+
+<p>— Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous
+taisiez ne me regardait pas. C’est un hasard qui a
+fait prononcer votre nom et amené une explication
+que je n’avais pas à demander.</p>
+
+<p>Il eut un haussement d’épaules.</p>
+
+<p>— Qu’importe après tout !… Je suis toujours à
+la merci d’un hasard qui renseignera le premier
+venu sur ma misérable aventure et m’en rappellera,
+bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver
+que mon histoire ressemblait terriblement à un roman
+d’outre-Manche. Mais je vous jure que cela
+n’a pas été un roman drôle à vivre…</p>
+
+<p>Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement :</p>
+
+<p>— Je le crois… Et quand je l’ai appris, je vous
+ai plaint de toute mon âme… Et je vous plains
+toujours autant !…</p>
+
+<p>Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette
+expression d’ironie et de colère qu’elle y avait surprise
+déjà, sans parvenir à se l’expliquer. Puis,
+âprement, il jeta :</p>
+
+<p>— Oui, vous pouvez être compatissante pour
+moi, et ce ne sera que justice ! Car, dans une mesure
+que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous
+êtes responsable de mon malheur !</p>
+
+<p>— Moi !</p>
+
+<p>— Oui… vous ! Aussi, combien de fois je vous
+ai maudite !</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… fit-elle ardemment.</p>
+
+<p>Il la regardait en face.</p>
+
+<p>— Parce que je savais clairement que si, à Villers,
+surtout le jour de notre dernière promenade,
+à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé, c’est
+à vous que ma vie aurait appartenu… Et aujourd’hui,
+je ne me trouverais pas jeté dans un enfer
+dont je n’ai aucune espérance de sortir !</p>
+
+<p>Elle le regarda avec une sorte de stupeur.</p>
+
+<p>Elle était devenue blanche et sa main tourmentait,
+d’un geste inconscient, la même bague d’opale — couleur
+de mer — qu’elle portait en ce jour
+lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate…
+Ce qu’il lui disait, était-ce donc la vérité ?…
+Se pouvait-il que, vraiment, elle eût sa part de
+responsabilité — et une part bien grande — dans
+le malheur dont lui seul portait le poids !… C’était
+impossible !</p>
+
+<p>Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse
+de cette idée, et lentement elle dit :</p>
+
+<p>— Si je vous avais écouté, votre destinée eût été
+autre, mais peut-être elle n’eût pas été meilleure…
+Je n’étais pour vous… qu’un caprice…</p>
+
+<p>Presque violent, il lui jeta :</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ?… Moi, je sais bien que
+de ce caprice, comme vous dites, vous auriez pu
+faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre
+bonheur… Si vous l’aviez permis alors, je vous
+aurais tant aimée !…</p>
+
+<p>— Aimée pour toujours ?… Je ne le crois pas…
+Et puis, à quoi bon rappeler ces choses du passé,
+ce qui aurait pu être ?… Ce ne sont qu’inutiles paroles…</p>
+
+<p>Elle disait cela sans le regarder, de la même
+voix un peu lente, avec des yeux qui contemplaient,
+sans le voir, le doux ciel d’avril dont l’azur se
+rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout
+bas que s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien
+vite oubliée ; et dans la profonde pitié qu’elle
+éprouvait pour lui, il y avait un détachement sceptique.</p>
+
+<p>— Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles
+et vaines ! J’espère que je ne vous en ferai plus
+entendre de semblables… Mais retenez bien ceci,
+qui est la simple vérité… Au beau temps de ma
+jeunesse, ce temps que je n’aurai pas assez de
+larmes pour pleurer, vous avez été pour moi la
+<i>seule</i> que j’aie désiré faire ma femme… Si vous
+m’aviez écouté, à Houlgate, je suis sûr… vous
+entendez, <i>sûr</i>, que sous votre influence toute-puissante
+je serais devenu l’homme que vous souhaitiez…
+C’est pour vous oublier, par un besoin stupide
+de me détacher de vous qui m’aviez dédaigné,
+de vous rendre indifférence pour indifférence, que
+je me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie
+étrangère où j’ai trouvé… ce que vous savez…</p>
+
+<p>Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme
+une soif s’emparait d’elle de savoir comment cette
+femme l’avait conquis. Il disait l’avoir aimée profondément,
+elle ; mais combien vite cette inconnue
+l’avait remplacée dans son cœur et sa vie…</p>
+
+<p>Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait,
+car il reprit, d’un ton un peu étrange, envoûté par
+le souvenir :</p>
+
+<p>— J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner
+dans la première aventure qui me tenterait.
+Ah ! cette femme était la séduction même,
+quand elle le voulait… Une séduction capiteuse,
+bizarre, malsaine, oui… — c’était celle d’une malade ! — mais
+qui aurait fait défaillir toute
+volonté chez de bien plus sages que moi… qui enivrait
+comme le font ces parfums très forts et pénétrants,
+dont on subit la griserie, affolé, avec une soif
+de les respirer encore et encore, dût-on en mourir !</p>
+
+<p>Un pli s’était creusé entre les sourcils de France.</p>
+
+<p>Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un
+sceau eût été soudain rompu sur ses lèvres, il continuait,
+du même accent assourdi et violent, oublieux
+peut-être même qu’une pensée recueillait la
+sienne :</p>
+
+<p>— Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner,
+c’est de m’avoir caché à quelle race de misérables
+malades elle appartenait. Sa mère était
+morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était
+pas le premier accident de ce genre qu’on eût pu
+trouver dans sa noble famille qui, pour cette raison,
+sans doute, daignait s’ouvrir à un humble
+roturier de mon espèce.</p>
+
+<p>— <i>Elle</i> savait la vérité et elle ne vous en a rien
+dit ?…</p>
+
+<p>— Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine,
+la belle comtesse dans le salon de qui je l’ai rencontrée…
+Car elle était de très bonne naissance et
+de fortune… incontestable ! Si j’avais eu la prétention
+de faire un mariage d’argent, je pourrais
+m’estimer satisfait et j’aurais vraiment mauvaise
+grâce à me plaindre… Seulement, je n’avais
+pas tant d’ambition… J’étais absurdement conquis,
+comme on pouvait l’être par une telle créature !…
+J’imagine que la Circé antique eût pu être ainsi…
+Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine
+de ce qu’il adviendrait si le mal héréditaire se
+déclarait… Elles étaient lasses, l’une de chaperonner,
+l’autre d’être chaperonnée !… Elles ont rencontré
+un individu assez stupide pour se laisser
+affoler par une femme que n’effrayait pas une
+audacieuse partie à gagner…; assez naïf pour
+croire… tout ce qu’on voudrait bien lui faire
+croire… Et les choses se sont passées, comme elles
+l’avaient souhaité… Ah ! cette Maud, elle possédait
+une adresse de démon, comme disent les
+bonnes gens.</p>
+
+<p>De toute son âme, France écoutait :</p>
+
+<p>— Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner,
+vous arrêter…</p>
+
+<p>— Personne ne s’est trouvé… Mais après tout,
+ai-je même cherché à être renseigné ?… Elle
+m’avait ensorcelé… Et l’on prétend que le scepticisme
+nous ronge, nous autres enfants du vingtième
+siècle !… J’ai été candide comme un amoureux
+de dix-huit ans… J’ai accepté tout ce qui m’a
+été dit… Je n’ai consulté personne ; et les objections,
+les craintes, les questions de ma pauvre
+vieille maman qu’un semblable mariage épouvantait,
+ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure
+d’hésitation ou de doute… Je vous ai maudite !…
+C’est bien injuste à moi… Seul, je suis responsable
+de ma destinée, que j’ai faite… C’est par
+ma faute que je suis lié à une créature insensée,
+que je suis le père d’une misérable petite larve
+humaine à qui, charitablement, je ne peux que
+désirer une fin prochaine !</p>
+
+<p>Elle eut une exclamation sourde :</p>
+
+<p>— Pourquoi dites-vous cela ?… Vous ne devez
+pas… C’est cruel !…</p>
+
+<p>Il passa la main sur son visage contracté.</p>
+
+<p>— Cruel ?… Ce qui serait cruel, ce serait de lui
+souhaiter de vivre ! Avec le sang que sa mère lui a
+donné, que voulez-vous qu’il devienne ?… S’il dépendait
+de moi, — et je vous jure que ce n’est pas
+là une parole vaine, — je terminerais aujourd’hui
+même sa chétive existence, certain de lui épargner
+les pires douleurs…</p>
+
+<p>Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée…
+Et elle l’avait connu si joyeux et ardent
+pour goûter la saveur de la vie !… Quelles heures
+il avait dû traverser depuis ce temps-là !… Elle
+aurait voulu trouver des mots qui lui eussent fait
+un peu de bien. Mais qu’étaient-ce que des paroles
+devant une épreuve comme celle qui s’était abattue
+sur lui ! Instinctivement, elle serra ses deux mains,
+écrasée par son impuissance, tandis qu’elle reprenait :</p>
+
+<p>— Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se
+fortifiera… Il est votre fils aussi… pas seulement
+l’enfant de… de celle qui vous a fait souffrir…</p>
+
+<p>— Je ne peux pas voir en lui mon fils ! Ah ! ce
+n’est pas de l’amour qu’il m’inspire, c’est du dégoût…
+C’est une espèce d’horreur… Si ma pauvre
+mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand
+elle a appris… la vérité, je l’aurais laissé bien loin
+de moi, dans sa vraie famille, celle de sa mère…
+Peut-être alors aurais-je pu oublier plus facilement…
+Ah ! oublier !! ! Je ferais l’impossible pour
+y arriver !… Il n’y a pas de folie devant laquelle
+j’hésiterais, si je croyais à ce prix ne plus me souvenir…</p>
+
+<p>Comme elle le sentait d’une terrible sincérité !
+et qu’elle trouvait triste, affreusement triste de lui
+entendre dire ces choses alors que l’idée, impérieusement
+entrée en elle, lui demeurait — telle
+une épine dans la chair — que peut-être elle avait
+été, sans le vouloir, la cause première de son
+malheur.</p>
+
+<p>Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura :</p>
+
+<p>— Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que
+tout, c’est le travail…</p>
+
+<p>— Le travail ?… Pour moi, il est maintenant la
+nécessité… Ne vous ai-je pas dit que je m’étais à
+peu près ruiné en jouant ?… Vous voyez que je
+suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder
+un peu de pitié ; me pardonner cette colère contre
+vous qui m’a saisi quand, à ce bal où je vous
+retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement
+montré votre joie de posséder la vie que vous
+aviez souhaitée !</p>
+
+<p>Très douce, elle dit presque bas :</p>
+
+<p>— Je ne savais pas… je ne pouvais savoir… Je
+regrette de vous avoir fait souffrir et je vous plains
+de tout mon cœur…; aussi, avec le regret que vous
+me donnez de mon involontaire responsabilité…</p>
+
+<p>Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait
+les yeux pleins de larmes. Un cri lui échappa :</p>
+
+<p>— France, je vous en supplie, ne pleurez pas à
+cause de moi !</p>
+
+<p>Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné
+son nom, jeté ainsi passionnément ; et le choc
+fut si fort que, une seconde, ses paupières s’abaissèrent
+avec un battement des cils, comme si elle
+avait peur qu’il ne lût en elle. Il y eut un silence
+entre eux…</p>
+
+<p>D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit… Un
+frêle sourire effleura sa bouche. Alors elle dit,
+essuyant d’un doigt vif les larmes qui avaient
+glissé sur sa joue :</p>
+
+<p>— Chut ! il ne faut pas m’appeler « France »,
+mais me promettre que vous ne serez plus dur pour
+moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous
+viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie
+profonde comme celle que je vous offre…</p>
+
+<p>Il l’écoutait avec un regard où il y avait le
+regret aigu et douloureux de ce qu’elle aurait pu
+être pour lui, le désir irréalisable d’oublier par elle
+la souffrance connue ; où il y avait aussi une reconnaissance
+pour la pitié donnée par son cœur de
+femme. Quand elle se tut, il se courba et, prenant
+sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa.
+Avec la même amertume désespérée, il la regardait :</p>
+
+<p>— Vous êtes bonne, très bonne ; vous faites généreusement
+l’aumône aux misérables… Vous oubliez
+que vous êtes heureuse — et par votre propre
+soin — pour compatir à l’épreuve des autres…
+Pourquoi vous ai-je parlé de moi ?… Parce que les
+hommes de mon espèce sont très égoïstes ; et comme
+les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin
+d’être plaints… Savez-vous que vous êtes la première
+à qui j’aie parlé de tout ce passé ?… Avec ma
+mère, jamais nous ne l’effleurons… A quoi bon lui
+rappeler le supplice que j’ai connu !… Elle n’y
+songe déjà que trop, la pauvre femme… Mais j’ai
+senti votre sympathie et je suis devenu lâche… J’ai
+succombé à la tentation de crier, au moins une fois,
+mon mal… C’est fini, je ne vous importunerai
+plus…</p>
+
+<p>Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il
+parlait :</p>
+
+<p>— Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée…
+Je voudrais tant pouvoir vous faire un
+peu de bien !…</p>
+
+<p>— Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai,
+depuis si longtemps, le désir mauvais de troubler
+votre quiétude en vous révélant la part que je vous
+donne dans… l’événement qui a brisé toute ma
+vie… Car je vous connaissais trop bien pour ne pas
+savoir que cela ne vous laisserait pas indifférente…</p>
+
+<p>Ah ! oui, il la connaissait bien !… Mieux encore
+qu’elle ne se connaissait elle-même… Car jamais
+elle n’eût soupçonné que le malheur de Claude
+Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion,
+ce désir éperdu de panser la plaie vive qu’elle
+devinait en lui, d’être pour lui douce et bonne infiniment,
+parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il
+avait souffert.</p>
+
+<p>Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie ; et son
+regard errait autour d’elle avec une surprise inconsciente
+de sentir, demeurée la même, la paisible
+atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression
+de sortir d’une tempête… Debout devant
+la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait silencieux,
+les traits tendus, songeant à toutes ces choses du
+passé dont il venait de remuer les cendres…</p>
+
+<p>Dans le jardin, une voix s’éleva ; par la croisée
+ouverte, la brise faisait frissonner les rideaux. Rozenne
+tressaillit. Alors il eut un geste instinctif
+comme pour effacer de la main l’altération de son
+visage ; et il dit, revenant vers la jeune fille :</p>
+
+<p>— J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps
+que je vous retiens. J’ai été bien indiscret ! Voulez-vous
+m’excuser… et ne pas vous étonner si je n’attends
+pas le retour de madame votre sœur… Je
+n’aurais pas le courage, en ce moment, de causer
+de choses indifférentes. Je préfère ne pas voir aujourd’hui
+Mme d’Humières.</p>
+
+<p>— Oui, je comprends… Allez, avant que Marguerite
+ne revienne. Au revoir… mon ami.</p>
+
+<p>Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit
+tout ce que, spontanément, de toute son âme, elle
+lui donnait ; tout ce que, bien mieux que les lèvres,
+disait le regard…</p>
+
+<p>Un instant, il la contempla, comme jadis il
+l’avait contemplée dans le bois d’Houlgate quand
+il savait l’avoir perdue, — avec le regret douloureux,
+comme une blessure, du bonheur insaisissable.
+Oh ! être guéri par son amour !… Pourquoi ne pouvait-il
+souhaiter cela ?… Ce que les autres femmes
+étaient incapables de lui donner, comme elle eût
+été, elle, puissante pour le lui apporter !…</p>
+
+<p>Après elle, il répéta :</p>
+
+<p>— Au revoir… et merci !</p>
+
+<p>Puis, sans se retourner, il sortit.</p>
+
+<p>Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas
+qui s’éloignaient sur les dalles du vestibule ; ses
+yeux étaient tombés sur les feuillets qui l’absorbaient
+quand Claude Rozenne était entré. Mais elle
+n’éprouvait nul désir de reprendre son travail qui,
+tout à coup, lui apparaissait misérablement vain…
+Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata
+en sanglots…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VI</h3>
+
+
+<p>— Vraiment vous trouviez quelque intérêt à
+venir visiter notre usine comme mon frère y avait
+invité Mme d’Humières ? demanda Albert Chambry
+qui marchait auprès de France, à travers le
+jardin séparant la maison d’habitation des bâtiments
+de la filature.</p>
+
+<p>France eut un sourire :</p>
+
+<p>— Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez
+que je suis demeurée incapable, malgré conseils,
+reproches, etc., de dire ce que je ne pense
+pas !… Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de
+tout près un grand centre ouvrier… Ce sera la première
+fois… Et tout ce qui est nouveau pour moi
+me tente !</p>
+
+<p>Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris
+par la franchise de son aveu. Lentement, Marguerite
+cheminait près d’eux, escortée de Lucien
+Chambry et de sa femme, une gentille provinciale
+un peu timide, pas jolie, très fraîche sous des cheveux
+blonds, lissés soigneusement, qui causait fort
+peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait
+entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à
+son frère. C’était la même régularité de traits,
+mais chez lui, trop accentuée ; le masque avait
+quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme
+habitué à commander, avec la conscience de ses
+pouvoirs et de ses droits, comme la conviction que
+toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et
+devaient être tenues pour indiscutables.</p>
+
+<p>Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer
+dix minutes, écouté avec déférence par sa femme,
+pour être édifiée ; et comme ce genre d’homme lui
+semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le
+soin de l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir
+pour guide Albert Chambry. Lui, du moins, semblait
+admettre que tout le monde ne pensât pas
+comme lui.</p>
+
+<p>Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais
+aussi avec sa correction un peu froide, il répondait
+aux questions de France sur son peuple d’ouvriers,
+auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles.</p>
+
+<p>— Mon beau-frère est, en effet, président du
+nouveau patronage pour lequel aura lieu la vente
+dont vous avez peut-être entendu parler depuis
+votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était
+rapprochée, sur un signe de son mari, du groupe
+formé par France et son beau-frère.</p>
+
+<p>En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry
+ne trouvait pas sage que son frère s’absorbât
+dans un tête-à-tête avec cette jolie fille qu’on lui
+avait dit être sans fortune, et qui cependant était
+d’une élégance incontestable, habillée de drap fin,
+couleur mastic, juponnée de soie, — chacun de ses
+pas le révélait, — gantée de blanc, coiffée d’une
+capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement
+seyante… Comme l’avait dit son frère
+après la visite chez Mme d’Humières, elle ne pouvait
+être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui
+aussi, apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant
+pas, il avait pu dédaigneusement la traiter
+de <i>bas bleu</i> ; mais force lui était bien de constater
+que cette <i>poétesse</i> était une vraie fille du monde
+qui ne trahissait rien de ses goûts littéraires
+et n’avait nullement des allures de demi-vierge.</p>
+
+<p>France, sans soupçon du muet examen de Lucien
+Chambry, détournait adroitement les explications
+trop souvent entendues déjà au sujet de la vente
+de charité et, au hasard, demandait à la jeune
+femme si elle-même était dame patronnesse.</p>
+
+<p>— Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages
+de dames. C’est mon mari qui m’a choisi
+celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon élément.
+J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille…
+C’est que je ne suis pas capable, moi,
+d’avoir des occupations remarquables comme les
+vôtres, mademoiselle.</p>
+
+<p>France, amusée, se mit à rire.</p>
+
+<p>— Je vous assure que mes occupations n’ont
+rien de remarquable, madame.</p>
+
+<p>— Oh ! si ! Vous écrivez de si beaux vers !…
+Tout le monde le dit… Comme vous devez être
+fière d’être célèbre ainsi à votre âge !</p>
+
+<p>— Mais je ne suis pas célèbre du tout…</p>
+
+<p>— Oh ! je sais bien que vous l’êtes… J’ai bien
+deviné ce que pensait de vous mon beau-frère
+Albert qui, pourtant, est très sévère pour les
+femmes occupées d’autres choses que de leur famille
+et de leur ménage… Je veux dire pour celles
+qui prétendent travailler comme le ferait un
+homme !</p>
+
+<p>Les prunelles de France luisaient avec la même
+expression d’amusement, et elle eut un coup d’œil
+rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme qui
+maintenant marchait auprès de son frère et de
+Marguerite.</p>
+
+<p>— C’est un travail masculin d’écrire des vers et
+de composer de la musique ?</p>
+
+<p>La petite femme rougit, soudain confuse.</p>
+
+<p>— Je m’explique très mal… Je trouve qu’il est
+rare qu’une femme soit assez bien douée pour être
+capable de tels travaux ! Mon mari le dit toujours
+et il le répétait encore ces jours-ci…</p>
+
+<p>« A propos de France Danestal ! » finit, en sa
+pensée, la voyant s’arrêter, France qui devinait,
+rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte
+façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni
+l’autre ne semblaient disposés à goûter fort les
+Èves modernes, compagnes hardiment instruites et
+bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième
+siècle…</p>
+
+<p>Mais la conversation fut interrompue, car tous
+étaient arrivés devant l’entrée de la filature et
+Albert Chambry ouvrait la porte du premier atelier.</p>
+
+<p>Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent
+entendu parler de la classe des humbles travailleurs…
+Mais jamais encore il ne lui avait été
+donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat ;
+et avec un intense intérêt elle se prit à observer.</p>
+
+<p>Elle pénétrait dans un hall immense, bien
+éclairé, où vibrait, assourdissante, la rumeur des
+métiers en mouvement. Devant ces métiers, d’un
+geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient
+et surveillaient la marche immuable des bobines
+que faisaient mouvoir les machines. Sans relâche,
+elles allaient et venaient devant la longueur des
+métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante
+des bobines.</p>
+
+<p>Le regard de France enveloppa la phalange de
+ces femmes, quelques-unes très jeunes, presque des
+fillettes, toutes avec le même visage fané, que la
+rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres
+créatures qui, les unes comme les autres, avaient dû
+connaître, quelque jour, l’angoisse du manque de
+travail. Ce travail, pour elles, le pain même…</p>
+
+<p>Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles
+semblaient des machines humaines vouées à un
+éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de France.</p>
+
+<p>— Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre
+tâche que celle-ci ? murmura-t-elle à Albert Chambry,
+près de qui elle avançait, attentive.</p>
+
+<p>— Ces ouvrières-là ? Non, certes, puisque c’est
+celle qu’elles connaissent !</p>
+
+<p>— Et elles font, combien de temps, cette insipide
+besogne ?</p>
+
+<p>— Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il
+en souriant, du ton où il eût répondu à une
+enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne qualifient
+pas aussi durement que vous leur travail.</p>
+
+<p>Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes
+contemplaient avidement les ouvrières que
+la présence du maître rendait plus attentives encore
+à leur tâche.</p>
+
+<p>— Mais comment, mon Dieu ! leur intelligence
+peut-elle résister à une occupation si stupidement
+machinale !… Des journées entières occupées à
+pousser des bobines, à surveiller des fils qui se
+cassent, à les renouer… Je me demande comment
+leur cerveau ne s’atrophie pas !… Les malheureuses
+créatures ! Leur existence est vraiment celle des
+travaux forcés.</p>
+
+<p>Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement,
+se révoltait, dans une sorte d’épouvante,
+devant cette destinée d’un travail sans
+pensée.</p>
+
+<p>Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé.</p>
+
+<p>— Quelle intellectuelle vous êtes !… Je vous
+affirme que toutes ces femmes n’ont pas même
+soupçon du souci qui vous agite pour elles. Croyez-moi,
+elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité
+du travail qui leur est donné… Ce qui les inquiète
+seulement, c’est d’avoir ce travail. Il ne faudrait
+pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites par les
+fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait.</p>
+
+<p>Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert
+Chambry était vrai. Pourtant ses paroles ne pouvaient
+dissiper en elle l’impression de révolte et
+d’effroi, devant l’existence de machines qui était
+celle de ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour
+gagner leur pain quotidien, soit… Cela, c’était
+l’antique loi sous laquelle tous, plus ou moins,
+mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur
+fût tel qu’il dût fatalement anéantir, peu à
+peu, en elles toute activité de pensée, cela lui semblait
+monstrueux, comme un crime.</p>
+
+<p>Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite
+de sa vie de mère de famille, de maîtresse de
+maison, absorbée par mille détails matériels dont
+l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette
+existence, si austère fût-elle, était paradisiaque
+comparée à celle de ces malheureuses qui, éternellement
+condamnées à un labeur stupide, n’avaient
+pas le loisir d’être des mères pour les petits dont
+elles devaient gagner le pain.</p>
+
+<p>Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis
+qu’elle avançait à travers les ateliers, distraite aux
+explications que donnait largement Lucien Chambry
+avec une compétence un peu autoritaire. Au
+passage, son regard inspectait les ouvrières qui
+semblaient affairées devant les métiers, mais, le
+groupe passé, se détournaient pour examiner les
+jeunes « dames » étrangères, avec des yeux de
+prolétaires fixés sur des patriciennes.</p>
+
+<p>Albert Chambry, qui semblait s’être fait le
+guide particulier de France, voyant son expression
+attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer,
+comme on explique à une femme, le jeu des engrenages
+dont elle semblait observer curieusement la
+marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une
+visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait
+les diverses pièces, intéressé par ses propres explications.</p>
+
+<p>A peine elle l’entendait. Que lui importait ce
+savant mécanisme ? Devant toutes ces pièces métalliques,
+admirablement assemblées, elle ne voyait
+que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers
+tout le jour dans cette atmosphère brûlante,
+poudrée de charbon, où résonnait, sans arrêt, l’effrayante
+rumeur des machines…</p>
+
+<p>Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait
+de voir dans les ateliers, avaient une existence où,
+nécessairement, devait mourir leur intelligence…
+Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur
+monde obscur d’un peu de lumière. Et cependant
+d’autres êtres, des privilégiés par excellence,
+ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence
+une source de jouissances, de plaisirs de
+toute sorte, tandis que toute une fourmilière humaine
+était soumise à un labeur qui meurtrissait
+les pensées bien autrement que les corps.</p>
+
+<p>Soudain, comme elle ne répondait pas à une
+explication qu’il venait de lui donner, Albert
+Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas.
