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TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--25732 + + + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. + + + + +A + +MADAME ROBERT MASSON + +Affectueux hommage. + +H. A. + + + + +LE MAL D’AIMER + + + + +PREMIÈRE PARTIE + + + + +I + + +Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures, une voix monotone +d’employé annonça: + +--Villers-sur-Mer!... Villers! + +Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment repoussée d’un +geste vif, France Danestal--France, diminutif de Françoise--sauta sur le +quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise d’août. Ses prunelles, +très larges dans l’iris extraordinairement bleu, cherchaient tout de +suite la mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait encore; +et, seulement, elle aperçut le lointain vert des coteaux boisés qu’un +éclatant soleil marbrait d’ombres crues. + +--Eh bien! France, si tu voulais bien aider ta sœur à descendre son sac +de voyage? jeta Mme Danestal avec un peu d’impatience, devant la +distraction de sa plus jeune fille qui obligeait la sœur aînée, la très +jolie et très élégante Colette, à se débrouiller seule au milieu de ses +menus bagages. + +France, rappelée à elle-même, tendit les bras et reçut tous les sacs, +ombrelles, châles que lui passaient en abondance ses compagnes de route; +puis elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre des hauteurs +du wagon. Colette, à son tour, avait sauté à terre et humait avec +plaisir la brise de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse +l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la chaleur de ce jour +d’été. + +Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal, volontiers tourmentée +de petits soucis, interrogea, prise d’inquiétude: + +--Vous êtes sûres, mes enfants, que nous n’avons rien oublié? France, tu +as bien regardé, dans le compartiment? + +--Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos innombrables colis! sont +autour de nous. Maintenant, allons retrouver nos malles pour gagner +l’hôtel, où peut-être il fera frais. + +Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait et, suivant le flot des +voyageurs amenés par la saison commençante d’août, elle s’engagea sur la +voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures très jeunes. + +Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs aises, Colette et sa +mère traversaient aussi, Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des +rails. + +Tout de suite, le regard de France avait couru vers le large horizon de +mer qu’elle apercevait enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers +plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des jardins, les toitures +effilées des villas. Mais au passage, les larges prunelles--où la vie +luisait ardente--s’arrêtèrent retenues par une silhouette masculine +campée devant la porte de sortie des voyageurs. Et aussitôt un petit +sourire où il y avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva sa +lèvre expressive. Elle murmura: + +--Oh! cette Colette!... Je comprends pourquoi elle a pris tant de soin +de bien remettre son voile! + +Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment, regardant sa +sœur qui arrivait aussi fraîche de visage et de toilette que si elle +sortait en droite ligne de sa chambre. Elle venait de voyager cinq +heures, et pas une ondulation n’était dérangée sur la nuque dorée; il +n’y avait pas un faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable +fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un éclat de fleur, rosée +comme la blouse de toile de soie qui moulait une taille incomparable; +pas ombre de poussière sur la jupe coupée savamment pour trahir à +souhait la ligne parfaite des hanches. + +En femme habituée à éveiller l’attention partout où elle paraissait, +Colette, caressée au passage par la muette flatterie des regards, +avançait avec une apparente indifférence de déesse pour l’hommage des +foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient distingué le jeune homme +aux allures de clubman en villégiature qui, descendu de la charrette +anglaise qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle daignât +recevoir son salut. + +Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau... Allons, la partie +s’engageait bien! Paul Asseline était toujours sous le charme. A elle de +profiter de toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de bains de +mer, pour achever la conquête de ce millionnaire que souhaitaient +séduire toutes ses ambitions de jolie fille du monde sans fortune et +avide de luxe. + +Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée par l’air marin, +s’inclinait ravi, une allégresse mal contenue dans ses yeux clairs, dont +l’expression était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à la joie +de sentir dans la sienne la petite main gantée coquettement, il oubliait +même de saluer France, aussi bien que de présenter son compagnon de +promenade, un grand garçon d’une trentaine d’années, qui, resté +discrètement en arrière, observait la scène avec une lueur de curiosité +et d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant et troublé, Asseline +enfilait au hasard phrase sur phrase à l’adresse de Mme Danestal et +s’excusait de sa présence à la gare. + +--J’espère, madame, que vous ne me trouverez pas indiscret d’être venu +ainsi vous présenter mes hommages dès la première minute de votre +arrivée. + +--C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais vous en saviez donc +l’heure? + +Il rougit derechef: + +--Je m’étais permis de passer à votre hôtel pour m’en informer, désirant +pouvoir vous offrir mes services de vieil habitué de Villers, au cas où +j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon à quelque chose. + +Correctement, il s’adressait à Mme Danestal; mais France, autant que +Colette elle-même, savait bien que, en cet instant, une seule personne +existait pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune perspicacité avait +été aiguisée par les spectacles de la vie mondaine menée à la suite de +sa mère et de sa sœur, aussi bien que par les conversations entendues +journellement dans le milieu éclectique, très parisien et très lettré, +où vivait son père, Robert Danestal, l’auteur illustre de divers poèmes, +surtout de très beaux sonnets, qui lui avaient ouvert l’Institut. + +Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître les bagages, elle +observait d’un œil clair, un peu méprisant, les manèges de la savante +coquetterie de Colette. Celle-ci, en apparence, tout occupée de ses +malles, continuait, en réalité, à envelopper des grâces de son sourire +et de son regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait avec une +docilité fervente de caniche ou d’amoureux. + +«Il est touchant vraiment! précisa la pensée moqueuse de France; et elle +est admirable! C’est une artiste en son genre. Si elle ne part pas +fiancée de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline soit +prodigieusement forte. Il est vrai que ce bon Paul n’a pas l’air doué +d’une volonté de fer...» + +Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons un peu mous, +d’humeur aimable et d’intelligence paisible, qui n’ont d’autre souci que +de se laisser vivre aussi agréablement que possible, trouvant tout +naturel de posséder une grosse fortune qu’ils seraient incapables de +gagner. + +Que Colette eût le talent de dominer et de diriger sa limpide volonté, +et elle était sûre d’atteindre enfin ce port du mariage riche auquel, +sans succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle entrée dans +le monde, quatre ans plus tôt. + +Car c’était une personne pratique et point du tout sentimentale que la +très jolie Colette Danestal. Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance, +de continuelles difficultés d’argent dans une maison où les fantaisies +artistiques--et autres--du père, les goûts mondains de la mère, +s’accommodaient fort mal de revenus plutôt modestes, elle s’était bien +juré, instruite par l’expérience, d’échapper pour son compte, dans +l’avenir, à de pareils soucis! Et cela, de par la grâce de sa jeune +beauté, dont elle se sentait capable d’user avec toute la science +nécessaire. + +A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple de sa sœur aînée, +Marguerite, qui, quelques années plus tôt, avait fait la folie d’un +mariage d’amour avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune, et +qui, depuis lors, végétait avec lui dans les pays perdus où le retenait +un modeste poste dans les Forêts. + +Douée d’un sens très net de la réalité, Colette savait à merveille que +les filles à peu près sans dot, et cependant désireuses de se marier +richement, ne peuvent exiger tous les mérites et qualités chez ceux qui +daignent songer à les épouser, étant pourvus de belles rentes. Et +sagement, sans grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la +destinée lui offrait un mari capable de satisfaire ses goûts de luxe, +homme du monde autant que possible, elle le tenait quitte du reste, +certaine de trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse à sa +guise. + +Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si fêtée partout où elle +apportait le rayonnement de son joli visage, elle n’était pas parvenue à +conquérir le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné, qu’elle +ambitionnait, bien qu’elle s’y employât avec un art qui révoltait sa +jeune sœur. Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante et trop +fière pour admettre une excuse à cette infatigable chasse. + +Presque une honte, elle éprouvait en pensant que c’était afin d’arriver +au dénouement conjugal souhaité par Colette qu’avait été choisie cette +villégiature à Villers, où les richissimes Asseline, fabricants de +toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient une superbe villa. + +Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien ce sentiment, ravie, au +contraire, de l’empressement de Paul Asseline, en bonne mère, +extrêmement désireuse de marier, et de bien marier, ses filles... A +commencer par Colette, dont la beauté, l’élégance, la science de la +toilette flattaient son amour-propre; avec qui elle était en parfaite +union de goûts mondains; toutes deux dominées sans cesse par la pensée +de bien remplir, avec des ressources limitées, leur personnage de femmes +très «chic» dans le Tout-Paris dont elles faisaient partie. + +Aussi, quand les malles retrouvées, chargées, Asseline dut se résigner à +ouvrir devant elle la porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion: + +--Combien vous avez été aimable de venir ainsi à notre rencontre! +J’espère que vous me fournirez bientôt l’occasion de vous en remercier +mieux. J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas que nous +comptons sur votre prochaine visite! + +--Madame, je serai trop heureux d’aller vous présenter mes hommages à +l’hôtel, dès que je pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle +heure ce serait-il possible? + +--Oh! nous ne sortirons guère au commencement de l’après-midi... Colette +et moi, nous redoutons beaucoup la chaleur. Pour ma part, je circule +fort peu... Mais mes filles adorent la plage!... + +Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en était capable: + +--On y a, en ce moment, de très beaux couchers de soleil! Je suis sûr +que celui de ce soir va être magnifique! + +Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette qu’il enveloppait d’un +regard heureux et suppliant. Mais elle voyait revenir France, dépêchée +par sa mère pour un renseignement, dans la gare; et elle dit simplement, +avec un sourire qui était la séduction même: + +--Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir tantôt, car nous allons +être occupées par notre installation... Peut-être cependant, vers cinq +heures et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour descendre jusqu’à +la plage... Au revoir... + +Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si fort, à l’anglaise, +qu’il froissa un peu la peau fine, sous les bagues... Mais elle se +montra à la hauteur de la situation et ne broncha pas, montant à son +tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit son pied menu, +irréprochablement chaussé de cuir fauve. France la suivit et la voiture +s’ébranla pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli pays vert. + +Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant plus absorbé tout +entier par la présence de Colette, se souvint qu’il avait un compagnon +de promenade et, un peu confus, revint vers la charrette anglaise dans +le voisinage de laquelle l’attendait patiemment son ami. Celui-ci avait +encore en main un petit album sur lequel, pour occuper le temps, sans +doute, il venait de crayonner quelques croquis. + +--Mon vieux, je vous demande pardon de vous avoir ainsi laissé en panne, +fit Asseline de son accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé +retenu auprès de ces dames... + +--Très bien, très bien! je ne vous en veux pas... J’ai dessiné et ainsi +le temps ne m’a pas semblé long. Vous m’aviez fourni de très +intéressants modèles... + +--Vous avez fait le portrait de Colette... de Mlle Danestal, veux-je +dire... Je puis voir, n’est-ce pas? + +Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent d’une +expression très jeune. + +--Pouvez-vous voir?... De quel droit?... Enfin!... Regardez... + +Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors, jeta une exclamation +dépitée: + +--Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré? La voici de face, de +profil, de dos! Et encore de trois quarts!... Elle est pourtant à peine +jolie auprès de sa sœur... + +Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris de Rozenne, des yeux +charmants, ironiques et caressants, qui avaient une remarquable +intensité de vie intelligente. + +--C’est selon les goûts!... Cette Mlle France--quel singulier nom!--a +des yeux d’un bleu incomparable et qui doivent savoir dire une foule de +choses... Vous n’avez pas remarqué comme sa petite tête brune est +volontaire et expressive, quelle souplesse harmonieuse a le moindre de +ses mouvements?... Je vous accorde qu’elle est peut-être un peu pâle, +c’est vrai; mais ses lèvres n’en paraissent que plus pourpres et elle +est modelée comme une jeune nymphe, de forme parfaite. + +--Eh bien! Rozenne, comme elle descend à votre hôtel, vous pourrez +l’admirer tout à votre aise... Tenez, je vous restitue votre album... + +--Pas avant d’avoir tourné la page! Allons, Asseline, ne m’en veuillez +pas de vous avoir taquiné et contemplez votre belle Colette! + +Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de plaisir... Claude +Rozenne n’était peut-être encore qu’un très habile amateur, mais il +était doué en artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante +jeunesse de Colette Danestal. + +--Donnez-le-moi, Rozenne. + +--Pas du tout... Un homme délicat ne livre pas ainsi le portrait des +jeunes personnes que son crayon croque au passage! A moins que vous +n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour mériter de posséder son +image, je la laisse enfouie parmi ces feuillets. + +Asseline haussa les épaules, un peu vexé; mais, bien qu’il vît que son +ami plaisantait, il n’osa insister. Tous deux montèrent en voiture. +Asseline prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval, et la +voiture roula sur le chemin qui s’élevait derrière la gare. Dans la +découpure des branches étincelait l’opale de la mer et la route était +ruisselante de soleil sous l’ombre mobile des arbres, dont la brise +faisait bruire les feuilles. Mais Asseline ne voyait rien de ce lumineux +paysage d’été; une seule image l’absorbait et, sans doute, cette +contemplation intérieure l’enchantait, car sa bonne figure aimable avait +repris une expression ravie. + +Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme presque juvénile. +Et avec une malice amicale, il lança: + +--Asseline, vous êtes un maître cachottier! Comment avez-vous pu +dissimuler si longtemps que vous étiez pareillement amoureux? + +Il s’exclama sans répondre: + +--Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle créature! + +--Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne tranquillement. + +--N’est-ce pas? + +Il avait l’air radieux, et continua: + +--Elle est incomparable! Si vous la voyiez en robe de bal! C’est ainsi +que je l’ai aperçue pour la première fois, à une grande soirée chez les +Defresne... + +--Et elle vous a séduit incontinent?... + +--Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait bien d’autres! C’était une +vraie cour autour d’elle. Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la +quatorzième valse... Eh bien! mon ami, moquez-vous de moi... Je suis +ridicule, n’est-ce pas? + +--Pas du tout... C’est un régal trop rare que le spectacle d’un grand +enthousiasme pour que j’aie, le moins du monde, envie de railler... Donc +vous avez obtenu la quatorzième valse et vous l’avez attendue +impatiemment. + +--Non, pas trop, car j’avais su découvrir une embrasure d’où je pouvais, +tout à mon aise, contempler Colette... Elle bostonnait avec tant d’art, +de souplesse, de grâce, que je me demande encore comment j’ai pu avoir +l’audace de danser avec elle! Enfin, comme elle est très indulgente, ça +n’a pas été mal... Mais je vous avouerai que, dès le lendemain, j’ai +repris quelques leçons de boston pour être à la hauteur... Et +heureusement, ainsi, j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés... Ah! +mon ami, elle est exquise... Et je... + +--Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le jeune homme s’arrêtait, +saisi lui-même de sa fougue. Eh bien! si vous l’adorez, si elle est +exquise, pourquoi--excusez ma question pour peu qu’elle soit +indiscrète,--pourquoi ne l’épousez-vous pas, puisque vous êtes prêt pour +le mariage? + +La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit aussitôt. + +--Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma demande serait déjà +faite; mais je suis pourvu d’une famille... + +--Qui ne veut pas de votre mariage avec Mlle Colette... + +--Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains son opposition... On m’a +affirmé de différents côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que +la dot des jeunes filles est à peu près nulle... Et ce ne sont pas, en +effet, les œuvres poétiques de M. Danestal qui le rendront millionnaire! + +--D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est bien trop artiste pour +cela! Il écrit pour un cénacle de lettrés... + +--Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui; et je vous confierais +que cette idée qu’il est, en son genre, un homme supérieur, m’intimide +terriblement quand je suis en sa société, moi qui suis tout le contraire +d’un artiste. En sa présence, dans son salon, je me sens devenir +idiot... Je n’ai pas, moi, d’opinion, artistique ou littéraire, à +émettre!... Ce que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier! N’était +Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y aventurer!... Elle, +heureusement, n’est pas du tout bas-bleu; c’est une vraie femme du +monde, très chic; sa sœur France est du genre du père... Elle fait des +vers, de la musique. Aussi, comme elle doit me tenir en piètre estime +intellectuelle, je ne me mêle jamais de causer avec elle... + +--Pourtant elle semble bien simple et a l’air presque d’une enfant +encore... + +--Mon cher, elle m’intimide plus que Colette, presque! Je me sens tout à +fait stupide, devant elle, comme devant son père... J’aime mieux +m’entretenir avec sa mère. C’est une très aimable personne, fort +élégante. Vraiment, ces trois dames sont toujours si parfaitement mises, +que je ne peux pas croire qu’elles soient sans fortune, comme les +mauvaises langues le prétendent... Leur appartement est très +confortable, un peu bizarrement arrangé à mon goût. Il est plein de +bibelots artistiques dans lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus +de la famille; M. Danestal en a la passion!... Peu m’importerait tout +cela, la plus ou moins grosse dot de Colette, si ma mère n’avait, +tenace, la déplorable idée que je dois épouser une héritière. + +--Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné que vous êtes plus +largement pourvu qu’un garçon de votre âge n’aurait le droit de +l’être!... Allons, Asseline, ayez un peu d’énergie! Déclarez votre +flamme à votre famille, et conquérez la dame de vos pensées! + +Naïvement, il avoua: + +--J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant ma mère... + +--Qui ne la connaît pas encore? + +--Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le monde, et une quatrième au +Grand Prix. Ces dames étaient dans la même tribune... + +--Eh bien? + +--Eh bien! je crois que ma mère a été un peu effarouchée par la beauté +et le chic de Mlle Danestal. Vous savez, ma mère est extrêmement simple +et elle a les idées de son jeune temps. Elle ne conçoit pas que les +jeunes filles d’aujourd’hui soient différentes de ce qu’elle était +elle-même. Et puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un milieu +de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs affaires... Mlle Colette, +au contraire, appartient à un monde très parisien, très artiste, très +intellectuel, qui ne peut lui permettre de ressembler en rien aux jeunes +personnes du genre «oie blanche» que ma mère goûterait aveuglément... +Tout cela est bien compliqué à arranger! + +--Bah! avec un peu de volonté et d’adresse!... Et votre père, de quel +parti sera-t-il, lui? + +--Oh! mon père sera bien plus facile à gagner. Il aime beaucoup les +jolies femmes. Il a vu Mlle Colette dans le monde et il la trouve +ravissante... J’espère son appui... + +Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné activa l’allure +de son cheval. Il avait hâte que sa promenade fût achevée pour être bien +certain de se trouver sur la digue à l’heure où Colette Danestal y +paraîtrait, peut-être... + + + + +II + + +A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient avec toute leur +science pratique de femmes aimant le confort, et France avec la lenteur +et l’indifférence d’une enfant que la contemplation de la mer charme +souverainement. + +Car, de la fenêtre de sa très petite chambre,--sa mère et sa sœur aînée +ayant, comme de juste, pris possession des meilleures pièces mises à +leur disposition,--elle avait une vision d’océan si superbe, qu’un peu +grisée par l’éblouissante clarté épandue sur les choses, par le souffle +d’air vif qui frémissait dans les branches pailletées d’ombres et +d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine des vagues, elle +ne prenait guère souci d’ouvrir ses bagages, ayant d’ailleurs une +horreur enfantine pour toutes les besognes qui incombent aux bonnes +ménagères. + +Elle n’entendait même pas les propos échangés par sa mère et Colette sur +la première rencontre avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort +satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour établir des rapports +fréquents avec la famille Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre +ouverte, les mains abandonnées sur ses genoux, France se laissait +envelopper, avec une jouissance ardente, par la brise qui soulevait +autour de son front de petits cheveux légers, les yeux ravis par les +lointains verdoyants des vergers feuillus, des prairies herbeuses où le +vent de mer creusait d’onduleux sillons. + +Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit des Asseline, en dépit +des trop nombreux Parisiens de leurs connaissances groupés à Villers, à +Trouville, à Houlgate; qu’il allait faire bon de demeurer quelques jours +dans cette fraîche campagne, où elle était amenée par les vues +ambitieuses de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment qu’elle +trouverait possible d’oublier la mesquine partie à gagner et qu’elle +allait pouvoir mener à sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de +multiples occupations. + +Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante, elle travaillait +l’harmonie, composait de la musique; lisait, en toute liberté, ce qui +tentait son activité de pensée, son insatiable intelligence; écrivait +des vers qu’elle ne montrait jamais encore, jugeant que, fille d’un +grand poète, il ne lui était permis d’être poète elle-même qu’à la seule +condition de créer des œuvres irréprochables... Et elle était trop +jalousement éprise du Beau pour ne pas se montrer très difficile. + +Ah! oui, elle était bien la vraie fille de Robert Danestal, toute +vibrante comme lui au souci des choses d’art dont le charme la pénétrait +et la dominait toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait ainsi +dans un monde idéal, dont les spectacles la ravissaient. Aussi, mieux +que personne, elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques de +son père, ses achats «insensés», disait Mme Danestal, de tableaux, de +belles faïences, de tentures rares, de bibelots précieux; elle +comprenait le dédain qu’il témoignait pour tout travail régulier, ayant +la volonté d’écrire seulement aux heures de l’inspiration, sans être +jamais influencé par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire, +quand on a de médiocres revenus, des goûts dispendieux et trois filles à +doter. Et du même cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste +recherche de ses propres satisfactions, son humeur fantasque; même plus, +son indifférence pour un foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa +femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors duquel il vivait, +d’ailleurs, à peu près complètement, quand il ne s’enfermait pas dans +son cabinet, ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que les hommes +illustres ne doivent pas être jugés à la mesure des simples mortels et +que leurs dons supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux. +D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille très moderne, +qu’il est inutile de demander grande sagesse aux hommes, même à ceux qui +n’ont pas leur gloire pour excuser leurs faiblesses. + +En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait déjà de la vie une +vision terriblement claire. Elle avait grandi dans un milieu où elle +entendait parler devant elle de toutes choses, discuter comme des thèses +ou des questions d’art les sujets les plus délicats, même les problèmes +psychologiques les plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs +aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très intelligente, le +regard autant que l’oreille et l’esprit toujours en éveil, elle avait +vite discerné toute sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt +mûri sa pensée, mais en même temps lui jetaient au cœur un âpre mépris +pour les vilenies, pour les grandes et pour les petites lâchetés +mondaines. + +Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été, sans doute, une jeune +créature vibrante et candide, vivant en plein idéal, soucieuse seulement +des âmes très pures, très hautes, éprises du Beau comme elle-même. Car, +en dépit des révélations que le monde lui avait faites trop tôt, elle +demeurait singulièrement jeune d’impressions; elle avait des +enthousiasmes, des confiances, des naïvetés d’enfant qui contrastaient +bizarrement avec sa connaissance précoce de la vie. + +Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son père ni sa mère +n’étaient jaloux de leur autorité, elle vivait moralement dans une +indépendance entière, enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle +s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en sortant qu’à son +gré, quand une curiosité, une source d’intérêt, un sentiment l’en +attiraient. Autrement, réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire +richement orné, par la nature et par l’étude, elle y demeurait étrangère +à la foule banale, s’y donnait en silence d’exquises fêtes par la +communion des belles œuvres, par son propre travail créateur auquel, +passionnément, elle se donnait. + +Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très heureuse si la vie +quotidienne ne l’avait trop souvent rejetée des régions sereines où elle +planait si naturellement dans les pitoyables difficultés de la réalité. +Il lui fallait entendre les plaintes et les récriminations--toujours les +mêmes--de sa mère sur un manque de fortune qui devait se dissimuler... +Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences de Mme Danestal et +de Colette pour arriver à être très élégantes en dépensant fort peu... +Il lui fallait faire des visites innombrables, aller dans le monde à peu +près chaque soir. Sur ce seul chapitre, en effet, Mme Danestal lui +refusait le droit de suivre son caprice; elle estimait que les jolies +filles qui ne sont pas des héritières ne doivent point rester dans +l’ombre, sous peine de pécher contre la Providence, assez bienveillante +pour leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage. + +C’était bien aussi l’avis de Colette; et certes, de son mieux, depuis +son entrée dans le monde, elle s’appliquait à aider aux favorables +desseins de la Providence à son égard. + +Mais elle, France, était autrement intransigeante et prétendait ne +pratiquer à aucun prix le prudent conseil: «Aide-toi, le ciel +t’aidera...», incapable de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du +mariage riche. D’autre part, elle aimait trop les belles choses; elle +avait, trop forte, la terreur des soucis de ménagère et des tracas +d’argent pour avoir le courage d’accepter une situation tout à fait +modeste comme sa sœur Marguerite... Aussi avait-elle bien vite compris +que sa destinée, sans doute, serait de suivre seule son chemin dans la +vie... + +Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient si peu le +compagnon très cher qu’elle eût souhaité, ces jeunes hommes qu’elle +rencontrait dans le monde, tellement «quelconques» pour la plupart... +Les jeunes poètes long chevelus, qui évoluaient dans le rayonnement +projeté par la gloire de son père, l’intéressaient davantage; mais pour +la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une estime si manifeste, qu’elle +voyait leurs ridicules autant que leur talent. + +Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait une place dans +l’existence qu’elle souhaitait se créer par l’art et le travail, n’en +désirant nulle autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que l’amour +n’avait pas encore effleurés. Se suffire à elle-même, acquérir une +indépendance qu’elle devrait à elle seule, c’était son rêve juvénile, et +elle en poursuivait discrètement la réalisation avec une indomptable +volonté. + +Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi sa plus jeune fille +s’absorbait dans ses multiples travaux avec une fougue persévérante. +Cette mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection, étaient si +dissemblables que l’âme de France demeurait à Mme Danestal un monde +inconnu où elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer. +Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique qu’il lui +convenait,--à condition toutefois d’avoir peu de leçons à lui +payer,--suivre force concerts, si elle ne devait pas débourser le prix +de sa place; s’enthousiasmer pour des compositeurs, des artistes, des +chanteurs; souhaiter les connaître et y arriver presque toujours... + +Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles fantaisies dont, un jour +ou l’autre, France se lasserait d’elle-même... Alors, elle perdrait son +amour des travaux intellectuels, son souci bizarre de se rendre utile à +tous les humbles qui pouvaient avoir besoin d’elle; d’où cette lubie +d’apprendre le catéchisme à quelques enfants pauvres de sa paroisse, de +s’intéresser à une crèche où elle allait parfois passer des heures, +jouant comme une gamine avec les petits qu’elle comblait de gâteries. + +Somme toute, France Danestal s’accommodait fort bien de son existence, +et ce jour-là, en particulier, tandis que, toujours immobile devant sa +fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie, elle continuait à +regarder le large horizon baigné de lumière blonde. + +Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir soudain. Une voix +expliquait d’un ton d’excuse: + +--C’est le courrier de ces dames qu’on avait oublié de leur remettre. + +France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut une exclamation de +plaisir, reconnaissant l’écriture de sa sœur aînée. + +--Maman, une lettre de Marguerite pour toi! Peut-être va-t-elle nous +annoncer son arrivée. + +--Nous allons voir... Viens ici me lire cette lettre; je suis occupée +dans la chambre de Colette. + +France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal, sortait de sa +malle la suite de ses toilettes dont la profusion couvrait le lit, les +chaises, la table, d’un charmant étalage d’étoffes claires. Très +affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas troubler par +l’apparition de la jeune fille qui, sans s’occuper de leur inattention, +forte de l’autorisation reçue, se prit à décacheter la lettre. + +--Mère, je puis commencer à lire? + +--Oui, si tu veux; je t’écoute... Colette, vois, ta robe de mousseline +n’est pas du tout chiffonnée! Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec +ta blouse de taffetas blanc. + +De sa voix musicale, France commençait à lire: + +«Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu commencer assez tôt ma +lettre pour te l’envoyer à Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons +économiques sont couronnées de succès! Nous allons donc pouvoir passer +près de vous nos quelques jours de vacances, avant de gagner notre +nouveau poste en Normandie... Et je m’en fais une vraie joie! + +«Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu m’indiques est beaucoup trop +brillant pour notre humble bourse, dont nous voyons toujours trop vite +le fond. Si France--ou Colette--voulait être très bonne, elle se +mettrait en quête, pour le ménage d’Humières, d’un petit logis bien +modeste, bien propret, gai si possible, car, ma future maternité me +rendant peu alerte, je demeurerai bien souvent, bon gré mal gré, dans +mon _home_ de passage. Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu +pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce moment, presque autant +que pour Bébé, un vrai petit campagnard, habitué au plein air... Vous +verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne et quel beau petit +garçon je vous amène. On lui donnerait plutôt trois ans que deux. + +«Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se moquer de mon +enthousiasme maternel: qu’elles soient bien convaincues que, dans +quelques années, elles parleront tout à fait comme moi! Patience! mes +chéries. + +«En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi vite le gîte +désiré! Je suis contente pour André que vous ayez choisi une plage +voisine de Trouville, où il pourra aller chercher un peu des +distractions dont il était totalement sevré dans notre petit trou, en +pays de montagne. Je crois qu’il est vraiment autant que son fils, mais +pour d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son plaisir si évident +suffirait à me faire oublier ce qu’il y a d’un peu déraisonnable à +creuser une brèche dans nos faibles économies, quand nous avons en +perspective une naissance nouvelle... Événement toujours coûteux! + +«Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de n’être pas tout à fait +raisonnable! J’ai donc succombé à la tentation et j’en suis bien +heureuse, puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour quelques +semaines! + +«Vite un mot m’annonçant que nous pouvons arriver, André, Bob et moi; +nous en grillons d’envie et nous vous embrassons de tout notre cœur pour +vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie, et à bientôt, n’est-ce +pas?» + +France se tut et un silence d’une seconde régna parce que Mme Danestal +et Colette, qui avaient poursuivi leurs rangements, étaient tout +occupées à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette qui les +enfermait, anxieuses de s’assurer que le voyage ne leur avait pas été +funeste. + +Cette constatation étant terminée, Mme Danestal, l’esprit en paix, +réfléchit: + +--Mes enfants, il faudrait tout de suite vous mettre à la recherche pour +Marguerite. Toi, France, qui aimes tant à circuler, tu pourrais +t’occuper de cela. + +--Oui, mère, je vais voir et me renseigner. Aussitôt mon bagage ouvert, +je sortirai. + +--Tu vas descendre jusqu’à la plage? jeta Colette qui fourrageait dans +les tiroirs pour y installer ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je +m’habille pendant que tu fais tes rangements. + +--Tu t’habilles? Mais nous serons dehors, je crois, au moment où tout le +monde désertera la plage. + +--Raison de plus pour n’être pas rencontrée dans une tenue de voyageuse. +Libre à toi de garder la tienne! Moi, je désire être présentable et ne +pas donner piteuse opinion de mon élégance aux gens que je croiserai! + +France ne répondit pas. Paraître! c’était le souci constant de sa mère +et de sa sœur. Paraître, même au prix de misérables économies, faites +sur les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes, en usant +seulement de petites couturières à bon marché, des ouvrières qu’il faut +diriger, en suppléant à leur goût absent!... + +De cela, Colette avait le don; elle possédait, inné, l’art des +chiffonnages coquets faits avec des riens, des chapeaux inimitables +créés par la seule adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller +qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous ses désirs à cesser +de l’exercer sous cette forme économique. + +France était revenue dans sa chambrette et, machinalement, se décidait +enfin à défaire sa malle, à organiser son très petit _home_. Mais sa +pensée était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite. + +Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour elle si tendrement +maternelle, dont l’affection avait été la joie de sa jeunesse de petite +fille; qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas, quand le mariage +la lui avait enlevée. Alors, la seule pensée du bonheur de Marguerite +avait pu consoler un peu sa détresse silencieuse. + +Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle, ainsi qu’elle l’avait +espéré? C’était une question qui, bien souvent, hantait la pensée de +France quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage de Marguerite, +toutes deux avaient été bien rarement réunies et les yeux clairvoyants +de la jeune fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa nouvelle vie. +Jamais ses lettres n’avaient enfermé un mot de déception ou de regret. +Elle parlait toujours tendrement de son mari et plus encore de son fils; +ne se plaignait jamais de sa situation modeste, de son isolement dans un +village des Alpes où la retenait le poste de son mari. + +Pourtant, France avait l’impression qu’une sourde mélancolie pénétrait +l’âme de sa sœur. Et avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en +cherchait le pourquoi. + +Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être, vivant quelques +jours près de la jeune femme, elle acquerrait la bienfaisante certitude +de s’être trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si bon!... + +--France, es-tu prête? Voici qu’il est déjà cinq heures et demie, appela +Colette. + +--Si tard, vraiment?... J’ai fini. Je mets mon chapeau et je viens. Pars +sans m’attendre si tu es trop pressée. + +--Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est beaucoup mieux que, pour la +première fois, vous sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre +côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un chevalier! + +France se mit à rire gaiement: + +--Oh! mère, jamais personne ne me prendra pour une princesse, surtout +dans ma tenue de voyageuse, comme dit Colette. + +Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son canotier, et ce mouvement +qui cambrait un peu sa taille en arrière, avait cette grâce souple si +vite remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne. + +Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette, impatiente de partir. +Tout habillée de serge blanche, elle était si délicieusement blonde sous +le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie de bleuets, qu’une +fois de plus France pensa que sa sœur avait vraiment raison de se sentir +de force à gagner toutes les parties. Et apercevant dans la glace, +auprès de l’éblouissante apparition, sa menue silhouette encore +emprisonnée dans le sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée: + +--On dirait la petite Cendrillon accompagnant sa brillante sœur! + +Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la même pensée quand, de sa +fenêtre, elle les vit toutes deux sortir de l’hôtel. + +La mer était haute, distillant dans l’air plus frais sa vapeur saline. +Des vagues nonchalantes mouillaient le sable d’ondulations molles, +ombrées de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait lentement +vers les eaux paisibles, ponctuées d’écume. + +La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur du crépuscule +approchant, les promeneurs se faisaient nombreux. Sur la route qui +longeait la mer, bordée par les villas, des équipages filaient, revenant +de Trouville, dont le lointain s’effaçait dans une brume sablée d’or. +Les baigneurs arpentaient la digue, les hommes en tenue de plage, les +femmes en robes claires, laissant avec une indifférence coquette leur +jupe frôler l’allée de planches. + +France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur qui se dirigeait vers la +plage. Mais, tout de suite, avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de +visages connus, des connaissances retrouvées, l’échange de propos de +bienvenue qui immobilisaient, presque à chaque pas, les deux jeunes +filles. + +Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette ne semblait pas +soucieuse de s’attarder à ces papotages dont elle était d’ordinaire si +friande; et même, elle proposa: + +--Veux-tu que nous descendions sur le sable? + +--Oui, nous serons ainsi plus près de la mer. + +Vive, France s’engagea sur l’escalier de la digue, craignant que Colette +ne se ravisât. Tout bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à +s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient leurs pieds chaussés +de souliers... + +Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant une gigantesque ombrelle +bigarrée de raies rouges et blanches, des jeunes gens causaient avec +Paul Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une petite rougeur +courut comme une flamme sur la peau mate de France, et ses sourcils, +soudain rapprochés, donnèrent à son jeune visage une expression +volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette avait dit à Paul +Asseline qu’elle viendrait; il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce +rendez-vous, avait, pour sauvegarder les apparences, fait en sorte que +sa plus jeune fille y figurât... + +Une révolte la secoua tout entière. Que Colette agît comme bon lui +semblait, mais qu’elle ne la fît pas servir à la réussite de ses +manœuvres mesquines!... Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter, pour +se rapprocher de la mer. + +Inutile intention! Déjà Asseline était devant elle et sa sœur, +s’inclinant en des saluts profonds; et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur +ses lèvres fines flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler +les cœurs simples. + +--Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis d’installation. Mais vous +nous aviez annoncé un si beau coucher de soleil que nous avons voulu en +avoir le spectacle! + +--Et ne le trouvez-vous pas à votre gré? demanda-t-il, timide, lui +offrant l’hommage de son regard ravi. + +--Oh! si, tout à fait superbe! + +--Alors pour le contempler mieux, voulez-vous venir un instant vous +asseoir sous la tente de ma mère? Elle aura très grand plaisir à vous +voir. + +Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques pas, eut une +imperceptible moue dubitative devant cette chaleureuse invitation. Mais +Colette n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de Mme Asseline, +qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs fois. Elle se sentait assez en +beauté pour se laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et +surtout à son père, qu’on disait très sensible au charme féminin. + +Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans les yeux de France, +elle se rapprocha du cercle au milieu duquel trônait une femme maigre, +bourgeoise de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux +blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers, sous un grand +chapeau rond de paille noire. + +Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître son fils accompagné +des deux jeunes filles et son visage mince prit une expression +désagréable à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en apercevoir, pas +plus que de la flatteuse attention éveillée, par son approche, dans la +partie masculine du groupe. Avec une grâce souriante, elle saluait la +vieille dame qui répondait à ses paroles aimables par un maussade: + +--Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à vous retrouver ici... Je vous +croyais quelque part en Allemagne avec votre père... Vraiment, votre +arrivée est pour moi une vraie surprise!... + +--Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour y entendre exécuter, à +son gré, la musique de Wagner, fit Colette toujours souriante. + +Aucune attaque ne la désarçonnait. + +--C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura le prix. Il paraît que, +seuls, les gens fortunés peuvent s’aventurer sans grande imprudence dans +ce sanctuaire artistique... Les petites bourses s’y trouvent rapidement +vidées... + +L’intonation de Mme Asseline était si insolente qu’un éclair flamba dans +les prunelles de France. Une vive réplique lui montait aux lèvres. +Colette le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans paraître +avoir remarqué l’impertinente intention de Mme Asseline: + +--Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y bien gîter qu’à +Villers, où les hôtels paraissent fort bien. Nous sommes, à la première +impression du moins, très satisfaites du nôtre. + +De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea: + +--Vous êtes à l’hôtel du _Cercle_? + +Elle avait choisi parmi les maisons de second ordre. Son fils, qui +semblait au supplice, ouvrit la bouche pour protester; mais déjà Colette +répondait avec son même joli sourire: + +--Oh! non, madame, nous sommes descendues à l’hôtel des _Anglais_. + +C’était, incontestablement, le premier de Villers. Mme Asseline en fut +un peu saisie. + +--Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle? + +--Un mois environ, madame... Plus, si nous nous y plaisons. + +Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des appréciations se +croisaient maintenant sur les mérites respectifs des hôtels; et un allié +survenait à Colette en la personne de M. Asseline père, un gros homme de +face commune, très intelligente. Arrivé depuis quelques secondes, il la +contemplait du même œil admiratif dont il eût considéré une princesse de +féerie. + +Alertement, il se rapprocha du cercle présidé par sa femme et, se +présentant lui-même avec une bonne humeur familière, il offrit une +chaise à Colette, sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta et se mit +à causer avec toute son aisance de femme du monde. + +Mais France, elle, se dérobant à l’invitation, descendit jusqu’à la mer. +Elle était frémissante encore de l’impertinence à peine déguisée de Mme +Asseline... Et aussi de la lâcheté de sa sœur qui, par ambition, +acceptait les dédains d’une parvenue. + +Ah! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse millionnaire, si +stupidement fière parce que son mari avait gagné des centaines de mille +francs à vendre des toiles d’emballage. + +Un pli de dédain crispa la bouche de France, tandis que son pied broyait +le sable comme elle eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de +cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait largement mépris pour +mépris. De son père, elle tenait une antipathie un peu enfantine pour +les gens et choses du commerce, pour les remueurs d’argent, qu’elle +considérait comme d’une race inférieure à celle des artistes et de tous +les travailleurs du cerveau. + +Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût entrer dans un tel +monde parce qu’elle avait, comme ceux qui y figuraient, un impérieux +besoin de luxe. + +Ah! l’argent, toujours l’argent! + +Comme France eût voulu pouvoir en gagner, afin d’acquérir l’indépendance +qu’il donne! Mais le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de +travailler en toute simplicité, comme font les filles pauvres?... Que de +grand cœur, pourtant, elle eût, par exemple, donné des leçons! + +Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la phalange des femmes du +monde; elle devait y rester et même s’arranger pour faire bonne figure +parmi les plus élégantes; trahir le moins possible sa passion pour ses +études musicales, ses occupations littéraires et surtout le secret +espoir qu’elle gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus +d’indépendance matérielle. + +Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un travail de femme?... +Mais elle voulait tenter la chance, dût-elle être vaincue... Après tout, +si elle avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins, connu la +jouissance incomparable du travail créateur. Elle aurait vécu dans le +monde merveilleux où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de +tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou décourageant. + +A toutes ces choses, elle pensait confusément, bercée par la rumeur +grave de la mer qui, peu à peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les +pensées étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas, de bleu +tendre rayé de pourpre, dont la sérénité superbe la pénétrait comme une +joie. + +Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas que sa sœur était venue +la rejoindre, escortée par Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup, +derrière elle, monta la voix de Colette; et le seul accent de cette voix +eût suffi pour lui révéler que la jeune fille s’adressait à Asseline. + +Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir, ni entendre leurs +paroles. Elle resta immobile, le visage vers la mer dont les vagues +mouillaient le sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela: + +--France! France!... Veux-tu t’arracher une seconde à ta contemplation! + +--Pour?... interrogea-t-elle, se retournant enfin. + +Le reflet pourpre du couchant rosait son visage. Autour des tempes, la +brise soulevait de petits cheveux légers qui semblaient poudrés d’or. + +--Pour que je puisse te présenter un ami de M. Asseline qui s’intéresse, +comme toi, à toutes les choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre +des pensionnaires de l’hôtel des _Anglais_, M. Claude Rozenne. + +Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence, il ne s’attendait +pas à cette brusque présentation qui était littéralement imposée à +France et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète intrusion +dans son intimité. Elle avait salué d’un léger signe de tête, en +silence, ses traits expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur, sans +un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur bleue du regard. + +Alors, profitant de ce que le duo recommençait entre Asseline et +Colette, il dit: + +--Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle, de cette présentation +inopinée dont je suis confus. Ayant appris qu’un même toit est destiné à +nous abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle votre sœur le +désir de ne pas demeurer un inconnu pour vous; mais je n’aurais jamais +voulu être un importun. + +Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si sincère que, le +souffle de révolte, qui avait passé dans son âme impressionnable, +s’apaisa soudain et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche. + +--Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me rendriez confuse à l’idée +que mon accueil a été bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne +vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir, dans la solitude, de +ma première rencontre avec elle, cette année. + +Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité. + +--Vous aimez la mer à ce point? + +--C’est une vieille passion. Quand j’étais petite fille, non seulement +je l’adorais pour ses multiples beautés, mais je l’enviais, oh! combien! +parce qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance suprême!... + +--Qui vous paraissait le bien par excellence? + +--Mais vous pouvez parler au présent! fit-elle prestement d’un accent de +telle conviction que, de nouveau, il la regarda avec une surprise où il +y avait de l’amusement. + +Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire ses petites dents. + +--Je crois, monsieur, que je viens de vous faire une déclaration bien +imprudente, étant donné que notre connaissance de fraîche date m’empêche +de prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en tirer et quelle +réputation j’y gagnerai! Ne me prenez pas, je vous prie, pour une façon +d’anarchiste en herbe, parce que j’ai, comme tout le monde, je suppose, +mes heures de révolte contre les obligations de toute sorte qui +emprisonnent les individus civilisés! + +--Quand ils ont la trop grande bonté d’en avoir cure! Je regrette, +mademoiselle, de n’avoir point qualité pour vous démontrer, avec preuves +à l’appui, combien ils ont tort... Je me le suis prouvé à moi-même, dès +que j’ai eu l’âge de mener à bien un semblable raisonnement. Et je m’en +suis trouvé à merveille! + +Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré d’une +imperceptible ironie. Et France pensa que lorsqu’il voulait s’en donner +la peine, ce grand garçon, dont le sourire était si spirituel, devait +être un très agréable causeur. + +Qui était-il?... Un ami de Paul Asseline?... Pourtant il paraissait +d’une tout autre essence intellectuelle, et ce ne devait pas être un +marchand de quelque chose, celui-là... Elle en était bien sûre. Il +n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni les manières d’un homme qui +vend quoi que ce fût. Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts. +C’était vague comme renseignements. + +Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce qu’elle sentait rôder +autour d’elle l’attention de cet inconnu; et tandis que son ombrelle +dessinait des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire amusé +retroussant sa lèvre: + +--Alors, vous pouvez toujours vivre à votre guise, uniquement parce que +vous le voulez? Que vous êtes donc privilégié, monsieur! + +--Je fais, du moins, tout ce que je puis pour arriver à cet agréable +résultat! C’est chez moi affaire de vieille habitude... Il paraît,--je +vous adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle, mais +j’interviens ici seulement à titre d’humble exemple pour la +démonstration de ma thèse,--il paraît que j’ai été un petit garçon très +gâté, comme le sont les enfants uniques d’une mère veuve. C’est une +douce habitude qui m’a été donnée, si douce que, devenu grand garçon, je +ne me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement, il me faut me +gâter moi-même à présent. Et je m’y emploie de mon mieux, en ne faisant +que ce qui me plaît! + +--Et il y a beaucoup d’occupations et de choses qui vous plaisent? +interrogea-t-elle un peu moqueuse. + +--C’est selon les jours, fit-il du même ton de gaîté fine. La nature et +l’expérience m’ont donné le goût du changement, source de plaisirs +incomparables et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre, je me délecte à +cette source par excellence. Avouez, mademoiselle, qu’il n’en est pas de +plus exquise pour les dilettantes que nous sommes tous, plus ou moins, +en cette aube du vingtième siècle. + +Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait: + +--Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause; je ne suis pas du tout +inconstante dans mes goûts... + +--Moi non plus! c’est-à-dire dans certains de mes goûts. Par exemple, +j’adore dessiner, ce qui n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me +paraît une jouissance tellement supérieure que l’idée même de toucher un +crayon me semble une profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance, +suis-je condamné à demeurer confondu dans la foule des très humbles +amateurs... + +--Alors que vous auriez pu être... + +En riant, il dit: + +--Peut-être un artiste très remarquable... Que sait-on? Malheureusement, +je suis d’une paresse que la campagne accentue de façon terrible. La +nature m’offre alors tant de belles choses à contempler, que je ne +trouve plus ni le goût ni le loisir de «croquer» mes semblables! + +Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore ses paroles. Pourtant +France eut l’impression que, très profondément, il devait être capable +de sentir le charme ou la splendeur des choses créées. Son regard, qui +jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil, s’était tourné vers la mer, +devenue pareille à une nappe immense de métal sombre, striée d’éclairs +d’argent; et il ne s’en détournait plus, suivant la course onduleuse des +vagues sous le ciel qui était couleur de perle. + +Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit de France, de découvrir +quelle sincérité enfermaient ses paroles. Mais la voix de Colette +s’éleva de nouveau, appelant avec insistance: + +--France! France! Viens vite!... Il est l’heure de rentrer... Nous +sommes en retard déjà; j’entends sonner la cloche de l’hôtel... + + + + +III + + +C’était l’heure de la haute mer. + +Par le chemin de la digue, blanche de soleil, par les jolies rues +claires aux lointains ombreux, les promeneurs affluaient vers la plage. +Avec un entrain souriant, ils venaient sans hésitation s’écraser sur +l’étroite terrasse de planches attenant à l’établissement des bains, +d’où ils pouvaient suivre de tout près les évolutions des baigneurs, en +particulier des baigneuses, tout en papotant, potinant, flirtant à +souhait, sous l’ombre protectrice des tentes que brûlait le soleil +d’août. + +Et le spectacle était joli de toutes ces élégances féminines, baignées +par l’air lumineux dans le cadre clair des sables et de l’eau bleue dont +l’horizon s’estompait sous la brume des journées très chaudes. + +Pourtant, France, qui sortait de la petite salle où elle se réfugiait en +dehors de l’hôtel pour faire de la musique, se détourna alertement de la +brillante cohue; et, les yeux ravis par la houle éblouissante du large, +elle se mit à gravir la montée de la falaise. + +Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte, toujours solitaire le +matin, où elle trouvait délicieux d’aller travailler en paix, devant +l’infini des eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur d’enfant, +elle se hâtait pour y arriver, insouciante du soleil qui flamboyait sur +le chemin sans ombre. A peine même elle en avait conscience, tant elle +était encore toute dans le monde merveilleux où la musique lui faisait +vivre des minutes incomparables. + +Les harmonies continuaient de chanter dans son âme, dans sa pensée toute +vibrante, dans ses nerfs demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que +la musique allumait en son être avivait encore l’éclair bleu de son +regard, rosant la mate transparence de la peau. + +France allait vite, un peu grisée par la jouissance de marcher dans la +lumière, enveloppée par le grand souffle du large dont la fraîcheur +baignait son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait pas, sa main +dégantée serrant son livre et le buvard qui enfermait «ses paperasses», +comme elle disait. + +Sur le haut de la falaise, au moment de gagner l’ombre de l’allée, elle +s’arrêta, regardant les yeux mi-clos, car l’intense clarté +l’éblouissait, l’horizon large, où se fondaient, en un délicat lointain, +les eaux et le ciel; puis plus près, à ses pieds, l’étendue blonde des +sables que longeait l’étroit chemin de la digue... Et soudain, un petit +sourire retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre, parmi le flot +des promeneurs, elle apercevait, en silhouette menue, Colette qui +marchait correctement entre sa mère et Asseline, tous trois avançant +d’une allure flâneuse de créatures privilégiées qui n’ont qu’à se +laisser vivre. + +Elle pensa, moqueuse: + +«Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait _famille_. Madame Asseline, +l’heure de votre défaite approche, croyez-en mon expérience! Ah! vous +n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi jolie, aussi résolue +et volontaire que ma sœur Colette...» + +Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner, dominé par l’ombrelle +rouge de Colette, qui semblait une large fleur dressée vers le ciel +clair... Et alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur qui +marchait près d’Asseline, très grand, d’une sveltesse robuste, dont elle +connaissait bien l’allure, maintenant, Claude Rozenne. + +Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur sa bouche. Elle savait +très bien que si celui-là avait soupçonné quels yeux le regardaient, il +aurait aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen d’aller +rencontrer, par hasard, la petite personne à qui appartenaient les yeux +dont le bleu de lapis le charmait... + +Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition ne l’avertissait; +il continuait à causer, sans doute, avec cette ironie subtile, joyeuse +et nonchalante qui lui était familière... Et, peut-être,--sans vanité, +même avec toute sorte de raisons, elle pouvait le penser,--il cherchait +à apprendre quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade de +«l’insaisissable Mlle France», comme il la qualifiait avec un peu de +dépit. + +Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique déjà sur la +valeur des admirations masculines. Alors elle secoua sa jolie tête +volontaire, pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa marche +vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable coulée de verdure qui +s’arrêtait court sur l’horizon de la mer. + +Sous le dôme léger des branches, la chaleur s’apaisait vraiment un peu. +Joyeusement, France respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore +pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant des ombres et des +clartés; et plus loin, le miroitement radieux des eaux, entrevu à +travers la dentelle des herbes frêles qui hérissaient la falaise. + +Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau, écarta les cheveux fous +dont le vent nimbait son front, et les mains croisées sur son buvard +entr’ouvert, elle demeura immobile, assise dans l’herbe, les prunelles +rêveuses, songeant à mille choses imprécises qui flottaient dans sa +vivante pensée. + +Mais la brise souleva soudain les pages du cahier fermé devant elle. +Alors, elle baissa la tête vers les feuilles ainsi agitées et, au +passage, ses yeux virent la date écrite la veille même sur ce cahier où +elle aimait à causer avec elle-même, «19 août». + +Le 19 août! Déjà tant de jours, trois semaines qu’elle vivait sur cette +plage souriante; des jours qui tous, ou presque tous, avaient laissé +leur empreinte légère, délicate ou profonde dans son cœur, dans sa +pensée. Cette empreinte, elle n’avait qu’à feuilleter les pages +griffonnées presque quotidiennement pour la retrouver... Tout à coup, +une curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions, si +multiples et si complexes qu’elle n’eût vraiment su dire de quelle trame +lumineuse, sombre ou grise, elles étaient faites. + +Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage, sur l’un d’eux, +un nom l’arrêta, «Marguerite»... Elle lut, quelques lignes plus haut, «6 +août!»... La date de l’arrivée de sa sœur. Qu’avait-elle écrit ce +jour-là? Quelles avaient donc été ses impressions de la première heure +qu’elle ne se rappelait plus très nettes, maintenant que d’autres, nées +du rapprochement de leurs deux vies, les effaçaient peu à peu?... + + +«6 août. + +«Marguerite arrive!... Marguerite est arrivée!... Et en moi, c’est un +chaos où se heurtent la joie, la surprise, l’anxiété, et aussi une +tristesse que je voudrais tant qualifier d’absurde!... + +«Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé? Non, je ne peux plus retrouver +en elle la Marguerite d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au +fond de ses yeux, j’ai aperçu le _je ne sais quoi_ qui imprégnait ses +lettres de mélancolie. Il y a quelque chose de résigné, je dirais +volontiers de désillusionné, dans leur expression de douceur pensive... +Ah! si je pouvais croire que son état présent de fatigue en est la +cause!... + +«Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts de joie, chaque fois que +cette délicieuse pensée se précisait dans mon esprit, «c’est +aujourd’hui, aujourd’hui! que Marguerite arrive!...» O ma chère grande +sœur, par personne ta présence n’a jamais pu être désirée davantage +qu’elle l’a été ce matin par ta «petite enfant» d’autrefois!... J’en +avais la fièvre!... + +«Pour occuper mon impatience, je suis retournée encore dans la toute +petite maison--si modeste, hélas!--que je suis enfin arrivée à lui +découvrir, presque dans la campagne, avec le bout de jardin,--plutôt de +jardinet,--qu’elle souhaitait tant pour elle et surtout pour son petit +Robert, dit Bob. Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus +hospitalier, j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon mieux pour +rendre moins criante cette affreuse banalité des maisons de passage. + +«Enfin l’heure, l’heure bienheureuse! est venue, de partir pour la gare. +Mais, tout à coup, à voir si proche, maintenant, la minute que j’avais +tant désirée, il me prenait une peur folle de retrouver Marguerite +_autre_, trop différente de la Marguerite qui a été la lumière, la joie, +la passion aussi de ma jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne +l’avais vue, après la naissance de Bob!... Elle vivait dans son village +des Alpes, au bout de la France, et le voyage était très cher pour aller +la voir... Dans la famille Danestal, l’élément féminin ne se permet que +les voyages... utiles! + +«Maman et Colette, qui détestent la marche, sont parties pour la gare en +voiture. Moi, je m’en suis allée toute seule, librement comme j’aime, +mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu d’un gris très +doux, un peu mélancolique... Ce n’était pas le ciel de fête que j’avais +rêvé... Dieu! que de souvenirs de mon court passé me revenaient au +cœur... + +«Vraiment, ce que je possède de meilleur en moi, je le dois à +Marguerite... Ah! si, malgré les apparences, je ne suis pas tout à fait, +du moins pas trop profondément, une jeune fille _modern style_, avec +tout ce que l’expression peut enfermer de moins que flatteur dans les +jugements maternels,--et masculins aussi,--c’est bien à elle que je le +dois! C’est elle qui m’a sauvée de... ce que j’aurais pu être... +Aujourd’hui encore, comme au temps où j’étais fillette, je ne pourrais +supporter, même à travers la distance, le blâme de ses yeux. + +«En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient toujours un peu pensifs, +ces chers yeux,--couleur des fleurs de lin,--sans doute, parce que ma +grande sœur avait vu et compris trop de choses, rien qu’en regardant +tout près, autour d’elle... Que de fois elle a apaisé des orages où +semblait devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les vents, et +ainsi empêché peut-être entre père et maman une de ces séparations sur +lesquelles on ne revient plus... Maman le sait bien tout ce qu’elle +aussi doit à Marguerite... Seulement, mon Dieu! son existence continue à +être tellement occupée de soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de +songer à ces choses du passé... + +«J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore, quand, enfin! le train +est apparu, en retard à son ordinaire. Mon cœur battait stupidement... +Les wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes. Sans bouger, +figée dans mon émotion, je crois, je cherchais des yeux Marguerite... +C’est André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours joli +homme, mince, blond, n’ayant rien perdu de son allure de clubman très +chic, appartenant à une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans ses +bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la terre, d’où maman l’a +enlevé incontinent. Puis il a tendu la main à Marguerite pour l’aider à +descendre. Je me suis glissée dans le flot des voyageurs... Mon regard +l’a enveloppée, et avec quelle tendresse... Ah! c’était bien toujours +son visage fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux, très +aimants,--un peu graves,--son sourire charmant... Cependant comme j’ai +eu, forte, l’impression de retrouver une Marguerite autre que celle dont +la présence, jadis, était ma gaîté! + +«Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente, surtout parce que sa +future maternité la déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien +enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune fille. + +«Nous nous sommes embrassées... Mal, devant tous ces étrangers. +Pourtant, ces baisers-là, c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient... + +«André, très aimable, avec une courtoisie joyeuse, s’empressait autour +de nous, et, évidemment ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait de +compliments discrets et délicats, tant et si bien qu’il en oubliait tout +à fait de s’occuper de ses bagages. Maman, cessant d’être en +contemplation devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite était +seule à chercher ses malles; et alors, heureusement, elle a dit les mots +qui me brûlaient les lèvres et que je n’osais articuler: + +«--André, aidez donc votre femme à rassembler vos bagages... Elle se +fatigue à le faire. C’est très mauvais pour elle! + +«Il y avait un peu d’impertinence dans la voix de maman. Mais André n’en +a pas paru troublé du tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué: + +«--Ma mère, je suis tout à fait de votre avis... Mais détrompez-vous si +vous croyez que Marguerite me céderait sa place en la circonstance!... +J’imagine que je lui inspire à peu près autant de confiance que Bob +lui-même... Marguerite, comme toutes les femmes,--excusez-moi,--ne +trouve bien que ce qu’elle fait elle-même! + +«Tout en parlant, par hasard, il avait tourné la tête de mon côté. Je ne +sais ce qu’il pouvait y avoir au fond de mes yeux; mais, nos regards +s’étant croisés, l’expression de son visage a changé; son front s’est +rayé d’un pli... Et, aussitôt, il nous a quittées pour aller vers +Marguerite qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait de nous, +un sourire sur sa pauvre figure amaigrie où paraissaient presque trop +grands ses yeux que la fatigue cernait... + +«Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir que quand, enfin, elle +a été dans sa toute petite maison, assise devant son minuscule jardin +où, tout de même, il faisait très bon, très frais; où flottait une +exquise senteur de réséda et d’héliotrope. + +«Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils, avait emmené Bob pour que +Marguerite pût se reposer un peu. Colette et André causaient, sans +beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait accomplir tout de +suite la formalité d’un rigoureux inventaire... Moi, sous prétexte +d’aider Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée près d’elle; un +désir fou me bouleversait le cœur de sentir, enfin! toute vivante +encore, notre immense tendresse de jadis. + +«Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins _inconfortable_ de la +maison. Je lui ai glissé un tabouret sous les pieds. Elle m’a dit +«merci!» avec un sourire heureux et lassé; et sa voix avait tellement +l’accent inoublié que, comme un bébé, je me suis glissé à genoux contre +elle, et les mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son épaule, +j’ai murmuré: + +«--Oh! Marguerite! que c’est bon de te retrouver ma Marguerite +d’autrefois! + +«Ses doigts caressaient mes cheveux. + +«--Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite? C’est vrai qu’elle a +vieilli; qu’elle n’est plus, oh! plus du tout, une élégante Danestal, ni +de visage, ni de taille, ni de toilette!... Mais je t’assure qu’elle +aime comme autrefois sa petite fille France! + +«Comme autrefois... Eh bien! non, ce n’était plus, ce ne pouvait plus +être comme autrefois, quand j’étais sa première tendresse. Maintenant, +il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son mari! Moi seule de nous +deux, je n’avais pas changé, et je l’aimais toujours de même! + +«Dieu! comme de cela j’ai eu le sentiment triste, oh! triste! une +seconde, avec le regret passionné de ce qui avait été et ne pourrait +plus être... Une seconde, seulement! Je sentais tellement encore +Marguerite prête à être pour moi l’amie par excellence, que l’impression +douloureuse s’est enfuie, et, assise à ses pieds, je me suis mise à +réveiller avec elle tous les souvenirs qui nous étaient précieux; puis, +nous avons effleuré le présent, avec des mots rapides qui se croisaient, +des interrogations dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec d’autres +questions. Vraiment, cette petite chambre inconnue cessait de nous être +étrangère par la grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la +peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers. + +«Mais tout à coup André est entré et a demandé: + +«--Marguerite, êtes-vous un peu reposée? Il vaudrait mieux que vous +fissiez vous-même l’inventaire avec notre propriétaire qui prétend +compter du linge... Et puis, je voudrais descendre avec Colette jusqu’à +la plage et prendre les journaux du soir. + +«--Très bien, allez... En rentrant, vous voudrez bien demander à maman +de me renvoyer Bob. + +«Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel qu’il ne s’inquiétât +pas de la fatigue qu’elle éprouverait à inventorier avec la +propriétaire. Et lui, avec une simplicité parfaite, trouvait non moins +naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un écolier délivré de sa +tâche, il se préparait à sortir. Il a gentiment embrassé Marguerite sur +les cheveux, tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait en devoir +d’accomplir sa fastidieuse tâche dans toutes les pièces de la maison. + +«Et il est parti pour se promener. De la fenêtre devant laquelle j’étais +debout, j’ai entendu leurs voix très gaies, à Colette et à lui. +Vraiment, ils étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes d’être +frère et sœur; arrêtés devant la petite grille, ils causaient; puis +André a ouvert la porte devant Colette et s’est effacé. De toute +évidence, sa vanité masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une +aussi charmante personne. + +«Et pendant que je les regardais s’éloigner, tels des êtres libres de +tout souci; que j’entendais l’accent lassé de Marguerite qui comptait +des serviettes, des draps, des torchons, que sais-je encore?... je me +rappelai le temps des fiançailles de Marguerite... Alors André était, +auprès d’elle, si attentif, qu’il faisait de moi une petite fille +follement jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait trop pour +lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors, avait été mon bien... + +«Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité de mon souvenir, la +vision de certains regards, de certaines attitudes, de mots ou de +sourires d’André, dans lesquels il y avait tant d’amour pour Marguerite +qu’alors, tout bas, j’avais compris que, pour être aimée ainsi, on +acceptait joyeusement l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation +d’avec les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois ans et demi +de cela. Avec la naïveté de mes quinze ans, m’étais-je trompée?... Ou +bien ai-je tort de croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas +longtemps?... oh! non, pas longtemps! J’en ai eu tant d’exemples déjà! + +«Mais s’il ne nous est donné que pour nous être enlevé, et ce doit être +la pire douleur, celle des élus à qui l’on ravirait leur ciel... alors, +mon Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites créatures qui +ont peur de souffrir, faites-moi la grâce de n’aimer jamais!» + + +«7 août. + +«Ce matin, première rencontre solennelle avec la colonie Asseline. + +«Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse comme un hérisson, et +plutôt chaleureux de M. Asseline, que la beauté de Colette paraît +vivement impressionner. + +«L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise sur elle des yeux +admiratifs dont elle reçoit l’hommage avec une grâce parfaite, la même +qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille dame revêche, qu’elle +s’est juré de dompter. C’est un dressage qui lui fera honneur, car il +n’est pas commode... Je n’oserais dire qu’il sera glorieux, étant donnés +sa cause et son but. + +«Maman, hélas! s’est fait aussi, sans doute, un serment de conquête, car +elle ne semble pas s’apercevoir de la maussaderie de Mme Asseline et +cause, très aimable, très souriante, remplissant avec son habituelle +aisance son rôle de femme d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme +Asseline ni ses amis n’ont lu. + +«Ah! les belles-lettres ne doivent guère les passionner... Il suffit de +les entendre causer un moment pour être édifié sur la qualité de leurs +goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture artistique. + +«Mais, en revanche, ce sont des gens riches, très riches, bourgeoisement +riches,--à vous donner envie d’être pauvre!--de grands marchands, des +fabricants de toute sorte de produits qui leur rapportent évidemment +beaucoup plus d’espèces sonnantes que les impeccables sonnets de papa. + +«Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison de la fortune dont ils +les savent ou les croient possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je +suis éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation de ces +femmes «pratiques», de ces grands industriels ou financiers, ces mêmes +phrases: «Est-il très riche?... A-t-elle une grosse dot?... Le chiffre +de cette maison est superbe, tant et tant, etc...» Ça ne se compte pas! + +«Pendant les dix premières minutes, je me suis presque amusée à écouter, +parce que je me trouvais dans un milieu qui m’était tout nouveau, et +cela m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité de +toutes ces dames si bien habillées par des couturiers de choix,--et de +prix!--parce que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien être +les goûts et idées de ces adorateurs du veau d’or. + +«Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux... Un quart +d’heure ne s’était pas écoulé que je me sentais en train de m’acheminer +vers un de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de trépigner, de +crier, comme un enfant mal élevé, pour échapper à la torpeur où vous +jettent ceux qui vous entourent... J’ai pourtant trop souvent entendu la +conversation des gens du monde pour être difficile sur la qualité de ce +qu’il faut écouter. + +«Mais là, vraiment, c’était autre chose encore!... Non plus de gentilles +pauvretés, coquettement troussées, mais des platitudes vulgaires, des +plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages sans drôlerie, ni +esprit, ni rien, rien qui leur prête une certaine saveur. + +«Comment maman et Colette, accoutumées à une tout autre atmosphère, +n’avaient-elles pas, ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir! Elles +continuaient à se mettre en frais déplorables pour Mme Asseline qui +s’amadouait un peu,--bien malgré elle!--impressionnée favorablement sans +doute par leur grand air de femmes du monde, par l’énumération discrète +de quelques-unes de nos belles et innombrables relations, par le récit +adroitement placé des ovations reçues en Allemagne par père; et +peut-être plus encore, par l’attention que maman et Colette accordaient +à toutes ses paroles. + +«Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de ci de là, en calembours +lourdement épicés, ponctués d’un gros rire de bonne humeur qui lui +valait un regard courroucé de sa femme, troublée dans les oracles +qu’elle rend sur toutes choses,--petites et grandes,--sur les salades, +les ministres, les domestiques, les chevaux, les appartements, le +clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière et l’autorité +que lui donnent ses millions... + +«Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner! Voilà le monde où +elle prétend entrer... Et où elle entrera!... Car ce qu’elle veut, elle +le veut bien... + +«Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai, à tout hasard, murmuré +que le soleil me gênait; et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant. +Personne, d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir la sauvage petite +personne qui se montrait silencieuse autant que l’excellent Paul, +absorbé dans la béatitude de contempler Colette. + +«Ah! quelle jouissance ç’a été de me retrouver à peu près seule, +d’entendre de presque loin l’écho de toutes ces voix bruyantes, de ces +rires trop éclatants, de pouvoir oublier l’insipide bavardage dont +j’étais saturée... + +«Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait un bain +rafraîchissant. De petits reflets nacrés erraient sur l’eau couleur +d’opale qui se retirait vers la pleine mer, avec des ondulations +caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans les nappes +transparentes laissées par la marée descendante. Et de cette eau si +fraîche, du ciel bleu adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle +luisait au soleil, montait une ardente symphonie, un chant d’été que +tout moi écoutait et recueillait ravi. + +«Je regardais deux petits qui jouaient sur le sable, et je pensais à +notre Bob; je regrettais de ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses +jambes menues dans cette poussière chaude que ses pieds nus foulent avec +délices, sur lequel roule, si volontiers, son joli corps de bébé! + +«Une voix derrière moi a demandé: + +«--Est-il permis, mademoiselle, de troubler votre contemplation? + +«C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons le même hôtel, qu’il +est lié avec Paul Asseline, un camarade de collège à lui, un semblant de +relations s’est établi entre nous et lui. + +«Maman le trouve «un garçon chic», Colette un homme très aimable, et le +traite comme un ami du précieux Asseline; moi, je bataille agréablement +avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales, m’invitent à une +contradiction moqueuse qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec une +bonne grâce spirituelle, très amusante. + +«Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline me rendait à son +égard d’une mansuétude incomparable... Aussi avons-nous causé comme de +vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes de juger, à huis +clos, leurs semblables. + +«Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers le groupe Asseline: + +«--Vous avez fui la terrible dame? + +«--Oui, et son entourage aussi! + +«L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu ma lèvre pour le retenir. +Il me regardait avec malice. Je me suis mise à rire. Et nous avons +repris notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de silences durant +lesquels nous étions ressaisis par le songe intérieur... + +«La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait maintenant un +gigantesque ruban de moire azurée qui barrait l’horizon et +s’immobilisait sous le regard brûlant du soleil de midi. La plage se +dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux s’échangeaient. Je ne +bougeais pas, ni Rozenne. Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la +tête. + +«--France! + +«Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner. Il souriait de son +air satisfait de l’existence, habillé irréprochablement de laine +blanche. Je lui ai demandé: + +«--Comment va Marguerite?... Elle était sortie quand je suis allée chez +elle ce matin. + +«--Marguerite?... Mais elle est en excellente santé, toujours absorbée +par ses travaux de ménagère ou ses soucis de mère de famille... + +«--C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant la peine pour elle +seule et leur laissant le plaisir... + +«Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre de Colette qui +venait me chercher. + + +«8 août. + +«Sans vanité aucune, pour constater tout simplement un petit fait, je +reconnais ici que Claude Rozenne semble vraiment me faire l’honneur de +me trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je voulais m’y +prêter, il engagerait volontiers avec moi un flirt gentil et sans +conséquence que nous n’aurions l’un et l’autre qu’à oublier, la saison +finie, pour peu que nous jugions préférable une telle conclusion. + +«Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant tout à fait édifiée sur +les charmes de cette sorte de distraction. Et je devine qu’en son for +intérieur, il est un brin surpris de mon insensibilité devant une +recherche aussi flatteuse que discrète, son amour-propre masculin étant +habitué à de plus favorables traitements. J’ai, à tout instant, +l’occasion de le constater ici même... + +«Parce que c’est un jeune homme à marier, de haute allure, maman +l’honore d’une estime particulière, et le lui témoigne volontiers. +Colette s’applique à se faire de lui un allié pour la conquête qu’elle +s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement pénétré, je suis +sûre, le mobile de la diplomatique amabilité de ma jolie sœur; car il +m’a tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des manœuvres +féminines, qu’il observe avec un plaisir assaisonné d’ironie et de +curiosité... + +«Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais; pourquoi nous traitons de +puissance à puissance; pourquoi encore, l’estimant un adversaire de +valeur, je le laisse discrètement rôder autour de mon humble +personnalité dont les imprévus tiennent son attention en éveil et me +donnent, sans doute, une certaine saveur qui lui paraît digne d’être +dégustée par lui... + +«Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles tant de galantes +intentions; et cela m’amuse prodigieusement à certaines heures. En +d’autres, il m’intéresse fort: c’est un garçon très intelligent, +d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste. Il crayonne avec un +don naturel qui ferait de lui bien mieux qu’un amateur de talent, s’il +daignait en avoir la volonté... Seulement, il ne daigne pas du tout! + +«Pour son plus grand dommage,--c’est moi qui parle,--il est pourvu de +rentes honnêtes dues à sa situation de fils unique d’une excellente dame +veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui simplifier +l’existence. + +«Il trouve, naturellement, la chose charmante et se complaît dans cette +existence capitonnée, se laissant vivre avec une insouciance joyeuse, +une nonchalance délicate de dilettante, et le désir très avoué de goûter +à toutes les friandises intellectuelles et autres que la vie, la vie +parisienne en particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter, +d’ailleurs, spirituellement, avec une pensée très fine, une âme légère +et changeante qui ressemble à un brillant miroir où, sans cesse, se +reflètent toute sorte d’images, divertissantes pour sa curiosité... + +«En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait pas le flirt banal, +mais agréable au contraire, d’autant qu’il apporte dans ses rapports +avec les femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante dont le +charme peut être puissant... + +«Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt, à un point qu’il ne +peut comprendre, lui qui ne sait quelle sceptique et clairvoyante +personne le monde s’est chargé de faire de la dernière des «petites +Danestal»... + +«Oh! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu coquet, parce que j’ai +eu trop souvent l’occasion de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient +des flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des curiosités, de +la tendresse, des espérances plein le cœur et l’esprit... et d’où elles +s’échappent presque toujours misérablement déçues, conscientes, trop +tard! d’avoir seulement servi à distraire une fantaisie masculine. Ah! +je le connais, l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé, +j’ai entendu, j’ai compris... et tant que je conserverai un atome de +sage volonté, je ne flirterai pas. Non, non, oh! non!... + +«Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude Rozenne ne dépense pas ses +soins pour moi avec une inutile espérance, je lui ai, en toute +franchise, fait ma profession de foi... Trois ou quatre petites phrases +bien nettes, et la chose était servie. Sans doute, il ne s’attendait pas +à pareille déclaration, car il m’a regardée une seconde, comme pour +essayer de démêler si je plaisantais... Puis il s’est écrié avec sa +gaîté drôle: + +«--Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas dans le monde, qu’est-ce +que vous pouvez bien y faire pour vous distraire? + +«--J’y regarde flirter les autres. + +«--C’est beaucoup moins amusant... + +«--Croyez-vous?... C’est amusant... autrement... voilà tout!... Et puis +c’est très instructif, et je suis encore à l’âge où l’on doit +s’instruire, vous savez... + +«--Je sais... je sais... Seulement, il me paraît que l’un des fruits les +plus remarquables que vous devez à votre instruction mondaine, c’est, à +l’égard des hommes, une sévérité de jugement que vous me permettrez de +regretter... + +«--Pour moi ou pour les hommes, vos frères? + +«--Si j’osais, je dirais... pour tous les deux... Mais je n’ose pas et +je parle seulement pour ceux qui souhaitent vous conquérir... + +«Conquérir!... Toujours ce mot qu’ils ont aux lèvres quand ils songent à +nous, qui ne leur paraissons pas autre chose, mon Dieu! qu’une proie à +saisir... + +«Une petite révolte avait fait bondir tous mes instincts de créature +jalousement indépendante. Et j’ai répliqué vite: + +«--Ce serait un souhait bien inutile! Je ne veux pas me laisser +conquérir! + +«--Parce que?... + +«--Parce que l’état de puissance conquise me paraît peu enviable. + +«--Quel que soit le conquérant? + +«--Il y en a si peu qui soient dignes de leur conquête! + +«Il lui est échappé une espèce d’exclamation impatiente ou dépitée. + +«--Encore! Mais quels sujets d’observation avez-vous donc rencontrés +pour avoir tant de scepticisme à votre âge? + +«Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant que j’ai grandi, +vécu dans un foyer désemparé, sans union, ni dévouement, ni amour!... +Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et avec quelle angoisse! +ce que peut faire même un homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur +de femme lui appartenant tout entier... + +«Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu aussi; mais dans la +nuit,--car c’était en marchant sur la digue que nous causions ainsi, +après le dîner,--je devinais au fond de ses yeux cette attention que mes +réflexions y amènent parfois. + +«Sûrement, il avait très envie de savoir quelles idées enfermait ma +cervelle féminine sur le sujet abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune +question, moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que si je +n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais pas... + +«Et nous avons avancé un moment, sans plus rien dire. La mer chantait +sourdement sur le sable; et au-dessus de nos têtes, il y avait un +ruissellement d’étoiles, sur le velours sombre du ciel. + +«Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement et de silence +qui s’empare impérieusement de moi à certaines heures, de ces heures où +je me sens capable d’écrire des choses qui me feront encore battre le +cœur, quand je serai une vieille femme, parce que j’y verrai ressusciter +l’âme même de ma jeunesse... + +«Mais Rozenne ne pouvait pas savoir... Et soudain, avec tant de bonne +grâce que je lui ai pardonné de me ramener à lui, il m’a demandé +drôlement: + +«--Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions pas causer un peu... +comme deux vieilles personnes très sages? + +«Et ainsi qu’il disait, comme «deux vieilles personnes très sages», nous +nous sommes mis à parler musique et poésie... + + +«9 août. + +«Sous le ciel changeant,--lumineux ou gris, selon les caprices du +vent,--continuent à se jouer, dans notre petit monde de Villers, toute +sorte de menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs, et bien +pareilles à celles qui se jouent tous les hivers à Paris. + +«Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du conte, d’être appelée +l’_adroite princesse_, poursuit avec un art merveilleux qui m’humilie +pour elle la rude conquête des millions de Mme Asseline. La vieille +dame, très clairvoyante, les défend de son mieux, prodigue de paroles +discrètement malveillantes ou grincheuses, exaspérée que Colette ne les +paraisse pas entendre... + +«C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera vaincue et elle en a +conscience... Le bon Paul n’a plus d’autre volonté que celle de la dame +de ses pensées. Et M. Asseline père est presque aussi absolument +subjugué, Colette l’ayant attaqué par son grand point vulnérable: à +savoir, un goût effréné pour la pêche et la navigation. + +«Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible aux ondulations de +la mer, a accepté des promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche +adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage. Elle s’est +intéressée, avec une attention flatteuse, aux exploits, comme pêcheur, +de ce richissime fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par la +belle Colette Danestal. + +«Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit et oublie, un +instant, combien est mauvais pour notre bourse étroite le séjour du +premier hôtel de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne la tête +et la comble de joie en lui faisant faire ses trente-six menues +volontés. + +«Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je travaille à souhait, je +vagabonde solitairement à pied ou à bicyclette dans de jolis chemins +verts, ce qui m’attire la toute particulière réprobation de Mme +Asseline. Colette s’en était agitée, craignant l’effet de cette +réprobation pour ses ambitions matrimoniales. Mais, cette fois, je me +suis regimbée et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme le fait +Colette elle-même, quitte à être considérée par la correcte mère du bon +Paul comme un fâcheux petit produit d’une éducation parisienne. +J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait que je suis +couramment traitée de «sauvage» par nos mondaines relations sur la côte, +qui ne peuvent comprendre mon horreur des casinos, des parties de toute +sorte organisées quotidiennement par des gens insatiables de +distractions. + +«Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie joie, c’est de demeurer +auprès de Marguerite, ma pauvre chère Marguerite, trop souvent seule, +que je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine, ne l’est +guère..., du moins, comme elle espérait l’être au temps de ses +fiançailles. + +«Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui devrait être en adoration +devant le trésor de femme qu’il possède. + +«En adoration? Ah! Dieu, non, il ne l’est pas, il se laisse aimer. Il +accepte avec une simplicité révoltante que, même dans l’état où elle +est, en toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à son bien-être, +à sa parfaite tranquillité, elle se dérange, se fatigue pour lui. Et, à +peine s’il l’en remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant, +il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout, il est d’une légèreté +inouïe qui le rend parfois, sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme +monstrueux. + +«Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa vie d’homme n’aurait pas +plus d’ardeur pour jouir de toutes les distractions qui s’offrent à lui. +Peut-être parce qu’il vient de passer trois années dans un pays perdu, +il est atteint maintenant d’une sorte de fièvre de vie mondaine. Et +comme il a des allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant, +son succès est complet. Il est maintenant de toutes les parties, quand +il ne file pas à Trouville où les _petits chevaux_ l’attirent fort, +hélas! + +«Et pendant ce temps, Marguerite souffrante sort à peine de son +jardinet, où elle surveille Bob, où elle travaille pour lui quand, +malgré les prescriptions du médecin, elle ne s’épuise pas, à «faire le +ménage», comme dit André dédaigneusement. Je bondis d’indignation quand +il parle ainsi!... Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide +besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas tout à fait le +modeste petit _home_ dont l’humilité lui paraît mal supportable. Elle le +sait bien, la pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner un +semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe tant de minutes +énervantes à chercher les moyens d’équilibrer leur mince budget, +toujours culbuté par son insouciance, à lui. + +«L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était si absorbée dans ses +comptes, qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle murmurait: + +«--Comment peut-il être si léger et jouer pareillement! S’il continue, +jamais nous n’arriverons à finir notre séjour sans dettes! + +«Quelle anxiété il y avait dans son accent!... Cinq minutes plus tôt, je +venais d’apercevoir André qui, toujours très chic, parcourait les +journaux, installé sur la terrasse du Casino, ayant tout à fait un air +de gentleman possesseur de rentes sérieuses. + +«Cela, tandis que sa pauvre petite femme, habillée d’un méchant peignoir +d’indienne, ne valant pas cinq francs! s’énervait à compter, pour lui +donner la possibilité de jouer quelques semaines un brillant personnage. +Oh! cet égoïsme masculin!... Jamais encore je n’en avais eu, peut-être, +la conscience plus nette. Dans la famille d’Humières, c’est bien comme +dans la famille Danestal! Ce sont les femmes qui portent le poids si +lourd des soucis d’argent que font naître les hommes!... Maman, elle, en +gémit hautement. Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans nos +causeries qui redeviennent bien intimes, grâce à Dieu! jamais il ne lui +échappe même un mot de blâme indirect pour son mari, ni une réflexion +amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude où il la laisse sans +scrupule, parce qu’elle paraît trouver tout simple que lui jouisse de +distractions dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il en +profite si, par aventure, pour la forme, il s’avise de quelques +cérémonies et lui offre de rester avec elle. Oh! ces propositions faites +avec le secret désir qu’elles soient repoussées!... Comme je comprends +que Marguerite les accueille sans joie et ne les accepte pas!... + +«Avec son joli sourire doux qui enferme tant de mélancolie, elle lui +répond, indulgente, comme si elle parlait à Bob: + +«--Allez, André... Cela me fait plaisir que vous vous amusiez! + +«Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt à lui offrir. + +«Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle, tellement autre, je +craindrais moins que, tout bas, elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu +des joies trop fragiles et sans prix... + + +«10 août. + +«Maman, docile aux injonctions de Colette, a demandé à Mme Asseline +quand elle recevait, et cette désagréable personne, prise sans doute au +dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent les «gros» +propriétaires bourgeois de Villers et les baigneurs parisiens de ses +amis. + +«Il est évident que l’adversaire de Colette, douée d’une jolie dose de +vanité, s’est avisée, nous voyant pourvues de brillantes relations sur +toute la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même; s’est avisée +que, même dénuées de millions, nous pouvions cependant n’être pas tout à +fait à dédaigner, d’autant que nous portons un nom qu’on lui a dit être +illustre. + +«Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle marche vers une catastrophe +où elle perdra son cher Paul; n’était la certitude si cruelle pour ses +instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la souriante et ferme +volonté de ma sœur, elle serait même très flattée de compter dans son +cercle habituel l’épouse et la fille d’un homme célèbre. + +«Je dis «la fille», car, en toute humilité, il me faut reconnaître que +ma chétive personne continue à attirer toute la rigueur de ses jugements +sur les jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance, que nous +sommes donc vertement traitées par cette horrible bourgeoise qui me +tient, en particulier, pour une gamine mal élevée, pas du tout +_Sacré-Cœur_, férue d’idées subversives et saugrenues sur la vie, les +gens, les choses; une petite fille romanesque, ne rêvant qu’artistes, +poètes, romances à la lune... Cela dit sous forme de considérations +générales dont l’intention est évidente, grâce aux regards qu’elle +dirige avec soin de mon côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne +pas entraver la marche de Colette vers le succès, laisse passer +philosophiquement ces boutades furibondes, sans paraître se douter +qu’elles sont offertes à la dernière des «petites Danestal». Il lui +suffit de constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline est +beaucoup moins «porc-épic». Mon adroite sœur la dompte insensiblement. +C’est un merveilleux et pitoyable dressage par la patience. Rien ne +rebute Colette, ni paroles, ni allusions désagréables. Sans se troubler, +toujours gracieuse, elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même, +qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner, au pli léger +creusé une seconde entre ses sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à +Mme Asseline de justes représailles. + +«Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à ce point!... oh! non! +Elle eût été une remarquable ambassadrice. Avec quel art elle joue de la +célébrité de père, dont elle s’enveloppe comme d’un joli rayonnement de +gloire!... Tantôt, pendant l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a +remplie d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître y prendre +garde, elle a placé le récit des ovations faites au poète Robert +Danestal par un cercle de lettrés de Munich, juste après avoir mentionné +incidemment notre rencontre, ce matin, avec la princesse Blancovana. + +«Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire hurler d’horreur un +artiste; auprès de cette femme aux allures de mercière enrichie, elle +avait l’air d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus; et +elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat, que je ne m’étonnais +pas que le gros Asseline père s’appliquât de toutes ses forces--elles +sont considérables--à diriger un peu vers lui l’attention de cette +princesse des contes de fées. + +«Vraiment, comment, douée si bien pour la conquête, ne place-t-elle pas +ses ambitions plus haut que Paul Asseline!... Il est riche... +considérablement! Il est doux, généreux, docile, très bien habillé, et +si peu transcendant!... Et elle est bien trop intelligente pour ne pas +savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste, à +ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera tout ce qui lui plaira, +qui l’adorera et l’admirera comme une idole précieuse, qui la comblera +de cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses belles épaules se +trouveront déchargées à jamais du faix des embarras d’argent. Elle sera +très élégante, très enviée et très satisfaite, son idéal rempli. +Heureuse Colette! Il y a des minutes--pas nombreuses--où je l’envie de +n’être pas, comme moi, une misérable petite chose toujours vibrante, +désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien sûr, la vie ne les lui +accordera pas, si elle ne veut plus se contenter de ceux que lui donnent +divinement la poésie et la musique. + +«La «petite chose» en question s’est, en son for intérieur, très mal +comportée pendant la visite qui lui était imposée. Elle trépignait, en +son cœur, d’impatience devant les déclarations omnipotentes de Mme +Asseline, et résistait à peine à la tentation, combien violente! de dire +justement les choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature. Je +vois d’ici la mine de père quand il sera introduit dans un pareil +milieu, quand il lui faudra subir, par exemple, les conversations de M. +Asseline père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt, tandis qu’il +nous faisait visiter son parc; résolument, Paul avait accaparé sa +bien-aimée, et dans le salon, maman restait la proie de Mme Asseline... + +«Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire pardonner à la villa +d’être une somptueuse bâtisse où un architecte inqualifiable a pris soin +de réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de Mme Asseline, +eux, sont de véritables artistes en leur empire. Ils ont créé des +massifs qui sont un enchantement pour les yeux et dessiné des allées qui +ont des lointains de songe, sous une voûte d’ombre transparente, +pailletée d’éclairs de soleil; des pelouses d’herbe veloutée, distillant +une fraîcheur d’eau limpide!... Oh! l’admirable parc où, dans l’air +chaud, errait la petite âme odorante des fleurs... + +«Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline, il était tellement +exquis à contempler, qu’il m’a soudain donné des trésors d’indulgence +pour accepter la société de son prosaïque propriétaire, ravi de mes +admirations. Tandis que Colette avançait devant moi, escortée de son +chevalier; que nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans les +allées embaumantes où c’eût été une douceur divine de marcher seule, +avec du rêve plein le cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il +m’entretenait, et avec quelle abondance! des plaisirs de la navigation +et de la pêche, pour lesquelles il manifeste une passion excessive. Où +donc ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un pareil amour des +choses de la mer?... + +«Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il possède la distinction +d’un épicier, c’est un fort brave homme, très intelligent en sa sphère, +et qui aurait la richesse supportable s’il consentait à ne pas juger de +si haut les gens qui ne sont pas, comme lui, de grands manieurs +d’argent. Ceux-là seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe +dans un mépris de potentat, égal au dédain que papa éprouve, lui, pour +les hommes d’affaires, égal à celui dont Mme Asseline accable les jeunes +personnes sans dot. + +«Ce soir, comme maman discourait sur les potinages racontés par Mme +Asseline, j’ai murmuré à Colette: + +«--Cela t’amuse, des visites comme celle de tantôt? + +«Elle m’a répliqué avec une résolution froide qui nous a jetées très +loin l’une de l’autre: + +«--En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser!... Cela viendra plus +tard! + +«Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en suis allée batailler sur +la terrasse avec Rozenne, en regardant la lune, qui était une admirable +faucille d’argent... + +«Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin ambitieux, j’ai été pour lui +pleine de grâce au cours de nos escarmouches habituelles, et il en a +paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui exposer, à l’aide de +considérations philosophiques, le pourquoi de mon humeur conciliante. + + +«12 août. + +«Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes dans leur brièveté, +qui m’ont redonné un regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme +lui. Non avec lui, je le gênerais!... Avant tout, il aime sa liberté et +ce doit être de lui que je tiens mon besoin d’indépendance. + +«Aller là-bas, à Bayreuth! Quel rêve réalisé c’eût été. Un instant, j’ai +espéré qu’il n’était pas impossible. Une matinée entière, je m’étais +plongée, tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir si, +réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais à rassembler une +somme assez convenable pour que maman voulût bien la compléter avec +l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors j’aurais supplié papa +de se charger de moi, lui promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre +présence si peu désirée. + +«Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes comptes mont prouvé, avec +une impitoyable évidence, que mon souhait était digne de ceux qui font +la joie des tout petits, dans les contes de fées... Je n’ai rien dit à +papa qui, d’ailleurs, sans doute, m’aurait, avec un sourire distrait, +répondu en me caressant les cheveux: + +«--Un peu de patience, enfant... Tu iras à Bayreuth en voyage de noces! +Ce sera bien mieux... Demande à ta mère ce qu’elle penserait d’une telle +fugue aujourd’hui. + +«Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu... «--Que j’étais une +bien égoïste créature de souhaiter pour moi seule une telle dépense, +alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à Villers; que... +que...» Ah! toujours les mêmes propos qui me prouvent qu’avec mes dehors +de fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables ouvrières qui, +du moins, possèdent un argent gagné par elles. + +«Oh! de l’argent! de l’argent! Comme je voudrais, moi aussi, en +gagner!... Même avec ma musique, même avec mes vers!... Autrefois, quand +j’étais encore une petite fille fermement confiante en ses illusions, +une telle idée m’aurait fait bondir d’indignation, comme un +sacrilège!... Maintenant, je suis sage, et je serais bien heureuse si +les deux vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu, un tout petit +peu, d’indépendance personnelle! En mes rêvasseries, la musique et la +poésie m’apparaissent comme des magiciennes puissantes qui peuvent me +donner _tout_, pour me récompenser de me donner à elles! Dans quel monde +divin elles me font vivre! + +«Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille à mon poème +nouveau, des jouissances telles, si enivrantes, que jamais je n’en +pourrai, même sous une autre forme, goûter de comparables, de +meilleures, de plus fortes, de plus _prenantes_, qui me fassent +pareillement oublier le monde entier... Non, je ne les paye pas trop +cher par mes heures, terribles pourtant! de découragement, où mon +inspiration me semble morte..., où il me vient la terreur de ne plus +pouvoir composer, écrire jamais, de m’être illusionnée sur mes œuvres... + +«Ah! la délicieuse communion en laquelle nous vivons, l’Art et moi; moi, +toute petite, tout humble, craintive et ravie devant lui, si grand!... +Mais aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée, à lui toute!... +Avec quel amour je me consacre à l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment, +qui est née autant de mon cœur que de mon cerveau, que je vois se +développer lentement, peu à peu, sortir des limbes de ma pensée, revêtir +insensiblement la forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est +vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra bien! telle que je +la sens. + +«Oh! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon Dieu! une ivresse à +faire plaindre comme des déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais... +J’ai vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un infini de bonheur, +alors que, sur la falaise, devant la mer, recueillie dans la solitude de +ma petite allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait, adorant +la beauté des choses... + + +«16 août. + +«Maman a fait ses comptes, et le résultat de toutes ses additions est, +comme à l’ordinaire, plutôt regrettable! A Villers, de même qu’à Paris, +nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour l’équilibre instable +de notre budget... L’hôtel de premier ordre,--nous autres Danestal ne +fréquentons que ceux-là, dans les pays où nous pouvons être +rencontrées,--les promenades à Trouville, les soirées au Casino, les +excursions en voiture, tout enfin a contribué à jeter, une fois de plus, +le désarroi dans les finances de maman. + +«C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les voyant venir et les +redoutant,--sa sagesse les juge bien inutiles,--s’en était allée sur la +plage poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette difficile +victoire n’est pas remportée à la fin du mois, il nous faudra cependant +quitter Villers, sous peine de nous endetter piteusement, et regagner +Paris, où nous devrons sans doute demeurer. En effet, la sévère +Économie--avec un E majuscule--nous interdira d’accepter les nombreuses +invitations qui nous sont adressées dans les châteaux de très fortunés +amis, lesquels possèdent des kyrielles de valets; ce qui est ruineux +pour les invités de modeste bourse. + +«Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle se fût volontiers, je +suis sûre, arraché les cheveux devant le pitoyable de notre situation. + +«Pauvre maman! quand je l’ai ainsi entendue gémir, j’en arrive presque à +pardonner à Colette sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un +mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère où depuis tant +d’années nous devons parader élégamment, déguisées en filles riches. +Est-ce que la vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes, +amour et billevesée? + +«Pourquoi suis-je plus exigeante? Pourquoi aurais-je horreur d’acheter +si cher le luxe dont--mon Dieu, c’est vrai...--je suis désireuse, autant +qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il peut donner?... Pourquoi +aussi suis-je incapable d’accepter comme ma vaillante Marguerite une +existence besogneuse dont il faut dorer les apparences?... Pourquoi +n’aurai-je jamais la résignation de maman qui, satisfaite dans sa vie +mondaine, s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse d’un homme +illustre, ne se révolte pas de n’être en sa maison qu’une façon de femme +de charge bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances, reçoit ses +invités et fait bonne figure dans son salon?... Pourquoi enfin, dans la +jeune Parisienne bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant +d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature qui se rebelle +désespérément devant de pareilles destinées?... Pourquoi cette même +créature réclame-t-elle le droit de donner son cœur seulement à celui +qui méritera qu’elle ait foi en lui... s’il paraît jamais ce +désintéressé, qui voudra faire sienne une fille sans dot? + +«En ce moment, Claude Rozenne--après les autres--me fait une cour +discrète, mais empressée, telle que si je n’avais mon expérience, je +pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le voir apparaître dans +le salon de maman, pour lui demander mon cœur et ma main, sinon ma +fortune absente. + +«Pourtant, il est certain que dans la sympathie très évidente, très +vive, dont il veut bien m’honorer, il n’entre pas le moindre sentiment +matrimonial. Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver +amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable à la généralité +des filles de mon âge. Il est agacé de voir que ses attentions très +marquées ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur et d’esprit +et, en son petit amour-propre masculin, il s’est peut-être juré de ne +pas me laisser quitter Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son +souvenir... Peu lui importerait de jeter ainsi en moi un espoir d’avenir +qu’il ne songe pas du tout à réaliser, car il déteste les charges, +entraves, devoirs, en parfait dilettante, soucieux de ne connaître que +les distractions de choix. + +«Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera la douceur d’aimer, de +vivre deux en une seule âme. Qu’importe? Je n’ai besoin ni de lui ni +d’un autre même. Je me sens si forte pour suivre toute seule mon chemin, +sans le semblant d’une protection masculine. + +«Ah! oui, le _semblant_, presque toujours, quoi qu’en disent les doctes +matrones qui veulent en faire accroire aux petites filles. Mais quand +les petites filles ont beaucoup entendu parler les grandes personnes, +qu’elles ont vu leurs actes, elles ne peuvent plus avoir une foi +d’enfant. Bon gré mal gré, il leur a fallu--avec quelle déception +cruelle!--apprendre que l’amour, le bel amour généreux, dévoué, plus +fort que la mort, ne se rencontre guère que dans les livres et dans +leurs rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu d’hommes existent +qui méritent le don sans prix d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme +féroce et elles les dédaignent pour tous leurs calculs, leurs mensonges, +leurs petites et leurs grandes cruautés, dissimulées parfois sous de si +beaux dehors... Alors elles en arrivent, tout naturellement, à penser +que pour elles le bonheur, c’est de ne leur rien devoir ni demander, de +ne compter que sur elles-mêmes. + +«Comme à la terre promise, je rêve à l’existence que je voudrais... +Vivre pour ce qui est la beauté, pour l’art; pour donner un son, une +langue harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en mon âme que +j’ai la grâce de posséder vibrante comme une corde sonore. Vivre pour +apprendre... Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent mon +esprit jamais rassasié... Vivre avec quelques amis très chers, des +livres, de la musique, des fleurs, et contempler des paysages qui sont +une poésie vivante; en savourer la forme, la couleur, la pensée... Vivre +en goûtant cette jouissance--une de celles que j’envie le plus!--de +pouvoir donner à tous ceux qui viennent à vous... + +«Et penser que ce sont là des rêves irréalisables!... Que cela ne +«rapporte» rien du tout d’écrire des vers ni de la musique! C’est un +plaisir des dieux, des dieux qui n’ont rien--les privilégiés!--à démêler +avec mille quotidiennes dépenses, plus ou moins stupides. A moi, pauvre +mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein ciel. Quand je +m’oublie dans mon beau palais enchanté, bien vite j’en suis rappelée par +quelque prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience et de regret, +dans la poussière terrestre où ma destinée est de piétiner piteusement. + + +«18 août. + +«C’était un pressentiment que cette appréhension éveillée en moi par la +passion de M. Asseline père pour les plaisirs maritimes. + +«Dans quelle aventure nous jette-t-elle!... + +«J’en rage et je ris quand j’y pense. + +«A midi, comme je redescendais de ma falaise où j’avais délicieusement +conversé avec les règles de la prosodie, je rencontre Colette qui +rentrait de la plage, escortée des deux Asseline. + +«Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me rendre la fuite impossible, et +pendant que je réponds aux saluts du père et du fils, elle me dit, +souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse: + +«--France, j’ai à te transmettre une aimable proposition de M. Asseline +qui nous offre de nous emmener à la pêche au congre. + +«Ahurie, je répète: + +«--A la pêche au congre?... + +«--Oui... On y va, vers trois heures du matin, en barque. + +«Malgré moi, je considérais Colette, me demandant si elle parlait +sérieusement ou se moquait de ma crédulité. + +«--Et nous irions la nuit, avec... + +«--Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne, le ménage Détreil et des +marins. + +«Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline. Un couple--très riche, +bien entendu--qui est toujours en quête de parties, quelles qu’elles +soient. + +«Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline est parti en +explications abondantes sur la pêche au congre. J’attendais la minute où +il perdrait haleine pour me dérober à son invitation... Colette a vu mes +lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a lancé un tel regard que la phrase est +restée dans ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer les adieux, +entrecoupés de ses remerciements. Et nous nous sommes retrouvées seules, +marchant d’un pas vif vers l’hôtel. + +«J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout d’humeur souriante, +toute la joie de ma bonne matinée de travail disparue: + +«--M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que cette ridicule aventure +où tu veux m’entraîner? + +«Elle, toujours calme, m’a dit: + +«--Il n’est question d’aucune ridicule aventure, seulement d’une +promenade originale à laquelle on te convie. + +«--Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide, cela te tente d’aller +barboter la nuit dans la mer, avec tous ces gens, pour voir attraper des +congres? + +«Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée dans un mouvement de +défi: + +«--Cela me tente de gagner la partie que je joue. Après, sois sans +crainte, je rattraperai mes avances! + +«Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline. + +«Ainsi, la pêche au congre fait partie des moyens de conquête de +Colette. Comme son assistance à la distribution des prix de l’école, où, +auprès de Mme Asseline, elle a couronné force visages émus... Comme sa +présence à la procession du 15 août... Elle, Colette, à la procession! +Et maman aussi!... Tout cela, pourquoi?... Ah! misère, misère, pauvre +humanité! + +«Mais moi qui ne prétends pas aux millions de Paul Asseline, je n’ai nul +besoin d’aller à la pêche au congre avec toute cette bande! + +«Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi. Elle seule, peut-être, +m’en préservera en pénétrant maman de l’idée que nous allons courir un +réel danger, sur mer, en barque, la nuit... Il est vrai que si Colette +veut... + +«Forte de sa décision, elle avançait, souriante et paisible, près de +moi, exaspérée de mon impuissance. Et atteignant l’hôtel, nous nous +sommes trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi; son air +allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est écrié gaiement, tout de suite, +remarquant ma mine: + +«--Quel front chargé d’ennui!... Est-ce que vous avez appris une très +mauvaise nouvelle? + +«--Une détestable et stupide!... Vous pouvez la demander à Colette... + +«Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie dans le vestibule, +envahi par le flot des convives que la cloche appelait à la table +d’hôte... + + +«20 août. + +«J’avais bien deviné que Marguerite penserait comme moi, au sujet de +l’absurde équipée où nous entraînent les ambitions de Colette. Mais son +intervention est demeurée nulle parce que maman voit les choses +seulement comme Colette prétend les lui faire voir. + +«Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous étions en parfaite +sûreté; qu’il était ravi de nous emmener et que nous ne pouvions nous +dérober à son invitation sous peine de nous montrer fort impolies, etc., +etc. + +«Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne me restait plus qu’à +m’exécuter, puisque j’étais indispensable pour chaperonner ma sœur. + +«Et maintenant, si je veux être sincère, il me faut bien avouer que je +ne regrette plus d’avoir dû subir la force des choses, car sûrement je +n’aurai pas, une seconde fois, l’occasion de faire une promenade plus +ridiculement comique. Aussi j’ai pardonné à Colette de m’avoir jetée +dans cette grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle le résultat +qu’elle voulait, la conquête glorieusement achevée de M. Asseline, qui +est, à cette heure, son allié dévoué. + +«Donc à trois heures du matin, toute la troupe des pêcheurs était venue +nous chercher. En silence, nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de +Rozenne, après que, des profondeurs de son lit, maman nous avait, en +guise d’adieu, recommandé de ne nous enrhumer ni noyer. + +«J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse à son ordinaire, avait +des exclamations ravies, jolie à souhait sous son béret de drap, sa +veste collante, sa jupe courte--une jupe de pluie sacrifiée, qu’elle +avait passé son après-midi à raccourcir... Dame! quand on n’a pas de +femme de chambre à ses ordres!... Et dans cette tenue, si simple, elle +n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la toilette de Mme +Détreil, pimpante comme si le tout-Villers devait la voir passer. + +«Asseline père, costumé en marin, paraissait, affublé de la sorte, aussi +volumineux que jubilant et marchait d’un pas allègre dans son escorte de +pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une silhouette drôle de vieux +loup de mer et semblait si disposé à s’amuser des imprévus de cette +absurde promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé sous une avalanche +de paroles désagréables. Mais j’avais l’irritation muette; et très +digne, je cheminais sans mot dire près de lui qui, bien vite, s’était +improvisé mon chevalier protecteur, avec une simplicité fraternelle et +amicale dont je lui sais encore gré. + +«Je devinais bien que mon silence l’intriguait et qu’il était +aiguillonné par le désir d’en pénétrer la cause... Cela me détendait les +nerfs de le voir ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de cette +nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir, ce charme opérait +délicieusement sur moi. Les rues endormies semblaient des chemins de +rêve où frémissait la brise fraîche de la mer. L’air était tout vibrant +du chant des vagues invisibles; et leur musique berceuse apaisait si +bien mon ennui que j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup, +Rozenne me demander discrètement: + +«--Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur? Ceci dit, non par +curiosité, mais pour que mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de +ces états d’âme. + +«J’ai répliqué: + +«--Je suis de très méchante humeur. + +«--Pourquoi? Cela ne vous amuse pas, cette pittoresque course dans la +nuit?... Une course que vous ne referez sans doute pas souvent. + +«--Oh! je n’en sais rien! S’il prend de nouveau fantaisie à M. Asseline +d’aller pêcher des congres et de nous emmener, il faudra y retourner! + +«--Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte et forcée? + +«--Bien entendu! Et je n’aime pas du tout que l’on m’oblige à faire des +choses que je trouve stupides! + +«Il m’a lancé gaiement: + +«--Moi non plus! Mais pensez que les choses stupides sont quelquefois +bien amusantes, et pour vous consoler d’être avec nous contre votre gré, +préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement, nous allons être +gratifiés! + +«Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne. Cela m’a semblé tout à +coup si drôle que je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait +exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette équipée pour plaire +à un Asseline. Autrement, la nouveauté de la promenade m’aurait bien +vite séduite... + +«Ah! Rozenne avait raison de m’annoncer des spectacles réjouissants!... +La représentation a commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage +silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense, fuyant vers un +invisible horizon de mer. Le programme portait que nous irions en barque +jusqu’aux rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse. + +«Nous arrivons, impossible d’embarquer. La mer était déjà trop +descendue. Les pêcheurs et leur grand chef Asseline père, dont rien ne +troublait l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre hésitation, que +nous n’avons qu’une chose bien simple à faire, gagner les rochers par +les sables. Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous autres, +faibles femmes, de piétiner dans ce sol encore détrempé, ils nous +porteront sur leurs filets entre-croisés. + +«Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en entendant cette +décision. Elle se disait très amusée du mode imprévu de locomotion qui +lui était offert... Mais... hum! sûrement sa joie n’était pas égale à +celle du bon Paul, qui exultait à l’idée seule d’avoir à soutenir sa +bien-aimée. Quant à Mme Détreil, qui est une forte personne, il était +évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la pensée de s’aventurer +ainsi entre ciel et mer... + +«Mais que faire? Rentrer?... C’était bien tôt abandonner la partie... Et +marcher sur ce sable mouillé la séduisait encore moins... + +«Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter dans ces chaises à +porteurs nouveau modèle. + +«Rozenne, toujours fraternel, je pourrais presque dire paternel! m’a +bien installée, puis s’est mis en devoir de me porter sur mon siège +improvisé, avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre caravane dirigée +par Asseline père, affairé comme un commandant en un jour de péril. + +«Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis du genre _plume_, cette +promenade discrètement aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était +beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient, enfonçaient dans des +abîmes insoupçonnés et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil a +ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse mais glaciale qui +a failli amener celle de sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait, +d’ailleurs, notre route de cris de terreur au moindre faux pas de ses +porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui la sais peu brave, +n’était guère plus rassurée... Mais elle ne bronchait pas et se +contentait de tenir ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait +pas... Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de ces péripéties... Je +ne savais pas ce qui nous attendait!... + +«Enfin, nous voici aux fameuses roches! + +«Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le sol... Quel sol! revêtu de +varechs trempés d’eau de mer, glissants, oh! combien... Une roche +hérissée, fertile en entorses... + +«Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance, commençait à +regretter de s’être lancée dans une si périlleuse aventure... Comme moi, +elle se demandait ce que nous allions bien pouvoir faire pour nous +occuper, tandis que M. Asseline père et ses hommes se donneraient la +satisfaction d’arracher à la mer tous les congres qu’ils pourraient +saisir. + +«Rozenne, lui, manquait de conviction comme pêcheur et se contentait de +raconter à Mme Détreil des choses terrifiantes, dues à son imagination, +sur les féroces instincts des congres; si bien que, prise de panique, +les pieds trempés et les yeux ensommeillés, elle voulait absolument s’en +aller, sommant son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui, que l’eau de mer +avait gelé, n’aurait pas demandé mieux. Mais le moyen!... Il ne pouvait +l’emporter seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée à +regagner le rivage en marchant à travers les petits lacs bien froids qui +luisaient sur le sable. + +«Ah! quelle partie de plaisir! + +«Sous prétexte de mieux faire voir à Colette les péripéties de la pêche, +Paul l’avait emmenée avec précaution, à travers les roches, jusqu’au +bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée des +monotones évolutions des pêcheurs, je me suis résignée à me promener sur +le sable humide, sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle chevalier +qui était harponné par M. Asseline. + +«Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une clarté laiteuse +emplissait le ciel, qui avait des tons de nacre rose. La mer remontait +avec de petites vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des voiles +se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient plus fines, plus +transparentes, découvrant des lointains pareils à des images de rêve, +dans une incomparable lumière blonde qui s’avivait de lueurs pourpres. +Un trait étincelant ourlait de frêles nuages qui erraient, petits +flocons de neige dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur la +plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont la verdure humide +luisait... + +«C’était un spectacle qui me prenait tellement que j’en oubliais les +ridicules péripéties de la nuit. Dans l’intimité de mon cœur, je sentais +s’ouvrir la chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient à +y chanter, imprécis et fugitifs, mais si vivants que ce soir même, dans +ma chambre, en regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais +encore... Et docilement alors, je les ai écrits, tels qu’ils m’étaient +venus, devant l’immense frisson de la mer, odorants de son parfum qui +s’élevait avec le beau soleil matinal... + +«Donc j’étais si absorbée par ma contemplation extasiée que le temps ne +me semblait plus long. + +«J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup la voix de Rozenne, qui +avait couru après moi sur le sable. Il me demandait: + +«--Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable nuit? + +«--Oh! non, il fait si beau! + +«Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me suis alors aperçue que +j’étais très fatiguée; et j’ai eu prosaïquement une furieuse envie +d’aller me coucher, comme un bébé. + +«--Nous rentrons!... Venez-vous? Comme vous vous êtes sauvée loin! Je ne +vous apercevais plus... Vous m’avez fait peur! + +«--Vous m’avez crue mangée par un congre?... Combien en avez-vous +pêchés? + +«--Deux! + +«--Quelle richesse! + +«Nous nous sommes mis à rire; et très gais, nous sommes venus, en +bavardant, rejoindre le groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil +avaient des mines plutôt longues; et certes autant que moi, elles +aspiraient à leur lit! + +«Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la villa Asseline pour +satisfaire les instincts hospitaliers de son propriétaire, enchanté +d’avoir barboté toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu, +l’excellent homme! que nous partagions sa satisfaction. + +«Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies... Pourtant c’était +encore mieux qu’après certaines nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce +«mieux» insuffisant, a terminé la séance en disant que j’avais l’air +fatiguée. O sollicitude fraternelle! + +«Et toujours escortée de Rozenne et de Paul Asseline, nous avons +enfin... oh! enfin! regagné nos pénates. + +«Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement bleu, inondé de +soleil, dont la chaleur, douce encore, effaçait en moi toute lassitude. +Cette aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine! A la +contempler, j’oubliais le sable glacial, les congres, les varechs +trempés... Mais Colette maintenant était pressée de rentrer. Avec son +adorateur fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en frais; et +son sourire avait disparu. + +«Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant de quel air ravi je +humais l’air tiède: + +«--Les vents ont changé! Le ciel de Mlle Colette s’est voilé et le vôtre +est tout rose. Savez-vous que cette nuit tant redoutée vous a été +excellente? Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais que vous +êtes l’incarnation même de ce matin si frais! Plus que jamais, vos yeux +ressemblent à deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel... + +«Il avait son accent coutumier de badinage; mais il me regardait avec +quelque chose de si sincèrement charmé au fond des prunelles, que mon +stupide petit amour-propre de femme en a tressailli d’aise une seconde. +Je me suis vite ressaisie et j’ai répliqué en riant, contente de sentir +sur mon visage la brûlure de l’air de mer: + +«--Que je dois donc être jolie! Je me sauve bien vite pour m’admirer +dans ma glace!... + +«Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de Colette. + +«Maman nous a entendues et a demandé, d’une voix somnolente: + +«--Eh bien! mes enfants, vous êtes-vous amusées? + +«Colette n’a pas osé dire oui... + + +«21 août. + +«Réjouissons-nous! Ce n’est pas inutilement que nous aurons passé la +nuit à la recherche de congres rares! M. Asseline père a été si bien +subjugué par notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi; et, +sans doute, de par sa volonté, très énergique à l’occasion, nous avons +eu l’honneur d’une invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline. + +«Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée et se prépare à avertir +papa, indifférent aux machinations diplomatiques, qu’elle va lui +présenter le gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil +devant l’approche de son triomphe, et elle garde avec Mme Asseline +l’incomparable souplesse qui lui a permis de dominer peu à peu +l’opposition de la vieille dame. + +«Mais quelle revanche prendra Colette, devenue sa belle-fille! Pauvre +Mme Asseline!... Sûrement, alors, Colette ne parlera plus avec elle, +pendant des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages, +sermons,--elle qui ne va jamais au sermon!--Elle n’écoutera plus avec un +sourire d’intérêt les propos insipides, les papotages malveillants, les +commérages du petit cercle de matrones, cher à Mme Asseline, au milieu +duquel ma jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et les lèvres +frémissantes d’agacement, distribue de respectueux égards, et joue +supérieurement son rôle de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse, +autant qu’elle est belle... Aussi, toutes les vieilles dames sont-elles +sous le charme. Quand, un moment, il m’est arrivé de lui voir jouer ce +personnage, je m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie. Je +cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique, aimant et dévoué, +qu’André meurtrit si légèrement... Je lui demande de demeurer ma chère +conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux de Colette, en +faisant des pâtés de sable avec Bob, l’être heureux par excellence!... + + +«24 août. + +«Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le dîner a été ce qu’il +pouvait être: d’une écrasante somptuosité! Douze invités; les plus +jeunes des convives féminines, habillées, de toute évidence, par des +couturiers de haute marque, et s’en faisant gloire avec une vanité +indiscrète; les convives masculins, célébrant l’excellence du festin, ne +causant qu’affaires et politique, tous fort mécontents du gouvernement +qui, paraît-il, néglige tout à fait les intérêts du commerce... Maman, +souriante et digne, trônait--ô honneur!