+Une seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris
+son visage ; et de bonne grâce, il dit :</p>
+
+<p>— Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes
+explications ?… Voulez-vous m’excuser ?… Je n’ai
+pas souvent l’honneur de me trouver dans la société
+d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui
+peut les intéresser. Je comprends que mes explications
+techniques vous paraissent bien arides !…</p>
+
+<p>Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient
+lentement vers le jardin, la visite achevée, elle
+dit :</p>
+
+<p>— J’étais un peu distraite parce que je songeais
+à la terrible destinée de toutes les misérables qui
+travaillent là-bas.</p>
+
+<p>— Terrible ?… Mais en quoi ?… Je vous assure
+que nous ne les rendons pas malheureuses !</p>
+
+<p>— Vous, non. Mais la force des choses… Je
+trouve épouvantable que des créatures intelligentes
+soient condamnées, sous peine de mourir de
+faim, à un métier qui, forcément, tue en elles toute
+pensée… Il me semble que, maintenant, leur souvenir
+m’empêchera de jouir sans remords du bonheur
+que me donne mon propre travail, qui est un
+plaisir d’art…</p>
+
+<p>De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné.
+Décidément, il n’avait jamais rencontré de femme
+qui ressemblât à France Danestal… Pensif à son
+tour, il dit :</p>
+
+<p>— Il est évident que, envisagée au point de vue
+où vous vous placez, l’existence de nos ouvrières
+doit paraître lamentable. Croyez que nous ne nous
+désintéressons pas autant que vous le supposez
+de leur vie morale. Pour les jeunes ouvriers et
+ouvrières, nous venons encore de créer deux patronages
+où nous nous efforcerons de les distraire
+avec des plaisirs honnêtes ; et l’un des comptoirs
+de notre vente de charité est destiné à pourvoir à
+l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut
+installer dans la salle des réunions dominicales.</p>
+
+<p>Plus sympathique, le regard de France s’attacha
+sur Lucien Chambry qui s’arrêtait devant la
+porte de la grande maison d’habitation, pour en
+offrir l’entrée à Marguerite.</p>
+
+<p>A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon
+où, tout de suite, la petite Mme Chambry s’empressa
+pour les recevoir. C’était l’intérieur correct
+et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés
+à demeurer intacts pendant des générations
+successives, disposés soigneusement dans un ordre
+qui devait être immuable. Près de la fenêtre, ouverte
+sur la perspective du jardin, était disposé un
+métier à broder qui supportait une nappe de toile,
+ouvragée avec un art minutieux et compliqué,
+œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant
+celle-ci causer avec Marguerite, Lucien Chambry
+s’était rapproché de France, avec qui il jugeait correct
+de parler un peu, en attendant le goûter.</p>
+
+<p>— Vous avez été bien aimable, mademoiselle,
+de vous prêter ainsi à une visite qui n’était guère
+pour plaire à une artiste telle que vous.</p>
+
+<p>— Pourquoi donc ?</p>
+
+<p>— Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière
+à charmer un poète dans la vue de vulgaires
+travailleuses.</p>
+
+<p>— Sans doute, les poètes transfigurent tout ce
+qu’ils voient. La visite de votre filature m’a, au
+contraire, tellement intéressée, que je n’oublierai
+jamais l’enseignement qui m’a été donné par le
+spectacle de toutes ces pauvres ouvrières…</p>
+
+<p>Il eut la même exclamation que son frère, avec
+une nuance de mécontentement :</p>
+
+<p>— Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses.
+Leur travail leur fournit du pain.</p>
+
+<p>France sourit un peu :</p>
+
+<p>— Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur
+donne pas… Jamais encore, je n’avais compris
+combien ont raison ceux qui tentent de le procurer
+à ces misérables !</p>
+
+<p>Le regard un peu impératif de Lucien Chambry
+chercha celui de France.</p>
+
+<p>— Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit ?</p>
+
+<p>— Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a
+besoin, comme le corps lui-même !… Aussi c’est
+pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler à
+développer un peu le niveau intellectuel de ces
+pauvres gens…</p>
+
+<p>— Oui… par des lectures ? des concerts ?… Je
+sais qu’à Paris on a imaginé cela. A quoi bon ?…
+Pour arriver à faire des déclassés, dégoûtés de leur
+vrai milieu !… C’est inutile et dangereux…</p>
+
+<p>— Peut-être, si l’enseignement est donné d’une
+façon inintelligente, jeta France, impatientée du
+ton dogmatique et absolu de Lucien Chambry…
+Autrement non… Pourquoi serait-il mauvais de
+distraire un peu un être de sa misère quotidienne
+en lui révélant de belles œuvres, en l’aidant à les
+comprendre ?</p>
+
+<p>M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment,
+il n’était pas habitué à ce qu’une femme, surtout
+une jeune fille, se permît de discuter ses opinions.
+Avec une condescendance où il entrait une sorte
+de dépit, il déclara :</p>
+
+<p>— Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout
+vos bonnes intentions, soyez-en persuadée. J’ai
+été, mieux que personne, à même d’étudier la classe
+ouvrière ; je m’en suis beaucoup occupé ; eh bien !
+j’ai la conviction, reposant sur des faits, que ce
+qu’il lui faut, ce sont des leçons pratiques pour la
+conduite ordinaire de la vie… Il faut développer
+chez ces êtres primitifs le sentiment moral ; apprendre
+aux hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène ;
+aux femmes, la science du ménage, les soins
+pour leurs petits… Le reste, la connaissance d’un
+monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux,
+cette connaissance-là est inutile, je le répète,
+et j’ajouterai même mauvaise. Elle ouvre à leur
+esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive,
+que leur faire prendre en dégoût leur travail journalier.
+Croyez-moi, mademoiselle, je suis dans le
+vrai…</p>
+
+<p>Il en était tellement convaincu, que France n’essaya
+même pas de lui répondre. Autant elle aimait
+la discussion avec un esprit accueillant à toutes les
+idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand
+son interlocuteur était incapable d’admettre des
+opinions autres que les siennes propres.</p>
+
+<p>D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui
+en apportait une tasse avec un sérieux de petite
+fille soigneuse de ne commettre aucune bévue. A
+tout instant, son regard cherchait celui de son mari,
+demandant une approbation. La conversation redevenait
+générale. A la demande de Marguerite,
+les enfants avaient été amenés.</p>
+
+<p>Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot
+pour intervenir, mais très attentif, la conversation
+de son frère et de France, se rapprocha de la jeune
+fille debout près de la table à thé. A belles dents,
+elle croquait une mince galette. Et avec son calme
+sourire, il demanda :</p>
+
+<p>— Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne
+vous a pas convaincue ? Il va à l’encontre de toutes
+vos idées.</p>
+
+<p>Elle, aussi, sourit :</p>
+
+<p>— Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous
+parlons des langues qui sont tout à fait étrangères
+l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne songe qu’au
+pot-au-feu pour ses ouvrières ; et moi, je suis peut-être
+trop préoccupée des roses que je voudrais
+auprès du pot-au-feu…</p>
+
+<p>— Parce que vous êtes poète et que vous jugez
+la vie et les êtres à travers votre amour du beau.</p>
+
+<p>Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine
+et moqueuse.</p>
+
+<p>— Quelle singulière créature vous tenez à faire
+de moi parce qu’il m’est arrivé d’écrire des vers
+pas trop mauvais ! Je vous assure que, moi aussi,
+comme M. Chambry, je parle en connaissance de
+cause. Je possède, à Paris, une amie américaine
+qui est une fervente philanthrope. Elle m’a enrôlée
+sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes
+très artistes, très bons, très généreux, j’ai pris part
+à ces concerts, à ces lectures d’œuvres littéraires
+que condamne si dédaigneusement monsieur votre
+frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous
+écoutaient ces simples, vous ne vous étonneriez
+plus que les appréciations de M. Chambry ne me
+découragent pas du tout et me laissent toute prête
+à reprendre ma modeste tâche !</p>
+
+<p>Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction
+qui avivait l’éclat de son regard si bleu.</p>
+
+<p>Il la contempla avec une sympathie où il y avait
+une curiosité presque naïve :</p>
+
+<p>— Et moi qui me figurais qu’une <i>poétesse</i>, doublée
+d’une élégante femme du monde, devait vivre
+les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres !</p>
+
+<p>— C’est-à-dire en parfaite égoïste… Ah ! autant
+que je puis, j’essaie qu’il n’en soit pas ainsi…
+J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon amour
+pour les belles choses…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne
+lui avait reproché d’avoir voulu garder sa vie
+pour l’employer à un égoïste culte du beau, et elle
+revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait…
+Un moment, elle fut très loin de ce salon
+provincial où s’échangeaient d’indifférents propos,
+toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même
+qu’elle en eût conscience.</p>
+
+<p>Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela
+à elle-même :</p>
+
+<p>— Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en
+vous entendant soutenir si chaudement cette théorie
+que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la manne
+intellectuelle ?…</p>
+
+<p>— Vous pensiez ?…</p>
+
+<p>— Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez
+pas Amiénoise, car alors je vous aurais demandé,
+de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône
+de votre temps… Et au lieu de cela, je ne
+puis que vous dire : « Vous retournez bientôt à
+Paris ? »</p>
+
+<p>— Oui, dans quelques jours…</p>
+
+<p>— Et vous reviendrez ?…</p>
+
+<p>— Ah ! je n’en peux rien savoir…</p>
+
+<p>— Peut-être pour voir la fameuse vente de charité
+dont vous avez été si copieusement entretenue ?…
+Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles
+la charité de dire à cette vente quelques-uns
+de vos poèmes…</p>
+
+<p>A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle
+se mit à rire.</p>
+
+<p>— Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là !
+Si vous me connaissiez, vous sauriez qu’à peine
+dans un cercle intime, où je me sens en absolue
+communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns
+de mes vers…</p>
+
+<p>— Alors, il me faut renoncer à vous rien demander ?…</p>
+
+<p>Il y avait un regret très sincère dans la voix
+d’Albert Chambry. Sur ses lèvres, à elle, courut le
+joli sourire, ironique et charmeur.</p>
+
+<p>— Je suppose que mes « rêvasseries » vous sembleraient
+des billevesées…</p>
+
+<p>— Que nous ne sommes pas dignes d’entendre,
+nous autres gens de province.</p>
+
+<p>— Qui, sans doute, ne vous plairaient guère.
+Croyez-moi sur parole, je vous assure.</p>
+
+<p>Il eût voulu insister, causer encore un instant au
+moins avec elle. Mais elle avait fini son thé et se
+rapprochait du cercle général où sa sœur l’appelait
+d’un signe, trouvant l’heure largement venue
+de prendre congé.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VII</h3>
+
+
+<p>Dès que la porte fut retombée derrière elles,
+Marguerite eut un coup d’œil d’excuse tendre vers
+sa sœur.</p>
+
+<p>— Chérie, quelle visite, n’est-ce pas ?… Ne m’en
+veuille pas trop de te l’avoir infligée… Je ne me
+doutais pas qu’elle pourrait être si longue !</p>
+
+<p>— Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée
+du tout chez ces braves gens. Ils m’ont intéressée
+chacun en leur genre. Le docte Lucien est
+exaspérant ; mais sa petite femme est touchante
+de modestie et de docilité ; et le sage Albert a l’air
+d’un excellent jeune homme !</p>
+
+<p>— S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas
+autrement flatté.</p>
+
+<p>France eut un rire gai.</p>
+
+<p>— Parce que je lui rends justice ?… Il serait
+bien difficile.</p>
+
+<p>— Il y a manière et manière de rendre justice,
+glissa Marguerite. Et je trouve qu’en ce moment tu
+te montres très ingrate envers Albert Chambry.</p>
+
+<p>— Pourquoi ? interrogea France avec des yeux
+surpris.</p>
+
+<p>Marguerite la regarda avec une affectueuse malice.</p>
+
+<p>— Parce que tu parais tout à fait insensible à
+l’impression évidente que tu as produite sur lui.</p>
+
+<p>— Elle m’est si indifférente, cette impression !</p>
+
+<p>— Ah ! ah ! petite France, vous êtes à ce point
+blasée sur vos conquêtes ?</p>
+
+<p>— Oh ! des conquêtes comme celles que nous
+faisons, malheureuses filles sans dot, ça ne vaut
+pas la peine de les remarquer même… N’en parlons
+pas, veux-tu ? Guite… Causons plutôt de nos
+petites affaires et rentrons par les boulevards, non
+par la ville… J’aime tant ces grandes allées qui me
+donnent tout de suite une impression de campagne…</p>
+
+<p>— Prends garde, France, tu finiras par froisser
+l’orgueil des Amiénois, s’ils apprennent que tu
+considères leur ville à peu près comme un grand
+village.</p>
+
+<p>— Bah ! ils n’en sauront rien !… Oh ! voilà
+André ! Quelle surprise !… Et avec lui, Claude Rozenne…</p>
+
+<p>Une telle expression de plaisir éclaira les traits
+de Mme d’Humières que France en fut saisie.
+Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont
+la légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir…</p>
+
+<p>Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement
+par tous les chagrins qu’elle avait acceptés
+de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs qui se sont
+donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables
+trésors pour pardonner — et accepter le
+joug qui apparaissait à France si redoutable, alors
+que d’autres, pourtant, le trouvaient doux, semblait-il.</p>
+
+<p>Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle
+regardait approcher les deux hommes.</p>
+
+<p>Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama :</p>
+
+<p>— Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages ?</p>
+
+<p>— J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne
+que j’ai entraîné et qui a reconnu France
+du plus loin que vous êtes apparues.</p>
+
+<p>Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put
+deviner s’il y avait une malicieuse intention dans
+sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son
+mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux
+arrêtés sur la perspective fuyante des boulevards
+dont les branches s’estompaient sous la brume
+verte des premières feuilles.</p>
+
+<p>Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière
+dont la fraîcheur, en d’autres jours, l’eût
+ravie. La soudaine présence de Rozenne réveillait
+trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation,
+quelques jours plus tôt… Pourtant, il
+n’avait pas la physionomie douloureuse qu’elle
+lui avait vue alors. Au contraire, une expression
+presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour
+un instant, le Rozenne d’autrefois — insouciant et
+jeune.</p>
+
+<p>Comme au vieux temps, il s’était tout de suite
+mis à marcher près d’elle. Mais en ces heures enfuies
+elle avançait avec une âme étrangère à lui,
+sereine et libre… Aujourd’hui…</p>
+
+<p>Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui
+lui interdisait une inutile investigation. Et tout de
+suite, alors, d’un accent de conversation mondaine,
+elle commença :</p>
+
+<p>— André vous a raconté que, tantôt, Marguerite
+et moi, tout comme de sages petites filles soucieuses
+de s’instruire, nous sommes allées visiter
+la filature de MM. Chambry ?</p>
+
+<p>— Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien
+parce qu’il aura sûrement trouvé l’occasion de
+manifester son universelle compétence ; le grave
+Albert parce que vous lui avez produit un effet
+foudroyant, si j’en juge d’après les quelques paroles
+dont il m’a honoré à votre sujet, il y a deux
+jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury.</p>
+
+<p>Le ton de Rozenne était sarcastique ; et l’expression
+gaie de son visage avait disparu. Elle dit,
+avec le même imperceptible haussement d’épaules
+qui avait répondu à une semblable déclaration de
+Marguerite :</p>
+
+<p>— Je crois que vous vous faites de singulières
+illusions sur l’état de « foudroiement » où vous
+voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite
+santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout
+ce qu’il m’a raconté de ses ouvriers. Mais des
+beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie
+cependant remplie de compassion pour les pauvres
+créatures qui doivent y peiner et ravie de retrouver
+le jardin plein de soleil qui sentait bon le
+printemps… Le renouveau, vraiment, me grise un
+peu ! Il me donne une soif de campagne, d’horizons
+sans fin, d’air vif, fleurant la verdure fraîche !…
+Vous ne pouvez imaginer combien, en ce
+moment, je trouverais délicieux de marcher en
+pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts qui
+sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite…
+d’y regarder le soleil couchant… et les
+paysages de féerie qu’il crée divinement !</p>
+
+<p>Il l’avait écoutée sans la regarder… Et pourtant
+il voyait — avec quels yeux ! — le dessin charmant
+du profil, l’éclair bleu du regard sous la
+grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante
+des lèvres entr’ouvertes. Et la voix un peu
+basse, il dit :</p>
+
+<p>— A moi aussi, une telle promenade semblerait
+délicieuse !… Et si la seule volonté suffisait, vous
+seriez déjà transportée sur ces chemins que vous
+aimez et j’y marcherais près de vous… Ce qui me
+serait une douceur… Je sais maintenant ce que c’est
+que la compassion d’un cœur comme le vôtre…,
+mon amie…</p>
+
+<p>Pour la première fois, il l’appelait de ce nom
+qu’il venait de prononcer d’un indéfinissable accent,
+avec une sorte de gravité tendre, amère, douloureuse.
+« Mon amie ! » elle lui avait donné le
+droit de la nommer ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli
+de l’entendre ? et, peut-être parce qu’il lui
+avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre
+en elle la source vive de sa pitié pour lui, avec le
+désir passionné de lui faire un peu de bien ?…</p>
+
+<p>Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait,
+trouvant un apaisement à dire sa misère :</p>
+
+<p>— Maintenant, je redoute à tel point d’être seul
+dans la campagne ! Son silence me permet trop
+bien de me souvenir… Je m’y trouve, plus que partout
+ailleurs, face à face avec ce que, de toute
+ma volonté, j’essaie d’oublier… Ah ! ce calme
+effroyable de la nature !… Il m’est presque aussi
+terrible que celui de la province… que je suis incapable
+de supporter plus de quelques jours.</p>
+
+<p>— Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour
+Paris, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Demain soir.</p>
+
+<p>— Ah ! demain…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain
+fuyant de l’allée avec, soudain, une image dans
+les yeux : celle d’une très jolie femme dont les
+journaux illustrés avaient récemment reproduit le
+portrait, car elle venait de s’affirmer grande comédienne
+dans une création récente. Celle-là,
+mieux que n’importe quelle autre, savait consoler
+la misère de Claude Rozenne.</p>
+
+<p>Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même
+souci ?…</p>
+
+<p>Machinalement, elle dit :</p>
+
+<p>— Madame votre mère doit être triste de vous
+voir partir…</p>
+
+<p>— Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps.
+C’est au-dessus de mes forces. Trouvez-moi
+égoïste, lâche, que sais-je ? Mais c’est la vérité,
+quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse
+petite créature que vous savez, dont la vue
+me parle sans cesse… du passé, il me faut, si je ne
+veux devenir fou, moi aussi… m’enfuir, retrouver
+la fièvre de la vie, m’en étourdir… Quelquefois
+jusqu’à l’ivresse, c’est vrai !… Il me faut sentir que,
+malgré tout, il me reste des jouissances qui font
+juger, même à des misérables de mon espèce, que
+l’existence a encore une saveur moins amère que
+la mort !</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément,
+considérait un vol d’hirondelles dans le ciel devenu
+rose… Elle savait bien comment Rozenne
+essayait d’oublier ; et soudain cette idée semblait
+glacer en elle la compassion… Cependant pourquoi
+était-elle plus sévère pour lui que pour d’autres,
+alors qu’elle lui connaissait une excuse que les
+autres, sûrement, n’avaient pas ?…</p>
+
+<p>Confuses, ses impressions se heurtaient tandis
+qu’elle avançait près de Rozenne dans la paisible
+allée où de rares promeneurs les croisaient. Derrière
+eux, à quelques pas, Marguerite marchait,
+causant avec son mari… Mais elle et Rozenne les
+avaient oubliés. Étonné de son silence, il la regardait.
+Et parce qu’il connaissait toutes les expressions
+de son visage, il devina ce qu’elle pensait…</p>
+
+<p>Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif
+et suppliant :</p>
+
+<p>— Soyez-moi indulgente !… Que voulez-vous
+que je fasse de ma vie ?… Je ne suis pas un saint…
+Je ne puis me cloîtrer dans la solitude ; j’ai maintenant,
+je vous l’ai dit, la terreur de la solitude…
+Si vous connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser,
+vous n’auriez plus le courage de me condamner !
+Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté…
+Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son
+cœur à une créature qui le torture en se jouant !
+Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa
+liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant
+traversé un brasier, demeure avec l’épouvante de
+la fournaise, et des cicatrices que rien ne peut effacer !…
+Oh ! ma sereine petite amie, ne me jugez pas
+et pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que
+je suis un malheureux !</p>
+
+<p>Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de
+prière tremblait soudain dans sa voix :</p>
+
+<p>— Il ne faut pas faire de folies… A quoi bon ?
+Ce n’est pas là ce qui vous fera oublier ni vous
+consolera…</p>
+
+<p>— Rien, vous entendez, <i>rien</i> ne me consolera de
+ma vie gâchée !… J’appartiens maintenant au
+monde des misérables qui sont sans espoir, et je ne
+peux m’y résigner… Mais ne parlons plus de
+moi… La pitié dont vous voulez bien me faire la
+charité me rend trop lâche… Si j’osais, je vous
+adresserais une demande…</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— M. d’Humières m’a dit que madame votre
+sœur veut bien aller voir ma pauvre vieille mère…
+Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner ?</p>
+
+<p>Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne
+rencontra pas ses yeux qui regardaient au loin,
+droit devant lui.</p>
+
+<p>Elle dit pensivement :</p>
+
+<p>— Si je suis encore à Amiens quand Marguerite
+ira chez madame votre mère, je ferai volontiers
+ce que vous me demandez…</p>
+
+<p>— Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je
+vous le demande, n’est-ce pas ? finit-il. Je sais que
+ma mère aura plaisir à vous voir… Vous l’avez
+spontanément conquise…</p>
+
+<p>Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle
+avait deviné chez la vieille femme, voyant près de
+son fils une jeune fille… Doucement, elle dit :</p>
+
+<p>— Ce qui ferait plus de plaisir encore à
+Mme Rozenne, ce serait, j’en suis bien sûre, que
+vous lui restiez quelques jours de plus…</p>
+
+<p>— Cela, c’est impossible !… Il faut que je
+parte… Il le faut !</p>
+
+<p>Pourquoi ?… Était-il attendu ? Ou était-ce seulement
+la paix accablante de la province qui le faisait
+fuir ?… La double question traversa l’esprit de
+France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite
+se rapprochait. Il s’en aperçut ; et alors, rapidement,
+il pria :</p>
+
+<p>— A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon
+secret ?… Je suis encore incapable d’être plaint
+ou raillé. Avec le temps seulement, je m’aguerrirai.</p>
+
+<p>Elle eut un regard qui promettait le silence, car
+André était près d’eux. Et Rozenne, courtoisement,
+prit congé de Mme d’Humières ; puis s’inclinant
+devant France, il lui serra la main dans une
+étreinte brève, mais si doucement forte qu’elle la
+sentit jusque dans son cœur.</p>
+
+<p>Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez
+les d’Humières. André taquinait sa belle-sœur sur
+les perturbations évidentes, prétendait-il, qu’elle
+causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry.</p>
+
+<p>— Prenez garde, France, il va vous disputer à
+votre grand flirt, Claude Rozenne.</p>
+
+<p>Elle eut un tressaillement d’impatience :</p>
+
+<p>— André, ne dites donc pas de pareilles folies !</p>
+
+<p>— Des folies… hum ! hum !… Enfin, laissons
+Rozenne puisque vous le souhaitez et plaignons
+seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville
+d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante
+Parisienne, retournée dans son paradis…</p>
+
+<p>— Son paradis, c’est Paris ?… André, vous devenez
+tout à fait lyrique.</p>
+
+<p>— Ah ! oui, c’est un paradis après lequel je soupire !…
+Quand donc me sera-t-il donné d’y vivre !</p>
+
+<p>Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout
+en surveillant Bob qui barbouillait son assiette de
+confitures :</p>
+
+<p>— Mon pauvre André, quelle figure y feraient
+de petites gens comme nous !</p>
+
+<p>— Bah ! chérie, tu es une telle fée que, grâce à
+toi, nous arriverions peut-être à ce que cette figure
+fût brillante…</p>
+
+<p>— Ce serait, je le crains, trop demander à la fée
+qui n’a pas de baguette magique pouvant lui
+donner des rentes, ou même, tout simplement, le
+costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour
+être un brin élégante !</p>
+
+<p>— Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume ?
+dit France, affectueuse.</p>
+
+<p>La jeune femme sourit :</p>
+
+<p>— Parce que mes petits ont tellement grandi
+depuis l’année dernière qu’il me faut les rhabiller
+des pieds à la tête… Puis, nous avons eu nos frais
+de déménagement… Alors ma belle robe neuve
+sera pour l’hiver prochain… si mes ressources me
+le permettent !</p>
+
+<p>Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune
+qui lui manquait. France pensa à Colette, insatiable
+de luxe ; Colette, à qui l’admiration fervente
+de son mari offrait chaque année, pour ses
+toilettes, des sommes bien supérieures au revenu
+entier du ménage d’Humières ; Colette, qui se délectait
+à remplir brillamment son personnage de
+divinité mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation
+que le souci constant de ses succès de
+femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle
+avait si âprement souhaitée ; une destinée que
+France jugeait mesquine et misérable, indigne
+d’être comparée même à l’humble bonheur de Marguerite,
+créé par son amour dévoué.</p>
+
+<p>Tout bas, France songeait, regardant la jeune
+femme qui, en hâte, pliait sa serviette pour aller
+coucher les petits.</p>
+
+<p>— S’il me fallait choisir, que prendrais-je,
+l’existence de Colette ou celle de Marguerite ?…
+Ah ! ni l’une ni l’autre ne me tentent !… Quelle
+âme ai-je donc ?… Suis-je insensible, ou lâche, ou
+trop exigeante ?… Colette est heureuse, très heureuse…
+Marguerite semble l’être aussi… Moi…
+mais moi, je le suis aussi…, autrement encore…</p>
+
+<p>L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait,
+avec tant de sincérité, deux mois plus tôt ? Avait-elle
+toujours absolue la certitude que sa destinée
+n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à
+regretter ni à souhaiter ?…</p>
+
+<p>Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête,
+comme pour chasser une pensée importune ; et elle
+entendit alors son beau-frère qui interrogeait, un
+peu impatient :</p>
+
+<p>— Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te
+sauver en haut ?</p>
+
+<p>— Pour mettre les enfants au lit ; il est huit
+heures.</p>
+
+<p>— Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela ?</p>
+
+<p>— Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle
+s’occupe de son ménage du soir, dit paisiblement
+Marguerite.</p>
+
+<p>— Eh bien ! elle dînerait un quart d’heure plus
+tard… Il est insipide de te voir toujours absorbée
+par une foule d’occupations que tu te crées à
+plaisir !</p>
+
+<p>— Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea
+Marguerite avec douceur. Tu m’excuses,
+France ?</p>
+
+<p>— Chérie, veux-tu que j’aille t’aider ?</p>
+
+<p>— Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de
+coucher seule mes petits… Je te confie André pour
+qu’il attende sagement mon retour, sans maugréer
+contre nos poussins. Ah ! mon Dieu, voilà
+Bébé qui se réveille ; je l’entends crier. Elle réclame
+son lait… Vite, les enfants, montons.</p>
+
+<p>Rapidement, elle les envoyait présenter leur
+front à France et à leur père ; puis elle les fit sortir
+et, dans l’escalier, résonna son pas hâté, avec le
+piétinement des deux petits.</p>
+
+<p>Les traits d’André s’étaient rembrunis ; et un
+peu ironique il jeta, se levant pour suivre France
+dans le salon :</p>
+
+<p>— Et voilà pourtant ce que le mariage fait
+d’une femme !</p>
+
+<p>— Vous voulez dire une mère admirable et la
+plus dévouée des épouses ! riposta France, vertement.</p>
+
+<p>— Dites mieux, une nourrice absorbée par toute
+sorte de soins stupides pour ses poupons. Ah !
+France, comme vous avez mille fois raison de ne
+pas vous marier !… Restez la femme d’élégance
+et de poésie que vous êtes pour la joie de nos yeux
+et de notre esprit !…</p>
+
+<p>— André, vous perdez un peu la tête… Je l’espère,
+du moins… pour oser dire de pareilles inepties !…
+Comment pouvez-vous comparer la vie de
+Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement
+remplie par les soucis de ma propre satisfaction !</p>
+
+<p>Elle ne continua pas, frappée soudain par
+l’idée qu’elle venait de juger son existence comme
+l’avait fait Rozenne lui-même.</p>
+
+<p>André d’Humières n’avait pas répondu, un peu
+saisi de la vive réponse de la jeune fille. Il avait
+parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il
+supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de
+ses ressources… Mais avec les années il avait appris
+à connaître tout ce que valait la femme qui
+s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que
+pour la joie…</p>
+
+<p>Dans le salon, un silence régna. André, comme
+France, songeait. Elle regardait vers le ciel de
+printemps qui se découpait étoilé dans le cadre
+de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait
+qui sentait la jeune verdure et les violettes.</p>
+
+<p>— France, vous avez très mauvaise opinion de
+moi, vous me jugez fort mal, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau,
+échappé et s’attachait anxieusement à ce
+problème de sa destinée que, depuis quelque
+temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec
+une insistance qui la troublait un peu. Alors elle
+s’aperçut qu’une fois encore elle venait de songer
+à la responsabilité que Rozenne lui donnait dans
+son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre ; et
+aussitôt, elle dit hâtivement :</p>
+
+<p>— Je ne vous juge pas mal, je crois, André.</p>
+
+<p>— En êtes-vous bien sûre ?…</p>
+
+<p>Hésitant un peu, elle continua :</p>
+
+<p>— Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de
+n’être pas pour Marguerite tout ce qu’elle méritait
+que vous fussiez…</p>
+
+<p>— C’est-à-dire ?… interrogea-t-il avec une espèce
+de gravité bien inaccoutumée chez lui. Dites,
+France, j’aime mieux savoir pour ne plus mériter à
+l’avenir des reproches trop justes.</p>
+
+<p>Sincère, elle avoua :</p>
+
+<p>— Je vous en voulais d’accepter que Marguerite
+prît toujours pour elle la peine, le souci, les
+ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous simplifier
+l’existence autant qu’il dépendait d’elle…
+Ce que vous paraissiez trouver tout naturel… Je
+parle au passé, André.</p>
+
+<p>— Autrement dit, vous me trouviez un parfait
+spécimen d’égoïste ?</p>
+
+<p>L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les
+lèvres de France. Son regard demeurait attaché
+sur le ciel obscur où montait un lumineux croissant
+qui poudrait de clarté l’allée du jardin.</p>
+
+<p>— Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais…
+Et je n’en avais guère le droit, moi qui toute la
+première ne songeais qu’à mon propre bonheur…</p>
+
+<p>Du même accent pensif et sérieux, il dit :</p>
+
+<p>— Vous n’aviez pas, comme moi, charge
+d’âme… Vous n’aviez pas accepté le don d’un
+cœur venu à vous plein de foi, de dévouement,
+d’amour ; qui méritait de tout recevoir pour tout
+ce qu’il apportait…</p>
+
+<p>Le don d’un cœur !… A elle aussi, il avait été
+offert, en ces jours morts, qu’aucune volonté ne
+pouvait ressusciter…</p>
+
+<p>Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir
+et cessa de regarder vers la nuit printanière.
+André était debout devant la cheminée et la lumière
+de la lampe éclairait, presque violemment,
+ses traits dont l’expression avait changé. Tout à
+coup il semblait avoir, non pas vieilli, mais mûri
+de plusieurs années.</p>
+
+<p>— Vous avez eu raison, France, d’être sévère
+pour moi. Je ne méritais pas mieux. Mon excuse
+pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel trésor
+m’avait été donné… Je ne savais pas ce que
+c’est qu’une femme comme Marguerite…</p>
+
+<p>— Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas,
+André ?</p>
+
+<p>— Oui, je l’espère… Et par la grâce de son
+amour, si fidèle que rien n’a pu le lasser, rien !…
+C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu la révélation
+inoubliable de tout ce qu’elle valait… pendant
+une crise difficile qu’il nous fallait traverser,
+par ma faute…</p>
+
+<p>France pensa qu’il devait faire allusion à sa
+folle perte au jeu, le jour du <i>Grand Prix</i> de Deauville ;
+mais elle n’en trahit rien et demeura attentive,
+assise dans l’ombre.</p>
+
+<p>— Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si
+patiente, j’ai eu, pour la première fois, conscience
+d’être, près d’elle, une espèce de monstre moral ;
+et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration
+et une estime qui n’égalaient que le sentiment
+de ma propre indignité. Vous voyez,
+France, que je suis bien de votre avis en ce qui
+me concerne et je vous l’avoue humblement, pour
+me réhabiliter un peu à vos yeux…</p>
+
+<p>Elle le regarda avec une sympathie amicale
+que, rarement, elle avait éprouvée pour lui ainsi.</p>
+
+<p>— André, vous êtes tout réhabilité parce que
+vous pensez maintenant, comme moi, que Marguerite,
+si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite bien
+que les autres, à leur tour, pensent à elle sans
+cesse…</p>
+
+<p>Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce
+séduisante :</p>
+
+<p>— France, je vous assure que je fais de mon
+mieux ; mais c’est très difficile de dépouiller le
+vieil homme !… Je suis tellement habitué à être
+gâté par elle qui semble trouver cela la chose la
+plus naturelle du monde, que j’ai beaucoup de
+peine à ne pas me laisser faire tout simplement.</p>
+
+<p>France eut un rire léger.</p>
+
+<p>— Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour
+gâterie. Cela lui semblera si bon !… Aimez-la autant
+qu’elle désirait l’être quand elle était votre
+précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de
+bonheur… Je vous remercie beaucoup, André, de
+m’avoir parlé comme vous venez de le faire. Vous
+m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me
+semble que Marguerite va être enfin heureuse,
+comme je le désire… de toute mon âme !</p>
+
+<p>— Et comme je le souhaite, France, autant que
+vous-même…</p>
+
+<p>— Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec
+une sorte de gravité.</p>
+
+<p>Il inclina la tête : et tous deux, alors, demeurèrent
+silencieux, songeant à mille choses du passé
+et de l’avenir.</p>
+
+<p>Au dehors, le jardin était maintenant baigné
+d’une lueur d’argent et la rosée perlait la pelouse.
+Les murs avaient des lignes très nettes sur le ciel
+lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le
+salon, faisait doucement battre comme une aile la
+mousseline d’un rideau… Les minutes coulèrent.
+La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi
+que dans un réveil.</p>
+
+<p>— Neuf heures déjà !… Comme Marguerite est
+longue à revenir !… Peut-être elle est retenue auprès
+des enfants. Je vais voir…</p>
+
+<p>Elle se levait. André dit alors, il avait repris
+son accent habituel :</p>
+
+<p>— En vous attendant toutes deux, je vais fumer
+dans le jardin.</p>
+
+<p>Très doucement, pour ne pas réveiller les petits,
+France monta au premier étage que le silence enveloppait.
+La même clarté blanche qui ruisselait
+sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A
+travers les vitres, France aperçut son beau-frère
+qui suivait lentement la petite allée dont les cailloux
+luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare
+brillait en un point clair.</p>
+
+<p>A quoi songeait-il ?… Peut-être encore à la
+femme qu’il commençait à savoir aimer comme
+l’<i>Unique</i> ?… Un jour allait venir où, l’un par
+l’autre, ils seraient heureux infiniment.</p>
+
+<p>France appuya son front contre les vitres,
+comme pour écraser des pensées confuses qu’elle
+avait l’instinctive crainte de voir se préciser…
+L’amour, c’était donc la source par excellence du
+bonheur !… Un bonheur supérieur à celui dont
+elle-même vivait depuis des années, n’en désirant
+pas d’autre… Un bonheur fugitif, redoutable, fragile,
+criminel parfois même, soit ; mais un bonheur
+tel que, pour le goûter, nul sacrifice n’arrêtait
+ceux que la soif en possédait… Elle le savait
+bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde
+où elle se mouvait !</p>
+
+<p>L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline,
+épousé pour sa fortune seulement… L’amour, il
+avait été le viatique de Marguerite et il avait
+transfiguré son humble vie… Mais aussi, il avait
+dévasté celle de Rozenne, dont il était le maître,
+quand il le jetait, la volonté morte, vers cette
+femme qui, sans scrupule, préparait son malheur.</p>
+
+<p>L’amour… Était-ce donc lui encore qui, jadis,
+amenait près d’elle ce même Rozenne, par qui
+elle eût été adorée si elle l’avait voulu, disait-il.</p>
+
+<p>Avec un tressaillement elle se redressa, écartant
+son front de la vitre. Cette nuit de printemps la
+faisait déraisonner. Comment pouvait-elle s’abandonner
+ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque
+et pourquoi s’y attardait-elle stupidement,
+au lieu d’aller retrouver Marguerite ?…</p>
+
+<p>Impatiente, elle se détourna du clair de lune
+enchanté et se dirigea vers la chambre des enfants.
+Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte. Sous la
+frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur,
+assise auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné
+vers la forme mince qui soulevait la couverture.
+A la vue de France, Mme d’Humières se dressa
+un peu et murmura :</p>
+
+<p>— Comment, c’est toi, chérie ?… Tu te demandais
+ce que j’étais devenue ?… Étiennette s’est réveillée
+et j’attendais, pour aller te retrouver,
+qu’elle fût bien rendormie…</p>
+
+<p>France s’était approchée du petit lit ; silencieuse
+près de sa sœur, elle contemplait l’enfant. Sous la
+lumière voilée, elle distinguait le duvet clair des
+cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes,
+la main menue qui serrait la couverture…</p>
+
+<p>Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de
+cet autre petit qui dormait dans une maison
+presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant pour
+veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille
+femme, tandis que la mère était loin, et non pas
+seulement séparée par la distance, mais par l’abîme
+de sa raison perdue… Alors, France eut infiniment
+pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du
+père…</p>
+
+<p>Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir
+si l’enfant dormait bien ; et son visage avait une
+telle expression de sollicitude joyeuse et tendre
+que France lui murmura :</p>
+
+<p>— Comme tes enfants te rendent heureuse, ma
+chérie !…</p>
+
+<p>— Pas seulement les enfants, France, mais lui
+aussi, André…</p>
+
+<p>Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait
+maintenant le divin appel de ce cœur aimant. Le
+jour approchait où ils iraient dans la vie comme
+les bénis qui sont deux en une seule âme…</p>
+
+<p>Et soudain France se sentit toute seule dans
+l’existence.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+
+<p>A son ordinaire, Mme Danestal était en courses
+et visites avec Colette ; et France qui rentrait
+pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle pouvait
+espérer une heure de pleine liberté pour faire
+de la musique tout à son gré, sans être incessamment
+dérangée par sa mère qui n’avait jamais cure
+qu’elle fût occupée.</p>
+
+<p>Parce que, la veille, il y avait eu réception pour
+quelques hôtes de choix, la pièce, riche de meubles
+artistiques, demeurait somptueusement fleurie,
+les roses de juin épanouies en profusion dans ces
+vases précieux qu’affectionnait le goût de Robert
+Danestal. Mais quelques-unes déjà s’effeuillaient
+et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la
+soie des tapis, distillant une senteur capiteuse.
+Pourtant, du balcon s’épandait un souffle d’air
+chaud, sous le store encore baissé que le soleil
+poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous
+la menace de lourdes nuées d’orage.</p>
+
+<p>France s’assit devant le piano à queue, mais elle
+ne joua pas. Elle se mit à feuilleter un cahier de
+mélodies un peu étranges que, la veille même, elle
+avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien,
+qui, très empressé à lui être agréable, les lui
+avait envoyées le matin même.</p>
+
+<p>— Tout simplement parce qu’il sait combien
+j’aime la musique et qu’il m’a vue intéressée par
+la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de
+Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier,
+voyait des intentions matrimoniales dans le
+plus insignifiant hommage offert à sa fille…</p>
+
+<p>Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement
+que son charme de femme, tout autant
+que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste garçon
+du Nord pour qui elle était la révélation d’une
+race féminine qu’il ne connaissait pas encore. Et
+de même elle savait que la soirée de la veille avait
+été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses
+ont conscience…</p>
+
+<p>Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi
+quand elle s’était regardée dans la glace, au moment
+de quitter sa chambre, svelte dans sa longue
+robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec
+une hardiesse discrète ; car elle avait, en toute simplicité,
+la coquetterie de sa forme très pure,
+comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes.</p>
+
+<p>Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la
+glace, elle avait murmuré, comme s’il se fût agi
+d’une étrangère :</p>
+
+<p>— Tiens, je suis jolie, ce soir !</p>
+
+<p>Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle
+ne se trompait pas, l’approbation d’autrui, le seul
+regard de Rozenne surpris par hasard sur elle,
+eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette,
+elle pouvait être comparée…</p>
+
+<p>Rozenne… Qu’il avait encore été bizarre avec
+elle, la veille !… Sa pensée ramenée vers lui, elle
+ne songeait plus aux mélodies qu’elle avait voulu
+revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier ; et,
+les mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit…
+Rozenne avait dû arriver dans la soirée,
+vers dix heures et demie, tandis qu’elle écoutait,
+avec un plaisir, évident sans doute, la musique
+originale de Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas
+vu entrer. Encore un long moment, elle était restée
+à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans
+qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre
+une conversation qui l’intéressait profondément,
+puisque c’était un échange d’idées et d’impressions
+sur la composition musicale…</p>
+
+<p>— Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec
+Stavensend ?… Vingt minutes, peut-être ? songea-t-elle
+les yeux arrêtés sur le battement léger du
+store que la brise soulevait.</p>
+
+<p>Tout à coup, tournant la tête pour répondre à
+une question de sa mère, elle avait aperçu Rozenne
+qui la regardait… Et, dans les yeux, il avait cette
+expression qui, bien autrement que les paroles, dit
+à une femme qu’elle est mieux que belle…</p>
+
+<p>Mais, en même temps, elle avait remarqué que
+son visage était celui des mauvais jours, un visage
+douloureux et révolté qu’elle avait appris à reconnaître,
+même sous le masque impassible que le
+monde imposait.</p>
+
+<p>Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller
+à lui, qui ne venait pas même la saluer cependant.
+Mais elle était prisonnière des convenances et elle
+se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés
+illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient
+avec une attention flatteuse.</p>
+
+<p>Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de
+Claude, elle lui avait demandé, rieuse et amicale :</p>
+
+<p>— Alors, décidément, vous ne voulez pas même
+m’honorer d’un pauvre salut ?</p>
+
+<p>— Je me serais fait scrupule de vous enlever à
+des admirations qui paraissent vous charmer !</p>
+
+<p>Lui, ne souriait pas ; et son accent était âprement
+ironique. Elle avait riposté :</p>
+
+<p>— Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux !
+Et les amis, vous savez, n’ont pas le droit d’être
+jaloux !</p>
+
+<p>— Je le suis, moi ; et je ne partage mes amis
+avec personne…</p>
+
+<p>Elle avait pensé :</p>
+
+<p>« Mais les vôtres doivent être moins exclusifs ! »</p>
+
+<p>Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de
+telles paroles. Elle avait dit simplement.</p>
+
+<p>— Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques…</p>
+
+<p>Sa voix avait quelque chose d’un peu dur ; elle
+l’avait senti et, tout de suite, regretté… Alors,
+avec la grâce caressante que, inconsciemment, elle
+apportait maintenant dans leurs rapports, elle
+avait repris, la voix changée :</p>
+
+<p>— Nous nous disputons comme des enfants !
+Faisons la paix, voulez-vous ?</p>
+
+<p>Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré :</p>
+
+<p>— A quoi bon ?…</p>
+
+<p>Puis il s’était détourné, profitant de ce que
+Mme Danestal appelait de nouveau sa fille.</p>
+
+<p>Un moment après, elle avait constaté qu’il
+n’était plus dans le salon. Et un regret, aigu à en
+devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il fût
+ainsi parti, irrité contre elle, si injustement !</p>
+
+<p>Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses
+doigts erraient sur le piano, le murmure des notes
+berçant sa songerie :</p>
+
+<p>— Comme il est bizarre avec moi, quelquefois !</p>
+
+<p>Ah ! oui, bien bizarre ! fantasque d’humeur, parfois
+rude et agressif sous les dehors d’une politesse
+froide ; et pourtant, prodigue d’attentions
+délicates, toujours… Si attirant d’esprit avec sa
+pensée admirablement ouverte et sa sensibilité
+d’artiste ; et de cœur aussi, car il savait trouver des
+mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance
+de la sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis
+qu’elle savait…</p>
+
+<p>Il ne faisait jamais allusion au tragique événement
+qui pesait sur sa vie ; et, pas davantage, il
+ne parlait de son fils. Mais cette connaissance
+qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir
+noué entre eux un lien dont elle avait conscience — et
+lui aussi… Vraiment, pour lui, elle paraissait
+être devenue l’amie par excellence, à laquelle
+il trouvait bienfaisant et doux de venir ; — à certaines
+heures surtout, quand il avait trop torturante
+l’angoisse du souvenir… Jalousement alors,
+il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa
+compassion, l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait
+à lui-même, le distrayait, berçait sa désespérance…</p>
+
+<p>A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs
+le malheur avait mises en sa pensée.
+L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait
+mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa
+conception de la vie, éveillant, en lui, une source
+vive de sympathie, que des actes trahissaient, pour
+la misère des destinées humaines.</p>
+
+<p>Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse
+sagesse, elle savait bien que Claude Rozenne
+avait, à l’heure présente, une valeur morale
+bien supérieure à celle que possédait le nonchalant
+Rozenne d’autrefois.</p>
+
+<p>Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une
+saveur qu’elle ne se dissimulait pas à cette amitié
+d’homme entrée tout à coup dans sa vie ; pourquoi
+elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence
+sentimentale qu’il partageait entre elle et
+d’autres auxquelles il ne donnait pas la meilleure
+part… C’est pourquoi elle ne s’irritait pas qu’une
+destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y
+mêler avec une mystérieuse force qu’elle subissait
+sans révolte… Toujours, pour faire du bien à une
+créature éprouvée, elle avait été prête à donner de
+son âme sans compter.</p>
+
+<p>Cette fois, du moins, la charité lui était bien
+facile et apportait dans sa vie un rayonnement qui
+l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait pas
+avoir, depuis bien des années, passé un printemps
+comparable à celui qui venait de s’écouler, ni possédé
+une pareille intensité de vie intérieure ; ni
+joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la
+charmait ou de ce qu’elle aimait…</p>
+
+<p>Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait
+emporter par la course des jours, reconnaissante
+parce qu’ils étaient bons…</p>
+
+<p>… Ses doigts modulaient au gré de sa songerie…</p>
+
+<p>Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation
+qu’elle n’était plus seule dans la pièce. Elle
+se détourna, regardant autour d’elle… Alors, à
+l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne…</p>
+
+<p>Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées
+par la surprise, elle le contemplait :</p>
+
+<p>— Comment, vous êtes là ?… Depuis longtemps ?…</p>
+
+<p>— Non, depuis un instant… J’apportais pour
+votre père des croquis que je lui avais promis hier
+soir. J’ai entendu votre piano… Et je suis entré
+pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient
+tenté pour vous…</p>
+
+<p>Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables
+œillets qu’il venait, sans doute, d’y poser.</p>
+
+<p>Elle eut une exclamation ravie :</p>
+
+<p>— Oh ! qu’ils sont beaux !</p>
+
+<p>Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait
+son visage, si avidement que des gouttelettes
+d’eau mouillèrent ses lèvres.</p>
+
+<p>Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli
+sourire affectueux où était un peu de malice :</p>
+
+<p>— Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce
+pas ?… Pourquoi êtes-vous parti sans me dire
+adieu, hier, comme si vous étiez fâché après moi
+de… je ne sais quoi ?…</p>
+
+<p>Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum
+des œillets dont elle avait doucement caressé les
+pétales. Il se pencha et baisa ses doigts. Puis, la
+regardant, il dit :</p>
+
+<p>— Parce que j’étais à bout de résignation, de
+patience… de vertu… Mettez le mot que vous voudrez !</p>
+
+<p>Elle s’était rassise sur le tabouret de piano ; les
+plis légers de sa robe, d’un bleu pâle de lavande,
+ruisselaient autour d’elle ; et elle l’écoutait, regardant
+droit devant elle, vers les sombres iris, au
+cœur tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée.</p>
+
+<p>Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du
+même accent où elle mettait volontairement un
+badinage gai :</p>
+
+<p>— Avouez, en toute humilité, que vous avez
+montré, hier soir, un détestable caractère, sans
+motif… Et n’en parlons plus.</p>
+
+<p>— Sans motifs ? vous pensez, répéta-t-il amèrement.
+Croyez-vous qu’il y ait beaucoup d’hommes
+qui, ayant… une amie telle que vous, accepteraient
+de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres…
+de la voir surtout se laisser très volontiers accaparer !</p>
+
+<p>Elle ne voulut relever que les derniers mots de
+Rozenne ; et, tout en détachant, de la gerbe, quelques
+œillets qu’elle glissa dans sa ceinture, elle
+dit, très simple :</p>
+
+<p>— C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend
+m’intéressaient beaucoup… Et elles vous auraient
+intéressé également si, au lieu de bouder
+dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer
+avec nous !… Vous n’avez pas entendu ses mélodies ?…
+Voulez-vous que je vous en chante quelques-unes,
+pour vous tout seul ?… J’ai encore un
+petit instant de liberté !</p>
+
+<p>— Pourquoi « petit » ?</p>
+
+<p>— Parce que… C’est toute une histoire…
+Asseyez-vous là, près du piano, et je vous la conte
+en deux mots… Imaginez-vous que, ces jours-ci,
+j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au
+nom des Chambry, une bien singulière demande,
+celle de faire entendre, au concert de la vente de
+charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de
+<i>l’Eau dormante</i>, avec la musique dont je l’ai agrémenté…
+Cela, pour l’amour des pauvres !… Vous
+pensez bien que j’avais décliné l’honneur trop
+grand… Et puis, sur de nouvelles instances, de
+plus en plus pressantes, j’ai faibli et promis de
+demander à Marceline Herrène qui a récité <i>l’Eau
+dormante</i>, il y a trois semaines, chez Colette, si
+elle consentirait à la redire à Amiens, par charité !