--à la droite du maître de céans, +peut-être en sa qualité de doyenne. Colette, habillée de blanc comme une +fiancée, et jolie comme une princesse de légende, était, en revanche, +placée loin de son adorateur, car sa future belle-mère ne désarme pas +encore complètement, si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit +adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait sans relâche +des qualités de ma sœur, de l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur +qu’on doit éprouver à vivre près d’elle... Il était édifiant, mais +monotone, à la longue... Et qu’il me faisait regretter Rozenne, sa +causerie capricieuse et fine de dilettante, ses drôleries spirituelles, +son scepticisme nonchalant qui m’exaspère et m’amuse... + +«A mesure que défilait la suite des plats, que s’allongeait la litanie +amoureuse de Paul Asseline, je me sentais prise d’une de ces terribles +crises d’ennui qui me saisissent quand je me trouve isolée dans un +milieu où je suis sans aucune attache. Maman, Colette, me semblaient, +elles aussi, des étrangères, tout à coup... Maman, gracieuse, opinait à +toutes les déclarations de M. Asseline et Colette était toute à son +rôle. L’idée qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement +insipide, me devenait aussi douloureuse qu’une souffrance physique et je +n’avais même plus la curiosité d’observer autour de moi la comédie +humaine. Oh! cette heure pendant que les hommes étaient au fumoir! Les +histoires de domestiques et de nourrices, les potins de plage, l’échange +des recettes, les appréciations sur les couturiers illustres, le tout +entremêlé d’oracles rendus par Mme Asseline!... + +«Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu, un moment, m’échapper +dans le parc, pour me retremper par quelques bonnes minutes de solitude. +Mais un vent furieux soufflait; les averses alternaient avec les rafales +et me retenaient, de force, prisonnière dans ce salon sans âme. + +«Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec ma voisine, une grosse +jeune femme, trop élégante, qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des +embellissements qu’elle avait faits dans son château (!), du nombre de +ses domestiques, des chasses qui avaient lieu dans son domaine... Je me +sentais devenir féroce. + +«Les hommes se sont enfin résignés à abandonner les délices du fumoir. +Ils étaient plus ou moins congestionnés, bavards et parlaient très haut. +Un baccara d’importance s’est alors organisé. Maman en a frémi, pensant +à la pitoyable figure qu’allaient faire les maigres finances de la +famille Danestal... Puis son visage s’est éclairé parce qu’elle a vu que +les seuls joueurs étaient les invités masculins. Paul, lui, rôdait +autour de Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge respectable +faisaient cercle autour de Mme Asseline, qui a prié l’une d’elles de +nous faire de la musique. + +«Oh! j’aime mieux ne pas me souvenir du grand air de _la Reine de Saba_ +chanté par elle!... Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements +qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux chants, véritable crime +de lèse-musique. C’était terrible! Ah! comme je comprenais les braves +chiens que certains accents font hurler! + +«Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais; que cette soirée ne +finirait jamais; que je ne pourrais plus m’échapper de ce salon trop +doré et cesser d’entendre les commérages de Mme Asseline et de ses +amies, les exclamations bruyantes des joueurs, les cris de cette +infatigable chanteuse. + +«Enfin, maman s’est levée! Elle avait toujours son sourire, mais ses +yeux étaient somnolents. Une imperceptible contraction rapprochait les +sourcils de Colette... Pour elle aussi, l’épreuve avait été rude! + +«Le bon Paul, toujours plein de sollicitude, avait fait atteler un de +ses équipages pour nous ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les +autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que nous avions peur de dire +des paroles trop sincères... Après tout, je crois que maman dormait un +peu... Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait... à +quoi?... + +«Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite chambre silencieuse qui +sentait bon les roses, où m’attendaient mon travail, les livres que +j’aime le plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon esprit de +tant de pauvretés entendues. + +«Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée, pour me laisser mieux +envelopper par son calme, par son obscurité délicieuse, je n’ai pas +allumé ma lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je me suis assise +dans l’ombre, devant ma fenêtre large ouverte, et j’ai tâché d’oublier +les Asseline, leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en contemplant +la sereine immensité du ciel où luisait un mince croissant de lune. Le +vent avait balayé les nuages et la nuit était pure infiniment, vibrante +du chant grave de la mer, du frôlement de la brise dans les feuilles. De +toute mon âme, je souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait la +fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux... + +«Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant Colette. Elle avait sans +doute quelque chose à me demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit, +étonnée: + +«--Comment, tu es déjà couchée? + +«--Non, je me repose. + +«--Tu étais fatiguée? Et de quoi? + +«Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement. + +«--De quoi je suis fatiguée? De l’odieuse soirée que je viens de passer! +Oh! Colette, comment peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans un +pareil milieu! + +«Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais d’humiliation et de +révolte. Colette m’a sentie si sincère que son empire sur elle-même en a +été ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de sa voix, tandis +qu’elle me répondait: + +«--Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu, c’est Paul qui viendra +dans le mien. + +«--Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée de subir le sien où il te +conduira d’autant plus volontiers qu’il y sera dans son véritable +élément, tandis que dans le nôtre, dans celui de papa... + +«--Dans celui de papa, il n’y serait pas?... C’est là ce que tu veux +dire?... Il n’y serait pas parce que?... + +«Son accent était un défi. + +«--Parce que, intellectuellement, il est une nullité. Et tu le sais +bien! + +«Comment ai-je dit cela?... Jamais en plein jour, jamais même sous une +clarté de lampe, de telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties +des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre; et devant ce large ciel +paisible, seuls des mots vrais pouvaient être dits. Un reflet de lune +baignait le visage de Colette, qui avait pris quelque chose de dur, dans +son expression de volonté. + +«Presque violemment, elle, toujours si calme, elle m’a jeté: + +«--Ah! naturellement, parce qu’il ne vit pas hypnotisé par les livres, +les opéras et les tableaux, c’est une nullité!... L’intelligence! +l’art!... Papa et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les lèvres... +Eh bien! pour ta gouverne, retiens-le: il y a autre chose que l’art et +l’intelligence dans la vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces +moyens, je veux les avoir... Je vais à qui peut me les donner! + +«--Sans craindre de préparer ainsi ton malheur? + +«--Mon malheur?... Pourquoi?... + +«--Parce que tu seras liée toute ta vie... y songes-tu?... _toute ta +vie!_... à un être que tu n’aimes pas! + +«--Que je n’aime pas?... Qu’en sais-tu? + +«--Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un homme que tu puisses +aimer. + +«--Pourquoi? encore. Parce qu’il n’est pas un homme supérieur? je le +reconnais... Ah! ils rendent heureuse leur femme, les hommes +supérieurs!... L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il en est!... Et +je ne veux pas du misérable et fugitif bonheur que leur égoïsme leur +permet de nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les yeux +abîmés dans la contemplation de leur mérite, grisés par l’admiration du +public, toujours juchés sur leur piédestal d’où ils ne descendent que +quand leur propre satisfaction les y invite. Ah! non! je n’ai jamais +ambitionné, depuis que j’ai l’âge de comprendre, d’être la femme d’un +homme illustre!... Paul Asseline est simplement bon, c’est vrai!... Mais +au moins, ce n’est pas _lui_, c’est _moi_ qu’il aime. Et cela me plaît +qu’il en soit ainsi! + +«Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette. Ses paroles +montaient vers moi comme de grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle +disait était vrai si tristement!... Alors, après un court silence, elle +a repris, de la même voix martelée, comme si, pour une fois, il lui +semblait bon d’ouvrir, un peu, son âme fermée: + +«--C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche! Il n’y a que cela +d’enviable, sagement! Retiens-le encore, en passant, petite fille +rêvassante... Une fois riche, je suis certaine, tu entends, _certaine_ +d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur des soucis +d’argent, des odieuses et perpétuelles économies, de ces incertitudes +d’avenir dont je suis lasse... à être prête à tous les sacrifices pour +en être délivrée! Cette fois, puisque la destinée--ou la +Providence!--amène sur mon chemin un homme qui ne me demande pas +seulement un flirt de quelques mois, mais m’offre un mariage inespéré, +je serais folle, absolument folle! de ne pas saisir cette chance unique. +Peu m’importe que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils peuvent +me donner la sécurité que je veux... Les filles sans dot, comme nous, +rappelle-le-toi, ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être +sentimentales... Ce ne sont pas leurs beaux danseurs qui les +épousent!... + +«Il leur faut donc se contenter des autres, des braves garçons sans +ambition qui s’estiment très heureux de leur offrir leur fortune, et se +dire privilégiées, elles, quand elles les rencontrent... Et puis, jamais +plus, n’est-ce pas, France, nous ne reparlerons de ces choses. Une fois +pour toutes, je t’ai dit ce que je pensais... C’est vrai, je joue une +partie que je veux gagner... Et je la gagnerai!... Bonsoir, enfant. + +«Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser. Je n’ai pas fait un +mouvement pour le lui rendre... Quand elle a été sortie de ma chambre, +que j’ai été seule, je me suis mise à pleurer désespérément... + +«Que la vie est donc triste et mauvaise pour les filles pauvres!» + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +France cessa de lire et elle demeura immobile, les mains jointes sur les +feuillets, contemplant avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant +des vagues. + +Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête des choses qui, une +heure plus tôt, lui emplissait l’âme d’une sorte de joie enivrée. + +Sa pensée venait de soulever trop de graves questions pour qu’elle n’en +demeurât pas troublée. + +Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation avec Colette. Ni +l’une ni l’autre n’y avaient fait allusion et toutes deux savaient bien +que jamais même elles n’en rappelleraient le souvenir. Peut-être Colette +n’y pensait déjà plus, absorbée par son rêve. Mais elle, France, n’avait +pas oublié une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui demeurait +singulièrement amère et douloureuse... + +--Tante! voilà tante France! jeta une petite voix d’enfant. + +Elle redressa la tête... Et alors elle aperçut, débouchant sous la voûte +ombreuse de l’allée, Rozenne qui avait Bob dans ses bras. Une bonne +suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma son cahier et se +leva, un peu effarouchée de voir sa retraite si lestement troublée. + +--Comment m’avez-vous découverte? fit-elle prenant la main du petit +garçon qui, séduit par l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre. + +--C’est un heureux... hasard! fit Rozenne tranquillement. + +Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux gris. + +--... En quittant la plage qui ressemblait au Sahara, j’ai eu la +nostalgie des arbres et je suis grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce +jeune personnage qui se promenait sous l’œil de sa bonne. Ensemble nous +vous avons aperçue et nous sommes venus bien poliment dire bonjour à +«tante France». Est-ce que vous nous en voulez? + +Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait parce qu’il +l’avait retrouvée, ne croyant guère que le hasard seul l’eût conduit +dans cette allée. Pourtant, elle dit, sincère: + +--Je ne vous en veux pas parce que, ce matin, mon esprit flânait... +Autrement, je vous en voudrais... Je suis très jalouse de ma solitude +parce qu’il me la faut absolument pour bien travailler. + +--Travailler! Toujours!... C’est donc un vœu? + +--Pas du tout, c’est un plaisir... Et une nécessité aussi. Je vous +félicite si vous ne la connaissez pas. + +--Vous me dites cela comme vous me diriez «tant pis pour vous»! + +Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle s’était mise à +marcher lentement. Au loin, des sonneries de cloches annonçaient, dans +les hôtels, l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait l’air, +même sous les branches, que brûlait le soleil. La mer était une nappe +étincelante et, sur la plage, il n’y avait pas la découpure d’une ombre. + +De l’accablante température, France ne semblait pas même s’apercevoir. +Un peu plus rose, peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de +paille, elle cheminait, en avant, souple et fine, avec cette allure de +jeune nymphe qui ravissait toujours les yeux de Rozenne... Mais, tout à +coup, il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue sérieuse +et il eut l’intuition que, dans la pensée de France Danestal, il pouvait +bien y avoir un blâme à son adresse. + +Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il dit, la rejoignant: + +--Vous avez très mauvaise opinion de moi, n’est-ce pas? + +--Sur quel chapitre? + +--Celui de mon amour passionné pour la flânerie; si vous êtes une sévère +moraliste, je mérite, en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai +déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse consiste à vivre, +tant qu’il est possible, à sa fantaisie, sans souci de rien d’autre. + +Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière expression, ses +prunelles profondes. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea, +impatient: + +--Pourquoi me considérez-vous ainsi? + +--Je me demande jusqu’à quel point vous êtes sincère? + +--Je le suis en toute simplicité et humilité. + +--Ah!... + +Elle se tut; puis, la bouche soulignée d’une petite moue dédaigneuse, +elle jeta avec une drôlerie qui atténuait sa sincérité: + +--Cette fois, je vous le dis: tant pis pour vous! Je regrette bien que +votre idéal ne soit pas de plus haute envolée!... + +Rozenne la trouva délicieuse d’expression; mais en même temps, son +amour-propre tressaillit désagréablement de la sentir si convaincue. + +--Alors vous me mettriez en meilleure place dans votre estime si je +m’appliquais, toutes les heures de ma vie, à opérer des affaires +productives; ou si, comme un garçon bien pondéré, je passais des +journées à griffonner des chiffres dans un bureau, ou je brandissais un +sabre devant mes recrues ahuries, ou... + +Elle se mit à rire; et de sa manière gaîment moqueuse, elle interrompit: + +--Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher là?... Et quel honneur +excessif vous me faites, en vous appliquant ainsi à vouloir me persuader +que vous avez bien raison de vivre à votre seule guise, puisque la bonne +destinée vous y autorise!... Je vous assure que ma modeste opinion est +sans importance aucune... Vous savez bien que j’ai parfois des idées de +ma façon, un peu bizarres, sur les gens et les choses... Mais je les +tiens pour ce qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que +lorsqu’on m’y invite expressément. + +--Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la conscience bien nette, ont +eu l’imprudence de vous questionner à leur sujet! + +Du bout de sa canne il fouettait les herbes minces qui bordaient le +chemin dévalant sur Villers. Et après un imperceptible silence, il jeta +en boutade: + +--C’est étonnant combien il m’est désagréable de sentir peser sur ma +chétive personne la sévérité de vos jugements. Je suis navré que vous ne +soyez pas un tantinet paresseuse... Du moins, à Villers! + +--Parce que? interrogea-t-elle, curieuse. + +--D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être plus souvent sur la plage, +que vous fuyez dès qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à +l’heure du bain... + +--A cette heure-là, elle est trop chic pour moi! + +--Ou vous l’êtes trop pour elle... + +--Ce serait une question à débattre! + +--Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos frères les hommes, et vos +sœurs les femmes y figureront brillamment? + +--Vous parlez comme saint François d’Assise!... Et vous vous trompez! Si +la fantaisie me prend d’aller admirer les belles toilettes des femmes +mes sœurs, pour employer votre langage évangélique, vous êtes certain de +m’y voir arriver un matin, à l’improviste. + +--Dieu! que vous êtes taquine... autant que méchante! + +--Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout bonnement l’honneur +de vous informer, en toute sincérité, de mes opinions, et je suis très +convaincue qu’il ne vous déplairait pas de faire, le matin, un brin de +causette avec moi, sur la plage, tandis que Colette éblouit Paul +Asseline... Seulement... + +--Seulement, vous ne daignez pas me faire la charité de ce brin de +causette. + +--Parce que j’estime que vous n’êtes pas des pauvres gens auxquels on +fait l’aumône. Voilà... Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres +raisons vous me souhaitiez paresseuse? + +Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie; mais une séduction +émanait de son sourire, du regard d’eau bleue jailli entre les cils +noirs, très longs... Et un peu brusquement, il lança: + +--Ensuite, parce que si vous ne viviez pas, comme vous le faites, en +l’habituelle société des individus supérieurs qui sont les auteurs de +vos livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être alors quelque +chance d’attirer un peu votre attention! + +--Mon attention? N’en ayez donc pas cure! Elle est fantasque, de façon +déplorable... Elle se donne à des sujets, à des occupations, à des +objets qui la passionnent et que les gens raisonnables qualifieraient +d’absurdes, neuf fois sur dix. + +France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues claires où s’épandait +la splendeur du soleil de midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les +villas enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés d’or roux, la +mer d’un bleu profond, à peine ridé de frissons légers, mouillait +doucement le sable de la plage déserte. + +Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau et de lumière et +s’immobilisa à le contempler. Mais vers elle monta la voix de Rozenne +qui disait d’un ton mi-sérieux, mi-plaisant: + +--Comment, vous, qui sentez si vivement la beauté des choses, ne vous +contentez-vous pas, pendant quelques semaines, de contempler les +spectacles offerts par la nature à ses fidèles?... vous laissant vivre, +tout simplement, comme une exquise petite fleur humaine... + +Elle secoua la tête et sourit. + +--Cela ne me suffirait pas... Ce que je sens très profondément, il faut, +presque malgré moi, que je le traduise en des vers... Et ensuite, ces +vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils ne soient pas trop +indignes de ceux de mon père. Vous savez, noblesse oblige! + +--Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces vers qui m’apparaissent +comme le fruit défendu? + +--Que sait-on? Je crois bien que je demeurerai jalouse de les conserver +pour moi seule, jusqu’au jour où quelque grave raison me décidera à les +livrer au public... Et puis, là-dessus, je vous quitte, car je voudrais +reconduire Bob, afin d’embrasser Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas? + +Une expression très douce, bien féminine, souriait dans son regard bleu, +entr’ouvrait ses lèvres, dont le souple dessin avait une grâce +caressante. + +Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée qu’elle lui +tendait: + +--Sans rancune! + +Elle se détourna et descendit la pente raide qui conduisait chez sa +sœur. Lui, continua son chemin, impatienté contre lui-même pour toute +sorte de complexes raisons. + + + + +IV + + +De sa fenêtre, France regardait sa sœur Colette qui escaladait +adroitement les hauteurs du mail des Asseline; puis, par les soins +empressés de Paul, se voyait installée en place d’honneur, où, vêtue de +rose, elle apparaissait comme une exquise aurore, très parisienne. Et +France, admirative, en artiste, de la beauté de sa sœur, pensa que les +Asseline pouvaient s’estimer fiers d’emmener une aussi jolie femme au +_Grand Prix_ de Deauville... Opinion qui était, d’ailleurs, celle de +Colette elle-même, et pareillement de Mme Danestal, partie en landau +avec Mme Asseline, devenue presque aimable. + +Elle, France, s’était dispensée de cette promenade saupoudrée de +poussière, ayant, depuis le commencement de la _grande semaine_, goûté +bien plus qu’elle ne l’eût souhaité aux distractions d’ordre hippique +offertes aux amateurs. Elle avait décliné l’invitation des Asseline, +ravie d’une pleine après-midi d’intimité avec Marguerite, à qui elle +avait promis la lecture du poème auquel, passionnément, elle travaillait +depuis son arrivée à Villers. + +Le mail avait disparu dans la foule des équipages de toute sorte qui +filaient vers Trouville par la route sans ombre, allongée en bordure, +derrière les dunes basses de la côte. France, une seconde, demeura à +considérer l’horizon tourmenté d’un ciel lourd d’orage et la mer +haletante, d’un vert glauque, que des nuages marbraient de nappes +sombres... Puis, l’esprit traversé par l’idée que Marguerite, peut-être, +avait besoin d’elle pour garder le remuant petit Bob, vite elle +s’arracha à un spectacle dont elle n’était jamais lasse pour aller +trouver sa sœur. + +Une exclamation de plaisir salua son entrée dans le minuscule salon où +Marguerite s’était réfugiée pour fuir l’étouffante atmosphère du jardin. + +--Oh! France, déjà! Que tu es gentille de me sacrifier ainsi ton +après-midi entière! + +En guise de réponse, France embrassa sa sœur avec tant de tendresse que +la jeune femme put être éclairée sur la valeur du sacrifice qu’elle lui +faisait... + +--Tu es seule, Marguerite? André est déjà parti pour Trouville? + +--Non, pas encore. Il devrait être en route; mais, après le déjeuner, je +me suis trouvée un peu fatiguée et il n’a pas voulu me quitter. + +--Et maintenant, chérie, tu es mieux? + +--Oui; le temps orageux m’avait énervée. Les futures mamans, dans mon +état, sont exposées à ces petites misères. Ce n’est rien! + +France n’insista pas, sachant combien Marguerite redoutait qu’on prît +garde à sa santé; mais son regard anxieux s’attacha une seconde sur le +visage altéré de sa sœur. La crainte l’effleurait que son beau-frère, +par quelque parole malencontreuse, n’eût, une fois de plus, attristé +Marguerite, trop aimante pour ne pas sentir le moindre froissement. Il +entrait justement, très souriant, lui, habillé avec un soin raffiné, +dont il était coutumier, la jumelle de courses en sautoir. Il se +découvrit à la vue de la jeune fille; et, courtoisement, baisa la main +qu’elle lui tendait. + +--Comment, France, vous êtes ici? Pas aux courses? + +--Non, je n’aime ni la cohue ni la poussière. Et Marguerite, toujours +hospitalière, veut bien me recueillir! + +--Mais c’est une vraie joie pour elle de vous avoir!... Ainsi, je n’ai +plus de scrupules à la laisser. Vous allez mieux, n’est-ce pas, +Marguerite? Votre mal de tête s’est dissipé? + +--Il se dissipera sûrement... + +André ne répondit pas. Attentif, il passait dans sa boutonnière un +merveilleux œillet qu’il venait d’enlever dans le vase de cristal placé +près de la jeune femme. Il y eut un silence qui laissa entendre dans le +jardin la petite voix de Bob entrecoupée de larmes. + +--Qu’a-t-il donc? fit Mme d’Humières tout de suite debout. + +--Je vais voir, Marguerite; ne t’agite pas, dit aussitôt France, qui +avait l’intuition que sa sœur désirait être seule pour recevoir l’adieu +de son mari. + +Elle passa dans le jardinet, où Bob trépignait devant la chute d’un pâté +de sable. Elle le calma; mais discrète elle demeura près de lui, +l’aidant à la construction d’une nouvelle pyramide. Par la fenêtre large +ouverte, lui arrivaient cependant les paroles que sa sœur disait d’une +voix assourdie: + +--André, vous serez raisonnable cette fois, vous ne jouerez pas? + +--Mais non, mais non!... Je ne jouerai pas; je serai sage comme les +pauvres mioches qu’on mène dans les beaux magasins avec la seule +permission de regarder, sans toucher à rien. + +--André, promets-moi sérieusement, je t’en prie!... Sans quoi, toute la +journée encore, je serai tourmentée! + +--Et tu te rendras malade bien inutilement; car je ne puis jamais +oublier tout à fait que le jeu est un plaisir interdit aux pauvres +diables comme moi! Sois donc en paix, ma chère Minerve. + +Elle insistait: + +--Tu me promets que tu ne te laisseras pas entraîner quand tu verras +jouer Paul Asseline et les autres? + +--J’aurai l’héroïsme d’un saint et je résisterai. Je me contenterai, +pour toute distraction, de contempler les belles toilettes féminines, +celles dont j’aimerais à vous voir habillée, petite Cendrillon, qui +poussez vraiment un peu loin l’amour de la simplicité. Ah! Marguerite, +quand serez-vous coquette! + +France entendit la voix un peu lasse de sa sœur répondre: + +--En mon état, je n’ai vraiment que faire de l’être! + +--Mais, au contraire, ma chère, vous devriez lutter pour triompher des +malices de la nature. C’est là, justement, le grand art de la femme! Je +vous garantis que Colette le pratiquera. + +--C’est qu’elle en aura les moyens, le loisir, la force et le goût! Tout +cela me manque, à moi, en ce moment! + +--Ce qui est bien dommage pour vous et pour moi! répliqua-t-il, un peu +sèchement. Quand vous voudrez bien être plus élégante, j’en serai ravi! + +France tressaillit, indignée. Ah! comme elle eût voulu répondre à son +beau-frère. Mais Marguerite, elle, disait simplement avec un peu +d’ironie triste: + +--Je serai élégante, du moins, j’essaierai de l’être, quand je ne me +préparerai plus à être une maman et quand nous serons riches! + +--Alors, ce n’est pas de sitôt!... Et vous seriez charitable de ne pas +me le rappeler. Allons, ne parlons plus de tout cela!... Au revoir, +Margot. Tâchez de ne pas vous ennuyer. Heureusement, vous avez France, +aujourd’hui; je vous laisse donc sans remords... + +A l’accent d’André, France devina que son baiser d’adieu avait dû être +bien léger. Il sortit de la maison et se trouva devant la jeune fille, +agenouillée dans l’herbe auprès de Bob. Il lui lança un amical: + +--Au revoir, France, je vous confie votre sœur. + +Et il passa, après une petite caresse à Bob, qui avait couru vers lui en +trottinant. France, encore un instant, joua avec l’enfant; puis, le +voyant de nouveau occupé à fourrager sur la pelouse, elle revint vers le +salon dans la crainte que sa sœur n’eût besoin d’elle. Mme d’Humières +n’avait pas dû bouger depuis que son mari l’avait quittée. Immobile sur +la chaise longue, les mains tombées sur ses genoux, elle regardait loin +devant elle, avec des yeux qui ne voyaient pas, dans l’infini de ce ciel +d’orage, lourdement gris; et, très lentes, de grosses larmes glissaient +entre les paupières à demi closes. + +Une angoisse éperdue bouleversa France qui s’était arrêtée sur le seuil +de la pièce, n’osant aller vers la jeune femme dans la crainte d’être +indiscrète. Mais Marguerite sentit tout de suite sa présence et, se +redressant, tourna la tête pour cacher son visage... Déjà France était +près d’elle, agenouillée à côté de la chaise longue, et ardemment, tout +bas, comme une enfant, elle lui murmurait: + +--Oh! Marguerite, ma chère aimée, ne sois pas triste! + +Elle n’osait rien ajouter, arrêtée par la crainte délicate de prononcer +un mot qui pût être pénible à sa sœur. + +Les doigts de Marguerite effleurèrent ses cheveux d’un geste tendre, +tandis qu’elle disait, la voix assourdie: + +--Ma petite chérie, ne t’agite pas pour moi! Je suis nerveuse en ce +moment, parce que je ne suis pas très bien portante. N’y prends pas plus +garde que je ne le fais moi-même. Et surtout, ne t’imagine pas des +folies à mon sujet. + +--Je ne m’imagine rien, Marguerite, fit lentement la jeune fille. + +Elle ne continua pas; mais son regard achevait ce que sa bouche +n’articulait pas, et le pâle visage de Marguerite se rosa une seconde; +elle sentait bien qu’elle ne pouvait tromper l’intuition du cœur aimant +de France. Ses yeux graves arrêtés sur ceux de sa jeune sœur, elle dit +doucement: + +--France, crois-moi, on peut être heureuse encore, très heureuse, même +quand on l’est _autrement_ qu’on l’avait souhaité... + +--Oh! pourquoi l’est-on «autrement»? + +--Sans doute parce que, quand on est très jeune, on rêve des bonheurs si +grands qu’ils sont irréalisables. + +--Marguerite, penses-tu donc qu’ils le sont tous et toujours? + +Mme d’Humières eut un sourire mélancolique. + +--Je pense que, du moins, il n’est pas donné à beaucoup de créatures de +les posséder. Je pense que si l’on veut pouvoir se dire heureux, il faut +très peu demander à la vie, se contenter des miettes de bonheur dont +elle nous fait parfois la charité, n’avoir pas d’espoirs ambitieux, pour +n’être pas déçu... + +France avait écouté sa sœur avec une attention passionnée. Toute sa +jeunesse se révoltait devant l’austère destinée évoquée par les paroles +de la jeune femme. + +--Et tu trouves qu’ainsi l’on est heureux? Il faut être _toi_, ma +dévouée grande sœur, pour avoir une pareille sagesse! Jamais, moi, je ne +me contenterais d’un aussi misérable bonheur! Je suis prête à donner... +ah! beaucoup! mais je veux recevoir autant que je donnerai... être aimée +autant que j’aimerai!... Sinon, je préfère mille fois rester seule et +libre toute ma vie. + +Marguerite la regarda, les yeux pleins de pitié tendre. D’un geste +maternel, elle posa sa main sur le front de la jeune fille restée tout +près d’elle. + +--France, tu parles comme une enfant. La vie n’est pas un roman... Tu le +sais bien, pourtant... + +--Mais chacun peut y avoir son roman, un roman très cher qui, seul, fait +qu’elle vaille la peine d’être vécue... + +Les mains de Marguerite se joignirent d’un geste inconscient; et une +contraction donna une seconde, à ses lèvres, une intense expression +d’amertume: + +--Moi aussi, France, quand j’avais ton âge, j’ai rêvé tout ce que tu +rêves... et j’ai cru que je le trouverais... La réalité m’a appris que +c’était là une illusion de petite fille et elle m’en a sagement guérie, +pour mon bien... Seulement, ces guérisons-là s’achètent si durement que +je voudrais, chérie, te préserver d’en avoir besoin!... Prends garde de +vivre trop dans le rêve! + +--Non, Marguerite, je ne vis pas dans le rêve, puisque je comprends +parfaitement que je souhaite l’impossible, à peu près. Mais je suis +comme celles qui ont eu, tellement belle, une vision, qu’elles ne +peuvent plus l’oublier et se contenter d’une mesquine réalité!... Si je +ne puis être aimée comme je veux l’être... eh bien! je ne me marierai +pas... Et je serai peut-être bien plus heureuse ainsi! + +Mme d’Humières eut un geste de la main, comme pour arrêter la jeune +fille. Entre elles tomba un silence, lourd de leurs pensées dont nul +bruit extérieur ne les distrayait. Car, au dehors, c’était le grand +calme des après-midi de dimanche, animé seulement par le murmure +lointain de la mer, par de sourds grondements d’orage dans le ciel +plombé. A peine, par instant, montait un éclat de voix, de quelque +jardin tout proche. + +France, d’un geste machinal, tourmentait les pages d’une Revue, les yeux +tournés vers les eaux assombries qui frémissaient sous d’invisibles +souffles. Mais elle rejeta le volume, car Marguerite reprenait +lentement, comme si elle précisait une pensée gardée confuse en elle +jusqu’alors: + +--Ce n’est pas une destinée pour la femme de demeurer seule. Elle a +besoin d’un compagnon et d’un enfant... + +--D’un compagnon... oui, si ce compagnon doit être un protecteur, un +soutien, un ami très tendre et très dévoué, comme il désire que la femme +soit pour lui dévouée et tendre... Combien y en a-t-il ainsi? + +--France, France, tu parles de ce que tu ignores! Tu es trop jeune, mon +enfant chérie, pour bien juger les hommes... Tu ne les connais pas +encore assez! + +La voix de France s’éleva presque amère. + +--Oh! si, Marguerite, je les connais déjà bien... Dans le monde où nous +vivons, on a très vite une vieille âme, trempée par l’expérience. Ne le +regrette pas trop pour ta petite France, ma chérie... Mieux vaut être +renseignée tout de suite! Ainsi l’on s’évite peut-être de grosses +désillusions, surtout de celles qui bouleversent quelquefois toute une +vie... + +France s’arrêta pensive, et sa sœur n’essaya pas de lui répondre, si +mélancolique qu’il lui semblât d’entendre ainsi parler une enfant. + +Elle voulait connaître toute sa pensée pour trouver les mots qu’il +faudrait lui dire. D’ailleurs, France reprenait: + +--Tu as protesté tout à l’heure, Marguerite, quand je t’ai dit que, sans +doute, je ne me marierai jamais. Moi, j’ai tellement l’idée que ce sera, +fatalement, ma destinée, qu’à l’avance je l’accepte et sans peine... + +--Tu en es sûre, pourquoi? + +--Parce que je sais très bien dans quelle situation fausse se trouvent +les filles sans fortune comme moi quand elles vivent dans un milieu tel +que le nôtre... Qui m’épouserait?... Les garçons riches recherchent les +héritières... Les autres, les travailleurs, qui, eux, accepteraient +peut-être bien une femme pauvre, sont effarouchés de notre élégance et +ne devinent pas qu’elle est, très souvent, l’œuvre de notre adresse; +qu’elle ne nous empêche en rien d’être d’aimantes, fidèles, raisonnables +petites femmes... Alors, que pouvons-nous devenir?... Je ne me +résignerai jamais, moi, à me marier comme veut le faire Colette; et je +ne suis pas bonne et généreuse comme toi, Marguerite... Jamais, non +plus, je n’aurai la vertu d’être satisfaite dans une existence pétrie de +calculs incessants, de préoccupations de ménagère, en gardant pour moi +seule la plus lourde part des ennuis, des responsabilités, des +devoirs... Ce qui me paraît une odieuse injustice! + +Un sourire très doux glissa sur les lèvres de la jeune femme. + +--Tu dis cela, France, parce que tu n’aimes pas. Autrement, tu saurais +que c’est une vraie joie de se dévouer au repos de quelqu’un qui vous +est cher... Et cela semble si naturel et si facile! + +--Cela surtout le paraît à ceux qui en profitent; tellement même, qu’ils +ne songent guère à en être reconnaissants... Encore une chose qui me +révolte, peut-être plus que bien d’autres injustices! + +Les mots étaient échappés à France, tant ils étaient le cri de tout son +cœur, tant elle était sincère toujours avec sa sœur. Elle les regretta +quand elle vit devenir presque sévère le visage de la jeune femme dont +les doigts avaient instinctivement saisi son anneau de mariage. + +--C’est en pensant à André, n’est-ce pas, que tu viens de parler... Tu +es dure pour lui... Pourquoi?... + +--Parce que, ma grande sœur chérie, il me semble qu’il ne te rend pas +heureuse autant que tu le mérites... + +--Je suis heureuse... + +--Heureuse par lui?... Comme tu l’avais rêvé, attendu, espéré quand tu +es devenue sa femme?... Oh! Marguerite, si je pouvais le croire... + +Ardemment, avec une infinie tendresse, les yeux de France interrogeaient +ceux de sa sœur. + +--Je suis heureuse différemment peut-être, fit Mme d’Humières d’une voix +basse qui tremblait un peu; mais je suis heureuse entre mon mari et mon +enfant, mon beau petit Bob... France, ma chérie, crois-moi, je te parle +en toute sincérité... Depuis notre arrivée ici, j’ai senti bien des fois +que tu jugeais mal cette jeunesse morale d’André qui le rend si avide de +distractions, de mouvement, même des plaisirs mondains dont il est sevré +d’ordinaire... Mais c’est, justement, parce que je le vois jeune ainsi, +que je ne veux à aucun prix lui apparaître comme une entrave maussade... + +--Oui; et lui trouve parfait que tu le gâtes déplorablement! + +Une ombre de gaîté effleura, cette fois, le visage de Mme d’Humières. + +--Je le gâte en quoi? + +--En tout!... Tu le traites comme s’il était le frère aîné de Bob; un +grand enfant auquel il faut tout passer et qui n’a, lui, d’autre souci à +avoir que son propre plaisir, sans s’inquiéter que tu en jouisses ou +non, que... + +France ne continua pas. D’un geste faible, sa sœur l’arrêtait. + +--Je te le répète, France, il est jeune! Les années le transformeront +assez vite!... + +--Mais, toi aussi, tu es jeune... et tu uses ta jeunesse à garder pour +toi seule la part des soucis. + +Mme d’Humières eut un mouvement d’épaules. + +--Qu’est-ce que cela fait... Il partage mes préoccupations quand il les +connaît... Seulement, autant qu’il dépend de moi, j’évite de les lui +faire connaître... Ici, surtout, je souhaite le laisser jouir de tout ce +dont il se trouvera de nouveau sevré dans le petit pays perdu qui va +être encore notre résidence. La pensée qu’il est content suffit pour que +je le sois, moi aussi... Puisque Dieu m’a armée de courage et de +patience, je puis bien attendre que l’avenir me donne, comme j’en ai la +ferme confiance, André tel que je le souhaite... Vois-tu, ma petite +France,--retiens-le pour plus tard,--nous autres femmes, nous, devons +beaucoup pardonner, être patientes infiniment et ne jamais désespérer de +connaître, un jour, le parfait unisson avec celui qui nous est cher +par-dessus tout... + +France répéta, pensive: + +--Le parfait unisson... + +--Oui, le vrai!... Non pas celui qu’on croit posséder aux premiers jours +du mariage quand on vit dans une ivresse qui ne dure pas... qui ne peut +pas durer... + +--Oh! pourquoi, Marguerite? + +--Parce que les jours qui passent en guérissent!... Bienheureux, les +époux qui en guérissent en même temps... + +France ne répondit pas. Elle sentait bien que sa sœur venait, peut-être +involontairement, de penser tout haut. Pour le cœur aimant de la jeune +femme, il avait dû y avoir des froissements, des révoltes que ses lèvres +n’avoueraient jamais, dont elle avait triomphé, à un prix qu’elle seule +savait, peut-être avec l’espoir que l’avenir et son influence feraient, +de son mari, l’homme qu’elle avait cru rencontrer au temps de ses +fiançailles... Et France, une seconde, la contempla avec une sorte de +respect tendre, où il y avait une estime très haute. Puis, d’un élan, +elle se pencha, et ses lèvres baisèrent la main de la jeune femme. + +--Marguerite, ma chère aimée, tu as bien raison d’espérer dans +l’avenir!... Il est impossible qu’un cœur comme le tien n’obtienne pas +tout le bonheur qu’il mérite! + +--Que Dieu t’entende! murmura Mme d’Humières avec une ferveur grave... +Et puis, maintenant... + +Et elle changea de ton soudain... + +--... Maintenant parlons de choses moins austères... Ma pauvre petite +France, je t’ai attristée avec toutes mes réflexions décourageantes!... +Pour que nous les oubliions, veux-tu me lire ton poème, comme tu me l’as +promis?... Seulement j’aimerais bien l’entendre avec la musique dont tu +l’accompagnes. Allons trouver ton piano... + +--Oui, si l’orage le permet. Regarde, Marguerite, voici la pluie... + +De larges gouttes s’abattaient, en effet, sur le jardin poudreux; et, +dans le vestibule, on entendait la petite voix de Bob qui protestait +parce que sa bonne le rentrait précipitamment. + + + + +V + + +Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat fut de mettre dans +l’air, tout à coup fraîchi, une senteur de verdure mouillée. Puis le +ciel s’éclaira. + +--La pluie est finie. Profitons-en vite pour aller trouver ton piano, +France, dit Mme d’Humières. + +Debout devant la glace, elle mettait son chapeau avec un coup d’œil de +pitié moqueuse pour la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais +au même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta. + +--Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger? Veux-tu voir, +France? + +La jeune fille apparut au seuil du jardin. + +--Oh! monsieur Rozenne!... Comment, vous n’êtes pas à Deauville? + +--J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu parce que je +m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse et trop parfumée d’odeurs +multiples... Alors j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de Mme +d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y trouver que me voici!... +Seulement vous sortez!... + +Il avait l’air si sincèrement déçu que France se mit à rire: + +--Nous sortons, en effet; mais puisque notre société vous paraît à ce +point précieuse, car je suppose que ce n’est pas le salon tout seul de +Marguerite qui vous tentait, nous vous emmènerons pour peu que cela vous +plaise... J’allais faire un peu de musique à Marguerite et lui lire +quelques vers... + +--Lui lire votre poème, n’est-ce pas?... + +--Oui... + +--Ah! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir! + +Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au cœur une petite +sensation de plaisir. Et comme Marguerite les rejoignait, elle dit +gaîment: + +--Chérie, voici un transfuge de Deauville!... + +--Vous y avez vu notre colonie? interrogea Mme d’Humières. + +--Parfaitement, madame. Votre mari était un type parfait de gentleman +très chic. Quant à Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui +l’apercevaient. Même l’austère Mme Asseline était admirative et elle m’a +fait l’honneur de me confier qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de +femme qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette!... + +Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi les joueurs et que, +pensant à sa jeune femme, il avait discrètement essayé de l’entraîner, +mais sans succès... Et pas davantage, il ne dit que s’il était si vite +revenu, c’est que France Danestal n’était pas à Deauville... Soudain, il +avait eu la pensée tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec +elle dans Villers déserté; et aussitôt, il s’était jeté dans le premier +train qui remontait vers la petite plage, certain de trouver la jeune +fille chez Mme d’Humières. + +Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de plus, la destinée +réalisait son désir; et, par surcroît, il allait lui être donné de +savoir enfin quelle valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille +qu’on disait étonnamment douée; qui, du moins, travaillait avec passion. + +Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait pour bien +installer sa sœur dans le salon où elle venait faire de la musique, hors +de l’hôtel dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une pièce +souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait sur une allée +conduisant à la plage. Tout à coup, comme elle rencontrait, par hasard, +le regard de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité qui, +violemment, s’attachait à elle. Une flambée rose lui monta aux joues; et +gamine, elle jeta: + +--Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous deux vous me semblez +intimidants, tout prêts à m’écouter solennellement... + +--Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis. N’est-il pas vrai, +madame? + +--Soit... Mais votre recueillement me paraît terrible!... Aussi, pour me +donner du courage, je vais commencer par vous dire quelques-unes de mes +premières poésies, celles qui se sont fait déjà des amis... + +--Ce que tu voudras, chérie, dit doucement Marguerite. + +France lui sourit. Elle resta debout devant la fenêtre ouverte, adossée +à l’appui de la croisée, son harmonieuse silhouette dressée, dans la +robe claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel éclairci où +flottait maintenant un reflet d’or blond. Délicatement, la lumière +estompait le dessin de la petite tête, allumant des clartés capricieuses +dans la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni Rozenne, les yeux +arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient dans un vase de vieille +faïence, elle commençait d’une voix que l’intime émotion faisait +trembler un peu... + +Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que ses yeux d’artiste +trouvaient à l’observer, dans la stupéfaction qu’une enfant de dix-huit +ans eût été capable d’écrire de tels vers, si personnels de forme; +d’exprimer, avec cette incomparable poésie, des impressions, des +pensées, des sentiments que, seule, une femme supérieure pouvait +connaître... + +Et comme elle les disait, ces vers!... avec une absolue simplicité, sans +geste, ni intention cherchée, mais en artiste qui vit son œuvre, d’une +voix dont le seul timbre était un chant... + +Il allait trahir son enthousiasme... Du geste, elle l’arrêta. Un sourire +étrangement lumineux était sur sa bouche: + +--Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon poème!... Je n’ai plus +peur. Je sens que nos pensées sont en communion... + +C’était vrai que toute appréhension venait de s’évanouir en elle, dans +sa jouissance de communiquer à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui +faisait battre le cœur, à elle, la créatrice. + +Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre large ouverte qui lui +laissait apercevoir comme elle aimait l’infini de la mer. Rozenne, +alors, vint s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression +de son visage. Marguerite, la tête renversée sur le dossier de son +fauteuil, écoutait avec des yeux qui rêvaient. + +Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été. Elles s’égrenèrent en +sonorités richement colorées qui éveillaient la vision des midis +brûlants, ivres de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits +chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans une clarté d’argent... + +Puis leur timbre s’assourdit; elles se firent lointaines. Alors, comme +un musical murmure, elles suivirent le rythme du vers auquel, +étroitement, elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des paysages +entrevus par un regard d’artiste, par une âme de poète qui adorait la +beauté des choses créées et le disait avec des mots où tressaillait +l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs, des regrets, des +joies, d’une créature jeune, passionnément vivante. + +Avec une attention presque grave, maintenant, Rozenne regardait la jeune +fille; et, en l’écoutant, il sentait que l’art était vraiment son dieu, +fervente petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le cœur demeurait +fermé--encore...--à l’amour des hommes. Jamais il n’en avait eu +l’impression si forte et si irritante. + +Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante d’avoir ainsi livré son +âme, il eut un cri enthousiaste: + +--C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous avez créé là!... Ah! comme +vous êtes bien la fille de votre père!... + +Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu de la jeune fille: + +--Réellement, cela vous semble bien?... + +--C’est beaucoup mieux que bien... Je comprends maintenant que vous ne +trouviez rien de plus délicieux que votre travail! + +--Oui, j’aime la musique et la poésie plus que tout au monde, dit-elle +d’une voix contenue. Elles me donnent des joies qui ne sont comparables +à aucune autre... Marguerite, tu es contente? + +Mme d’Humières eut un sourire tendre. + +--Je ne suis pas seulement contente, je suis bien fière de ma «fille»... +Oh! chérie, tu as le don de Dieu, toi aussi... + +La même clarté splendide jaillit du regard de France. Cette émotion +qu’elle sentait dans l’âme de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la +consécration d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté le cri de sa +jeunesse, enivrée de la vie. + +Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans la pensée, elle +analysait son poème en même temps que Rozenne; elle recueillait les +impressions éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse, se +réjouissait d’un éloge qui était une sanction... + +Marguerite, rappelée par la nécessité de garder son fils, était sortie +doucement de la pièce, sans troubler la causerie... + +Spontanée toujours, France disait, ravie: + +--Vous ne pouvez savoir comme il me semble bon que vous trouviez un peu +de valeur à mon œuvre!... A certaines heures, j’ai été hantée si +durement par l’idée que je m’étais trompée sur son compte, qu’elle +n’exprimait en rien ce que j’avais voulu lui faire dire... que j’avais +pris un amusement de gamine pour un travail digne d’être lu... Ah! j’ai +pensé des choses bien décourageantes! + +--Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez pas été une femme de peu de +foi? + +--Heureusement! Ce sont ces heures-là qui m’ont soutenue et aidée à +supporter les autres. + +--Et maintenant que l’œuvre est vivante, qu’elle est bonne--cela, j’en +suis certain--vous n’allez pas la garder pour vous toute seule?... Il +faut la faire connaître... + +Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre avait passé sur son visage +expressif. Il la regarda, surpris. + +--A quoi pensez-vous?... Est-ce que vous hésitez à faire éditer votre +poème? + +--Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée de le livrer au public... +Cela m’aurait semblé une profanation... Aujourd’hui, je suis bien plus +sage. Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers, et même ma +musique, je les lui donnerai avec beaucoup de joie, parce que je suis +devenue une femme raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très +pratiques! + +Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient bizarres dans sa +bouche de petite muse... Mais, tout à coup, la petite muse avait +disparu; il n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne Parisienne, +qui avait d’exquises lèvres moqueuses et de grands yeux clairs, larges +ouverts sur la réalité. + +Il demanda: + +--Que rêvez-vous donc? + +--De gagner de l’argent! + +--Pourquoi?... + +--Pour n’avoir plus à en demander!... Ce qui est odieux... surtout quand +on demande très souvent en vain!... Pour pouvoir en dépenser qui serait +à moi, autant que je voudrais!... Oh! je sais bien que j’ai toute sorte +de chances pour en rester avec mes inutiles vœux!... Mais peu +importe!... Je suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens sont +à ma disposition pour améliorer l’état de mes finances, que je serais +bien lâche de me laisser arrêter par la crainte de ne pas réussir! +Seulement, j’envie, oh! de toute mon âme! ceux qui peuvent aimer l’Art +pour lui seul!... Vraiment, s’il m’était donné d’écrire des vers, de +composer de la musique uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais +ma part de richesse large à n’en pas désirer d’autre! + +Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine, une sorte de colère +cingla son orgueil masculin, parce que cette trop séduisante créature +prétendait, à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant dans son Éden, +dédaigneuse des joies humaines, sans prix pour les simples mortels. + +Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent les cœurs, la voir enfin +toute vibrante, troublée par lui, pour lui... Mais il rencontra son +regard limpide... + +Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à coup, elle se levait +d’un bond souple, après un regard vers la pendule: + +--Vous voulez partir déjà? + +--Déjà! Mais savez-vous qu’il est plus de six heures!... Comme nous +avons bavardé longtemps! + +--Croyez-vous? fit-il avec une sincérité caressante. Cela m’a paru si +court! + +--Oh! à moi aussi! Vous avez été un auditeur tellement délicieux, que +jamais je ne pourrai assez vous en remercier. + +Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant ses deux mains avec un +sourire dont la grâce le grisait comme un philtre. + +Il en eut conscience et il eut peur des paroles que sa fragilité pouvait +lui faire prononcer. + +Résolument alors, il se détourna, regardant dehors, vers la mer, tandis +que, debout devant la glace, elle remettait son chapeau. + +Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être, un auditeur de plus +qu’elle ne le pensait. Sur le banc de l’étroite allée, juste sous la +baie de la croisée, était assis un homme d’une cinquantaine d’années; +sans doute, quelque touriste de passage. Il semblait attendre quelqu’un +ou quelque chose. Quand France parut, sortant du salon, ses +yeux--de petits yeux vifs sous d’épais sourcils en broussaille +blanche--s’attachèrent sur elle avec une attention et une surprise si +évidente que Rozenne en fut frappé. + +Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et ne remarqua pas que, +d’une façon discrète, il la suivait de loin. Après un amical adieu à +Rozenne, elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement +absorbée par son rêve intime; et elle eut un tressaut de créature +soudain réveillée, à la vue du mail des Asseline arrêté devant l’hôtel, +après avoir ramené Colette. + +Paul était descendu pour accompagner la jeune fille, qui lui parlait +sous la haute porte d’entrée, et France fut frappée de l’expression +triomphante du visage de sa sœur... + +Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées ambitieuses et son +succès possible... Elle venait d’apercevoir, traversant la rue, André +d’Humières qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement +d’angoisse elle pensa: + +--Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et perdu!... + + + + +VI + + +--Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle. + +--Qui m’attend?... moi?... répéta France, surprise. + +C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche, et elle rentrait +d’une anxieuse visite à sa sœur, qu’elle avait trouvée très pâle, +«brisée par une mauvaise nuit», avait expliqué Marguerite, mais +silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau souci que pouvait lui +avoir apporté la légèreté de son mari... Aussi France n’avait-elle rien +laissé voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de son beau-frère +et quelques paroles échappées à Paul Asseline. + +--C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a demandée après s’être +informé si Mme Danestal était là... Mais Madame venait de sortir avec +Mlle Colette. + +Qui pouvait bien désirer lui parler? L’idée traversa son esprit que, +peut-être, il s’agissait de quelque dette d’André, contractée la +veille... Rapidement, elle ouvrit la porte... Et elle se trouva face à +face avec un homme de petite taille, coiffé de cheveux blancs, plantés +drus sur un large front pensif, que coupaient des rides profondes... +C’était un inconnu pour elle... Cependant, elle eut l’impression d’avoir +vu déjà ces traits violemment dessinés. + +Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la pièce, et elle +rencontra le regard attentif et pénétrant, presque aigu, de deux yeux +très vifs... Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son visiteur, +c’était l’étranger qu’elle avait croisé la veille, au sortir de +l’audition donnée à sa sœur et à Claude Rozenne... Elle le reconnaissait +soudain. Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un peu saisie, +attendait une explication. + +--Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas? + +Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant sur l’inconnu des +prunelles attentives. Il continuait: + +--Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle, de me présenter à +vous aussi brusquement... Mais je ne connaissais ici personne qui pût +m’amener vers vous; ou, du moins, quittant Villers aujourd’hui, je +n’avais pas le loisir de chercher si le hasard ne nous avait pas donné +quelques communes relations... + +--Pour? + +Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté. + +--Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous voulez bien m’accorder un +moment d’audience. + +Silencieusement, elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même, devenue +curieuse. + +--Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous confesse une indiscrétion +dont je me suis rendu coupable à votre égard. Je passais hier dans +l’allée où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait que vous +récitiez des vers... J’étais fatigué... Un banc était là. Je me suis +assis; et ainsi, par hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un +sonnet que vous commenciez... Ce quatrain a suffi pour me donner le +désir d’entendre le sonnet tout entier, car la poésie me passionne comme +aux beaux jours de ma jeunesse... A ce point que je ne me suis pas +contenté d’être l’éditeur de vrais poètes; j’ai créé une Revue qui leur +est consacrée et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune, car +je prétends n’y publier que des œuvres originales et de valeur. + +Toujours muette, France écoutait avec la sensation qu’elle était soudain +emportée en plein rêve... Et pourtant, c’était bien dans la réalité +qu’elle était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros homme +inconnu qui venait lui parler de ses vers, qui était le directeur d’une +Revue très estimée, comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte... +Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait: + +--Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à mon indiscrétion, très +attentivement... J’ai surpris ainsi des fragments de votre poème qui +m’ont intéressé, beaucoup intéressé, tellement que, ma foi, j’ai été +bien près d’aller vous demander l’autorisation de le mieux entendre. Je +n’ai pas succombé à la tentation; mais, suivant mes habitudes, je me +suis renseigné. J’ai appris que le poème était de vous et que vous étiez +la fille d’un _maître_. Alors, je me suis moins étonné que vous fussiez +pareillement douée... Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse! Vous +pouvez en croire mon expérience... Votre œuvre a cette originalité, ce +sceau d’une personnalité que j’exige de tout artiste; du moins, elle l’a +dans ce que j’ai pu en entendre... Et c’est pourquoi je me suis mis en +quête de vous, afin de vous demander une complète lecture. Ensuite, je +l’espère, nous pourrons traiter pour que j’offre à mes lecteurs, de +véritables lettrés, la primeur de votre poème... Si toutefois vous ne +l’avez pas encore donné à un éditeur... + +Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait battre son cœur à larges +coups pressés. Lentement elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup +celle d’une autre: + +--Le poème que vous avez entendu m’appartient encore... Je viens de +l’achever ici même. + +--Bien! parfait!... Et vous consentez, n’est-ce pas, à me le redire? + +--Oh! oui, bien volontiers... Voulez-vous l’entendre avec la musique? + +--Oui... Et tout de suite, s’il vous est possible. Car je repars dans +deux heures pour Trouville, et de là, pour Paris, où je suis attendu... + +Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit le piano. Il resta un +peu en arrière, attentif... Elle, en tout son être, sentit cette +attention; elle comprit qu’elle allait être jugée par un homme qui, +autant qu’elle-même, avait le culte de la poésie. + +Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus, peut-être, elle ne devait +les redire, frémissante de la sensation d’une victoire qu’il fallait +gagner; et aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à voir son +œuvre entendue et comprise par un merveilleux connaisseur. + +Il s’était rapproché; debout auprès du piano, d’un air d’intense intérêt +qui contractait son front, il écoutait, l’interrompant parfois de son +approbation ou de sa critique: «C’est bien... Ce n’est pas cela!... Vous +auriez pu trouver mieux!...» + +Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes parties du +poème, lui offrant l’hommage d’une attention dont elle sentait toute la +valeur. Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les passages +qu’il voulait entendre encore. Elle n’était plus qu’une sensibilité +vibrante, un admirable instrument que l’ordre d’un maître faisait +résonner... + +Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors seulement, elle s’aperçut +qu’elle était brisée par l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui +frémissaient à l’exclamation de l’éditeur: + +--Décidément, c’est bien, c’est très bien!... Vous êtes stupéfiante pour +votre âge... Car vous devez être très jeune... Vous avez l’air d’une +gamine! + +Il avait pour la regarder un sourire paternel, charmé de voir, à son âme +de poète, une enveloppe si joliment féminine. + +Elle eut un rire gai: + +--J’ai dix-huit ans et demi!... Je ne suis pas un bébé comme vous +paraissez le croire! + +--Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême vieillesse!... Allons, +vous voilà toute pâle... Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je +suis... Vous auriez dû me le dire! + +Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa sur sa bouche un peu +contractée: + +--Ne regrettez rien... Grâce à vous, je viens de vivre des minutes sans +prix pour moi!... Jamais, je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel +que vous! + +Il se mit à rire: + +--Bien, bien... C’est que nous sommes deux prêtres d’un même culte... +Allons, je ne m’étonne plus que votre poésie soit si vivante!... Plus +tard, évidemment, vous pourrez avoir plus de science, plus de maîtrise, +mais je doute bien que vous retrouviez quelque chose qui vaille cette +fougue de jeunesse!... Surtout, continuez à travailler!... Ne vous fiez +pas à votre don naturel... Ah! pourquoi n’êtes-vous pas un homme?... Je +suis sûr que vous pourriez aller loin... + +--J’essaierai de faire comme si j’étais un homme! jeta-t-elle avec un +rire léger. + +--Bah! les femmes!... tant de choses les distraient de l’art et des +lettres!... Enfin, contentons-nous du présent... Je suis diantrement +ravi de vous avoir découverte hier!... par hasard, c’est vrai... + +--Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver? interrogea-t-elle d’un +air de petite fille heureuse. + +Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes: + +--Ça n’a pas été trop compliqué encore! Je me suis arrangé pour suivre, +hier, le jeune homme qui vous accompagnait... Il est entré au Casino. Je +l’ai abordé carrément; je lui ai expliqué mon cas; il m’a répondu de +très bonne grâce... C’est pour vous un ami bien dévoué, mademoiselle, +que ce garçon-là!... Il m’a dépêché vers vous ce matin!... Et +maintenant, terminons vite notre affaire, car le temps me presse... +Quand vous allez avoir fini de mettre au point votre poème, +envoyez-le-moi; ou mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que +nous établissions notre petit traité... Seulement, je dois, en toute +honnêteté, vous avertir tout de suite que je ne pourrai vous offrir de +très brillantes conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne +publier que des œuvres de valeur, dédaignées de la foule incapable de +les comprendre... Donc, nous nous entendrons seulement si vous n’êtes +pas exigeante!... + +Elle allait s’écrier: + +--Je ne le suis pas du tout! + +Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle désirait si +passionnément aider... Et avec un sourire qui demandait grâce, elle +répliqua: + +--Mais c’est que... je suis exigeante... Je voudrais tant avoir un peu +d’argent gagné par moi!... C’est si ennuyeux de devoir toujours en +demander! + +De nouveau, l’éditeur se mit à rire; et l’expression de son visage fut +paternellement bonne. + +--Un peu de patience, mademoiselle... La jeunesse doit se résigner à +être en tutelle. Le temps viendra peut-être assez vite, où vous devrez +compter sur vous seule... + +France ne répondit pas... La porte du salon s’ouvrait pour laisser +passage à Mme Danestal, retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la +vue de sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme ébouriffé qui +se découvrait poliment devant elle. + +--Mais, France, que se passe-t-il donc? + +--Ceci, maman, que je te présente M. Flamin, directeur de la _Revue +mauve_, qui a bien voulu m’exprimer le désir de publier mon poème. + +--Ton poème!... publier ton poème?... Quel poème?... Et comment +connais-tu monsieur? + +Cette nouvelle incroyable la prenait tellement par surprise que toute +son habitude du monde ne pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce +fut Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui donner les +explications nécessaires. Colette, arrêtée au seuil du salon, écoutait, +intéressée et curieuse. + +Flamin terminait, très correct: + +--Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas vrai, madame, à ce que je +traite avec mademoiselle? + +--Oh! pas le moindre! D’ailleurs, en la circonstance, c’est à elle seule +qu’il appartient de décider ce qu’il lui convient de faire de ses vers. +Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur à ses essais. + +--Quelque valeur! répéta l’éditeur presque irrité... Eh! madame, ils en +ont une si réelle que, depuis le moment où le hasard me les a fait +entendre à demi, je suis à la recherche de mademoiselle pour la prier de +me les faire connaître tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de +les offrir à mes lecteurs! + +Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait cruellement dénuée +du sens poétique et demanda à France, dont les yeux rêvaient: + +--Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle? + +--Dans quelques semaines, je pense. + +--Pas plus tôt! jeta Colette avec une telle certitude dans la voix que +France la regarda, attentive soudain. + +--Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit pour cette époque... + +--Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours décidé à le publier? + +Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui voir cet air de fillette +suppliante. + +--Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame, je vous présente mes +hommages... Au revoir, mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir eu +l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel. + +--Je crois, en effet, que je vous pardonne! Et de plus, je vous +remercie... Je vous remercie beaucoup! + +Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement. Puis, après un +dernier salut, il disparut dans le flot des promeneurs que ramenait la +cloche du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie par l’obsédant +souci de l’exactitude, montait en hâte ôter, dans sa chambre, ses +vêtements de sortie. + +Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la pièce, un mystérieux +sourire sur ses belles lèvres, elle contemplait, avec des yeux qui +étincelaient, la dentelle frémissante des branches que la brise +balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et son regard +s’attacha sur le visage de France que rosait une fièvre de joie. + +--Eh bien! France, te voilà en route pour la célébrité!... Cette journée +est décidément favorable aux Danestal... + +Elle s’arrêta une seconde; puis reprit: + +--J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer... Je suis fiancée! Et +c’est Mme Asseline qui m’a elle-même demandé d’accueillir son fils! + +Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement dans la voix de +Colette. Elle l’avait gagnée, la partie jouée avec une audacieuse +volonté! + +France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser l’espèce de honte +qui lui meurtrissait le cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa +sœur ce qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres; et cette fois +devait être unique... D’un accent qui tremblait un peu, elle articula: + +--Tant mieux, Colette, si tu es contente... Je te souhaite de ne jamais +regretter ce que tu as voulu aujourd’hui! + +Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations. Le front +rayé d’un pli dur, elle se détourna; et, sans un mot, sortit de la +pièce. + +France, immobile, ne songeait même pas à la suivre. Il lui semblait +qu’avec les paroles de sa sœur, toute joie s’en était allée de son cœur, +tant était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle éprouvait; et +arrachée à l’ivresse de son propre rêve, elle murmurait: + +--Oh! pourquoi faut-il que Colette se marie ainsi!... + + + + +VII + + +Sans souci des sages avertissements du _Touring-Club_, France avait +lancé, à rapide allure, sa bicyclette, dans la descente d’Houlgate. Mais +tout à coup, elle en ralentit le mouvement à la grande surprise de +Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant que, derrière eux, Asseline +escortait sa fiancée Colette. + +Il questionna vite: + +--Vous êtes fatiguée? + +--Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue de la vallée, puisque +c’est sans doute la dernière