+Elle doit venir à six heures m’apporter sa réponse.
+Vous comprenez maintenant pourquoi je
+vous disais n’avoir qu’un moment pour vous faire
+de la musique.</p>
+
+<p>— Oui, je comprends que vous êtes insaisissable
+toujours et qu’il ne m’est presque jamais donné de
+vous voir à mon gré, mon amie…</p>
+
+<p>Oh ! ce nom ! toujours il la faisait tressaillir, à
+cause de l’indéfinissable accent dont Rozenne le
+disait, avec une sorte de douceur tendre, qui lui
+donnait la même sensation qu’un baiser très aimant
+mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant,
+elle avait l’impression d’être chère encore
+à Claude Rozenne… Et cela lui semblait bon…</p>
+
+<p>Mais, avec une instinctive volonté de fuir un
+charme qu’elle ne voulait pas subir, elle ouvrit le
+cahier des mélodies et le feuilleta. Alors, tout de
+suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse
+d’elle-même.</p>
+
+<p>Il le sentit et une angoisse crispa tout son être,
+de l’avoir si près de lui, et pourtant lointaine,
+dans cette pièce solitaire, où la senteur trop forte
+des fleurs lui montait au cerveau comme une
+ivresse. Debout près d’elle, il la contemplait, fine
+sous le voile de sa robe pâle. Sur la floraison
+pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif
+se découpait d’un trait délicat, le regard voilé par
+l’épaisseur sombre des cils ourlés d’or, les lèvres
+entrouvertes, un peu humides car elle les mouillait,
+par instants, d’un preste petit mouvement de
+la langue, très jeune.</p>
+
+<p>Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère
+à observer Rozenne. Elle disait, indiquant deux
+pages du cahier qu’elle feuilletait :</p>
+
+<p>— Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises !</p>
+
+<p>A mi-voix, elle les commença ; et ce quelque
+chose de contenu que prenait ainsi son accent donnait
+une émouvante intimité aux brèves chansons
+d’amour, passionnément plaintives et tendres, que
+la musique modulait en sonorités inattendues,
+d’une expression rare…</p>
+
+<p>Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander :</p>
+
+<p>— N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais
+petits chefs-d’œuvre ?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise,
+une question aux lèvres. Mais elle se tut… Dans
+le regard de Rozenne qui rencontrait le sien, elle
+apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante,
+qu’elle avait surprise déjà en d’autres regards
+arrêtés sur elle — expressive plus encore
+que l’aveu des lèvres… Seulement dans les yeux
+de Rozenne il y avait, de plus, quelque chose de
+douloureux et de désespéré, de suppliant…</p>
+
+<p>Et une pensée bouleversa son âme :</p>
+
+<p>— Il m’aime !… Il m’aime plus encore qu’autrefois !</p>
+
+<p>Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait
+et dont elle avait peur — que cependant elle
+souhaitait ne pas voir s’éteindre…</p>
+
+<p>Et ce fut une seconde telle que jamais encore
+elle n’en avait vécu de semblable — enivrante à
+lui donner le vertige, splendide comme ce couchant,
+pareil à une gloire, dont elle voyait luire le
+reflet d’or incandescent.</p>
+
+<p>Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir
+de la misérable créature à qui Rozenne était lié…
+Et la clarté merveilleuse s’éteignit…</p>
+
+<p>D’un geste vif elle referma le cahier et se leva.
+Un frémissement ébranlait tous ses nerfs. Elle
+respira profondément, avec un besoin d’air pur…
+Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit :</p>
+
+<p>— Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce
+pas ?… Je voudrais, puisque Marceline est en retard,
+vous lire les vers que j’ai retravaillés dans
+le sens que vous m’avez indiqué… Mais, auparavant,
+montrez-moi les croquis nouveaux que vous
+apportez.</p>
+
+<p>Instinctivement elle allait vers le balcon et releva
+le store. La lumière du couchant envahit victorieusement
+la pièce avec une bouffée d’air chaud
+qui emporta une seconde la senteur capiteuse des
+fleurs.</p>
+
+<p>Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage
+altéré, une contraction aux lèvres, comme s’il eût
+voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses yeux,
+dont elle aimait le regard, cette expression qui
+attirait à lui toute son âme…</p>
+
+<p>Elle eut peur un peu… de lui… d’elle ?… Sa
+pensée n’aurait pu préciser. Presque impérative,
+elle répéta :</p>
+
+<p>— Montrez-moi vos croquis !</p>
+
+<p>Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant,
+jeté sur une table et le lui tendit, sans un mot.</p>
+
+<p>Comme si la pensée de Rozenne était devenue
+pour elle un livre ouvert, elle y voyait clairement,
+en cette minute, un détachement absolu pour les
+œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait,
+parce qu’elle le voulait, n’existaient même
+plus pour lui. Seule, une créature l’absorbait tout
+entier… Et cette créature, elle en avait l’intuition
+souveraine, en cet instant, c’était elle-même… Les
+mêmes mots alors palpitèrent éperdument en son
+cœur : « Il m’aime !… Il m’aime !… »</p>
+
+<p>Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans
+sa ceinture. Elle se pencha vers le portefeuille
+qu’il lui avait ouvert, sur le piano à queue. Restée
+debout, elle regardait les feuilles, avec un effort
+pour fixer sa pensée qui lui échappait.</p>
+
+<p>Tout à coup, pourtant, son attention se tendit…
+Un détail la frappait impérieusement, auquel,
+dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris
+garde… Mais elle ne se trompait pas… Cette
+jeune femme qui apparaissait presque sur chacune
+des esquisses… c’était elle-même, elle-même poétisée
+par le rêve d’un artiste, telle une créature de
+songe, soit ; mais cependant si reconnaissable ! Et
+avant que sa volonté eût fermé ses lèvres, elle
+avait laissé échapper :</p>
+
+<p>— Comme cette femme me ressemble ! Vous
+m’avez fait poser sans me le dire, n’est-ce pas ?…
+Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela ?</p>
+
+<p>Sans la regarder, il dit :</p>
+
+<p>— Il s’agissait d’une œuvre de votre père…</p>
+
+<p>Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un
+ton qu’elle s’efforçait de rendre léger :</p>
+
+<p>— Alors, cette ressemblance est volontaire ?</p>
+
+<p>Il secoua la tête.</p>
+
+<p>— Non, elle n’est pas volontaire… Je n’en
+avais pas conscience quand mon crayon a créé. Je
+travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je
+ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi.
+Il y en a certaines qui me hantent… Je ne vous ai
+pas offensée ? dites… Vous êtes une petite muse,
+comme cette femme à qui j’ai donné vos traits.</p>
+
+<p>Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard :</p>
+
+<p>— Non, je ne suis pas offensée…</p>
+
+<p>Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût
+ainsi usé de son image. Pourtant, elle éprouvait
+une joie mystérieuse à lui être si présente toujours…</p>
+
+<p>— Non, je ne suis pas offensée… Mais cela
+m’effarouche un peu de me voir ainsi livrée au
+public.</p>
+
+<p>— Vous lui livrez bien plus que vos traits
+quand vous lui donnez des vers où vous avez mis
+votre âme… Ah ! ces vers-là… Comme je voudrais
+les garder pour moi seul, jalousement !… être seul
+à en connaître certains dans lesquels vous êtes
+toute… A cause de cela, sans doute, ils me sont
+précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au
+monde, pour moi… Et cependant…</p>
+
+<p>— Cependant ?… répéta-t-elle presque bas, enveloppée
+par la caresse des mots. D’un geste inconscient
+elle déchirait un œillet dont la senteur
+imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers
+le lointain du ciel empourpré où s’amoncelaient
+des nuages lourds, cernés de flamme ; mais son
+âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement
+à lui…</p>
+
+<p>— Cependant je voudrais pouvoir, dans mes
+heures mauvaises, vous enlever à jamais ce don
+d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un
+monde où vous m’échappez, parce que vous y êtes
+heureuse seule… Je voudrais vous enlever, non pas
+seulement votre talent, mais aussi votre beauté qui
+appelle trop de regards…</p>
+
+<p>— Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement.</p>
+
+<p>— Ah ! si, vous l’êtes !… mais à la façon des
+glaciers qui se dressent orgueilleusement en plein
+ciel, en pleine lumière !… Et je voudrais que vous
+fussiez une simple femme, pitoyable et tendre,
+qui n’ait à donner que son cœur et en fasse le don
+suprême à celui qui crie vers elle…</p>
+
+<p>Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante,
+elle articula, ses lèvres tremblaient :</p>
+
+<p>— Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui ?…
+Vous déraisonnez !… Ne dites pas de
+ces choses inutiles et folles qui sont mauvaises
+et ne peuvent que nous faire du mal à tous les
+deux !</p>
+
+<p>Il demeura silencieux… La tentation grondait
+en lui, si forte ! de crier à France Danestal qu’elle
+lui était chère, mille fois plus encore que jadis,
+quand un juvénile attrait le jetait vers elle… La
+tentation aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître
+enfin la saveur de ses lèvres, l’abandon de
+son corps souple, la douceur des paupières closes
+sous le baiser qui les fermerait… Oh ! la sentir
+entre ses bras, sur son cœur et l’emporter ainsi,
+vaincue enfin !… pour oublier tout ce qui ne serait
+pas elle.</p>
+
+<p>Si vague, la conscience lui demeurait encore que
+céder à une telle tentation serait une infamie, à
+lui qui était aussi misérablement enchaîné qu’un
+criminel… Car elle n’était pas une femme brûlée
+par la vie, mais une vierge ayant droit à son respect.
+Et parce qu’il sentait sa volonté défaillir, il
+eut peur, à son tour. Résolument, il se leva :</p>
+
+<p>— Vous avez raison ; aujourd’hui, je ne saurais
+vous dire que des folies que je regretterais ensuite,
+comme j’ai dû en regretter bien d’autres. Adieu !</p>
+
+<p>Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner
+l’appel du timbre. Ce devait être Marceline
+Herrène. Son arrivée allait le sauver de lui-même…
+C’était bien !</p>
+
+<p>Comme lui, France avait entendu ; et en elle un
+bizarre sentiment s’élevait, fait d’un regret aigu
+et d’une sensation de délivrance.</p>
+
+<p>Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne
+eût été là, déjà, pour l’entendre :</p>
+
+<p>— Adieu, ma chère, bien chère petite amie…
+Faites-moi la charité de penser à moi avec beaucoup
+de douceur et de compassion parce que je
+suis très malheureux.</p>
+
+<p>Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine.
+La porte du salon fut ouverte. Marceline
+Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous
+le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne
+élégante, un joli sourire sur le masque tragique du
+visage où étincelait la flamme des prunelles. Gaiement,
+elle s’exclamait :</p>
+
+<p>— Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle
+petite muse ?</p>
+
+<p>Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement,
+prenait congé. France présenta :</p>
+
+<p>— Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon
+père va devoir l’illustration de ses sonnets des
+<i>Gloires</i> !… Vous, Marceline, je n’ai pas à vous
+nommer, vous êtes une femme célèbre !</p>
+
+<p>Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient
+un hommage pour la tragédienne. Puis, se courbant
+très bas, il baisa la main que France lui tendait.
+Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux,
+les yeux arrêtés sur elle :</p>
+
+<p>— J’enverrai donc à monsieur votre père les
+autres esquisses.</p>
+
+<p>Elle pencha la tête et dit simplement :</p>
+
+<p>— Merci… Et au revoir.</p>
+
+<p>Marceline Herrène les considérait de ses yeux
+brûlants dont l’expression était si franche. Quand
+la portière fut retombée sur Rozenne, elle demanda,
+affectueuse et spontanée :</p>
+
+<p>— Est-ce enfin celui que vous épouserez ?…</p>
+
+<p>France eut la sensation d’un choc en plein cœur,
+et une ondée de sang courut sur son visage.</p>
+
+<p>— Claude Rozenne n’est pas à marier.</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>Leurs deux regards se confondirent : celui de
+la tragédienne sympathiquement sceptique et curieux ;
+celui de France, large ouvert, avec une
+assurance orgueilleuse… Mais, de nouveau, tintaient
+follement en elle les mots qu’elle ne pouvait
+étouffer : « Il m’aime !… Il m’aime ! »</p>
+
+<p>— Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre.
+N’attendez pas trop tard pour aimer, France… Ne
+vivez pas seulement pour être une divine petite
+muse… Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement,
+vous sentirez qu’il ne suffit pas à un cœur
+de femme d’inspirer de beaux vers… Un cœur,
+c’est un être qui vit, qui appelle ; qui veut sa joie,
+son bonheur, ce bonheur comparable à nul autre,
+et à qui ne suffit pas l’immatérielle beauté des
+choses…</p>
+
+<p>Elle se tut une seconde ; puis, plus bas, de sa
+belle voix de contralto, si aisément émouvante,
+elle dit, la main sur l’épaule de France :</p>
+
+<p>— Écoutez mon conseil, petite France, aimez,
+aimez ! même dussiez-vous en souffrir… Et dans
+votre amour, donnez-vous toute, généreusement,
+pour en être enivrée, comme le plongeur se jette
+dans la mer, pour s’y perdre !… Autrement, vous
+arriverez à connaître, un jour plus ou moins
+proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur,
+le pire de tous les supplices, sentir qu’on n’est
+pour personne au monde, la vie, l’âme, le tout,
+l’<i>Unique</i>… Aimez, France, pendant que vous êtes
+jeune ; que, sûrement, il y a des cœurs qui appellent
+le vôtre… Aimez ; quand vous en aurez
+connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée
+d’avoir si longtemps voulu vivre dans votre
+beau rêve glacé !…</p>
+
+<p>Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières
+s’étaient abaissées, voilant son regard. Sur
+ses joues blanches, les cils battirent très vite, tandis
+que Marceline finissait avec un sourire :</p>
+
+<p>— Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit
+pas l’élu… Il semblait fait pour vous… Et je m’y
+connais en hommes, je vous jure !</p>
+
+<p>Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête
+qui lui était familier et ses lèvres articulèrent les
+mots que sa pensée lui criait impérieusement :</p>
+
+<p>— Je ne veux pas aimer… Je ne peux pas !…</p>
+
+<p>Les yeux de la jeune femme disaient la question
+que sa bouche ne prononçait pas. Mais France,
+changeant de ton, jeta avec une vivacité gamine :</p>
+
+<p>— Je ne peux pas aimer… Je n’ai pas le temps,
+j’ai trop de choses à faire ! Chère bonne amie, causons
+vite de ma requête, voulez-vous ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IX</h3>
+
+
+<p>Une rumeur de curiosité courut à travers la très
+nombreuse assemblée que réunissait le concert de
+charité, — dans l’hôtel particulier qui abritait la
+kermesse, — car, sur l’estrade, venait d’apparaître
+Marceline Herrène pour dire le poème de Francis
+Danes.</p>
+
+<p>Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent.
+Les regards féminins étudièrent la sobre
+richesse de la robe de mousseline de l’Inde, incrustée
+de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis
+que les yeux des hommes s’attachaient au buste
+admirable sous l’étoffe souple, au visage qui semblait
+modelé dans la lumière, coiffé de cheveux
+sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd.</p>
+
+<p>Debout, immobile, une sorte de rêve dans la
+chaude profondeur des prunelles, elle semblait
+écouter le chant que modulait l’orchestre et par lequel
+s’ouvrait le poème, — un chant si admirablement
+adapté au caractère du poème que, seul, un
+même cerveau pouvait avoir conçu la musique et
+la poésie.</p>
+
+<p>Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura :</p>
+
+<p>— Elle est bien belle !… Tu es gâtée, chérie,
+d’avoir une pareille interprète !</p>
+
+<p>France inclina la tête en silence. De loin, elle
+souriait à Marceline qui venait de la distinguer
+dans la foule du public et lui avait envoyé un imperceptible
+signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se
+prit à écouter cette musique qui était la sienne,
+pour elle, évocatrice puissamment d’impressions
+vécues par elle.</p>
+
+<p>L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi
+toutes les répétitions, était vraiment très bon.
+Mais elle ne l’entendait pas avec cette attention
+qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler
+le jeu des musiciens. Son regard errait sur
+les rangs des auditeurs, cherchant, sans qu’elle en
+eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait
+pas. Dans cette réunion du tout Amiens
+<i lang="en" xml:lang="en">select</i>, — où fraternisaient pour quelques heures
+armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même
+noblesse, protectrice des bonnes œuvres, — presque
+toutes les physionomies lui étaient étrangères. A
+peine elle reconnaissait quelques femmes rencontrées
+dans le salon de Marguerite… Devant elle,
+un peu, elle apercevait le groupe des Chambry,
+la petite femme habillée avec un soin correct et
+une richesse toute provinciale, assise entre son
+mari et son beau-frère… Tous trois, l’air très
+attentif.</p>
+
+<p>A travers la distance, France sentait, tendue
+vers elle, toute la pensée d’Albert Chambry, avec
+une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à
+son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte
+dans la foule où elle demeurait discrètement
+confondue ; et, si soucieux qu’il fût des convenances,
+il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder
+dès qu’il croyait pouvoir le faire sans être
+remarqué — par elle surtout. Il n’était pas connaisseur
+en musique et la valeur des harmonies
+originales du prélude, dont un mélomane eût été
+ravi, lui échappait complètement. Mais l’oreille
+charmée par les sonorités expressives et colorées
+du chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté
+par l’idée que c’était vraiment cette jeune fille qui
+avait créé cela, que tout ce public était réuni pour
+être enchanté par la beauté de son œuvre de
+femme — et de femme de vingt ans à peine !</p>
+
+<p>D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel
+était Francis Danes, observaient aussi, avec la
+même curiosité, la fine créature habillée de linon
+rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs,
+qui se tenait auprès de sa sœur, comme une fille
+du monde très bien élevée, auditrice correcte ; de
+telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait
+pu soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette
+musique et ce poème.</p>
+
+<p>Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle
+excitait ainsi ; sourdement nerveuse, elle continuait
+sa recherche inconsciente, parmi tous ces inconnus…
+Non, décidément, elle n’apercevait pas
+Claude Rozenne. Il n’était pas là !… Il n’était pas
+venu assister à cette audition solennelle, devant un
+public <i>payant !</i> de l’œuvre de sa « précieuse petite
+amie », comme il semblait se plaire à l’appeler.
+Pourquoi ?… Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille
+encore. De loin, elle l’avait aperçu, en arrivant
+de Paris, quand elle sortait de la gare avec
+Marguerite… Mais il n’avait pas paru chez sa
+sœur, bien que certainement il sût qu’elle était à
+Amiens, où les plus petites nouvelles étaient vite
+colportées.</p>
+
+<p>Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait
+le faire depuis quinze jours… Même, il se désintéressait
+de ce qui la touchait.</p>
+
+<p>Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si
+fort qu’une paillette blessa la peau sous le gant.</p>
+
+<p>Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où
+la jetait l’absence de Rozenne ; et irritée contre
+elle-même, sans remuer les lèvres, elle murmura :</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que cela peut me faire après tout,
+qu’il soit là ou non ?</p>
+
+<p>… Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline
+commençait le poème ; et son admirable
+voix, grave et pleine, d’une souplesse caressante,
+donnait si merveilleusement aux vers leur relief,
+leur couleur ; en faisait jaillir, si lumineuse, la
+pensée, que toute préoccupation étrangère disparut
+du cerveau de France, dans la jouissance aiguë
+d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste
+telle que celle-là.</p>
+
+<p>La musique accompagnait la parole humaine,
+qui, parfois, faisait silence un moment, pour laisser
+la mélodie lui répondre ; puis reprenait la légende
+symbolique, contée en une langue d’une incomparable
+poésie dont les moins lettrés eux-mêmes subissaient
+le charme. Mais France ne s’apercevait
+pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des
+regards qui allaient à elle, l’auteur !… Même, elle
+avait oublié l’absence de Rozenne. Rien n’existait
+plus pour elle que l’intense plaisir artistique
+qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit
+dans une sensation de brusque réveil quand des
+applaudissements éclatèrent enthousiastes, alors
+que l’orchestre achevait le motif final. Marceline,
+rappelée éperdument, reparaissait les mains
+pleines de fleurs, jetant le nom du poète que saluaient
+les acclamations.</p>
+
+<p>Avec une malice un peu émue André glissa à sa
+belle-sœur qui, devenue toute rose, écoutait, une
+petite fièvre au fond des prunelles :</p>
+
+<p>— Quel succès ! France… Prenez garde, on va
+vous enlever pour vous porter en triomphe !</p>
+
+<p>— Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier
+Marceline qui mérite bien, elle, d’être
+portée en triomphe !… Quelle artiste !… Guite, tu
+me retrouveras dans le petit salon…</p>
+
+<p>Correctement escortée par son beau-frère, elle
+se glissait parmi les groupes qui se formaient ; car
+la première partie du concert était achevée et les
+dames patronnesses commençaient la quête dans
+les rangs nombreux du public.</p>
+
+<p>Tous les regards invariablement la suivaient,
+autant parce que la rumeur commençait à la désigner
+pour le poète de <i>l’Eau dormante</i> que parce
+qu’elle était une très jolie femme, totalement différente
+des plus élégantes Amiénoises réunies
+dans le hall, par son allure et par la discrète originalité
+de la toilette créée par son goût.</p>
+
+<p>Elle, indifférente, passait vite ; et bientôt elle
+disparut, entrant dans le salon où, avant le concert,
+elle était avec Marceline.</p>
+
+<p>Devant la glace, la tragédienne attachait sa
+longue mante, déjà prête à partir.</p>
+
+<p>Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à
+France qui venait à elle, une clarté rayonnante
+dans les yeux.</p>
+
+<p>— Oh ! Marceline ! Marceline ! quel don royal
+vous m’avez fait ce soir encore !… Je ne connais
+pas, je crois, de jouissance comparable à celle
+d’entendre mes vers récités par vous !</p>
+
+<p>— Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse ?</p>
+
+<p>D’un geste spontané, France, comme une enfant,
+enlaça la jeune femme, jetant un chaud baiser sur
+son visage… Ardemment, elle admirait son talent
+qui, si souvent, était du génie ; elle aimait son inépuisable
+bonté et, sans effort, elle lui pardonnait
+les généreuses folies où l’entraînait son cœur
+d’amoureuse…</p>
+
+<p>— Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous
+entendent, ivre de la musique de votre voix, de
+vos paroles…</p>
+
+<p>— Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres,
+France.</p>
+
+<p>— Oui ; mais comme vous les avez dites ! Jamais
+je ne vous remercierai assez d’avoir bien
+voulu faire ainsi connaître mes vers… Ah ! je
+comprends que mon père ne veuille permettre à
+personne de réciter, devant lui, certains de ses
+sonnets qu’il vous a entendus !</p>
+
+<p>Marceline eut un imperceptible recul. Elle se
+souvenait de la manière dont Robert Danestal
+avait jadis souhaité lui témoigner son admiration,
+alors qu’elle aimait ailleurs…</p>
+
+<p>Mais ce fut, chez elle, impression fugitive ; sa
+main effleurant les cheveux de France, elle dit :</p>
+
+<p>— Maintenant que je ne suis plus bonne à rien,
+France, je vais vite filer à l’hôtel, car je repars
+tout à l’heure pour Paris… et voilà la foule qui va
+envahir cette retraite afin de vous apporter ses
+félicitations…</p>
+
+<p>Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus
+vive la rumeur des conversations, car l’entr’acte
+continuait.</p>
+
+<p>— Marceline, attendez une seconde, je vais appeler
+mon beau-frère pour vous mettre en voiture.</p>
+
+<p>— Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma
+chère petite amie.</p>
+
+<p>Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille
+qu’elle avait vue presque enfant, alors qu’elle-même,
+en ses débuts au théâtre, venait réciter des
+vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître…
+Puis, soulevant une portière, elle s’échappa,
+tandis que la porte du salon s’entr’ouvrait devant
+Marguerite qui, discrète, demandait :</p>
+
+<p>— Chérie, peut-on entrer ?… Tu es seule ? Marceline
+est partie ?… Alors, il est possible de venir
+te féliciter, sans vous déranger… Oh ! ma petite
+France, tu peux être fière de toi !… Moi qui viens
+d’entendre ce que tous disent, je suis pénétrée
+d’orgueil !</p>
+
+<p>Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui
+murmurant cela, tandis que le salon s’emplissait
+de visiteurs qui souhaitaient être présentés au
+poète de <i>l’Eau dormante</i>.</p>
+
+<p>France les regardait ; et, sourdement, une pensée
+lui faisait battre le cœur d’un regret âpre :</p>
+
+<p>« Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là
+qui s’empressaient autour d’elle ?… Oh ! pourquoi ?… »</p>
+
+<p>Jamais elle n’eût soupçonné que son absence
+pourrait lui être ainsi pénible ; qu’elle aurait, à ce
+point, trouvé bon, ce soir-là, de rencontrer son
+regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus
+oublier, de sentir autour d’elle l’indéfinissable
+sentiment qui lui était devenu cher…</p>
+
+<p>De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que
+lui — son ami ! — demeurait invisible, ainsi qu’un
+indifférent, une sensation aiguë de désillusion,
+une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle ; un
+désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller
+toute seule, dans l’ombre bleue de la nuit qu’elle
+apercevait par les portes-fenêtres, grandes ouvertes
+sur le jardin…</p>
+
+<p>Pourtant, bravement, elle jouait son personnage
+de femme célèbre dans sa petite sphère. Elle répondait,
+comme il convenait, à tous les compliments ;
+aux félicitations majestueuses de Lucien
+Chambry, aux exclamations enthousiastes de sa
+petite femme…</p>
+
+<p>Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant
+qu’il lui fût possible d’aborder, à son tour,
+la jeune fille trop entourée. Avec un regard qui
+n’avait plus son calme coutumier, il contemplait
+la jolie tête expressive, les lèvres souples, les prunelles
+d’eau bleue, les moires dorées des cheveux
+sous la capeline de fleurs. Pour la première fois,
+il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie
+qui animait le cerveau et l’âme de France Danestal,
+et il en demeurait ébloui et troublé.</p>
+
+<p>Soudain rapprochée de lui par un remous dans
+le flot des visiteurs, elle rencontra, par hasard, ces
+yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans, réfléchir
+alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement :</p>
+
+<p>— Pourquoi donc me regardez-vous ainsi ?</p>
+
+<p>— Parce que je vous admire… comme je n’ai
+jamais admiré aucune femme !</p>
+
+<p>— Rien que cela ! fit-elle rieuse, un peu saisie,
+mais touchée de l’aveu. Lui-même en avait l’air si
+stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il commença,
+suppliant :</p>
+
+<p>— Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie…
+Je sais très bien que mon admiration est de mince
+valeur ; mais je vous l’offre bien sincère…</p>
+
+<p>— Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un
+jour où nous serons plus tranquilles que ce soir,
+vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers vous
+ont plu ?… Cela m’intéressera beaucoup !…</p>
+
+<p>Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte
+un peu malicieuse.</p>
+
+<p>— Si vous restez quelques jours à Amiens, me
+permettrez-vous d’aller vous dire toute mon impression
+chez madame votre sœur ?… Je suis…</p>
+
+<p>Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un,
+derrière elle, venait de prononcer le nom de Rozenne,
+et les nerfs tendus elle écoutait, oublieuse
+de l’existence même d’Albert Chambry qui lui
+parlait. Que disait-on ?</p>
+
+<p>Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois,
+pensé dans la soirée :</p>
+
+<p>— Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici !</p>
+
+<p>Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry
+prononçait, mordante :</p>
+
+<p>— Rozenne ici ?… Vous ne savez donc pas que
+ce soir Gillette Harcourt reprend le rôle qui a été
+son triomphe au commencement de l’hiver ? Une
+nouvelle <i>première</i> à laquelle ses… admirateurs ne
+pouvaient manquer d’assister !</p>
+
+<p>France n’entendit rien de plus ; car André
+d’Humières approchait, lui amenant un ami qui,
+à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit
+cet inconnu comme elle en avait accueilli tant
+d’autres depuis un moment, avec une indifférence
+souriante. Mais les mots qu’il lui disait lui arrivaient
+dépourvus de sens. Tressaillante comme
+après un choc très douloureux, elle pensait :</p>
+
+<p>« C’est pour cela qu’il n’est pas là !… Je comprends
+maintenant ! »</p>
+
+<p>Ah ! oui ! elle comprenait… Et c’était si simple !…
+Ayant à choisir, ce même soir, entre
+l’amante et l’amie, « la précieuse petite amie ! »
+ce n’était pas vers celle-ci qu’il était allé !… De
+quoi donc s’étonnait-elle ?… Tous, ils étaient pareils,
+les hommes, elle le savait bien, depuis très
+longtemps… Et après tout, il était si naturel que
+Rozenne eût agi ainsi… Elle, France, était tellement
+peu de chose dans sa vie, dont elle n’avait
+pas voulu…</p>
+
+<p>— Oh ! France, qu’est-ce que tu as ?… Comme
+tu es devenue pâle !… lui murmura la voix
+anxieuse de Marguerite.</p>
+
+<p>Un sursaut de colère contre elle-même, contre
+Rozenne l’ébranla tout entière. Au hasard, elle
+dit :</p>
+
+<p>— Je suis lasse de tout ce monde… Et puis, il
+fait si chaud ici… Je vais respirer une seconde sur
+la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma chérie.</p>
+
+<p>Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se
+glissa dehors, sur le perron qui s’allongeait en
+terrasse, et descendit les marches.</p>
+
+<p>Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux,
+odorant d’une senteur de verdure et de fleur, où
+dominait l’arome des œillets qui montait d’un
+massif tout proche… Un souvenir jaillit en elle ;
+celui de l’après-midi où Rozenne lui parlait dans
+le salon si fleuri, qu’il semblait distiller l’ivresse…</p>
+
+<p>Oui, elle était follement grisée, ce jour-là,
+quand son cœur bondissait d’allégresse parce que
+la croyance était entrée en elle que Rozenne l’aimait
+encore, l’aimait plus qu’autrefois… Oh ! la
+stupide allégresse ! dont la seule pensée était pour
+elle, en ce moment, une humiliation intolérable…
+Ah ! oublier, oublier, oublier !… Sentir descendre
+en elle quelque chose de la grande paix de la
+nuit…</p>
+
+<p>Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à
+l’infini, c’était un tel silence, après le vain bruit
+des conversations !… A peine, le bruissement léger
+de la brise, à travers les feuilles. Les allées
+fuyaient dans l’ombre des arbres ; une seule, qui
+enserrait la pelouse, semblait un chemin de lumière,
+sous le reflet de lune qui argentait aussi les
+arbustes…</p>
+
+<p>France détourna la tête pour ne plus voir les
+fenêtres éclairées qui lui rappelaient que le monde
+était là, tout proche, prêt à la reprendre… Et instinctivement,
+dans sa soif douloureuse d’être pénétrée — un
+peu ! au moins… — par cette sérénité
+des choses impassibles, elle ferma les yeux, — comme
+une enfant très lasse qui appelle le
+repos…</p>
+
+<p>Mais alors, sous les paupières abaissées, des
+larmes jaillirent et vinrent mouiller ses lèvres…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>X</h3>
+
+
+<p>Septembre s’achevait, avec une température
+d’été, aux heures lumineuses du jour ; et seul, l’or
+fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient
+l’approche de l’automne.</p>
+
+<p>Tout particulièrement, Colette était ravie de ces
+beaux jours persistants. Elle recevait beaucoup en
+son château de Chevregny, pendant la saison des
+chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées
+féminines par de longues promenades en
+voiture, à travers la jolie campagne de l’Aisne,
+tandis que les hommes abattaient le gibier.</p>
+
+<p>— Colette, quel est, en définitive, le programme
+de la journée ? lui demanda sa mère, comme elle
+arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la pelouse, à
+l’ombre des tilleuls, confortablement installés
+dans de larges fauteuils de paille, attendaient que
+les voitures fussent annoncées.</p>
+
+<p>La jeunesse était encore dispersée dans les
+allées du parc. Seules, les « personnes d’âge »
+étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal :
+les femmes causaient ; les hommes fumaient ou
+parcouraient les journaux ; quelques-uns somnolaient
+un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains
+dorés… Tous, en vérité, avaient un air de
+béatitude parfaite ; et, leur attention réveillée par
+la question de Mme Danestal, ils regardèrent, avec
+des yeux charmés, la belle maîtresse de maison
+qui approchait, vraiment digne de toutes les admirations.
+Habillée de mousseline blanche ourlée
+de précieuses guipures, des roses pourpres dans
+sa ceinture, sa jolie tête blonde coiffée d’un grand
+chapeau fleuri, elle réalisait, en vérité, la vision
+d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer
+toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir
+se dire heureuse.</p>
+
+<p>— Ce que nous faisons tantôt, mère ?… Eh
+bien ! nous allons goûter au bois de la Brosse et
+nous reviendrons par Vauclair. La voiture va
+nous attendre à trois heures ; mais s’il y a des
+amateurs de marche, ils pourront aller à pied jusqu’à
+la Brosse.</p>
+
+<p>— Nous autres, alors ! jetèrent des voix jeunes,
+celles de la petite Jacqueline de Tavannes et de
+son fiancé, Maurice Derombies, qui passaient, sortant
+de la bibliothèque, dont l’asile leur était gracieusement
+abandonné pour abriter l’intimité de
+leurs tête-à-tête.</p>
+
+<p>Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la
+grande liberté qu’elle jugeait nécessaire d’accorder
+aux fiancés pour qu’ils pussent bien se connaître.</p>
+
+<p>— Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à
+pied ! Tu auras chaud ! Tu seras fatiguée !</p>
+
+<p>— Oh ! maman, vous savez bien que jamais je
+ne suis fatiguée.</p>
+
+<p>— Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois
+seule avec Maurice !</p>
+
+<p>— Eh bien !… nous demanderons à… à… à
+France de nous chaperonner. Elle est aussi marcheuse
+que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au
+tennis… Ah ! la voilà !</p>
+
+<p>Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de
+petites mèches folles moussant autour du front,
+sous la paille du chapeau, très rose de l’animation
+de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat
+des prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée
+pour le jeu, elle avait l’air d’une toute jeune
+fille et elle semblait, absolument, la contemporaine
+d’âge de Jacqueline, malgré les quelques
+années qu’elle avait de plus.</p>
+
+<p>La petite fiancée avait couru vers elle.</p>
+
+<p>— France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir
+à pied avec nous à la Brosse ? Dites oui, chérie,
+vous serez si bonne !… En voiture, c’est tellement
+ennuyeux !… Nous sommes tous en « paquet » et
+Maurice et moi, nous ne pouvons causer !…</p>
+
+<p>France, amusée, se mit à rire.</p>
+
+<p>— Oui… oui, je comprends… C’est convenu,
+Jacqueline, nous n’irons pas à la Brosse en « paquet »,
+mais tous les trois, gentiment ; et je vous
+promets d’être très discrète, de marcher toute
+seule, en avant, sans me retourner !</p>
+
+<p>La petite l’embrassa joyeusement.</p>
+
+<p>— France, vous êtes un amour ! Maurice, c’est
+arrangé ! Maman, soyez satisfaite, nous aurons
+France pour veiller sur nous !…</p>
+
+<p>Mme de Tavannes — qui était paisible et douce — eut
+un sourire indulgent.</p>
+
+<p>— Allons ! bien, bien… Seulement, je trouve
+que le chaperon n’a pas l’air plus respectable que
+les chaperonnés !… Enfin…</p>
+
+<p>— Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez
+pas l’air de vous le rappeler… Je n’ose plus dire
+mon âge, glissa France gaiement, tandis que d’un
+doigt vif elle détachait les épingles qui avaient
+raccourci sa jupe.</p>
+
+<p>— France, vous avez l’air d’une vraie gamine
+comme Jacqueline.</p>
+
+<p>— Ah ! elle devrait bien lui ressembler en choisissant
+enfin un mari ! soupira Mme Danestal, qui
+ne se consolait pas de voir sa fille libre encore du
+lien conjugal.</p>
+
+<p>Le brillant mariage de Colette était pour elle la
+félicité quotidienne ; d’autant qu’elle-même profitait
+fort du luxe de la jeune femme, grâce à l’aimable
+bonté de Paul Asseline et à la communauté
+de ses propres goûts mondains avec ceux de sa
+fille.</p>
+
+<p>Aussi, il lui semblait intolérable que France,
+douée comme elle l’était, d’une incontestable séduction,
+ne se mît en peine nullement de trouver, à
+l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné ;
+même plus, eût, jusqu’alors, laissé échapper avec
+une indifférence absolue les partis, quelques-uns
+vraiment tout à fait « convenables », qui lui
+avaient été offerts.</p>
+
+<p>Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait
+fort satisfaite de sa destinée. Elle ne s’inquiétait
+point de la modeste position de sa fille Marguerite,
+puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants
+la ravissaient, ceux de Colette surtout
+qu’elle se faisait une joie de « pomponner ». Il y
+avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des
+excursions — à peu près constantes — de son mari
+hors du foyer conjugal, et elle se tenait pour satisfaite
+de vivre dans le rayonnement de sa célébrité ;
+à la longue, résignée à le voir dépenser
+comme s’il eût possédé d’inépuisables rentes. L’habitude
+l’avait rendue habile à réparer tant bien
+que mal — surtout en apparence — les brèches
+ainsi causées dans leurs piètres revenus.</p>
+
+<p>Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus
+rien désiré. Mais quand se produirait enfin l’événement
+tant désiré ?…</p>
+
+<p>La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation
+de sa mère. Tout en causant avec Jacqueline
+et Maurice Derombies, caressant d’un geste
+instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de
+ses doigts rafraîchis, elle regardait approcher son
+beau-frère suivi d’un domestique porteur du courrier
+que venait d’apporter le facteur.</p>
+
+<p>Cinq années d’existence sans souci et de complète
+félicité — Paul Asseline n’était pas difficile
+sur la qualité de son bonheur — avaient fait
+de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu
+paraître un peu vulgaire d’aspect s’il n’avait eu,
+stylé par Colette, des allures de parfait homme du
+monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant.</p>
+
+<p>La mine épanouie, il avançait vers Colette qui
+respirait discrètement le parfum d’adulation dont
+l’entourait sa cour masculine, et lui tendant une
+petite boîte :</p>
+
+<p>— Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant
+d’un regard enchanté. Même après cinq
+années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle
+femme lui eût été donnée.</p>
+
+<p>Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage
+est dû, elle prit l’écrin, trop accoutumée aux gâteries
+pour s’étonner ; un peu ennuyée que devant
+tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité.
+Heureusement, à son gré, le domestique qui présentait
+à chacun son courrier distrayait l’attention ;
+et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt
+les mouvements de sa fille, dont la calme lenteur,
+en la circonstance, l’impatientait un peu :</p>
+
+<p>— Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis
+pas d’ouvrir cette boîte !…</p>
+
+<p>— Voici, voici, maman. Quelle curiosité !</p>
+
+<p>Elle pressa le bouton de l’écrin ; et sur le velours
+pâle une bague étincela d’une somptuosité
+princière, arrachant à Mme Danestal une exclamation
+enthousiaste :</p>
+
+<p>— Oh ! Paul, c’est superbe !… Vous comblez
+votre femme, mon ami.</p>
+
+<p>— Rien n’est trop beau pour elle ! Est-ce bien
+ce que vous désiriez, Colette ?</p>
+
+<p>Elle souriait, regardant les jeux de lumière
+dans les gemmes étincelantes, serties avec art.</p>
+
+<p>— Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement
+rappelé le modèle qui m’avait plu. Je vous
+remercie.</p>
+
+<p>Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de
+prix, qu’elle lui tendait. Puis, heureux de l’idée
+qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant de ton :</p>
+
+<p>— A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que
+je vous dise tout de suite… Le courrier m’a apporté
+un mot de Rozenne ; il m’écrit qu’il ne peut
+venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu
+à Paris par toute sorte d’affaires, paraît-il,
+car il part pour l’Espagne le mois prochain, afin
+d’y passer une partie de l’hiver.</p>
+
+<p>Une voix masculine jeta :</p>
+
+<p>— Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne
+ne pourraient pas s’appeler Gillette Harcourt ?</p>
+
+<p>— Chut ! chut !… glissa discrètement Mme de
+Tavannes. Nous avons ici des jeunes filles. Les
+hommes ne respectent rien !</p>
+
+<p>Colette n’avait pas répondu. Mais son regard,
+facilement aigu, avait glissé vers sa sœur. Elle
+n’aperçut pas le visage de la jeune fille. Auprès
+des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait
+vers l’étang dont la nappe luisait sous le
+voile des saules ; et Mme Asseline ne vit pas que,
+dans les plis de sa robe, la main de France s’était
+crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique
+venait de lui remettre.</p>
+
+<p>D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le
+break était avancé, et sur le pavé de la cour, on
+entendait battre le sabot impatient des chevaux.
+De la maison, des allées, surgissaient les « jeunes »,
+que le flirt, le tennis et autres occupations avaient
+distraits avant l’heure de la promenade ; les
+femmes, toutes non moins élégantes que Colette.</p>
+
+<p>— Décidément, alors, mes enfants, vous allez à
+pied ? soupira Mme de Tavannes. Elle avait, pour
+sa part, horreur de la marche.</p>
+
+<p>— Oh ! oui ! certes !…</p>
+
+<p>France avait laissé répondre les deux fiancés.
+Elle demeurait silencieuse, derrière eux, sans
+prendre garde qu’autour d’elle rôdaient quelques
+membres de la cour masculine de Colette, qui se
+seraient très volontiers arrangés de l’accompagner
+à travers bois. Mais comme elle ne les y invitait
+pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où,
+très empressé, Paul installait les femmes les plus
+âgées. Les jeunes bavardaient autour du grand
+break, tandis que Colette embrassait au passage
+ses enfants que la gouvernante emmenait jouer
+dans le parc. Elle était fière de son fils qui avait
+hérité de sa propre beauté, mais supportait mal
+que sa fille fût une vraie Asseline.</p>
+
+<p>Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la
+capote de batiste ; puis, la dernière avant Asseline,
+elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit place
+à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière
+et s’élança près du cocher qui, raidi sur son siège,
+enlevait les chevaux, en maître conducteur, les
+faisant évoluer par une courbe savante, dans la
+cour seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette
+brillait avec cette expression de muet orgueil
+que lui donnait encore, au bout de cinq années, la
+conscience de posséder la fortune qu’elle avait
+voulue… Une fortune dont elle jouissait si pleinement,
+qu’il ne restait pas en elle place pour le
+désir d’une vie sentimentale.</p>
+
+<p>France et les fiancés étaient demeurés devant le
+perron, regardant sortir la voiture. Quand elle eut
+disparu, la petite Jacqueline eut un bond de joie :</p>
+
+<p>— Ah ! nous voilà libres !</p>
+
+<p>— Oui, libres de nous mettre en route…</p>
+
+<p>— Oh ! France, nous sommes si bien seuls !</p>
+
+<p>— Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons
+quand les autres seront partis…</p>
+
+<p>— Alors, nous irons très lentement ?</p>
+
+<p>— Aussi lentement que vous le souhaiterez,
+mais il faut partir…</p>
+
+<p>Elle avait un impérieux besoin de mouvement
+et en même temps de solitude ; un désir âpre de
+voir clair en elle-même et aussi une frayeur de ce
+qu’elle y découvrirait.</p>
+
+<p>Ce qu’elle y découvrirait ?… Ah ! déjà, elle le
+savait bien, sans même se le demander. Il lui semblait
+que tout son être criait son regret que Rozenne
+ne vînt pas.</p>
+
+<p>Pourquoi ne venait-il pas ?… A cause de Gillette
+Marcourt, comme on l’avait insinué ? d’une
+autre, peut-être ?… Ou à cause d’elle-même que,
+depuis quelques mois, il semblait fuir résolument.</p>
+
+<p>Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et
+jamais plus dans l’intimité, depuis le jour de juin
+où elle avait eu, si forte, l’impression qu’elle lui
+était chère, plus encore que jadis…</p>
+
+<p>Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il
+n’avait pas paru à la kermesse de charité. Elle
+avait écouté, sans la relever, l’explication brève
+qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand
+dîner chez Colette ; et, très simple, elle avait répondu
+à ses questions sur cette soirée dont il semblait,
+d’ailleurs, connaître déjà tous les détails.</p>
+
+<p>Il avait dû venir à Villers, où elle passait le
+mois d’août. Et là, non plus, il n’avait pas paru,
+écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu
+l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à
+chasser à Chevregny, toujours pour une raison ou
+une autre il s’était excusé. Et voici que, de nouveau,
+il ne tenait pas une promesse qui semblait
+cependant bien précise… Elle avait entendu Colette
+lire la lettre à sa mère, devant elle.</p>
+
+<p>Pourquoi ?… Et pourquoi, aussi, ce désir presque
+douloureux, à cause de son acuité sans doute,
+qu’elle avait de le revoir comme au printemps ; de
+causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui
+le touchait, lui ! de ce qui l’intéressait, elle !…
+Pourquoi eût-elle souhaité sentir de nouveau autour
+d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de
+son âme ?…</p>
+
+<p>Ah ! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler,
+elle ne le pouvait plus, maintenant qu’elle se savait
+encore toute meurtrie de la déception qui
+s’était abattue sur elle quand elle avait entendu
+les paroles de son beau-frère. Alors, en cette seconde,
+comme on voit les choses dans une lueur
+d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait…</p>
+
+<p>Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura
+énervée :</p>
+
+<p>— Je suis folle… mais je suis folle !… Que
+m’arrive-t-il ?</p>
+
+<p>Et pour fuir sa pensée elle adressa une question
+à Maurice Derombies, qui marchait près d’elle,
+Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble, correctement,
+descendaient la grande rue du village,
+suivis par les yeux des vieilles qui tricotaient devant
+les portes, par la curiosité des filles qui les
+croisaient et se retournaient ensuite pour regarder
+les « demoiselles du château ».</p>
+
+<p>Puis, les dernières petites maisons laissées en
+arrière, la route s’enfonça dans la pleine campagne,
+d’abord à travers les prairies veloutées par
+l’herbe drue ; puis sous le dôme léger des arbres,
+dont le feuillage se cuivrait çà et là, touché par le
+souffle de l’automne.</p>
+
+<p>Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement
+pour ralentir son pas. France le vit et tout
+de suite, elle dit :</p>
+
+<p>— Maintenant que nous sommes à l’abri des
+regards curieux, je vous abandonne et vais trotter
+en avant.</p>
+
+<p>— Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers,
+mademoiselle France, lança gaiement Maurice Derombies.</p>
+
+<p>Rêver à des vers !… Oui, autrefois, l’année précédente,
+même quelques mois plus tôt, marchant
+ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée de
+soleil ; ses yeux charmés par la floraison rose des
+bruyères, par la verte fraîcheur de l’herbe que
+foulait son pied, par les lointains délicatement
+embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle
+des branches ; oui, elle eût avancé ravie de la
+beauté des choses dont elle eût joui ardemment…</p>
+
+<p>Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à
+cette beauté qu’elle la remarquait à peine. Et cela
+pourquoi ?… Parce que Claude Rozenne avait écrit
+qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il
+allait partir pour plusieurs mois ?…</p>
+
+<p>De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour
+lui donner cette âme nouvelle qu’elle ne reconnaissait
+plus pour la sienne, à qui, tout à coup, ne
+semblaient plus suffire les idéales jouissances dont
+elle faisait son bonheur depuis des années, pourtant !…</p>
+
+<p>Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure
+détresse, cet effroi d’une vérité pressentie, encore
+cachée en elle. C’était à Amiens, le soir du concert
+où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas ;
+quand réfugiée un instant dans le jardin désert
+elle avait, une minute, sangloté follement, comme
+on le fait seulement après une déception très
+cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise… Du
+moins, elle l’avait cru. Résolument, elle s’était appliquée
+à ne plus songer à cet homme dont la vie
+appartenait à une autre — à d’autres… Elle
+s’était donnée à ses multiples travaux, avec la
+fougue dont elle était coutumière ; à Villers, elle
+avait rempli des heures par les longues courses
+qu’elle aimait, que son insatiable pensée peuplait
+d’images et de souvenirs. Même, elle avait été
+mondaine, pendant cette saison ; elle avait accompagné
+Colette au casino pour les soirées musicales
+ou théâtrales — elle qui avait horreur des
+casinos !</p>
+
+<p>Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même,
+échappée au charme que Rozenne semblait exercer
+sur elle — à son tour, lui qui, autrefois, n’était
+pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant…</p>
+
+<p>Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère
+une branche fleurie qui avait jailli dans
+l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de
+subir les clairvoyantes révélations de sa pensée
+qu’elle cessa de marcher, pour se rapprocher des
+deux jeunes gens, qui cheminaient en arrière.</p>
+
+<p>Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés
+au milieu de l’allée, Maurice le bras enroulé autour
+des épaules de sa petite fiancée et leurs deux
+visages si proches, si proches…</p>
+
+<p>Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement
+comme des enfants en faute, avec des
+mines saisies et confuses dont elle eût souri en
+d’autres jours… Mais elle pensa seulement à
+l’amour qui joignait leurs bouches… Elle n’avait
+vu que l’expression de leurs visages… Et sourdement,
+sa pensée précisa, avec une telle netteté
+qu’une rougeur empourpra ses joues :</p>
+
+<p>— Je voudrais que Rozenne fût près de moi,
+marchant dans cette allée, sous cette ombre… Je
+voudrais l’entendre me parler, comme il savait le
+faire ; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me
+dit que je lui suis chère, très chère… qui semblait
+me le dire il y a deux mois…</p>
+
+<p>D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir
+et ses lèvres articulèrent avec une impérieuse
+résolution où frémissait sa détresse éperdue :</p>
+
+<p>— Je ne veux pas penser à lui ainsi… Je ne veux
+pas… Oh ! comment me guérir ?… Comment ?</p>
+
+<p>Se guérir de quoi ?… De l’aimer ?…</p>
+
+<p>Les mots déchirèrent sa pensée… Aimer !… Elle
+aimait Claude Rozenne !</p>
+
+<p>Là, dans la solitude de ce bois où elle était en
+face d’elle-même, dont le silence laissait bien haut
+parler la vérité, elle ne pouvait plus se le dissimuler…
+Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait
+possédé, à cette heure il appartenait tout entier à
+Claude Rozenne. Depuis deux mois, sans se l’être
+jamais avoué, elle l’avait bien compris…</p>
+
+<p>— Je l’aime… mais je ne veux pas l’aimer ! Il
+est le mari de cette femme… Il est épris d’une
+autre et il ne songe guère à moi… Je ne veux pas
+l’aimer !</p>
+
+<p>Sa bouche tremblante martelait tout bas les
+mots que nul ne devait entendre. Paroles vaines !
+Elle pouvait se révolter sous le joug qui s’était
+lentement appesanti sur elle. A quoi bon ?… Elle
+était vaincue… Lui, Claude, triomphait à son tour.
+Elle le connaissait, et par lui !… ce mal d’aimer
+qu’il avait jadis appelé sur elle… Et c’était dans
+son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation,
+la colère, la souffrance de sa défaite — et
+aussi une sorte de joie éperdue dont elle avait
+peur…</p>
+
+<p>Ah ! si Rozenne eût été libre encore, même se
+fût-il détaché d’elle, peut-être, insouciante de
+l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet amour
+qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait
+le mari d’une autre femme la révoltait comme une
+déchéance à laquelle elle se refusait… Pourquoi…
+comment l’avait-elle aimé ?… Elle avait eu pitié
+de lui… Oh ! oui, une pitié immense… Pour lui
+faire du bien, elle s’était montrée accueillante et
+douce infiniment, elle lui avait donné une place
+dans sa vie… Alors elle l’avait mieux connu ; et
+cette âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait
+peu à peu conquise, si absolument qu’elle se demandait,
+avec épouvante, comment elle recouvrerait
+jamais sa liberté…</p>
+
+<p>Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres !
+D’abord l’amitié… Puis l’amour… Folle, de
+s’être crue invulnérable, d’avoir ainsi marché droit
+devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille
+naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine
+avait faite bien clairvoyante pour les autres !…
+Et maintenant, où allait-elle ?… Comment
+pourrait-elle guérir du mal d’aimer ? Elle savait
+bien, instruite par l’exemple, à quel prix l’on y
+échappe. Et puis, tout bas, il lui semblait qu’elle
+ne souhaitait pas sincèrement être guérie… Ah !
+c’était doux et effrayant d’aimer !… C’était aller,
+dans un infini de joie, vers la souffrance… Ah !
+quelle torture de penser toutes ces choses !… La
+solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice.
+Elle aurait voulu être jetée dans une foule
+qui l’arracherait à elle-même, entendre autour
+d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de songer,
+de comprendre, de se souvenir…; être comme
+les insectes qu’elle regardait voler dans la lumière,
+comme les feuilles luisantes de soleil, comme
+l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible…</p>
+
+<p>Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent
+tout à coup le frôlement des lettres qu’elle
+avait glissées dans sa poche, d’un geste machinal,
+quand elle les avait reçues, au moment de sortir.
+Elle se souvint… Sur l’une des enveloppes, elle
+avait reconnu l’écriture de Marguerite… Puis elle
+avait oublié cette lettre comme le reste du monde.
+Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle
+allait calmer un peu la fièvre qui tendait tous ses
+nerfs…</p>
+
+<p>Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls
+lisaient les lignes affectueuses de la jeune femme
+qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux premiers
+jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur
+les enfants. En finissant, elle racontait encore :</p>
+
+<p>« Que je te confie aussi, ma chère aimée, une
+nouvelle apprise par hasard, hier, de source très
+sûre, dont je suis encore toute saisie. Il paraîtrait
+qu’il y a six semaines environ la femme de Claude
+Rozenne est morte subitement dans un accès de
+folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne se soit pas
+tuée ; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il
+parlé de cet événement dont sa mère ne m’a rien
+dit, convaincue, sans doute, que j’ignorais la situation
+de son fils… »</p>
+
+<p>France releva la tête avec l’impression qu’elle
+rêvait… Et pourtant, c’était bien dans la réalité
+qu’elle marchait, suivant une longue allée moussue,
+la lettre de Marguerite dans les mains, sans
+tourner la tête, pour ne plus troubler les jeunes
+gens qui cheminaient derrière elle…</p>
+
+<p>Était-il possible que Rozenne fût libre tout à
+coup, libre de recommencer sa vie, délivré de
+l’horrible lien… Libre !… C’était tellement inattendu,
+stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot,
+machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait
+la vérité… Libre !</p>
+
+<p>Il était libre… Et à elle, qu’il appelait son
+amie, il n’avait rien dit d’un événement si grave…
+Il n’était pas venu à Villers, alors qu’elle s’y trouvait ;
+il se refusait à paraître à Chevregny où il
+savait la retrouver… Et il partait pour plusieurs
+mois en Espagne…</p>
+
+<p>Ah ! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle
+s’était stupidement imaginé être encore aimée par
+lui… Peut-être, tout simplement, dans un désir de
+revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il
+était enchaîné à une autre femme ; puis, du jour où
+il avait recouvré son indépendance, il s’était dérobé,
+trouvant sans doute le jeu dangereux,
+n’ayant plus besoin d’une amie compatissante…,
+vengé parce qu’il lisait en elle, avant elle…</p>
+
+<p>Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle
+eût voulu pouvoir arracher d’elle-même jusqu’au
+souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il existait…
+Oublier !… Est-ce que cela se pouvait ainsi,
+à volonté !… Comment ferait-elle pour y parvenir ?…</p>
+
+<p>… Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline
+qui accourait vers elle :</p>
+
+<p>— France ! France ! ne rêvez plus… Chérie,
+nous voilà arrivés… Vous allez toujours droit devant
+vous ; il faut tourner…</p>
+
+<p>Avec un regard de songe, France contempla les
+deux jeunes gens, puis l’admirable cirque de verdure
+qui entourait la clairière où le goûter était
+dressé ; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix
+arrivaient à son oreille. Il lui semblait que tous
+étaient des étrangers pour elle qui revenait de si
+loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XI</h3>
+
+
+<p>Sous le jour blafard de la gare, France aperçut
+son beau-frère qui l’attendait, seul, sans Marguerite.</p>
+
+<p>Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement
+ses deux mains :</p>
+
+<p>— Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas,
+France, de n’être pas venue vous recevoir ? Elle est
+restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné une
+grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux
+croup. Nous avons eu très peur.</p>
+
+<p>— Mais maintenant, vous êtes tranquillisés ?
+questionna France anxieuse, avec l’intuition des
+minutes d’angoisse vécues par sa sœur.</p>
+
+<p>— Oh ! oui, heureusement. Le médecin nous a
+tout à fait rassurés ce matin et, en même temps,
+il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence
+à vous laisser venir… Sans quoi, nous vous
+aurions télégraphié.</p>
+
+<p>Elle eut un geste d’indifférence.</p>
+
+<p>— Les grandes filles comme moi n’attrapent
+pas le faux croup ! Seulement, j’ai peur de vous
+embarrasser si Bébé est encore malade…</p>
+
+<p>— La crise est passée ; demain, elle sera remise.
+N’ayez aucun regret. Marguerite se fait une telle
+joie de vous avoir quelques jours… Vous êtes un
+oiseau fugitif, France.</p>
+
+<p>— Mon ami, je fais ce que je puis !… Vous
+voyez, cet été encore, je suis venue…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se
+ravivait en elle — si fort ! — de cette soirée où,
+pour la première fois, elle avait souffert de voir
+Rozenne demeurer loin d’elle.</p>
+
+<p>Rozenne !… toujours Rozenne !… Ah ! quels
+jours troublés elle lui avait dus, pendant ces dernières
+semaines surtout ! Jamais jusqu’alors elle
+n’en avait traversé de semblables… Où était sa
+sérénité d’antan, ses joies idéales quand son travail
+la ravissait, quand elle vivait soucieuse seulement
+des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art
+qui la passionnaient et qu’elle les goûtait sans
+désir d’autres bonheurs… Ah ! qu’il était fini, ce
+temps-là !</p>
+
+<p>Comme toute sa volonté était impuissante — autant
+que celle d’un petit enfant — pour lui
+rendre son indépendance d’âme !</p>
+
+<p>Tous, heureusement, l’ignoraient ; mais elle savait
+bien, elle, qu’elle n’était plus qu’une pauvre
+petite créature dont l’amour avait fait sa proie.
+Elle disait encore : « Je voudrais guérir ! »</p>
+
+<p>Parole menteuse ! Maintenant que Claude Rozenne
+était libre, elle avait perdu le désir âpre
+et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux,
+bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont
+elle souffrait, comme d’un cilice qui aurait enserré
+son cœur.</p>
+
+<p>A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir ;
+apprendre quelque chose de lui, de ses projets ;
+savoir le pourquoi de son silence, de ses absences,
+de son départ…</p>
+
+<p>Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère,
+instinctivement, dans le jour qui tombait, elle observait
+les rares passants sur les boulevards à peu
+près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient,
+tout humides, sous les pas. Mais nul ne ressemblait
+à Rozenne.</p>
+
+<p>Confusément, elle songeait à cette fin de jour
+printanière, où revenant de chez les Chambry elle
+l’avait rencontré… Tout de suite, alors, il s’était
+pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là
+elle était sûre d’elle-même… Et comme lui, se
+montrait avide du peu qu’elle voulait bien lui
+donner…</p>
+
+<p>Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était
+répété si souvent depuis quelques semaines :</p>
+
+<p>« Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était
+sans le savoir… Je ne mérite pas d’être punie pour
+cela !… Où vais-je maintenant ?… »</p>
+
+<p>Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un
+être qui se voit emporté par un courant irrésistible,
+ignorant sur quelle rive il sera jeté.</p>
+
+<p>Elle secoua la tête pour échapper à la hantise
+du souvenir. La nuit venait ; des réverbères s’allumaient
+dans l’obscurité grandissante. Protégée par
+l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait
+les lèvres :</p>
+
+<p>— Est-ce que Claude Rozenne est ici ?</p>
+
+<p>— Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu…
+Je dis « entrevu », car il paraît dans une crise
+de sauvagerie et ne nous honore pas de ses visites.
+On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en
+Espagne.</p>
+
+<p>Encore ce voyage ! France eut un frémissement,
+mais elle ne questionna pas davantage son beau-frère
+et se reprit à parler du mal qui, la veille,
+avait subitement frappé le bébé.</p>
+
+<p>— Marguerite ne s’est pas trop affolée ?</p>
+
+<p>— Elle ?… Ah ! vous la connaissez… Jamais
+elle ne se plaint ni ne se révolte. Sur sa pauvre
+figure décolorée, je voyais son inquiétude ; mais
+elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait
+dit le médecin. Marguerite ! C’est le courage même,
+un admirable courage très simple, sans phrase, ni
+éclat !… Ah ! comme elle mérite que le mieux ait
+continué !</p>
+
+<p>— Nous allons le savoir… Nous arrivons !…
+Oh ! Guite, es-tu tranquillisée ? jeta France courant
+à sa sœur qui apparaissait au coup de sonnette.</p>
+
+<p>— Oui, grâce à Dieu !… Le médecin sort d’ici
+et m’a répété que tout danger était écarté. C’est
+bien bon !… Comme cela, chérie, je vais pouvoir
+jouir, le cœur en paix, de ta chère présence.</p>
+
+<p>Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie,
+insouciante que la lampe éclairât l’altération de
+son visage. France la regarda avec une tendresse
+compatissante.</p>
+
+<p>— Guite, tu as bien besoin de te reposer après
+cette alerte !</p>
+
+<p>— Bah ! ce n’est rien… Le tout est que le mal
+ne soit plus qu’un souvenir. Mais c’est vrai,
+qu’André et moi, nous avons passé une dure
+nuit !… Je voulais qu’André allât se reposer,
+puisque je restais debout. Mais il n’a jamais voulu
+me laisser seule.</p>
+
+<p>— Il a eu joliment raison !</p>
+
+<p>— N’est-ce pas, France ? Dites donc à votre
+sœur que je ne mérite pas d’être traité comme
+l’aîné de ses poupons.</p>
+
+<p>Il avait dit cela si plaisamment que tous trois
+se mirent à rire ; et France envoya un coup d’œil
+amical à son beau-frère. La certitude pénétrait en
+elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite
+l’époux qu’elle avait souhaité.</p>
+
+<p>Le miracle s’était donc accompli ; le généreux
+amour de la jeune femme avait peu à peu transformé
+l’homme égoïste et léger par qui elle avait
+connu des heures bien cruelles.</p>
+
+<p>Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de
+France tombait un peu. Cette nuit-là, elle dormit
+plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis bien des
+nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours
+la sensation d’apaisement et de sécurité qui
+lui était si bonne au temps de sa jeunesse. A son
+réveil, elle jouit d’être enveloppée par la tranquillité
+berceuse de la province ; d’entendre, pour tout
+bruit, de rares appels de marchands dans la rue,
+et, dans la maison, la douce voix de Marguerite
+qui donnait des ordres, son pas glissant sur le
+parquet, et les bonds joyeux de Bob qui courait
+comme un poulain échappé, à travers le couloir. Il
+ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de façon
+discrète, à la porte de « tante France », pour recevoir
+la permission d’une petite visite. Elle venait
+de se lever et dit :</p>
+
+<p>— Entrez !</p>
+
+<p>Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante
+du matin, ses cheveux sur les épaules, retenus
+à demi par un ruban ; et sautant autour
+d’elle, il cria, ravi :</p>
+
+<p>— Tante France, vous êtes gentille !… Vous
+avez l’air d’une petite fille !… Et puis, vous sentez
+bon comme une fleur !…</p>
+
+<p>Dans sa joie, il appela sa sœur :</p>
+
+<p>— Étiennette ! Étiennette ! Viens voir tante !
+Elle veut bien ! Tu peux arriver !</p>
+
+<p>La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre,
+accourut vite, un peu timide d’abord, puis bientôt
+enhardie, pour regarder avec son frère, la mine
+curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de
+voyage — ce fameux sac d’où, la veille, étaient
+sortis pour eux joujoux et bonbons.</p>
+
+<p>Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer
+avec ces petits qui la dévoraient de caresses et de
+baisers, et, finalement, s’assit par terre, comme
+eux, pour leur conter une merveilleuse histoire
+qu’ils écoutaient les lèvres entr’ouvertes, buvant
+ses paroles. Avec peine, elle put les décider à
+partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer
+pour s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage
+avaient été pour elle une détente bienfaisante.</p>
+
+<p>Le bébé était vraiment remis et sa figure menue,
+un peu pâlie, s’égayait aux jeux turbulents de Bob
+et d’Étiennette.</p>
+
+<p>— Guite, veux-tu que je les emmène promener ?
+proposa France après le déjeuner, voyant un rai
+de soleil filtrer entre les nuées grises.</p>
+
+<p>— J’aimerais mieux que tu accompagnes André,
+qui a besoin d’aller demander un renseignement
+chez les Chambry. Ils sont encore à leur campagne
+de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade
+à travers champs ; tu es un peu pâle, ma petite
+France. L’air de Chevregny ne paraît pas t’avoir
+très bien réussi.</p>
+
+<p>France détourna la tête, tressaillante, avec une
+frayeur de la perspicacité de sa sœur. A quoi bon
+trahir son secret ?… Marguerite ne pourrait rien
+pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus.
+Alors elle se devait à elle-même de bien cacher
+sa défaite. Pas encore elle n’avait parlé, avec la
+jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances
+qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite
+était absorbée par son enfant, et elle eût
+mieux aimé apprendre tout par André. Aussi, volontiers,
+elle se laissa tenter par la proposition de
+sa sœur. Mais le même besoin de mouvement qui,
+à Chevregny, l’entraînait en d’interminables
+courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui
+offrait pour la conduire à Dury.</p>
+
+<p>Elle préférait mille fois marcher sur la grande
+route qui fuyait entre des plaines sans fin, balayée
+par la brise humide, presque tiède, dont le
+souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée
+par les pluies récentes. Le pâle soleil
+s’était perdu sous un voile de nuées, et le ciel,
+ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd
+d’averses, strié par des vols noirs de corbeaux.</p>
+
+<p>Ses yeux errant sur les lointains embrumés,
+où s’estompaient quelques bouquets d’arbres, des
+meules isolées, brunies par les mauvais temps,
+France causait avec son beau-frère, la pensée distraite,
+cherchant à engourdir, dans la griserie de
+l’air qui battait son visage, le désir, douloureux
+comme une soif, de savoir enfin quelque chose de
+Rozenne.</p>
+
+<p>Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui
+demandait, du même ton de causerie :</p>
+
+<p>— Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne
+lui avait parlé de la fin inattendue de sa
+belle-fille ?</p>
+
+<p>Ah ! enfin, elle allait donc savoir… Enfin !…
+S’appliquant à ne pas laisser frémir sa voix, elle
+dit :</p>
+
+<p>— Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps
+de me raconter cela… Comment est-ce arrivé ?</p>
+
+<p>— Dans une crise de cette malheureuse. Elle
+s’est échappée et est allée se jeter dans un étang
+proche de la maison où elle était gardée.</p>
+
+<p>— Et elle s’est noyée ?</p>
+
+<p>— Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais
+elle avait été saisie par le froid. Elle a eu une
+congestion qui l’a emportée…</p>
+
+<p>Tout bas, France murmura :</p>
+
+<p>— Pauvre, pauvre créature !</p>
+
+<p>Vaguement, elle entendait André déclarer bien
+heureux pour Rozenne d’avoir été libéré ainsi d’un
+épouvantable mariage, et d’autres choses encore
+auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner
+attention, tant ses propres pensées l’absorbaient.</p>
+
+<p>Heureusement, pour la dispenser de poursuivre
+cette conversation, le petit village de Dury apparaissait
+et, par delà les arbres du parc, se dressait
+la toiture effilée du château.</p>
+
+<p>Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne,
+la jeune Mme Chambry, sur le désir exprès
+de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois
+que tentait une promenade à la campagne ou une
+partie de tennis. Et le domestique qui apparut,
+appelé par la cloche de la grille, expliqua tout de
+suite, introduisant les visiteurs :</p>
+
+<p>— Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle
+et monsieur veulent me suivre…</p>
+
+<p>France enveloppa d’un œil charmé les perspectives
+ombreuses auxquelles le feuillage d’or roux
+donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son
+beau-frère, elle murmura, distraite un instant
+d’elle-même :</p>
+
+<p>— C’est joli, ici !</p>
+
+<p>— Oui, le parc est très beau… Vous allez
+voir…</p>
+
+<p>Guidés par le domestique, ils traversaient de
+grandes allées paisibles qui s’allongeaient entre
+les pelouses décorées de statues un peu verdies par
+la mousse, et les massifs admirablement fleuris de
+chrysanthèmes dont la senteur d’automne imprégnait
+l’air. Une rumeur joyeuse montait du tennis,
+et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées
+de rires et d’éclats de voix.</p>
+
+<p>L’allée tourna et le large espace sablé apparut,
+enserré par la fragile muraille du filet, derrière
+lequel se mouvaient des hommes en tenue de jeu,
+des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient,
+alertes, suivant le caprice des balles.</p>
+
+<p>Devant le <i>tennis court</i>, Mme Chambry était
+assise au milieu du groupe de ses visiteurs, de la
+phalange des parents qui chaperonnaient les
+joueuses.</p>
+
+<p>A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement,
+avec un cri de plaisir :</p>
+
+<p>— Oh ! vous êtes à Amiens ?… Quelle bonne
+surprise de vous voir ! Que vous êtes aimable
+d’être venue jusqu’ici !… Seulement je suis désolée
+que mon mari ne se trouve pas là pour vous
+recevoir ; il est à la chasse. Mais mon beau-frère,
+du moins, est des nôtres !</p>
+
+<p>Oui, il était là ; et il contemplait France avec
+une sorte de stupeur ravie. S’il eût été aussi sincère
+que sa jeune belle-sœur, il se fût, lui aussi,
+écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était
+livré tout entier :</p>
+
+<p>— Oh ! la bonne surprise… Est-il possible que
+ce soit bien vous !…</p>
+
+<p>Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne
+rien trahir de l’émotion qui vibrait en lui comme
+un hosanna ; et simplement, il saluait France par
+quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile
+effort ! Clairement, avec son intuition de femme,
+elle le devinait bouleversé par son apparition imprévue,
+car il ne pouvait commander à l’expression
+de ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa
+voix. Se pouvait-il vraiment qu’elle eût produit
+pareille impression sur ce garçon si calme ?…</p>
+
+<p>— Mademoiselle France, vous allez faire une
+partie de tennis, n’est-ce pas ? proposa, un peu
+timide, Mme Chambry, qui ne savait comment
+montrer à la jeune fille son plaisir de la voir chez
+elle. Tout à son gré, elle eût voulu pouvoir causer
+avec cette France Danestal à qui elle avait voué
+une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à
+ses autres visiteuses, de respectables mères de famille
+qui eussent trouvé très mauvais de voir la
+maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante
+Parisienne dont elles examinaient avec une
+attention aiguë le sobre costume tailleur, d’un
+brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque
+de faisan doré dont les ailes avaient le chaud
+reflet des feuilles d’automne.</p>
+
+<p>France n’était nullement tentée de se mettre à
+jouer avec ces jeunes gens inconnus et elle préféra
+la promenade dans le parc que la jeune femme
+proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le
+froid si elles s’attardaient à contempler les
+joueurs. Ah ! que France eût aimé s’en aller seule,
+à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne
+poudrait les branches d’or et de pourpre !
+Mais quel inutile vœu ! Il lui fallait poliment
+tenir des propos quelconques avec les respectables
+dames qui se complaisaient dans la paraphrase
+des menues nouvelles amiénoises…</p>
+
+<p>— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de
+vous faire les honneurs de notre parc ?</p>
+
+<p>Près d’elle était Albert Chambry. Résolument
+il avait laissé les joueurs, les vieilles dames, les
+spectateurs masculins, parmi lesquels André d’Humières ;
+et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait
+vers la filature, par le jardin fleurissant, il
+marchait lentement, à ses côtés.</p>
+
+<p>Elle sourit :</p>
+
+<p>— Votre parc est beau comme un jardin des
+fées, ainsi vêtu par l’automne !</p>
+
+<p>— Réellement, il vous plaît ?… J’en suis très
+heureux !… Je l’aime comme un ami. Quand j’étais
+enfant, il était mon univers, et un univers enchanté
+où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me
+croire libre ! Plus tard, ses allées discrètes ont
+reçu la muette confidence de mes espoirs… Oui, ce
+parc renferme vraiment quelque chose de ma vie
+même… Et il me semble que je fais un rêve qui,
+éveillé, m’aurait semblé irréalisable, en vous y
+voyant marcher ainsi près de moi !…</p>
+
+<p>Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé
+que le correct Albert Chambry pût ainsi
+sortir de sa réserve, surtout avec elle, presque une
+étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une
+forme un peu trop littéraire, le sentiment qui les
+inspirait paraissait très sincère ; et, séduite par
+cette sincérité, elle dit avec un abandon amical :</p>
+
+<p>— Je vous envie de posséder ainsi un petit empire,
+tout peuplé de souvenirs chers !… Moi, dans
+tous les lieux que j’ai aimés, j’ai presque toujours
+été seulement une passante et j’ai laissé un peu de
+mon cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être
+jamais… Aussi quand il me faut partir, sans
+espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie sensation
+de déchirement. Et maintenant, j’en arrive
+à ne plus souhaiter voir certains pays lointains,
+dont j’ai rêvé passionnément !… parce que j’ai
+conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter,
+sachant n’y plus revenir jamais.</p>
+
+<p>A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle
+lui livrât ainsi quelque chose de sa pensée intime.
+Il reprit :</p>
+
+<p>— Je crois que le déchirement dont vous parlez,
+on peut l’éprouver même avec la vision du retour…
+J’en ai eu la sensation, cet été même,
+quand ayant accepté un mandat de député j’ai
+pris conscience nettement que je venais de renoncer
+à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma
+vieille cathédrale, pour me lancer… dans un inconnu
+plus ou moins hostile…</p>
+
+<p>— C’est vrai, vous êtes devenu député depuis
+notre première rencontre ! Alors la politique vous
+tentait ?</p>
+
+<p>Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement
+sceptiques et moqueurs. Il dit, un peu lentement :</p>
+
+<p>— Non, pas la politique…</p>
+
+<p>Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et
+se reprit :</p>
+
+<p>— Vous avez raison. Ce n’est pas la politique
+qui vous a attiré. C’est, je suis sûre, le désir de
+pouvoir mieux défendre les intérêts de vos ouvriers !</p>
+
+<p>Mais il secoua la tête. Son visage était grave et
+ses yeux contemplaient le visage de France avec
+une sorte de douceur ardente :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous
+laisser une aussi haute opinion de ma générosité.
+Ce serait hypocrisie… Non, si j’ai tant souhaité
+être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers…</p>
+
+<p>Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre.
+Le regard de France, entre les cils, filtrait
+surpris vers lui qui, maintenant, avançait près
+d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le
+groupe des promeneurs ne les suivait plus. Au
+hasard, tous deux suivaient de petites allées désertes
+qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue
+charmille que l’automne dorait magnifiquement.
+Dans l’air humide, tintait la sonnerie des cloches,
+annonçant le <i>Salut</i> à l’église de Dury.</p>
+
+<p>La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau
+et son accent avait quelque chose de résolu, de
+vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure
+émotion dont il n’était pas maître :</p>
+
+<p>— Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez
+la vérité ; j’étais décidé à vous la dire… bientôt…
+Ce n’est ni par ambition, ni par philanthropie
+que j’ai souhaité obtenir la députation…</p>
+
+<p>Il s’interrompit encore ; mais ce ne fut qu’une
+seconde et il acheva :</p>
+
+<p>— … C’était à cause de vous.</p>
+
+<p>— De moi ?…</p>
+
+<p>— Oui, de vous…</p>
+
+<p>Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli ; mais
+ses traits avaient une expression de calme volonté.</p>
+
+<p>Où prétendait-il en venir ? Lui, n’était pas un
+<i>flirt</i> prompt à faire entendre de vagues déclarations
+aux jolies filles sans dot. Ses paroles étaient
+réfléchies, mesurées ; il en acceptait la responsabilité.</p>
+
+<p>Alors… quoi ?… Se pût-il que cet homme sagement
+pondéré fût cependant un romanesque et se
+fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard
+avait quelquefois rapprochée de lui ?… Si vraiment
+elle était devenue plus qu’une passante dans
+sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour lui enlever
+une inutile espérance. Et, avec une gravité
+pensive, elle dit :</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas pourquoi, à cause de
+moi, vous avez désiré venir à Paris…</p>
+
+<p>— Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me
+rapprocher de vous… parce que j’espérais ainsi
+parvenir… oh ! peu à peu ! lentement ! à réaliser
+un rêve auquel je pense, à toute heure, je puis
+dire… dès que je suis seul avec moi-même surtout…
+Un rêve qui est entré en moi, dès le premier
+jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement
+cette après-midi où vous êtes venue à la filature…
+Vous vous souvenez ?</p>
+
+<p>Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant
+la terre brunie sous la rouille des feuilles ; et elle
+pensait, non pas à Albert Chambry, mais à celui
+qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée
+de devenir, pour lui, l’<i>Unique</i>… Comme une
+enfant ignorante et folle, elle avait refusé de l’entendre,
+dédaigneuse de l’amour humain, ayant
+cette foi orgueilleuse que le travail, le culte du
+Beau suffiraient à lui donner le bonheur… Aujourd’hui,
+elle savait la vérité ; impérieusement, le cœur
+veut plus… Et pour cela, elle avait pitié — ah !
+grand’pitié — de cet homme qui, peut-être aussi,
+allait souffrir par elle.</p>
+
+<p>Lentement, après Albert Chambry, elle répéta :</p>
+
+<p>— Oui, je me souviens du jour dont vous parlez.
+Je voudrais connaître le rêve qu’il vous a apporté.
+Je crois que je puis vous le demander,
+puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée…</p>
+
+<p>— Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en
+êtes l’âme même. Ce rêve, je vous l’avoue, avec
+tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce que
+je ne sais quand il me sera encore donné de vous
+voir seule… Ce rêve… c’est qu’un jour vienne où
+vous consentirez à me confier votre vie pour que
+j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous
+me donnerez ainsi…</p>
+
+<p>Une légère flamme monta au visage de France.
+Ce qu’Albert Chambry lui disait depuis un instant,
+elle était certaine qu’il allait le lui dire…
+Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de
+la charmille qui les enveloppait du voile fauve de
+son feuillage, elle apercevait, au delà des plaines,
+le lointain de la ville où la vie les appelait…
+Mais lui, la regardait seule, une expression de
+prière dans les yeux.</p>
+
+<p>Avec effort, elle articula :</p>
+
+<p>— Vous souhaitez faire de moi votre femme,
+mais…</p>
+
+<p>— Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent…
+Je le sais… Aussi, je n’ai pas l’espérance
+orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout
+de suite, accueillir la demande que je vous conjure
+seulement de ne pas oublier. Je n’espère que dans
+l’avenir.</p>
+
+<p>— Alors… alors pourquoi m’avez-vous parlé
+aujourd’hui ?</p>
+
+<p>— Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions ?
+Je vous ai vue apparaître tout à coup,
+quand je vous croyais très loin… Et cette joie
+inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre,
+si je me taisais plus longtemps… Et puis, je me
+suis trouvé seul avec vous dans ce parc où vit
+ma jeunesse ; où, pendant ces derniers mois, j’ai
+tant pensé à vous… Et mon secret m’a échappé…
+Ne me répondez pas… En ce moment, je le sais,
+vous direz <i>non</i> à ce que je désire… comme je
+n’avais encore rien désiré au monde !…</p>
+
+<p>Elle murmura, tressaillante :</p>
+
+<p>— C’est vrai, je ne souhaite pas me marier…</p>
+
+<p>— Maintenant, oui… Mais il faut penser à
+l’avenir… Croyez-moi.</p>
+
+<p>L’avenir !…</p>
+
+<p>Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son
+âme s’enfuyait vers Rozenne.</p>
+
+<p>Ah ! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi ?…</p>
+
+<p>Elle s’était remise à marcher dans la charmille,
+lumineuse sous son feuillage de légende. Au loin,
+les cloches sonnaient toujours et leur chant semblait
+emplir l’infini pâle du ciel d’automne.</p>
+
+<p>Albert Chambry répéta avec une autorité douce :</p>
+
+<p>— Oui, l’avenir, il faut y penser ! En ce moment,
+comme vous êtes très jeune, vous n’y songez pas.
+L’heure présente vous suffit, parce qu’elle est
+bonne… Vous avez près de vous votre mère, votre
+père… Vous ne connaissez pas la solitude !…
+Mais qu’ils vous manquent, vous regretterez de
+n’avoir pas votre foyer à vous ; de ne pas sentir
+autour de vous une protection très tendre, dévouée
+infiniment, qui remplace celle des parents que vous
+avez aimés…</p>
+
+<p>Un pli un peu amer souligna, une seconde, la
+bouche de France. Il ne connaissait pas le foyer
+où elle avait grandi ; sans quoi, il aurait su qu’elle
+y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais
+l’être dans la vie !… Il continuait à lui parler,
+mais elle l’entendait à peine. Si vivant se réveillait
+en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été
+dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par
+le couchant, de la voix ardente de Rozenne qui
+l’implorait… Aujourd’hui, c’était l’automne… Et
+celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu,
+le don de sa vie, était un homme en pleine
+possession de sa volonté, qui savait bien ce qu’il
+souhaitait pour y avoir longtemps pensé…</p>
+
+<p>Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées
+étroites où elle avançait distraite et il parlait, dans
+un désir profond de la convaincre. Il lui disait les
+mêmes choses que Rozenne lui avait dites cinq ans
+plus tôt… Des choses que Marguerite aussi lui
+avait fait entendre, que Marceline Herrène lui
+avait répétées ce jour où Rozenne avait aux lèvres
+un aveu qu’elle ne voulait pas écouter — alors…</p>
+
+<p>— Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez,
+je vous assure, que le travail, les jouissances
+artistiques ne suffisent pas à satisfaire le
+cœur… Vous arriverez à penser qu’il est bon de se
+sentir chérie ; de devenir pour quelqu’un l’être par
+excellence, celle vers qui vont toutes les pensées,
+les tendresses, les désirs, comme vers une divinité
+adorée… Ah ! je sais bien que je n’ai pas les
+mêmes goûts que vous, que nous avons vécu dans
+des milieux intellectuels très différents, que je ne
+suis pas artiste du tout… Mais j’apprendrai à
+aimer les choses que vous aimez… Et puis, ne
+pensez-vous pas que l’affection peut rapprocher
+même les esprits ?… D’ailleurs, vous vous intéressez
+aux questions ouvrières qui sont, pour moi,
+capitales… Ce serait un lien entre nous… Je vous
+laisserais, naturellement, toute liberté pour vous
+livrer aux travaux que vous aimez… Tant que ma
+vie était fixée à Amiens, je jugeais impossible de
+vous demander le sacrifice d’accepter la monotone
+existence de la province, même auprès de votre
+sœur. Et c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation
+qui m’amène à Paris, et qu’une circonstance
+imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que
+je remplace a dû, pour raisons de santé, donner
+sa démission…</p>
+
+<p>Ah ! comme il avait pensé à tout, comme il avait
+prévu toutes les objections !… Une sorte d’effroi
+s’emparait d’elle devant cette tranquille volonté
+qui s’appliquait à dominer la sienne ; un désir fou
+la prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle
+ne voulait pas être à lui, qu’un autre lui avait pris
+le cœur ; de voir la fin de ces allées qui se suivaient
+éternellement comme dans un bois enchanté…
+Et, instinctive, d’un accent d’enfant en
+détresse, elle murmura :</p>
+
+<p>— Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit…
+Mais… il faut retourner vers les autres… Ramenez-moi…
+Je ne sais pas le chemin… Il me
+semble que je suis perdue dans un labyrinthe !</p>
+
+<p>Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la
+vit près de lui, une expression anxieuse au fond
+de ses prunelles qui étincelaient dans son visage
+que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres
+gardaient leur éclat de fleur de sang…</p>
+
+<p>Il respira profondément, avec un effort pour
+dominer l’émoi qui bouleversait tout son être ;
+puis il dit, la voix assourdie :</p>
+
+<p>— Vous avez raison, il faut que je vous ramène,
+je suis fou, je l’ai été de vous parler ainsi.
+Venez.</p>
+
+<p>Il se remit à marcher et, un instant, tous deux
+avancèrent en silence. Son angoisse, à elle, se calmait,
+car elle ne se sentait plus perdue dans cet
+immense parc solitaire… Et, tout à coup, elle demanda :</p>
+
+<p>— Vous avez parlé à votre frère de… de votre
+désir ?</p>
+
+<p>— Non, je lui en parlerai seulement le jour où
+vous m’aurez autorisé à le faire…</p>
+
+<p>— Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui
+déplairait ?</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Ah ! pour bien des raisons !… D’abord, parce
+que j’appartiens à un monde de lettrés et d’artistes
+qui, je le sais, ne lui est pas sympathique…
+Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant,
+une Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne !</p>
+
+<p>Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce
+de tendresse fervente :</p>
+
+<p>— Et encore ?… Qu’allez-vous trouver ?</p>
+
+<p>— Ceci… Je suis sans fortune. Mon semblant
+de dot ne valant pas même la peine qu’on en
+parle !</p>
+
+<p>Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence
+absolue :</p>
+
+<p>— Je vous en supplie, ne pensez pas même à
+cette misérable question d’argent !… Je suis, grâce
+au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à m’en
+préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le
+luxe qu’elle désirera, les belles choses qui la tenteront…</p>
+
+<p>Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il
+était prêt à lui donner :</p>
+
+<p>— Vous êtes bon, très bon !</p>
+
+<p>— Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais
+avoir le droit de vous faire la vie aussi heureuse,
+aussi large qu’il me serait possible… Vous le méritez
+tellement !… Jamais je n’avais rencontré de
+femme pareille à vous !</p>
+
+<p>— Vous ne me connaissez pas ! fit-elle avec une
+ombre de sourire.</p>
+
+<p>— Oh ! si je vous connais !… Bien plus que
+vous ne le supposez… Je vous connais par ce que
+vous avez écrit… par ce que je vous ai entendu
+dire, par ce que ceux que vous voyez disent de
+vous… Et c’est pour cela que je vous supplie de
+penser à ma prière, quand vous allez être partie,
+quand vous aurez regagné votre Paris où vous me
+permettrez bien, n’est-ce pas, d’aller essayer de
+gagner ma cause près de vous ?</p>
+
+<p>Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite
+qu’elle était certaine que cette cause, il ne la gagnerait
+pas ?… Pourquoi avait-elle cette lâcheté
+de redouter ainsi la déception que lui infligerait
+un refus trop brusque ?… La voyant silencieuse, il
+interrogea, une anxiété soudaine dans l’accent :</p>
+
+<p>— Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant
+si franchement ?… J’aurais dû d’abord exprimer
+mon désir à madame votre sœur, mais je vous
+ai dit comment j’avais succombé à la tentation de
+vous avouer la vérité… Vous me pardonnez ?</p>
+
+<p>— Vous pardonner !… Vous avez eu bien raison
+de vous adresser à moi-même… Je suis une
+femme, à mon âge !… C’est vrai, aujourd’hui, il
+me serait impossible de vous répondre comme
+vous le souhaitez et je ne sais pas ce que sera
+l’avenir ; mais je vous remercie de tout cœur de
+vouloir me faire une existence très douce, tranquille,
+protégée… Je vous en demeurerai toujours
+reconnaissante… Seulement…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta… Le tennis était tout près maintenant.
+Elle entendait, très nettes, les exclamations
+des joueurs :</p>
+
+<p>— Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez
+pas ainsi en moi parce que… je crains bien
+de vous donner une déception !…</p>
+
+<p>— Jusqu’au moment où vous me direz : « J’en
+aime un autre !… » j’espérerai…</p>
+
+<p>Elle eut aux lèvres un cri instinctif : « Oui, j’en
+aime un autre !… » Mais sa fierté de femme lui
+scellait la bouche.</p>
+
+<p>Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis
+et le groupe des spectateurs que présidait de nouveau
+Mme Chambry qui servait le thé. Il devait y
+avoir très longtemps qu’elle était seule dans le
+parc, avec Albert Chambry. Que devait penser
+toute cette réunion provinciale ? Un petit sourire
+ironique lui montait aux lèvres… Mais il s’effaça,
+à peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout
+entière. Auprès de Mme Chambry, la regardant
+approcher, elle apercevait Rozenne.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XII</h3>
+
+
+<p>Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer.
+Leurs regards se croisèrent. Elle eut la peur de ce
+que le sien pouvait trahir. Dans celui de Rozenne,
+il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi d’indéfinissable
+souffrance, et elle le connaissait trop
+pour ne pas le deviner énervé jusqu’à l’angoisse…
+De quoi ?</p>
+
+<p>Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il
+ne lui était permis de trahir la joie éperdue qui
+s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un souffle
+de tempête. Ah ! où était-il, le temps où, près de
+lui, elle était si calme !</p>
+
+<p>Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul,
+son extrême usage du monde lui permettait de
+rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien
+de l’émotion qui la brisait, elle put aller à
+Mme Chambry et lui dire en souriant :</p>
+
+<p>— Votre parc est une merveille, madame. Mais
+il est, je crois, enchanté un peu, car les allées y
+sont sans fin… J’ai cru, un moment, que jamais
+je ne retrouverais le chemin du tennis !</p>
+
+<p>— C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite
+dans notre labyrinthe dont nous sommes
+très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre !</p>
+
+<p>Mais France ne distinguait pas le sens de ses
+paroles. Elle sentait sur elle, pareil à un appel, le
+regard de Rozenne qui semblait la supplier…
+Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha.
+Ses yeux avaient la même expression, amère et
+douloureuse.</p>
+
+<p>Elle dit, très doucement, et son cœur battait
+toujours à gros coups pressés :</p>
+
+<p>— Comme il y a longtemps que nous ne nous
+sommes vus ! Vous êtes donc de ceux qui oublient
+leurs amis ?…</p>
+
+<p>— Dites que je suis de ceux qui ont la prétention
+d’être discrets…</p>
+
+<p>— Discrets ?… En quoi ?</p>
+
+<p>— On m’avait offert une partie de tennis avec
+vous, en m’engageant à aller dans le parc à votre
+rencontre. Mais il semblait vous plaire de demeurer
+seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas
+voulu vous troubler.</p>
+
+<p>Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il
+souffrait. Il avait l’accent des jours où il semblait
+jaloux d’elle… Puis, avec la même douceur, elle
+murmura :</p>
+
+<p>— Qu’avez-vous, mon ami ? Ce n’est pas ainsi
+que vous devriez me parler, la première fois que
+nous nous retrouvons !</p>
+
+<p>Qu’allait-il lui répondre ? Quelque chose, sûrement,
+qu’il ne devait pas lui dire, car il mordit sa
+lèvre violemment comme pour retenir les mots
+inutiles ; puis, entre les dents, il jeta, pour elle
+seule :</p>
+
+<p>— J’admire la femme nouvelle que j’ai vue
+surgir en vous !…</p>
+
+<p>Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne
+pouvait lui demander aucune explication dans un
+milieu où tous les regards l’examinaient, pleins
+d’une médiocre bienveillance… De plus, Albert
+Chambry s’empressait pour lui servir une tasse de
+thé ; et son beau-frère, venu près d’elle, lui murmurait
+que l’après-midi était bien avancée et qu’il
+fallait songer à regagner Amiens.</p>
+
+<p>Docile, elle dit :</p>
+
+<p>— Quand vous voudrez !…</p>
+
+<p>Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à
+l’idée qu’il allait peut-être lui falloir partir sans
+avoir une minute encore de conversation avec Rozenne,
+sans pouvoir lui demander ce qu’il avait
+contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle
+strictement féminin, attendant la voiture que
+Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition
+pour regagner Amiens.</p>
+
+<p>Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant
+absorbé par les péripéties d’une nouvelle
+partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait même
+plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression
+confuse d’un entretien grave qu’elle avait eu
+avec lui. Tout son être frémissait de l’humiliation
+et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais
+pareillement mesurée ; et aussi d’une joie, qui la
+pénétrait divinement parce que, sans cesse, le regard
+de Rozenne la cherchait, comme insatiable
+de la contempler… S’il eût été détaché d’elle, il
+n’eût pas eu cette expression dans les yeux qu’il
+arrêtait sur elle…</p>
+
+<p>Ah ! que n’avait-elle le droit de courir à lui
+pour lui murmurer ce que répétait son faible cœur
+de femme :</p>
+
+<p>— Ne soyez plus triste !… Oubliez le passé et
+pardonnez-moi de vous avoir fait souffrir autrefois…
+Je suis à vous et je vous aime !</p>
+
+<p>Mais elle ne disait rien de semblable ; et lui, il
+parlait de son très prochain voyage en Espagne,
+où il désirait aller faire des études, et qui l’entraînerait
+peut-être jusqu’en Afrique.</p>
+
+<p>— La voiture est avancée, vint annoncer le domestique.</p>
+
+<p>Partir ! Il fallait partir ! André se fût étonné
+que sa belle-sœur prolongeât encore la visite.
+Partir, il le fallait… Elle se leva ; et sans se
+trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant
+les autres visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne.
+Alors, souverainement, une résolution la domina ;
+et sans hésiter, presque impérative, elle prononça :</p>
+
+<p>— Je voudrais bien causer avec vous, avant de
+regagner Paris. Si vous avez un moment, demain,
+voulez-vous passer chez ma sœur ?… Nous ne sortons
+jamais avant trois heures.</p>
+
+<p>Il s’inclina :</p>
+
+<p>— Je suis tout à vos ordres.</p>
+
+<p>Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert
+Chambry les accompagnait jusqu’à la voiture.
+Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se
+souvenant de tout ce qu’il lui avait offert ; mais
+elle se savait si loin de lui !</p>
+
+<p>La voiture roula, et elle se trouva seule avec son
+beau-frère. Il était trop courtois pour se permettre
+de la questionner ou même lui faire une allusion
+à sa longue promenade solitaire avec Albert
+Chambry. Mais peut-être il pensait qu’elle en avait
+rapporté une préoccupation sérieuse, car, la voyant
+distraite dans ses réponses, il cessa de lui parler.
+Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de
+ses pensées la bouleversait.</p>
+
+<p>Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa
+sœur et aux petits, laissant à André le soin de
+raconter la promenade, elle monta dans sa chambre,
+car elle avait soif de silence et de solitude.
+Très vite, au hasard, elle rejeta son chapeau, sa
+veste ; puis, sans allumer de lampe, elle vint s’asseoir
+devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard
+fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle
+chercha à voir dans son âme… Si fort elle avait le
+sentiment que, de nouveau, elle arrivait à une
+heure très grave de sa vie !… Qu’allait-elle faire,
+vouloir, devenir dans la tempête morale qui s’abattait
+sur elle ?… En son cœur elle trouvait le confus
+souvenir des paroles d’Albert Chambry ; une allégresse
+affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir
+près d’elle, dans la même ville ; de posséder l’espoir
+de sa venue, le lendemain ; mais aussi l’inquiétude
+lancinante de son attitude à Dury, de
+l’incertain avenir qui échappait à sa volonté…</p>
+
+<p>Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie
+quand elle avait demandé à Rozenne de venir lui
+parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne pouvait
+plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté
+de lire en lui… Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait,
+ainsi qu’il l’avait fait tant de fois depuis
+l’été, pour une raison qu’elle ignorait…</p>
+
+<p>Comme une enfant, elle murmura passionnément :</p>
+
+<p>— Mais je ne veux pas qu’il parte… surtout
+qu’il parte ainsi !… Nous pourrions être si heureux !…</p>
+
+<p>Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps,
+être les deux qui vont en une seule âme…</p>
+
+<p>Ah ! comme elle comprenait maintenant la sublime
+simplicité de l’amour de sa sœur !… Comme
+elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis
+par les cœurs qui se donnent !… Bizarrement,
+revenaient à son esprit des paroles de l’<i>Imitation</i>
+que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises sous
+les yeux, le matin même : « C’est quelque chose
+de grand que l’amour et un bien au-dessus de tous
+les biens… Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte…
+Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner
+entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait
+pas ce que c’est que d’aimer… Il faut que celui
+qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de plus
+dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune
+traverse ne le détache de lui… »</p>
+
+<p>C’était vrai, vrai, vrai, tout cela ! De toute son
+âme, elle le sentait !… Elle avait été insensée de
+croire que nul bonheur ne vaudrait jamais les
+joies de la pensée, les enthousiasmes, les admirations
+dont elle se leurrait, misérablement ignorante
+du divin poème de l’amour.</p>
+
+<p>Comme si elle eût répondu à quelque reproche,
+elle murmura :</p>
+
+<p>— Je ne savais pas… J’étais bien sincère et je
+n’ai jamais dit que je voulais garder mon cœur…
+J’attendais que le désir me vînt de le donner…
+Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense… Je
+l’ai fait souffrir… C’est juste que je souffre par
+lui…</p>
+
+<p>Elle cacha dans ses deux mains son visage que
+l’émotion brûlait. Qu’allait-il arriver s’il était détaché
+d’elle et ne l’aimait plus assez pour la vouloir
+sienne à jamais ?… S’il souhaitait garder sa
+liberté reconquise ?… C’était bien possible, cela,
+après tout, et ce serait l’expiation de son orgueilleuse
+témérité…</p>
+
+<p>Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue,
+elle le pressentait, par Albert Chambry qui aurait
+pour alliés sa mère, sa famille entière, ses amis,
+unanimes à approuver ce brillant mariage ?…</p>
+
+<p>Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne,
+était inutile, s’il partait pour revenir… Dieu seul
+savait quand !… s’il ne prétendait plus qu’à des
+Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle
+à la douce et tenace volonté d’Albert
+Chambry ?… Il ne lui serait pas offert une seconde
+fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement
+dévoué… Ce qu’il lui offrait, c’était
+une vie large, paisible, honorée…</p>
+
+<p>Un mariage comme celui de Colette, alors ?…
+Un mariage d’argent, d’ambition ?…</p>
+
+<p>Elle dressa vivement sa tête enfiévrée :</p>
+
+<p>— Non ! Albert Chambry est, intellectuellement,
+bien supérieur à Paul… N’importe qui le jugerait
+un homme de valeur !</p>
+
+<p>Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle
+aimait, lui laissant toute l’indépendance qu’elle
+réclamerait dans sa vie morale… D’esprit, oui, elle
+serait libre… Mais de corps…</p>
+
+<p>Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge
+ignorante ; et elle savait bien que, mariée, elle ne
+pourrait ni ne devrait se refuser à l’homme dont
+elle aurait accepté la fortune, la protection, le
+serment d’éternelle fidélité, après être librement
+venue à lui… sans amour… Car elle n’en avait ni
+n’en aurait pour lui… Tout au plus, elle lui donnerait
+une reconnaissante affection et une estime
+profonde… Peut-être, cela lui suffirait, à lui… Il
+était si calme, si pondéré… Mais elle-même, que
+pourrait-elle devenir dans une pareille union ?…
+Ah ! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus ! Le
+cœur qui, maintenant, battait dans sa poitrine,
+était autrement exigeant… Il voulait, pour en
+faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre
+saint, l’amour dont on souffre, dont on vit, dont
+on meurt…</p>
+
+<p>Et elle pensa, farouche :</p>
+
+<p>— Si Claude me repousse, non, je n’épouserai
+pas Albert Chambry… Je resterai seule !… Je reprendrai
+ma vie de cérébrale. J’aimerai seulement — avec
+mon travail — les belles choses créées par
+Dieu et par les hommes ; et aussi, les pauvres êtres
+dont j’aurai pitié !… J’ai été heureuse ainsi pendant
+des années. Pourquoi ne le serais-je plus ?</p>
+
+<p>Pourquoi ?… Parce qu’elle n’était plus la
+même !…</p>
+
+<p>La flamme l’avait touchée ; et la destinée qui
+jadis lui semblait meilleure que toute autre ne lui
+suffisait plus. Tout son être se révoltait devant la
+seule vision d’un avenir semblable, si mortellement
+vain dans sa solitude glacée, avec ses joies
+et ses consolations illusoires, autant que le bruit
+des grelots qu’un enfant agiterait dans une boîte
+vide pour passer les heures…</p>
+
+<p>Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de
+femmes demeurées sans époux, presque toujours
+par la force des choses, hélas ! et qui, n’ayant pas
+le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle
+créature née de leur chair et de leur cœur, restaient
+de pauvres épaves tristes, dans la foule des couples
+unis.</p>
+
+<p>Ah ! la vie, c’était de se donner à un autre être,
+pour sa joie, généreusement, corps et âme, avec le
+beau mépris de l’épreuve, acceptée bravement,
+comme la rançon de l’ivresse d’aimer…</p>
+
+<p>Et tout bas, avec la même sincérité passionnée,
+France murmura encore :</p>
+
+<p>— Ah ! je veux vivre !… vivre par <i>lui !</i></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XIII</h3>
+
+
+<p>— M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent
+le recevoir ?</p>
+
+<p>— Très bien ; nous descendons, dit Marguerite
+qui considérait d’un regard ravi sa toute petite,
+occupée à jouer sur le tapis.</p>
+
+<p>France s’était levée, devenue toute blanche.</p>
+
+<p>L’heure qu’elle avait appelée commençait et,
+parce qu’elle la savait décisive peut-être, une émotion
+poignante l’abattait tout à coup.</p>
+
+<p>Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie
+en elle-même… Puis, résolue, elle se pencha vers
+sa sœur avec un baiser et demanda, la voix un peu
+assourdie :</p>
+
+<p>— Guite, veux-tu me permettre d’aller seule,
+d’abord, recevoir Claude Rozenne ?… J’ai besoin
+de lui parler. Peut-être… peut-être mon avenir dépend
+de cette conversation… Tu as confiance en
+moi, n’est-ce pas, ma grande sœur chérie ?</p>
+
+<p>Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine
+demande. Mais ce ne fut chez elle qu’une
+surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la
+longue promenade faite, la veille, à Dury, par
+France et Albert Chambry ; et, bien que la jeune
+fille ne lui eût rien dit au retour, elle la connaissait
+trop bien pour ne pas la deviner troublée par
+quelque préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement,
+elle n’avait pas même fait allusion.</p>
+
+<p>Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le
+visage devenu grave de la jeune fille qu’elle attira
+dans ses bras :</p>
+
+<p>— Oui, j’ai confiance en toi, petite France…
+Mais si ton avenir est en jeu, je t’en supplie, sois
+sage, réfléchis, ne l’aventure pas follement… Va.
+Je descendrai seulement quand tu me feras demander.</p>
+
+<p>France murmura :</p>
+
+<p>— Merci !</p>
+
+<p>Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur
+mutuelle affection. Puis, spontanément, Marguerite
+eut le geste dont elle bénissait, chaque soir,
+ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front
+penché de France.</p>
+
+<p>— Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi !</p>
+
+<p>France se détourna. Elle sentait bien que nul
+conseil n’eût pu en ce moment l’influencer. A elle
+seule, il appartenait de préparer l’avenir.</p>
+
+<p>Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle
+s’arrêta derrière la porte close du salon, avant
+d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres articulèrent,
+sous l’impérieux effort de sa volonté :</p>
+
+<p>— Il faut !… Il faut !…</p>
+
+<p>Et elle entra.</p>
+
+<p>Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les
+traits étrangement altérés, quelque chose de dur
+dans l’expression. Peut-être pensait-il voir apparaître
+Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement
+brusque quand il reconnut France. Elle lui
+tendit ses deux mains, ainsi qu’elle faisait dans
+les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse.
+Il les enveloppa d’une étreinte presque violente
+et les porta à ses lèvres qui les effleurèrent
+d’un baiser lent…</p>
+
+<p>Puis les laissant retomber, il demanda :</p>
+
+<p>— Mme d’Humières n’est-elle pas là ?</p>
+
+<p>France s’assit, inclinant la tête.</p>
+
+<p>— Ma sœur descendra dans un instant. Mais je
+l’ai priée d’attendre un peu pour le faire… Je
+vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler…</p>
+
+<p>Lui, était demeuré debout. Il la regardait
+comme s’il avait peur de ce qu’elle allait dire.</p>
+
+<p>— Vous souhaitez me parler ?… à moi ?… et de
+quoi ?</p>
+
+<p>Elle aussi le regardait, soudain très calme parce
+qu’elle savait où elle voulait aller, parce qu’il était
+là, devant elle, enfin ! et qu’elle était certaine qu’il
+ne la tromperait pas… Pourtant, une seconde encore,
+elle resta silencieuse, songeant…</p>
+
+<p>Puis, avec une franchise fière, gravement, elle
+dit, très simple et très douce :</p>
+
+<p>— Je ne puis supporter que mes amis aient à me
+reprocher quelque chose qu’ils me cachent ; et
+puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni
+quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous
+demander ici… — à Paris, vous avez l’air de me
+fuir !… — en quoi encore j’ai pu vous faire mal,
+involontairement… Vous demander ce que vous
+avez contre moi ?…</p>
+
+<p>— Ce que j’ai contre vous ?… Moi ?…</p>
+
+<p>— Oh ! ne dites pas que vous n’avez rien ! Mes
+intuitions ne me trompent jamais… Et j’ai… oh !
+si forte !… celle que, volontairement, vous vous
+éloignez de moi depuis cet été… que je ne suis
+plus pour vous une amie…</p>
+
+<p>— Jamais vous n’avez été pour moi une amie
+plus chère ! fit-il sourdement.</p>
+
+<p>— Oh ! non ! puisque…</p>
+
+<p>— Puisque ?</p>
+
+<p>— Puisque vous m’avez tu un événement qui
+était pour vous la délivrance !</p>
+
+<p>Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas
+qu’elle devait savoir. Il la contemplait comme le
+bonheur irréalisable…</p>
+
+<p>— C’est vrai, je me suis interdit de vous en
+parler ! jeta-t-il avec une sorte d’âpreté douloureuse.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,…
+qu’il était inutile de vous occuper encore une
+fois de moi, à ce sujet.</p>
+
+<p>Elle prononça lentement :</p>
+
+<p>— Ici même, dans ce salon, au printemps, je
+vous ai dit que jamais plus ce qui vous touchait
+ne me laisserait indifférente… Et je crois que
+depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie,
+très fidèle… Alors pourquoi depuis plus de trois
+mois m’avez-vous laissée sans un signe de souvenir ?…
+Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement
+sans que…</p>
+
+<p>— Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas ?
+interrompit-il violemment. Ah ! ne me parlez pas
+d’hier… A moins que ce ne soit pour m’annoncer
+ce que vous avez décidé avec M. Albert Chambry…
+Que je sois, du moins, le premier à vous
+féliciter !</p>
+
+<p>— Me féliciter !… Que supposez-vous donc qu’il
+m’ait demandé ?…</p>
+
+<p>D’un geste inconscient, il passa la main sur son
+visage contracté.</p>
+
+<p>— Je ne suppose pas… Je <i>sais !</i>… Car il y a
+deux mois Chambry, avec une candeur confiante,
+m’a parlé de vous… Et parlé de telle sorte que
+j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis…,
+comme les autres… Seulement…</p>
+
+<p>Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite
+qu’il la rendait haletante :</p>
+
+<p>— Seulement ?</p>
+
+<p>Il martela les mots :</p>
+
+<p>— Seulement je crois que vous ne l’éconduirez
+peut-être pas comme les autres…</p>
+
+<p>— Parce que ?</p>
+
+<p>— Parce que c’est un excellent parti qui vaut
+la peine d’être accueilli !</p>
+
+<p>— Vous voulez dire qu’il est intelligent ?… très
+bon ? d’une famille honorable et de sentiments délicats ?</p>
+
+<p>Elle parlait lentement, comme elle eût récité
+une leçon ou comme si elle eût voulu se pénétrer
+de ce qu’elle disait.</p>
+
+<p>— Tout cela est très vrai ! Je comprends que
+tant de qualités réunies vous donnent enfin le
+goût du mariage et culbutent vos résistances et
+vos appréhensions… Votre heure est venue !…
+Mais je ne pensais pas qu’elle viendrait pour un
+homme comme celui-là !</p>
+
+<p>Quelle souffrance criait désespérément dans son
+accent !… Ah ! il n’eût pas ainsi parlé s’il n’avait
+été jaloux d’Albert Chambry ! Alors… alors c’était
+donc le bonheur qui venait à elle ?… Elle demanda :</p>
+
+<p>— Pourquoi supposez-vous que l’heure dont
+vous parlez est venue ?</p>
+
+<p>— Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes
+les expressions de votre visage, je n’aie pas compris
+tout de suite quand enfin… enfin ! vous êtes
+reparue avec lui, qu’il venait de vous dire… ce
+que vous étiez devenue pour lui, de vous offrir son
+cœur… et sa bourse !</p>
+
+<p>Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu
+amère :</p>
+
+<p>— Sa bourse !… Et vous avez tout de suite
+pensé que j’acceptais l’offre ?… Vous qui prétendez
+me connaître ?</p>
+
+<p>— Il n’avait pas le visage d’un homme dont on
+a brisé l’espoir… Je n’ai pas eu de peine à comprendre
+que vous avez dû lui dire que vous réfléchiriez…
+Autrefois, c’est en un instant que vous
+avez résolu de prononcer le « non » qui a fait
+mon malheur…</p>
+
+<p>— J’étais une enfant, alors… J’ai répondu
+comme une enfant… Maintenant les années m’ont
+rendue plus sage…</p>
+
+<p>— Et plus pratique !</p>
+
+<p>— Oh !</p>
+
+<p>Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit
+blanche jusqu’aux lèvres, une expression de souffrance
+dans les yeux qu’elle levait vers lui… Et
+avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était
+debout devant elle, emprisonnant les mains qui
+tremblaient et, penché vers elle, il suppliait tout
+bas :</p>
+
+<p>— France, ma précieuse, mon adorée petite
+amie !… pardonnez-moi !… Je suis fou… Vous
+savez bien que je ne pense pas la chose insensée
+que je viens de vous dire… pour vous faire mal…
+parce que je suis incapable, comme autrefois, plus
+encore !… — de supporter de vous avoir perdue…
+de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est
+refusé !… France, vous avez raison, épousez Albert
+Chambry. C’est un honnête homme qui vous aime
+et dont la tendresse vous sera infiniment bonne…
+Je vous jure que tout cela, je me le répète sans
+cesse depuis qu’il m’a parlé… Vous avez raison…
+Vous êtes sage en l’écoutant !</p>
+
+<p>Il avait gardé entre les siennes les mains toujours
+frémissantes ; et elle sentait la souffrance qui
+le broyait à cause d’elle et lui apportait la certitude
+bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle
+seule !…</p>
+
+<p>Elle le regarda :</p>
+
+<p>— Alors… vous me conseillez d’épouser Albert
+Chambry ?… Dites-le-moi, vos yeux dans les
+miens… Dites-le-moi…</p>
+
+<p>Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui
+enlever ses mains. Elle continuait à le regarder.
+Presque bas, elle prononça, avec son âme qui se
+donnait :</p>
+
+<p>— Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez
+rien de ce qui aurait pu être, il y a cinq
+ans… de ce qui pourrait être maintenant puisque
+vous, comme moi, vous êtes libre… Jurez-moi cela,
+Claude… Et, selon votre conseil, j’épouserai Albert
+Chambry…</p>
+
+<p>Violemment, il laissa retomber ses mains et
+recula :</p>
+
+<p>— Oh ! France, vous êtes cruelle !… Pourquoi
+me tentez-vous ?</p>
+
+<p>— Ah ! Dieu ! enfin !! !</p>
+
+<p>Le mot lui était échappé comme un cri de joie.</p>
+
+<p>— Je vous tente, pourquoi ?… Parce que vous
+m’aimez ?</p>
+
+<p>— France, par pitié, taisez-vous !… Ne me
+faites plus de mal !</p>
+
+<p>— Répondez-moi, Claude… Parce que vous
+m’aimez ?…</p>
+
+<p>— France, cette nuit, je suis resté debout, ivre
+de jalousie, arpentant ma chambre comme une
+bête en cage, parce que j’avais compris que cet
+homme vous avait parlé…</p>
+
+<p>— Parce que vous m’aimez ? répéta-t-elle une
+troisième fois.</p>
+
+<p>— Ah ! oui, parce que je vous aime !… Oh !
+France, pourquoi voulez-vous que je vous le dise ?</p>
+
+<p>— Maintenant, vous en avez le droit !…</p>
+
+<p>Il l’arrêta avec le même emportement désespéré :</p>
+
+<p>— France, ne me faites pas entrevoir l’impossible !…
+Je ne suis pas un saint !… Je suis un
+pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif
+de bonheur… Ne me tentez pas !… Je n’aurai pas
+le courage de vous repousser !…</p>
+
+<p>— Me repousser… pourquoi ?…</p>
+
+<p>Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore
+grandissait au fond de son regard.</p>
+
+<p>— Mais je serais criminel, France, de ne pas
+vous repousser !… Maintenant, je suis presque
+pauvre… J’ai le souci terrible d’un malheureux
+petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai
+l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère
+seulement pourrait accepter… Non, je n’ai pas le
+droit, maintenant, de vous demander votre vie que
+d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée…
+Qu’aurais-je, moi, à vous offrir !… Jamais je ne
+l’ai vu si clairement que le jour où j’ai recouvré
+ma liberté… Alors, je me suis appliqué à vous
+fuir, car je savais ma faiblesse !… comme je le
+faisais depuis le moment où j’avais compris que
+je vous aimais trop pour continuer à voir en vous
+une amie !</p>
+
+<p>— C’était pour cela !! !… Oh ! que c’est bon de
+vous l’entendre dire !!… Claude, je veux votre
+pauvreté… Je veux votre petit enfant pour qu’il
+soit à moi… Je veux…</p>
+
+<p>Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient ;
+mais, dans ses prunelles dilatées, il y avait l’infini
+de l’amour humain :</p>
+
+<p>— … Je veux votre âme entière, et fidèle, et
+confiante !… Je ne vous demande que cette richesse-là
+pour en faire mon bonheur…</p>
+
+<p>— Votre bonheur !… France, vous ne jouez pas,
+n’est-ce pas ?… Vous savez quelle espérance…
+merveilleuse ! vous me donnez ?… Est-ce qu’il serait
+possible… Votre bonheur !… sincèrement, et
+non par pitié, par générosité, vous pensez cela ?…</p>
+
+<p>— Claude, laissez-moi être heureuse par vous…
+Prenez-moi pour toujours… si vous voulez bien
+encore de moi !</p>
+
+<p>Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans
+ses bras, sous ses lèvres, comme son trésor :</p>
+
+<p>— Mais, France, comprenez donc que c’est une
+vraie vie de sacrifices que vous voulez accepter !
+Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les
+belles choses qui vous charment, vous connaîtrez
+peut-être les soucis d’argent dont vous avez l’horreur…</p>
+
+<p>Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire
+joyeux passait sur sa bouche :</p>
+
+<p>— Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec
+moi pour les supporter… Je ne suis plus un bébé…
+J’ai compris — très tard, c’est vrai ! — qu’il faut
+accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle
+apporte d’épreuves, de difficultés ; parce qu’elle
+peut aussi donner des bonheurs qui consolent de
+tout… Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai
+rien d’autre…</p>
+
+<p>— Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir !…
+Albert Chambry, lui, vous serait fidèle,
+sans défaillance !</p>
+
+<p>— Vous aussi, vous le serez ! jeta-t-elle dans un
+cri passionné où il y avait de la ferveur et de la
+fierté… Je saurai bien vous ôter la tentation de
+me délaisser !</p>
+
+<p>La délaisser !… Il était bien certain qu’il l’adorerait
+aussi longtemps qu’un souffle de vie l’animerait.
+Elle n’était pas de celles qu’on délaisse
+quand elles se sont données !</p>
+
+<p>— Vous délaisser ! vous, mon amour, vous que
+j’ai toujours aimée avec ce que j’avais de meilleur
+en moi !… Il y a cinq ans, à Villers, c’était ainsi
+déjà… Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je
+vous ai retrouvée si sereine, si étrangère au mal
+que vous m’aviez fait, j’ai eu la tentation bien violente,
+je vous jure, de tout essayer pour me faire
+aimer de vous et alors me venger de ce que vous
+m’aviez fait souffrir… Cela, me le pardonnez-vous,
+France ?</p>
+
+<p>Elle dit, songeant à d’autres choses encore
+qu’elle devait oublier généreusement :</p>
+
+<p>— Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner…</p>
+
+<p>— Oui, <i>tout</i>, répéta-t-il, la comprenant. Tout,
+parce que j’ai bien lutté contre la tentation pour
+agir en honnête homme !… Autant que je le pouvais,
+je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet
+amour que vous aviez mis en moi, qui était entré
+dans ma vie pour n’en sortir jamais !… Mes folies,
+que votre regard condamnait, c’était pour m’éloigner
+de vous, pour mieux vous fuir ; pour essayer
+de me détacher de vous, puisque je n’étais pas
+libre !… Vous savez toute la vérité, maintenant…
+Oh ! France, mon amour, mon unique, est-il possible
+que vous vouliez bien être à moi enfin… et
+malgré tout !…</p>
+
+<p>Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur
+jaloux, car il l’avait bien conquise… Elle, soumise
+délicieusement, appuya la tête contre sa poitrine.
+Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle
+se fût laissée emporter par lui dans la mort même,
+comme dans un paradis… Et les paupières closes,
+frémissante sous les baisers dont il lui couvrait le
+visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle
+murmurait lentement :</p>
+
+<p>— Claude, c’est divin, le mal d’aimer !…</p>
+
+
+<p class="c gap">FIN</p>
+
+
+<p class="c gap xsmall">PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge b">3 <sup>FR.</sup> BIBLIOTHÈQUE PLON <sup>FR.</sup> 3</p>
+
+<p class="c">ROMANS — NOUVELLES — MÉMOIRES<br>
+<span class="xsmall">PUBLIÉS IN EXTENSO<br>
+SOUS COUVERTURE ILLUSTRÉE</span></p>
+
+<p class="c b">QUELQUES TITRES</p>
+
+
+<p class="cc"><span class="b">Paul BOURGET</span><br>
+<i>Un Cœur de femme<br>
+Monique</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Henry BORDEAUX</span><br>
+<i>La Neige sur les pas</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">A. LICHTENBERGER</span><br>
+<i>Petite Madame</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">H. GRÉVILLE</span><br>
+<i>Les Épreuves de Raïssa</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Paul ARÈNE</span><br>
+<i>La Chèvre d’or</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Albert SOREL</span><br>
+<i>La Grande Falaise</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">H. ARDEL</span><br>
+<i>La Faute d’autrui</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Eug. FROMENTIN</span><br>
+<i>Dominique</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Élémir BOURGES</span><br>
+<i>Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent</i> (2 vol.)</p>
+
+<p class="cc"><span class="b">E. DAUDET</span><br>
+<i>Les Victimes de Paris</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">MISTRAL</span><br>
+<i>Mémoires et Récits</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">G<sup>al</sup> B<sup>on</sup> de MARBOT</span><br>
+<i>Mémoires</i> (2 vol.)</p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Louis MADELIN</span><br>
+<i>Le Chemin de la Victoire</i> (2 vol.)</p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Gabriel HANOTAUX</span><br>
+<i>Jeanne d’Arc</i></p>
+
+<p class="cc"><span class="b">Émile MOSELLY</span><br>
+<i>Jean des Brebis ou le livre de la misère</i></p>
+
+<p class="c"><span class="b ssf g">DEUX NOUVEAUX VOLUMES</span><br>
+le premier mercredi de chaque mois</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c b top2em">E. SAINTE-MARIE PERRIN</p>
+
+<p class="c"><span class="large">LA BELLE VIE</span><br>
+<span class="xsmall">DE</span><br>
+<span class="xlarge">SAINTE COLETTE</span><br>
+<span class="large">DE CORBIE</span><br>
+(1381-1447)</p>
+
+<p class="c sc">Avec une Préface de Paul Claudel</p>
+
+<p class="c">Un volume in-16   7 fr. 50</p>
+
+
+<p class="small">Dans cet exposé consciencieux, ému, fortement
+documenté, la figure de la sublime visionnaire qui
+accomplit, dans l’ordre surnaturel, la mission de
+restauratrice de l’unité catholique, de l’unité nationale
+et de la stricte observance franciscaine, apparaît
+avec une merveilleuse clarté. Colette explique,
+précède et permet Jeanne d’Arc, avec qui elle dut
+être liée, car leurs voies étaient parallèles.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top2em b">ERNEST PÉROCHON</p>
+
+<p class="c xlarge">NÊNE</p>
+
+<p class="c">Un volume in-16   7 fr.</p>
+
+<p class="c"><span class="box b">PRIX GONCOURT 1920</span></p>
+
+
+<p class="small">Imaginez un livre complètement affranchi des modes
+littéraires d’aujourd’hui : il commencera par surprendre
+jusqu’à ce que cette première impression le cède au délicieux
+étonnement d’avoir devant soi une œuvre qui ne
+date pas. Tel est le cas de <i>Nêne</i>.</p>
+
+<p class="small">En prenant soin des enfants d’un veuf, une servante de
+ferme, Madeleine ou Nêne, comme ils l’appellent, en
+vient à les aimer comme si elle était leur mère et qu’elle
+dût toujours vivre pour eux. Trois ou quatre ans se
+passent. Le veuf se remarie et Nêne, aussitôt chassée par
+la jeune femme qui la hait, pâle de douleur, se jette dans
+un étang.</p>
+
+<p class="small">Contée sans l’ombre d’artifice, cette simple histoire est
+de celles où l’on ne sent nulle part l’auteur. Tout l’intérêt
+se porte sur les personnages, qui vivent de leur vie propre.
+Êtres simples qui ne s’analysent point : tout instinctifs
+parfois, ils sont vrais et leur vérité nous émeut.</p>
+
+<p class="small">M. Ernest Pérochon a fait une œuvre humaine, et c’est
+un grand éloge.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c large b">ROMANS POUVANT ÊTRE MIS
+ENTRE TOUTES LES MAINS</p>
+
+<p class="c">Cartonnage toile, fers artistiques, médaillon en couleurs
+dessiné par <span class="sc">Pierre</span> BRISSAUD<br>
+Tête de couleur. — Chaque volume : <b>10</b> francs.</p>
+
+
+<ul>
+<li><span class="b u">ACKER (P.).</span>
+<ul><li>Les Exilés.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">ALANIC (M.).</span>
+<ul><li>Les Roses refleurissent.</li>
+<li>Romance de Joconde.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">ARDEL (H.).</span>
+<ul><li>Cœur de sceptique.</li>
+<li>Le Mal d’aimer.</li>
+<li>Mon Cousin Guy.</li>
+<li>Renée Orlis.</li>
+<li>Le Rêve de Suzy.</li>
+<li>Seule.</li>
+<li>Au retour.</li>
+<li>Heure décisive.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">BORDEAUX (H.).</span>
+<ul><li>La Petite Mademoiselle.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">BOURGET (Paul).</span>
+<ul><li>Laurence Albani.</li>
+<li>Monique.</li>
+<li>Un Saint.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">DELLY (M.).</span>
+<ul><li>Entre deux âmes.</li>
+<li>Esclave… ou Reine ?
+La Fin d’une Walkyrie.</li>
+<li>La Petite Chanoinesse.</li>
+<li>Sous le masque.</li>
+<li>Le Secret du Kou-kou-noor.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">GRÉVILLE (H.).</span>
+<ul><li>Dosia.</li>
+<li>La Fille de Dosia.</li>
+<li>Perdue.</li>
+<li>La Seconde Mère.</li>
+<li>Sonia.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">LA BRÈTE (J. de).</span>
+<ul><li>Mon Oncle et mon Curé.</li>
+<li>Caractère de Française.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">LE MAIRE (E.).</span>
+<ul><li>Le Prince.</li>
+<li>Le Cœur et la Tête.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">LICHTENBERGER.</span>
+<ul><li>Les Contes de Minnie.</li>
+<li>Notre Minnie.</li>
+<li>Mon Petit Trott.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">MARGUERITTE (P.).</span>
+<ul><li>Ma Grande.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">MARGUERITTE (P. et V.).</span>
+<ul><li>Zette.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">NOËL (Alexis).</span>
+<ul><li>Paulette se marie.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">SCHULTZ (Y.).</span>
+<ul><li>Dzinn.</li></ul></li>
+<li><span class="b u">THÉLEN (M.).</span>
+<ul><li>La Mésangère.</li></ul></li>
+</ul>
+
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75447 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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