fois, de cette saison tout au moins, que je +viens ici! Pour la bien contempler, je vais faire la descente à pied... + +Elle avait arrêté sa machine; et elle sauta à terre avec cette grâce +souple qui charmait, comme au premier jour, le regard de Claude Rozenne. +Lui, aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde, tous deux +demeurèrent immobiles, contemplant le paysage de verdure, d’eau et de +clarté. Une brume dorée flottait sur les lointains de Dives et de +Cabourg; mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait très clair, pareil à +un immense bouquet d’arbres qui ombrageait des terrasses fleuries +descendant vers la mer. + +Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir des dieux de voir, à +ses côtés, dans ce cadre lumineux, une fine et enthousiaste créature +comme celle qui s’était remise à cheminer près de lui, toute rose de la +rapidité de sa course, les lèvres un peu entr’ouvertes pour mieux +aspirer la brise du large qui baignait la brûlure de sa peau fraîche. + +Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son harmonieuse silhouette. + +La jupe sombre moulait étroitement des hanches de petite nymphe; et sous +la blouse, d’un bleu pâle de pervenche, le buste se devinait modelé +d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune. + +Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée que, dans quelques jours, +ce serait fini de regarder vivre près de lui cette séduisante +créature... Certes, à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait +plus la même chose. Il la rencontrerait dans des salons pleins de monde +où, sous peine de mettre en branle le carillon des potinages, il ne +pourrait plus librement bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il +le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse. + +Et il demanda: + +--Est-ce que vous partez toujours lundi? + +--Oui, maintenant que le mariage de Colette est décidé, il faut revenir +à Paris pour présenter le futur époux à papa, retour d’Allemagne, et +surtout pour commencer les grands préparatifs de ces justes noces. Paul +Asseline et Colette désirent les voir célébrer fin octobre... Ils ont à +peine six semaines devant eux... + +Distraitement, il fit: + +--Oui... je comprends... + +Puis, il interrogea: + +--Vous regrettez de partir? + +--Beaucoup! Je suis un peu de l’espèce «chat»... Je m’attache, +déplorablement!... aux endroits où je vis et les départs sont toujours +pour moi une espèce d’arrachement, petit ou grand... Vous savez, le +poète l’a dit: «Partir, c’est mourir un peu!» Et je l’éprouve tout à +fait... Oui, je regretterai Villers pour lui-même... Pourtant, il me +paraît bien vide depuis que Marguerite en est partie... Et si +brusquement! + +Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il savait bien qu’il ne +comptait pas dans la vie de France Danestal; mais il lui fut désagréable +de recevoir ainsi la confirmation de son sentiment intime. + +Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait dur pour son amour-propre +masculin une si parfaite indifférence; et parce que cette indépendante +petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait fort mal de +n’avoir pu éveiller en elle quelque chose de l’attrait souverain qu’elle +exerçait sur lui. + +Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans souci de lui, songeant +sans doute à sa sœur, partie--Rozenne le savait--à cause d’une folle et +grosse perte au jeu, d’André d’Humières au _Grand Prix_ de Deauville. + +Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme; mais, à cette heure, +il était tout prêt à la maudire de lui enlever la pensée de France; et +il éprouva un intense plaisir à entendre Colette appeler: + +--France! ne te sauve pas ainsi!... Nous allons nous asseoir un moment, +pour nous reposer, sur les hauteurs du bois de Boulogne. + +--Très volontiers! approuva-t-elle distraite de sa songerie... + +Alors, elle remarqua l’expression assombrie du visage de Rozenne; et +surprise, elle demanda drôlement: + +--Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable? Cela vous ennuie d’aller +vous asseoir dans le bois? + +--Pas du tout!... Cela m’ennuie de vous voir partir... + +--C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement! + +--Très sincèrement. Vous en doutez? + +Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne raillait plus: + +--Non, je n’en doute pas... Je crois que... vraiment... vous ne me +trouvez pas ennuyeuse!... Et je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut! + +Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et gai. Une bizarre +sensation de colère le secoua tout entier. Pareil à une onde furieuse, +le désir passait en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant +rebelle; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son exaspérante +sérénité; de la voir tressaillir sous des baisers qui meurtriraient sa +peau fraîche, fleurant la jeunesse... + +Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur. Mais, décidément, +cette petite fille le faisait déraisonner! Irrité contre lui, contre +elle-même, il ralentit un peu le pas pour se rapprocher d’Asseline et de +Colette qui marchaient en arrière. + +Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle n’en témoigna rien et +continua d’avancer de ce pas léger qui semblait un vol... Quand il la +rejoignit, elle était déjà assise au bord du sentier; les coudes sur les +genoux, le menton appuyé sur ses mains jointes, elle regardait vers +l’horizon où étincelaient des vagues lointaines. + +Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression de rêve flottait... Il +eut peur de la voir lui échapper dans une de ces songeries où elle +s’enfuyait si volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse, +la soif de goûter encore au charme désormais fugitif de sa causerie +capricieuse. + +Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda, debout près d’elle: + +--Mademoiselle France, est-ce que vous avez subitement fait vœu de +silence? + +Elle releva la tête vers lui, une preste riposte sur les lèvres; mais +elle rencontra son regard et la riposte ne jaillit pas. Elle dit +seulement, un pli malicieux, soulignant sa bouche: + +--Quelle délicate manière de me rappeler que les gens bien élevés ne +restent pas silencieux en compagnie de leurs semblables!... Mais depuis +près de six semaines que vous me connaissez, vous ne vous êtes donc pas +encore avisé que j’étais une jeune personne très mal élevée?... + +Elle s’interrompit; puis jeta, gaiement: + +--Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse!... Et asseyez-vous ici; il +y fait délicieux!... Je vous promets que je serai très polie, que je +causerai probablement! + +Avec un sérieux affecté, il dit: + +--Très bien, je prends acte de la promesse et je vous la rappellerai +sans pitié, s’il y a lieu. Nous demeurons installés sur ce talus? + +--Oui; je pense que nous y sommes suffisamment loin des fiancés pour ne +pas les gêner. Car en la circonstance nous représentons les parents qui +chaperonnent; et notre rôle est d’être discrets! + +--Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement qu’elle se mit à +rire. + +Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient au souffle de la +brise du large et animaient d’un indéfinissable chant berceur l’air +lumineux et tiède où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur +de la mer, les vagues parfums qu’épandaient les massifs en fleurs des +villas. + +--Comme il fait bon! murmura France qui, les lèvres avides, humait le +vent de la mer. + +Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit pas; elle regardait +vers sa sœur et Asseline, assis un peu plus bas; son œil clairvoyant +observait le jeu de leurs deux physionomies. La voix de Rozenne s’éleva: + +--Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler votre promesse et vous +demander quelle pensée vous absorbe ainsi... Ce n’est pas agréable du +tout d’être condamné au silence quand on a une terrible envie de causer! + +France eut un petit rire: + +--Mon Dieu! quel homme curieux et bavard vous êtes aujourd’hui!... Eh +bien! je songeais que Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux de +caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon que, vraiment, il +méritait que Colette fît quelque chose pour son bonheur!... + +--Mais elle fera beaucoup! marmotta-t-il. + +Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le froncement fugitif des +sourcils de France qui poursuivit, sans relever le propos: + +--J’espère que Colette ne lui laissera pas trop sentir qu’il est tout à +fait en son pouvoir... + +--Tout à fait... et il en exulte! + +Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens très sages observent les +plaisirs des enfants, ils contemplèrent Asseline et Colette... Lui, +presque à ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration, tandis qu’il +écoutait les paroles qu’elle disait de son air de jolie souveraine +dictant des ordres, de tout droit... Ah! certes, ce qu’elle voudrait, il +le ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle eût daigné le +vouloir, heureux de lui rendre un culte digne de sa beauté... + +France eut l’intuition de tout cela. + +Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle murmura: + +--Oh! oui, il est bien son humble sujet! Et vraiment, quand je le vois +ainsi près d’elle, j’en viens à penser que, tout de même, l’amour peut, +par aventure, exister ailleurs que dans les romans et les contes de +fées! + +--Par aventure!... Vous ne dites pas ce que vous pensez en ce moment, +avouez-le! + +Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité absolue dans ses +prunelles profondes. + +--Je dis absolument ce que je pense, au contraire. Je crois que le beau, +le fidèle, le généreux amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui, +cet amour-là se rencontre surtout dans les livres des auteurs persuadés +que donner une illusion est un bienfait... Mais dans la vie?... Un amour +éternel, qui ne s’altère pas à l’usage?... Ça n’existe pas... ou guère! +Avouez à votre tour! + +--C’est rare!... Mais ça peut se rencontrer pourtant, fit Rozenne qui +écrasait rageusement les aiguilles de sapin sous son pied... + +--Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites, par hasard... Mais les +petites filles sages et prudentes ne comptent pas sur la rencontre d’un +pareil trésor! + +--Et vous êtes de ces petites filles-là? + +--Bien entendu!... C’est pourquoi je me vois toute sorte de chances pour +devenir une vieille demoiselle... Et je n’en suis pas effrayée du tout, +d’ailleurs. + +--Une vieille demoiselle?... parce que?... + +Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa bague, d’une eau pareille +à celle de la mer: + +--Parce que je me marierai seulement si je rencontre un homme que je +puisse aimer... comme j’aime la musique, la poésie, les belles choses, +par exemple,--sans comparaison oiseuse,--avec la même foi absolue, +fortifiante... Un homme aussi qui m’aime comme il faut que je le sois +pour être heureuse! Et tout cela, c’est bien trop demander pour pouvoir +espérer l’obtenir! Conclusion, je resterai demoiselle...; sans doute, +pour mon plus grand bonheur. + +D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette de bois mort qui se +trouvait sous sa main. Le dédain paisible de cette enfant lui semblait +intolérable parce qu’elle était une exquise petite vierge moderne, +d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait pas de lui!... En cette +minute il eût acheté, par une folie même, le secret pour être aimé +d’elle... Presque rude, il lui jeta: + +--Vous parlez comme une enfant de ce que vous ne savez pas! + +Marguerite aussi lui avait dit cela un jour... Elle en eut le vague +souvenir. + +--Oh! si, je sais... Je sais très suffisamment... Et c’est pour cela que +je doute et que je n’espère pas... Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a +tant d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant, sinon mieux +que l’amour! + +Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art, qu’elle adorait à cette +heure avec une ferveur d’enfant illusionnée. Et dans la révolte de son +orgueil d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de revanche et de +conquête: + +--Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi! + +--Peut-être... C’est possible... Mais en ce moment je pense... tout ce +que je viens de vous dire!... et même beaucoup d’autres choses encore! +Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah! bien résolue! à ne +pas permettre à l’homme de me faire souffrir... comme j’ai vu souffrir +de pauvres femmes trop généreuses ou trop lâches! + +--Souffrir! Mais où avez-vous pris de pareilles idées fausses! + +--Fausses?... Croyez-vous sincèrement qu’elles soient fausses? + +Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention presque grave. Il +répéta seulement: + +--Souffrir!... Pourquoi souffririez-vous? + +--Parce que c’est presque toujours là que nous en arrivons quand nous +livrons notre cœur! C’est tellement rare que les hommes méritent l’amour +que nous leur donnons!... Ils s’en amusent, ils s’en distraient... Puis +quand le jouet ne leur plaît plus, ils le rejettent ou le brisent... Que +Dieu me garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce qu’il pourra +me faire! + +Elle parlait très simple, comme elle eût pensé tout haut, les yeux +arrêtés sur les eaux ombrées d’or; mais peut-être sans qu’elle en eût +conscience, sa voix, son visage trahissaient qu’elle disait là des +choses qui étaient pour elle la vérité même. En lui, s’exaspérait le +désir d’ouvrir ce cœur fermé si jalousement... + +--Vous ne savez pas ce que vous dites là!... Une folie! un blasphème que +vous regretterez un jour et que... ah! que je voudrais bien, moi, vous +faire regretter! + +--Ah!... Vraiment?... + +Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité dans son +accent. Sa petite tête volontaire s’était dressée et elle le regardait +un peu inquiète, curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière +heure, Rozenne allait imaginer de prendre au sérieux sa fantaisie pour +elle?... C’était bien inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu +de badinage: + +--Je vous en prie, parce que je vous ai laissé voir bien franchement mes +idées, ne vous croyez pas obligé de protester et de me donner +délicatement à entendre que vous me trouvez spirituelle, originale, +délicieuse, quoi encore?... + +--C’est vrai, je vous trouve tout cela! + +--Ne le dites pas, au moins; vous auriez l’air de me faire des +compliments. + +--Je ne vous fais pas de compliments; je vous dis la simple vérité... + +Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie: + +--Ce que vous croyez être la vérité... parce que vous êtes sous +l’influence d’une jolie villégiature, de la mer, du soleil, que +sais-je?... qui me font un cadre poétique. Mais si vous me revoyez à +Paris, il y a bien des chances pour que vous vous étonniez alors de +votre enthousiasme d’aujourd’hui. + +--Si je vous revois! Ah!... çà, quelle femme êtes-vous donc pour ne pas +comprendre, pour ne pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à +n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je veux à moi! + +Dans le regard bleu de France, une flamme passa; puis l’expression en +devint singulièrement profonde et sa bouche eut un pli d’ironie +mélancolique: + +--Vous voulez mon cœur! Pour en faire quoi? mon Dieu... + +--Pour en faire mon trésor!... Mais comprenez donc enfin, France, que je +vous aime et que vous me faites perdre la raison avec votre indifférence +moqueuse! + +Les mots lui étaient échappés parce que, en cette minute, il ne voyait +plus au monde que cette railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour, +serait une femme adorable... Parce que, fidèle à lui-même, il allait au +gré de son caprice sans souci d’avoir à regretter des paroles follement +prononcées. + +Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec des yeux où leurs deux +âmes apparaissaient, s’interrogeaient passionnément: celle de l’homme +impérieuse et suppliante; celle de la femme sceptique, curieuse, +troublée cependant... Très nette, France avait l’intuition qu’en cet +instant Claude Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût... et elle +serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle sortirait de l’ombre +odorante des sapins... + +Mais nul désir semblable ne s’élevait en son cœur, auquel Rozenne +n’avait pas su donner la foi. + +Elle dit avec des lèvres qui tremblaient: + +--A quoi bon parler de ces choses? Vous ne m’aimez pas comme je veux +être aimée! + +--Qu’en savez-vous? fit-il presque violemment. + +--Je le sens... Je suis pour vous un caprice... qui passera... Ce n’est +pas assez pour moi... Je veux être aimée pour toujours ainsi que je +veux, moi, aimer pour toujours... avec une confiance absolue, comme je +me repose en Dieu! + +--Mais les hommes ne sont pas Dieu!... Et cette confiance, je ne vous +l’inspire pas?... + +Elle secoua la tête et murmura lentement: + +--Non... Pardonnez-moi de vous dire cela... Mais... + +--Mais? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait. + +Son visage s’était contracté. Jamais plus il n’avait souhaité la voir +conquise par lui qu’à cette heure où elle se refusait, si résolue. + +Elle hésita une seconde; son regard errait, pensif, sur le décor riant +des choses, autour d’elle; puis, devenue grave, elle finit simplement: + +--Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut en votre constance, en la +profondeur, la force, le sérieux du sentiment qui vous attire vers +moi... + +Il mordit sa lèvre avec colère... Ah! qu’elle avait bien su discerner de +quel alliage était fait l’amour qu’il lui offrait!... + +--Comme vous me jugez!... Soit, je vous aime peut-être mal, mais je vous +aime comme je puis... Et bien autrement que je ne le pensais moi-même! + +--En cette minute, oui... Je le crois et je vous en remercie parce que +c’est toujours une douceur de se sentir aimée... Mais demain, dans un +mois, dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie passée?... +Avec vous, il me faut du temps pour être convaincue... Ne m’en veuillez +pas, je vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir en vous un +nouvel ami à qui je donne une très sincère et grande sympathie... + +Il ne répondit pas. A quoi bon?... Il était vaincu et sa défaite lui +était étrangement douloureuse. A peine un ami!... Il n’était rien de +plus pour elle. + +Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais, c’est vrai, il n’avait +précisé le rêve de l’avoir sienne pour toujours, de faire de cette +petite muse, de cette fine et originale fille du monde, la femme +d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont il était jaloux... + +Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que ce fût, il en éprouvait +un regret aigu, le regret d’un paradis entrevu un instant et qui se +fermait devant lui... + +Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour ce mal, oh! léger, +fugitif, elle en était sûre!... qu’elle venait de faire; et, un peu bas, +avec une grâce jeune, elle dit: + +--Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible ni froide ainsi... + +--Ah! Dieu, vous n’êtes rien de semblable! fit-il, amèrement... Au +contraire, vous êtes une des plus vibrantes créatures que j’aie jamais +rencontrées... Seulement... + +--Seulement? répéta-t-elle se levant, car depuis un moment Colette avait +tourné la tête vers eux, étonnée que sa sœur ne répondît pas à son +appel. + +--Seulement, votre heure n’est pas encore venue! + +Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait vers la mer que le +couchant moirait de rose et d’or pourpre... Au plus profond de son âme, +elle cherchait à lire... Elle y trouvait, avec une réelle sympathie pour +Rozenne, la conviction, oh! si forte! qu’il lui avait ainsi parlé dans +une minute imprévue d’entraînement... Non parce qu’il l’avait, dans son +cœur et dans sa pensée, librement choisie afin qu’elle fût à jamais +l’_Unique_ pour lui... + +Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de révolte et de terreur +à l’idée d’avoir sa vie déjà fixée, enserrée dans les soucis qu’elle +avait vus lourdement peser sur sa sœur Marguerite... Elle y découvrait +le désir passionné de demeurer libre afin de réaliser son rêve d’une vie +orientée toute vers l’Idéal qui la ravissait... Et encore, elle y voyait +la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le plaisir pour l’homme, la +souffrance pour la femme... + +Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que sur son visage +expressif Rozenne suivait le reflet de sa pensée, et son accent avait +une étrange gravité: + +--Vraiment, vous avez raison, je crois, mon heure n’est pas encore +venue... Jusqu’ici, personne n’a pu éveiller en moi le désir de faire le +don entier de ma vie, en échange de celui qui m’est offert... Je veux +jouir, à mon gré, de ma jeunesse... Je veux travailler pour acquérir un +semblant d’indépendance, dû à mon seul effort... Et aussi, parce que +j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans désillusions, les seuls +qui vaillent la peine d’être souhaités!... Les autres? ils ne me tentent +pas... Peut-être parce que je n’y crois pas! + +Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne pas savoir qu’elle +décidait peut-être de toute sa vie, en ce moment; mais aussi trop vraie, +pour ne pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait de lui dire +qu’il l’aimait... Et elle reprit encore: + +--Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du mariage... J’ai peur +de ses difficultés, de ses chagrins, de sa chaîne qui me semble +terrible... Peut-être, plus tard, je le verrai différent... + +--Oui, quand l’amour vous le fera paraître tout autre... + +Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur, courut encore une fois, +l’expression sceptique: + +--Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet amour si puissant et si +magicien? Pourtant, de toute mon âme, je l’accueillerais!... + +Il ne répondit pas; Colette revenait vers eux, appelant: + +--France! France!... Il est l’heure de partir! Tu ne m’entends donc +pas?... Ah çà! que racontez-vous de si intéressant?... + +Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu, considérait curieusement +le visage animé de sa jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne; et +le soupçon de la vérité traversa sa pensée en éveil... Mais France, sans +se livrer, répliquait hardiment: + +--Nous étions lancés dans une discussion psychologique que votre vue, ô +jeunes fiancés, nous avait inspirée! + +Colette n’insista pas, sachant bien que France ne disait jamais que ce +qu’elle voulait... Seulement, la certitude pénétra son esprit avisé que +sa sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle avait laissée +ouverte... + +Tous se remirent en marche. Mais Rozenne n’avançait plus près de la +jeune fille; il demeurait, sans parler, d’ailleurs, aux côtés des +fiancés. France ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier qui +rejoignait la route, et il n’osa s’approcher d’elle, sentant que ce +jour-là elle et lui n’avaient plus rien à se dire. Il ne voyait pas son +visage; mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée de sa +petite tête, d’ordinaire portée si droite, à la lenteur inaccoutumée de +son pas, au mouvement distrait de sa main qui, au passage, arrachait des +brindilles, tout de suite jetées à terre. + +Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant la bicyclette +qu’il lui amenait. + +Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre sous la lueur du +couchant qui violaçait le fût svelte des pins... La mer étincelait +splendidement irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air tiède... +C’était l’heure exquise où se sentent tout proches les cœurs de ceux qui +aiment... + +France le pensa avec un tressaillement... Elle contemplait Rozenne qui +venait vers elle... Il était pourtant un homme que la plupart, sûrement, +trouvaient séduisant... Elle-même goûtait fort la grâce capricieuse et +l’ironie piquante de son esprit très vif, comme aussi l’élégance +nerveuse de sa haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son +regard, le charme de son sourire qui savait exprimer tant de choses... +Alors pourquoi était-elle demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même, +si jalousement désireuse de conserver sa liberté; alors qu’il +l’implorait, avec une ardeur fervente, devant l’horizon de mer qu’elle +aimait, à cette heure de la fin du jour qui lui était chère entre +toutes?... Pourquoi n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux +qui enivre d’autres femmes?... + +Sans doute, il avait dit vrai, «son heure n’était pas encore venue...» +Elle n’était pas mûre pour l’amour... Pas encore! + +Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme jamais encore elle +ne le lui avait vu... Spontanément, elle lui murmura comme une enfant, +d’un ton de prière très douce: + +--Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas... J’ai réfléchi encore +depuis que vous m’avez quittée... Ne regrettez rien... A cette heure, je +serais une épouse détestable! + +Il la regarda dans l’âme même... Il était seul à peu près avec elle, +dans un paysage délicieux, sous un ciel de couchant, beau comme un ciel +de rêve... La douceur du crépuscule les enveloppait... En lui, criait le +désir de la sentir frémissante dans ses bras, de connaître la saveur des +lèvres jeunes dont il rêvait la caresse... Et elle était devant lui, +comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour s’envoler hors du nid, +insouciant, enivré de liberté!... Les larges prunelles, ardemment +lumineuses, étaient, pour lui, sans amour, comme la bouche qu’il voyait +trembler un peu, dans l’ombre dorée du bois... Et il n’avait pas le +droit de l’effleurer même du doigt, cependant qu’avec tout son être, en +cette minute, il l’appelait, il la désirait, il la voulait... Alors, +d’une voix basse, que l’émotion brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le +visage charmant: + +--Ne regretter rien, ce m’est impossible!... Mais je ne vous en veux +pas... Seulement, je pense que, pour une chimère, vous venez peut-être +de sacrifier le bonheur de deux vies... + + + + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +I + + +Conscient d’avoir conquis et de dominer en maître son brillant +auditoire, le conférencier achevait son étude sur le _féminisme dans le +roman_, étude inspirée par une œuvre récemment parue qu’avait signée un +nom célèbre. Et avec une pénétration de psychologue subtil et de +moraliste volontiers philosophe, avec une pensée alerte de causeur très +spirituel, il résumait les raisons qui doivent rendre vaine la tentative +de la femme pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle, +dédaigneuse de l’amour comme du souci et de l’orgueil de la maternité, +prétendant demeurer la «vierge forte» devant l’homme qu’elle méprise et +dont elle rejette l’égoïste protection. + +Il parlait éloquemment, avec une conviction chaude et un tact parfait, +disant des choses très justes--conçues, d’ailleurs, par une intelligence +masculine--dans une langue forte et pittoresque, souple pour exprimer +toutes les nuances. Et comme il eut le talent de terminer par une habile +et délicate esquisse du vrai rôle de la femme--compagne aimante et +généreuse de l’homme, dispensatrice de la vie par les êtres dont la +création est sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent dans la +houle des applaudissements jaillis de tous les rangs du très élégant +auditoire qui emplissait la petite salle de la Bodinière... Un auditoire +mondain à souhait; où coquet, parfumé, curieux, dominait l’élément +féminin, attiré entre deux visites--les visites de janvier! +pourtant...--par la réputation du conférencier. + +Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt, suivi l’évolution de +sa pensée, que France Danestal, amenée par une amie américaine, grande +admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements accueillirent sa +conclusion ainsi qu’une approbation unanime, elle eut un petit mouvement +de tête qui protestait, comme l’expression de ses lèvres qu’elle +mordillait impatiemment. Son amie s’en aperçut et se mit à rire, tout en +se levant pour suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie. + +--Eh bien, France, qu’y a-t-il?... Vous n’êtes pas satisfaite? + +Elle eut un sourire gai. + +--Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur, je vous l’accorde; +mais quant à la sagesse de ses jugements et à la justesse de ses idées, +il est au niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes sont tous +pareils et toujours les mêmes... Ils ne peuvent, ni les uns ni les +autres, se résigner à admettre qu’ils ne nous sont pas du tout +indispensables!... Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien agréablement +sans eux! + +Et avait dit cela d’un accent de conviction très drôle, tandis que ses +doigts distraits rattachaient sa veste de fourrure; Suzan Mackley +l’enveloppa d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore de +l’attention donnée à la conférence et si séduisante sous son chapeau +hérissé de larges ailes, comme une coiffure de Walkyrie, +qu’invariablement, elle retenait le regard de tous ceux qu’elle frôlait +dans la cohue de la sortie. + +--France, décidément, le sexe fort est sans attrait pour vous!... Je +commence à désespérer que nous vous voyions jamais enlevée par le prince +Charmant! + +--Ma chère amie, il faudrait d’abord que le prince Charmant existât!... +Je vous assure que je l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le +prierai pas de repasser à une autre heure! + +--A moins, petite muse, que vous ne soyez justement alors en +l’absorbante société du dieu de l’Inspiration! + +--Bah! il y a du temps pour tout et chacun! + +Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de la foule les séparait une +seconde. Quand elles se rejoignirent, Suzan demanda: + +--Je vous ramène, n’est-ce pas? + +--J’espère bien ne pas vous en donner la peine. Maman m’a dit qu’elle +viendrait me reprendre. Seulement, elle va, je suis sûre, être en +retard, parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette; et quand +elle est avec son petit-fils et sa petite-fille, dame! elle oublie tout +le reste du monde, y compris ma modeste personne! Je vous en supplie, +Suzan, ne l’attendez pas... Une vieille fille de mon âge peut bien +rester seule un moment! + +--Vous avez calomnié votre mère, France. La voici, et même Mme Asseline +avec elle! + +En effet, remontant le flot qui se déversait vers la sortie, saluant au +passage des visages connus, elles avançaient toutes deux parmi les +groupes qui encombraient la longue galerie dirigée vers la porte. + +Les cinq années écoulées depuis le mariage de Colette avaient laissé +quelques traces sur les traits un peu alourdis de Mme Danestal, dont +l’embonpoint s’était accru avec l’âge, malgré des soucis, des +préoccupations demeurés toujours les mêmes. En revanche, elles avaient +été douces à Colette, épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux et +raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement le nom dont elle +était partout saluée, «la belle Mme Asseline». + +Très svelte, même avec son collet de zibeline, ses cheveux blonds +artistement mousseux sous la précieuse dentelle rousse, piquée de roses, +qui ourlait sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule un de ces +passages sensationnels qui lui étaient toujours nécessaires, cherchant +sa sœur avec des yeux qui notaient surtout l’effet produit. + +--Colette, nous voilà! jeta France, glissant sa fine personne à travers +les rangs pressés, arrêtés par la pluie, devant la sortie. + +--Ah! très bien! Nous vous avons fait attendre, n’est-ce pas? Mais maman +ne pouvait se décider à dire adieu aux petits... Bonjour, chère amie. + +Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait de saluer Mme Danestal, +et toutes deux échangèrent quelques propos de pure politesse, car elles +n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre. Suzan Mackley +considérait comme une sorte de poupée l’exquise mondaine qu’était la +belle Colette. Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées +philanthropiques, teintées de socialisme, de cette richissime +américaine, qui, veuve, n’ayant pas d’enfants, usait de sa liberté et de +sa fortune pour s’occuper de toute sorte de questions scientifiques, +intellectuelles, voire même politiques, distraction ordinaire des +cerveaux masculins. «Une détestable relation pour France, si férue déjà +d’idées bizarres», répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal, qui +en eût volontiers jugé de même si, en bonne mère, elle n’avait gardé +l’arrière-pensée que, peut-être, dans la colonie américaine, France +rencontrerait le riche époux qu’elle lui souhaitait, frère en fortune de +Paul Asseline... + +Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin atteint la porte; +pendant que France disait adieu à son amie, Colette proposait: + +--Maman, veux-tu que je te remette chez toi? + +--Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui jouissait très volontiers des +voitures de sa fille favorite. + +Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec une impeccable +correction; et, tout de suite, entre Mme Danestal et Colette, ce fut une +conversation affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune femme se +créait, en collaboration avec son couturier. + +--Voyons, France, donne-nous ton avis, fit Mme Danestal très occupée... +Tu t’enfermes dans un silence bien intempestif! + +--Je vous écoute, maman. + +--Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence, remarqua Colette. Elle +était intéressante? + +--Très intéressante. + +La jeune femme n’insista pas. La conférence lui était fort indifférente; +et elle se remit à discuter avec sa mère le projet de robe dont elle +était enthousiasmée. Puis, ce fut le récit, lestement troussé, d’une +petite scène avec sa belle-mère qui s’était permis de blâmer la +somptuosité de ladite robe de bal dont un hasard lui avait fait voir le +modèle. + +France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels papotages sur des +chiffons, sujet intarissable pour sa mère et Colette, lui semblaient +insipides; et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir la +désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait les opinions de sa +belle-mère, car elle se souvenait trop bien de la respectueuse déférence +témoignée jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à la vieille dame +qu’il fallait séduire. La conquête faite, le mariage célébré, Colette, +paisible dans sa victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une +volonté inflexible, s’était mise doucement à agir selon son seul bon +plaisir, certaine d’être toujours approuvée par un mari follement épris; +cela, à la stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère, qui ne +s’attendait pas à cette transformation inattendue. + +Elle avait bien essayé de ressaisir la domination qu’elle considérait +comme son juste privilège, de diriger le ménage de son fils et de +morigéner à son gré sa belle-fille; mais après quelques tentatives +absolument vaines, elle avait bien été forcée de s’avouer qu’elle se +trouvait en face d’une puissance avec laquelle il lui fallait compter; +et pour ne pas avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait, la +rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite. Mais elle se +vengeait par de mordantes paroles, des critiques, des escarmouches dont +Colette n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs se +départir d’une parfaite correction de ton et de langage. + +France avait violemment l’horreur des trahisons. Or, elle estimait que +sa sœur avait trompé Mme Asseline et chaque circonstance qui le lui +prouvait réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte, si peu +sympathique que lui fût l’impérieuse vieille dame, toujours pétrie +d’idées mesquines, pitoyablement bourgeoise, vaniteuse et omnipotente. +Tout autant que son père, qui ne mettait jamais les pieds dans le monde +des Asseline, elle redoutait d’y aller; mais enfin puisque Colette avait +jugé bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions qu’elle y avait +trouvés, il semblait à France d’une stricte justice qu’elle payât +loyalement la dette contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce que +l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé cette opinion à Colette, +qui l’avait d’ailleurs fort mal prise; mais jamais plus elle ne lui en +avait reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action pour ne pas +respecter celle des autres. Et toutes deux avaient continué, tout en se +voyant très souvent, à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant il +existait moralement peu de points de contact entre elles. France savait +à merveille que sa sœur la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de +se créer dans le monde un brillant avenir comme le sien; et Colette, en +secret, s’irritait de se sentir jugée par la droite et inflexible +conscience de sa jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette +séduction. + +La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la maison des Danestal. + +--Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir, chez les de Tavannes. Tu +arriveras vers onze heures? + +--Ça, je n’en sais rien... J’arriverai quand je serai prête... + +--Hum! voilà qui promet encore quelques quarts d’heure d’attente à ce +bon Paul!... Un de ces jours, il regimbera! + +Colette eut un rire expressif. + +--Lui? Maman, tu ne connais donc pas encore ton gendre?... Tout ce que +je veux, il le veut... Tout ce qui me plaît, lui plaît!... Au revoir, +maman. France, à ce soir. + +Rapidement, les deux femmes descendirent; derrière elles, le valet de +pied ferma la portière du coupé qui s’éloigna tandis qu’elles +commençaient la montée de leurs quatre étages. + +A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut et ouvrit. Dans +l’antichambre, décorée de vieux panneaux artistiques, mais mal +éclairée,--ce n’était pas jour de réception,--se trouvait M. Danestal +qui rentrait aussi. Encore enveloppé de sa pelisse ourlée de fourrure, +il prenait le courrier du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa +fille. + +--France, la _Revue_ est arrivée. Tu peux voir l’effet qu’y produisent +tes sonnets des _Heures brèves_. + +--Un bon effet? + +--Je n’ai pas encore constaté... J’arrive... Viens en juger toi-même. + +Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment une somptuosité de +petit musée et se rapprocha du bureau Empire--absolument +authentique!--surchargé de papiers et de livres, sur lequel brûlait une +lampe. + +Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive. + +--Lis tout haut, dit son père. + +Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui accusait le dessin de sa +tête puissante dont les yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était +sensuelle et passionnée, soulignée par le menton volontaire qu’effilait +la barbe encore brune, mais largement striée de blanc. + +Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien que cet amour pour la +poésie qui les dominait tous deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne +suffisait pas pour le retenir davantage dans un foyer dont il s’était +depuis longtemps détaché; mais qui, entre temps, lui faisait trouver +plaisir dans la jeune société de sa fille. + +Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la sonorité musicale de sa +voix et qui était en admirable et instinctif unisson avec le caractère +du poème. + +Ah! c’était bien la même artiste qui avait écrit jadis, et qui lisait +maintenant, cette poésie frémissante, où palpitait la vie fugitive des +heures dont le souvenir demeure inoubliable... + +Le front appuyé sur sa main, dans un geste de recueillement, Robert +Danestal écoutait; et il la regardait, se demandant comment une fillette +de vingt ans à peine avait pu être capable de créer une telle œuvre +d’art d’une impeccable forme, d’une stupéfiante intensité de pensée... + +Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui avait soumis avant de +les envoyer à la _Revue_. Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient +chez cette fine créature, aux allures de simple fille du monde qui +songeait tour à tour en artiste, en philosophe, et en femme exquisément +vibrante... + +Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans un réveil. + +--Eh bien! France, tu peux être satisfaite de ton œuvre, fit-il +pensivement, avec un tel accent de sincérité qu’une bouffée de joie la +fit tressaillir, car elle savait le prix d’une semblable approbation. + +Il la précisait en reprenant les vers, les uns après les autres; les +étudiant avec un soin qui révélait la valeur qu’il y trouvait. + +Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour tous deux... Mais, par +hasard, les yeux de Robert Danestal tombèrent sur le cartel suspendu +entre les deux fenêtres. + +--Diable! Comment, sept heures moins dix?... Je dîne au Cercle... Et je +ne suis pas habillé pour ce soir. + +--Ni moi déshabillée, dit France, apercevant dans la glace sa tête +brune, toujours coiffée du chapeau aux grandes ailes. + +Elle se levait, prenant la _Revue_. + +--Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes, père? + +--Oui... J’irai y faire un tour... Ou doit m’y présenter un jeune +artiste--dont je ne me rappelle plus le nom, d’ailleurs--qui +illustrerait volontiers mon volume des _Gloires_. + +--Alors, à ce soir, père. + +Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un fauteuil, elle disparut +prestement et regagna sa chambre. + +C’était vraiment là son _home_ d’élection, celui qu’elle avait créé +selon ses goûts, grâce à des meubles, des livres, des gravures, des +bibelots d’art qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de +collectionneur toujours en quête. + +Dominant son étroite couchette, se dressait un christ d’ivoire ancien +qui était une pièce rare, découverte par hasard chez un brocanteur où +elle était allée fureter avec son père. Dans une vitrine, des figurines +de Saxe voisinaient avec de précieux éventails, des faïences curieuses, +une fragile statuette antique... Sur le piano, drapé d’une vieille soie +à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires épanouissaient leur +feuillage léger dans une jatte d’étain qui devait dater de plusieurs +siècles. Près de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante de +livres, de feuillets, de portraits,--portraits d’artistes surtout, mais +la place d’honneur appartenant à une petite photographie de sa sœur +Marguerite;--d’une aiguière opaline, en cristal de Nancy, jaillissait +une gerbe d’œillets dont le parfum montait vers les livres préférés de +France, placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien à portée de +la main. + +Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en attendant que le dîner +lui fût annoncé; d’un regard d’amie, elle enveloppait son harmonieux +petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une grosse bûche; et un +sourire de malice flottait sur sa bouche, car elle songeait à +l’audacieuse--et mensongère--affirmation du conférencier, décrétant que, +seulement par l’amour de l’homme, la femme peut être heureuse. Oh! la +fatuité masculine! Dans quelle erreur elle faisait tomber même un +psychologue délicat! N’en était-elle pas, elle-même, la preuve vivante? +C’était dommage que, pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une +seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée et de son cœur. Il +eût vu alors qu’une femme, même jeune,--quoi qu’il en dît!--peut trouver +son bonheur dans son indépendance, son travail, l’affection d’amis de +choix, et les jouissances artistiques et intellectuelles données à ceux +qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents. + +Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui manquait--sauf de +l’argent! Et, de nouveau, un sourire souleva ses lèvres... Ce qu’elle en +gagnait avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas des rentes +bien brillantes. Et elle avait hérité--peut-être pour son grand +dommage!--de la générosité de son père; toujours prête à donner, aux +autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude bonté et son goût du +beau. + +Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de n’être pas mariée. Pas +une fois elle n’avait eu le désir ou même entrevu la possibilité +d’accepter les quelques partis convenables, selon le monde, qui +s’étaient offerts à elle; partis d’ailleurs rares... Car, de toute +évidence, si simple qu’elle fût, elle effrayait beaucoup d’hommes par sa +valeur intellectuelle; et ceux qui n’en étaient pas effarouchés +s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui ne pouvaient lui +plaire... Pourtant, certes, l’exemple de son père la protégeait contre +le rêve de devenir la femme d’un homme illustre! + +Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal fait en laissant Claude +Rozenne s’éloigner d’elle; et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite +oubliée, lui donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait avoir pour +elle. L’hiver même qui avait suivi leur commun séjour à Villers, passant +la saison en Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et très +belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue. + +Quelquefois, elle pensait: «Je me marierai quand je rencontrerai un +homme qui mérite que je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à +ne pouvoir la désirer meilleure!...» + +Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât?... Le conférencier +prétendait que, fatalement, à une heure ou à une autre, la femme éprouve +la soif de se donner... Cette soif, l’éprouverait-elle donc un jour?... +Vraiment, en la sincérité de son âme, elle ne le souhaitait pas. +L’amour, instinctivement, elle le considérait comme un beau joujou +dangereux auquel il est très sage de ne pas toucher, car il blesse le +cœur, presque toujours. + +Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait pas. Le mariage +d’amour de Marguerite avait été une faillite. Colette ne voyait dans son +mari que la source de son luxe. Suzan Mackley, une des femmes qu’elle +fréquentait avec le plus de plaisir, libérée du mariage, semblait vivre +dans l’allégement d’une délivrance... + +Qu’en adviendrait-il d’elle-même?... Curieusement, tout à coup, elle se +le demandait. Se pût-il qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art +lui créait ne lui suffirait plus; où son existence, si délicieusement +remplie, lui semblerait vide; où, pour combler ce vide, il lui faudrait +l’amour d’un homme?... + +Encore une fois, elle eut un instinctif geste d’épaules, comme pour +rejeter bien loin ces vaines idées; un sourire d’incrédulité sceptique +et gaie errait sur sa bouche... Mais elle continua pourtant à songer aux +mystérieux problèmes d’une vie de femme, tout en regardant les braises +qui s’écroulaient avec des lueurs capricieuses. + + + + +II + + +Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement achevé, France eut à +elle un long moment de liberté avant l’heure de s’habiller; car Mme +Danestal avait regagné sa chambre pour y commencer sa toilette, +occupation aussi longue pour elle qu’au temps même de sa jeunesse. + +C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience, se prit à faire la +sienne seulement quand elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin +un heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même s’habilla avec un +soin instinctif, parce qu’elle était artiste en toute chose. Elle +s’intéressait à sa toilette comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait +harmonieuse, pour satisfaire son propre goût; mais dans l’attention +qu’elle y donnait, il y avait une étrange absence de coquetterie. + +Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se servir seule, la femme de +chambre absorbée par sa mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image +que lui renvoyait la glace: celle d’une mince créature qui avait une +fraîcheur de fleur blanche, de larges prunelles profondes dans un iris +très bleu, sous les cheveux châtains où couraient des moires d’or, qui +était modelée comme une pure statuette par l’étoffe soyeuse, couleur +d’une rose jaunissante, étroitement drapée sur sa forme svelte. + +Dans l’échancrure du corsage elle glissa des roses vivantes qui +confondirent le doux coloris de leurs pétales avec la teinte délicate de +la robe et le jeune éclat de la peau... Puis, rapidement, elle +s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds, chaussés de satin, +exposés à la flamme du foyer, elle se mit à lire des feuillets +d’épreuves, à les annoter avec une attention qui creusait un pli entre +les sourcils, tracés d’un seul jet. + +--France, tu es prête? vint enfin dire à la porte de sa chambre Mme +Danestal qui était toute souriante, sortant à son gré des mains de sa +femme de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment très +majestueuse, ses cheveux, dont la poudre unifiait la blancheur, lui +donnant un air de jeune douairière. France le lui dit; elle parut ravie +et arriva au bal d’humeur charmante. + +Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis beaucoup de temps pour +parfaire l’œuvre de sa toilette. Les salons étaient encombrés par des +couples si nombreux de danseurs qu’à peine les plus intrépides pouvaient +accomplir la lente évolution du boston. + +Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes s’étaient réfugiés. Les +curieux s’entassaient dans les embrasures des portes pour contempler le +très brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup de femmes +étaient jolies, où toutes étaient habillées, pour la joie des yeux, par +les soins d’experts couturiers. + +D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir une place sur les +banquettes de la galerie, devisaient librement et, volontiers, +appréciaient les danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés +féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la danse ni les femmes, que +le seul devoir mondain avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient +discrètement, les yeux ouverts à demi, sous les paupières fatiguées, +aspirant à l’heure du retour, dans la bonne nuit glacée où ils +oublieraient les salons surchauffés et la senteur trop forte des fleurs +répandues à profusion pour fêter les vingt ans de la petite Jacqueline +de Tavannes. + +Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement de sa robe de tulle, +dansait avec des yeux rieurs où, par éclairs, passait une gravité +tendre, quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine, +correctement confondue dans la foule des habits noirs. + +Parmi leur phalange, France distingua tout de suite son beau-frère qui, +conscient d’être le mari de la reine, s’effaçait discrètement, fier de +la beauté de la jeune femme, attendant, docile, son bon plaisir pour +regagner leur gîte fastueux. + +Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il se précipita, +s’empressant afin de leur découvrir des sièges. Mais il n’eut pas la +peine d’en chercher un pour France. Tout de suite entourée d’un cercle +de danseurs, la jeune fille devait inscrire une série de noms sur son +carnet; puis s’éloigner au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent +de se faire agréer avant les autres et la conduisait adroitement à +travers le flot des couples dont la musique rythmait l’évolution. + +La grâce souple de France faisait d’elle une incomparable danseuse de +boston et le cavalier qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec +un plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une ondulation +berceuse et lente qui enroulait autour d’elle la soie molle de sa robe, +les joues un peu plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont +l’expression était distraite, errant autour d’elle pour reconnaître, au +passage, des visages connus. Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui, +admirablement habillée, décolletée comme le méritaient ses belles +épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet. Aussitôt, elle +détourna la tête et ses yeux effleurèrent un groupe masculin immobilisé +dans l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une surprise enleva à +son regard l’expression indifférente et une question lui monta aux +lèvres: + +--Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune homme debout, là-bas, +près de la porte du petit salon?... Il me semble que je le connais... + +--Là-bas?... qui cause avec Luzarches?... C’est un artiste, je crois, un +certain Claude Rozenne qui a, dit-on, beaucoup de talent... + +--Claude Rozenne... C’est bien ce qu’il me semblait, fit-elle la voix un +peu lente. + +Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit pas. + +Claude Rozenne! Brusquement, dans son souvenir, se dressait la vision du +bois d’Houlgate, où un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait +d’amour, devant la splendeur du couchant sur la mer. Et cela lui +paraissait vieux, si vieux, comme le dernier épisode d’un roman lu dans +sa toute jeunesse et un peu oublié... Depuis ce jour-là, elle ne l’avait +pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu seulement dans la cohue du mariage +de Colette. Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union +imprévue. + +Que s’était-il passé ensuite? Au bout de près de deux années d’absence, +Rozenne avait été revu seul à Paris, pendant quelques semaines; il +n’avait cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était parti pour +des voyages sans fin, semblait-il, ne se rappelant au souvenir de +personne... Aussi était-il bien oublié quand, au commencement de +l’hiver, il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le monde +parisien. De sa femme, pas un mot; tout juste, aux quelques indiscrets +qui avaient osé aventurer une allusion à son mariage, il avait répondu +que Mme Rozenne vivait en Angleterre; et son accent eût suffi pour +arrêter toute investigation. + +Ces détails, France se souvenait de les avoir entendu donner par Paul +Asseline, en diverses circonstances; et, récemment, l’entrefilet d’un +journal lui avait appris, par hasard, qu’une exposition allait avoir +lieu d’œuvres et croquis rapportés de ses voyages par Claude Rozenne, +exposition qui était annoncée comme devant être absolument +remarquable... + +Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur la ramenait, la valse +finie, et il lui semblait un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu. +De silhouette, il restait un jeune homme; mais sur les tempes, les +cheveux grisonnaient un peu et la dure empreinte de la vie s’accusait +dans les rides précoces du visage fatigué, dans l’expression de +lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait la bouche, au +repos... Quelle tempête avait donc passé sur cet homme qu’elle avait +connu si joyeusement insouciant, pour qu’il eût à ce point changé?... Un +impérieux désir s’élevait en elle de lui parler, d’évoquer avec lui les +quelques semaines d’un passé dont le souvenir lui demeurait souriant. La +reconnaissait-il?... + +D’un signe, elle appela Paul Asseline. + +Toujours complaisant, il approcha aussitôt. + +--Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui est là, n’est-ce pas? + +--Oui... Ç’a été pour moi une stupéfaction de le voir ici. Il ne m’avait +pas donné signe de vie depuis son retour à Paris. + +--Je pense que vous n’êtes pas brouillés?... Amenez-le-moi... Cela me +ferait plaisir de causer avec lui du vieux temps de Villers... + +--Très bien... Je vais vous le chercher... + +Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait si différent du +Rozenne d’autrefois, qu’elle ne songeait plus à la scène du bois +d’Houlgate... Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau danseur +ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait pour une valse... Mais Paul +Asseline reparut. Rozenne le suivait. Un éclair de plaisir passa dans +les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne. D’un geste +spontané, elle lui tendit la main, avec un joli sourire: + +--Alors, vraiment, c’est bien vous?... Et vous ne venez pas même saluer +vos anciens amis! Il faut que ce soient eux qui vous reconnaissent! + +Il s’était incliné très bas; mais à peine il avait effleuré les doigts +qu’elle lui donnait. Un pli barrait son front et il n’y avait pas de +sourire sur son visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc de +quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs, il se ressaisit et +la regardant il dit: + +--Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle, de venir si +tardivement vous saluer. Mon excuse est que vous aviez autour de vous +une telle cour que je n’ai pas osé aller vous importuner. + +--Hum! Quelle cérémonie!... Peut-être, tout simplement, la vérité +est-elle que vous ne m’avez pas reconnue! + +--Avant même d’avoir vu votre visage, je vous avais devinée en vous +apercevant de loin qui dansiez... Vous avez une silhouette qu’on +n’oublie pas! + +Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage, peut-être +involontaire. + +--Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru revenu à Villers! Ah! +que ce temps est loin déjà!... + +--Oui, bien loin!... Il y a des moments où il m’apparaît comme un bon +rêve dont la vie s’est chargée de me réveiller. + +Il s’arrêta court... Sa voix était rude et, de nouveau, une contraction +fugitive avait crispé ses traits, une seconde. Elle eut sur lui un +regard rapide, un peu saisie de son accent. Les années qui venaient de +s’écouler lui avaient donc été bien lourdes? Pourquoi et comment?... + +Encore une fois elle eut, très forte, l’impression que quelque événement +douloureux avait ainsi transformé l’homme qu’elle avait rencontré +autrefois, goûtant la vie comme un fruit savoureux. + +Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette grâce qui la rendait si +attirante: + +--Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce moment, la tentation de +bavarder un peu avec vous sur ce séjour à Villers... Donnez-moi votre +bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque... Mon danseur +n’aura pas l’idée d’aller m’y chercher. + +Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation qui passait dans ses +yeux. Évidemment, la conversation qu’elle souhaitait lui était pénible, +à lui... Mais il se domina et la conduisant vers la bibliothèque, il +interrogea, avec une politesse un peu machinale, comme s’il voulait +échapper à la hantise du souvenir, même par une question banale: + +--Alors, vous n’aimez pas à danser? + +--Oh! vous comprenez bien que c’est un plaisir sur lequel je suis blasée +depuis que j’en use... Je suis maintenant presque une vieille fille, pas +selon les apparences, peut-être, mais au moral... + +--Non, c’est vrai, pas selon les apparences, répéta-t-il après elle, +avec un étrange sourire, s’effaçant pour la laisser passer. + +La petite pièce où ils entraient était à peu près déserte dans +l’instant. Quelques hommes âgés y causaient; ils s’éloignèrent à la vue +du jeune couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler un flirt. + +France le devina et, une seconde, ses lèvres eurent une expression +malicieuse. Elle et Rozenne pensaient si peu à flirter!... Elle s’assit +dans un grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme mince se +découpa d’un trait délicat sur les verdures sombres de la tapisserie. +Lui resta debout, adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux +d’artiste, il remarquait, même en de menus détails, la charmante vision +féminine qu’elle évoquait ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui +enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive, les épaules, les +bras, d’une rare pureté de ligne... + +Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné d’elle, sa destinée, à +lui, eût été autre, peut-être très heureuse. Et, tout à coup, une sorte +de colère contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les bas-fonds +creusés par la vie. D’un accent bizarre, il jeta: + +--Comme l’on devine mal la vérité!... J’aurais juré que je vous +retrouverais mariée! + +--Pourquoi? Je ne montrais pourtant pas dans ma prime jeunesse de très +grandes dispositions matrimoniales, si je me rappelle bien. + +Il haussa imperceptiblement les épaules. + +--Parce que vous êtes de celles que les hommes veulent à tout prix +conquérir. + +La bouche de France eut une moue gaiement moqueuse. + +--A la condition, toutefois, que celles-là soient des héritières... Et +ce n’était pas mon cas. + +--Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée comme il m’a été donné de +le constater tout à l’heure... + +Elle inclina sa tête fine. + +--Très entourée, comme vous dites... Vraiment, je crois bien qu’il y a, +pour le moins, ce soir, dans le grand salon, une dizaine d’hommes, +jeunes ou mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout prêts à me +faire la cour pour peu que le jeu paraisse m’agréer... Mais laissons là +tous ces enfantillages et parlons de choses plus intéressantes, comme +aux beaux jours de Villers, quand nous bataillions si bien... Alors, +vous devenez un homme célèbre?... Vous allez, paraît-il, exposer des +pastels dont on parle déjà... + +--Sans les connaître, oui. Je vais, en effet, exposer le fruit de mes +labeurs, comme disent les bonnes gens. Car je travaille maintenant. + +--C’est très bien!... Vous êtes devenu tout à fait un homme sérieux! + +--Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite, fit-il ironique. C’est la +nécessité qui me fait accepter le joug... austère du travail. Ayant eu +de fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse idée +m’est venue de jouer; et j’ai perdu si remarquablement que ma modeste +fortune en a subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il est +peut-être fort heureux que je me sois vu dans l’obligation de «peiner». +Quand la jeunesse est finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie +est supportable à la seule condition de la surcharger d’occupations qui +en comblent le vide effroyable!... + +Comme ces paroles sonnaient étranges dans une atmosphère de fête... Mais +avant que France y eût répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un +regret peut-être de son aveu pessimiste: + +--En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être, je vous +rencontrerais, car je dois être présenté à monsieur votre père, dont il +m’est offert d’illustrer les poèmes. + +--Ah!... c’était vous l’artiste dont mon père m’a encore parlé +tantôt?... Comme c’est curieux!... Je serais ravie que ce soit vous qui +vous occupiez des _Gloires_... + +--En attendant que vous me fassiez l’honneur de me confier vos propres +œuvres... Car vous avez tenu tout ce que vos amis attendaient de vous. +Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est arrivé plusieurs fois de +lire de vos vers... Ils n’étaient pas signés de votre nom; mais je ne +sais quelle intuition m’avait fait deviner qui était _Francis Danes_. Il +pensait et sentait tellement comme Mlle France Danestal... Pas en tout, +pourtant... + +--Vraiment?... + +--Oui; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul culte du beau et, +d’instinct, fuyait la pensée et le spectacle de toutes les laideurs, des +problèmes de la misère, de la maladie qui sont le partage de la pauvre +humanité et n’ont rien d’esthétique... + +--Autrement dit, j’étais un petit monstre d’égoïsme! + +--Non; vous étiez seulement une artiste, éprise de beauté, comme les +jeunes Hellènes auxquelles vous ressemblez. Mais votre vision de la vie +s’est élargie, si j’en crois vos vers... + +--Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire. Les années nous +apprennent à voir et à sentir tant de choses!... Vous souvenez-vous qu’à +Villers vous me taquiniez sur mon audacieux désir de savoir et de +comprendre toujours plus?... Je crois qu’avec l’âge ma curiosité s’est +encore avivée; mais elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les +choses du passé qui m’intéressent le plus, mais celles du présent... Mon +temps me passionne tel qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses +erreurs, ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je? Peut-être parce que +je me sens tellement sa vraie fille! + +Elle disait tout cela très simple, jouant avec son éventail, dont le +battement effleurait son bras nu. Lui, l’écoutait, la pensée envahie par +le ressouvenir de leurs causeries d’autrefois. + +Tout haut, il songea: + +--Comme vos vers portent l’empreinte de cette évolution de votre +pensée!... Je ne suis, moi, qu’un profane en matière de poésie; mais je +me permets pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents, qu’ils +sont absolument remarquables. + +Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis dont la sincérité +donnait une singulière force à son éloge. Une flamme rose courut, puis +s’éteignit sur le visage de France; et doucement, elle dit: + +--Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque vous avez été un peu, en +somme, mon parrain littéraire... Je ne l’oublie pas et je vous en garde +un reconnaissant souvenir... + +--C’est beaucoup trop pour le peu, très peu, que le hasard m’a fait +faire... + +--Le peu? Non, j’ai su comme vous aviez mis en goût de connaître +davantage ma poésie l’éditeur qui en avait entendu quelques bribes, au +passage. Et ce premier succès a été pour moi un immense encouragement! +Peut-être, si je ne l’avais pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire +des vers... Et je me serais privée d’une telle jouissance! + +Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque chose de dur. +Lentement, il dit: + +--Alors, votre vie est ce que vous désiriez la faire? Vous êtes +heureuse? + +Une lumière passa dans les prunelles ardentes. + +--Je suis très heureuse!... J’ai la vie que je souhaitais sans oser la +croire réalisable... Mes rêves les plus ambitieux ont été dépassés... +Non seulement, le public lettré--oh! pas la foule, sûrement!--commence à +connaître un peu le nom de Francis Danes,--poète et +compositeur!--mais... + +Ici sa bouche prit une expression gamine. + +--... Mais ce qui me paraissait le plus enviable des dons, je gagne de +l’argent,--pas des sommes considérables!... et avec ma prose plus +qu’avec mes vers et ma musique, bien entendu!--mais enfin!... Je n’ai +plus à demander toujours des capitaux à ma famille! Et cela seul +suffirait déjà à me faire trouver le travail un délice... + +--Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps votre existence de +bénédictine? + +--Oh! de bénédictine!... + +Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que son regard effleurait +la soie rose de sa robe et les fleurs qui se fanaient sur sa peau +fraîche. Il corrigea, toujours railleur sans gaîté: + +--Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle et s’accommode des +mœurs, des goûts, de l’esprit de son temps... Et l’avenir que vous vous +préparez ainsi, volontairement, ne vous effraie pas? + +--Pourquoi m’effraierait-il? Je me donne à moi-même mon bonheur, je ne +me l’enlèverai pas! + +--Soit; mais ce que vous voulez bien appeler aujourd’hui du bonheur ne +vous suffira peut-être pas toujours... + +Elle se redressa inconsciemment; et, avec une imperceptible hauteur, +elle jeta: + +--Je verrai bien, alors. + +--Oui, c’est vrai, vous verrez bien--et peut-être trop tard!... Ainsi, +l’heure n’est pas encore venue. + +--L’heure?... + +Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient. + +Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils se rapprochèrent. + +--Me permettrez-vous de vous dire que je vous trouve bien indiscret? + +--Pourquoi? fit-il, la regardant en face. Parce que j’émets l’opinion +que vous n’avez pas encore trouvé votre maître? + +--Quelle perspicacité!... Eh bien! croyez, s’il vous convient, que +j’attends encore l’heure, comme vous dites... l’entraînement de la +passion... C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de me +voir goûter? + +Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis qu’elle soulignait les +mots avec une emphase moqueuse, ouvrant son éventail dont les paillettes +étincelèrent. + +Oh! cette insolente quiétude de vierge sûre d’elle-même... Un désir +jaillit en lui comme une flamme... Obtenir dans l’avenir, à n’importe +quel prix, l’audacieuse et exquise créature; la sentir à son tour, +vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer... Il se souvint; jadis, sur +la route d’Houlgate, quand elle marchait insouciante devant lui, épris +follement, il avait connu déjà cette tentation insensée de la saisir +dans ses bras pour la meurtrir de baisers, en lui murmurant, sur les +lèvres, les mots qui font défaillir... Et devenue plus femme, elle était +plus séduisante encore. D’un regard violent il enveloppa la peau +veloutée comme un pétale de camélia, le visage mobile et fin, les yeux +ardemment profonds, la bouche que nuls baisers n’avaient fanée,--il +l’eût juré!--la forme modelée merveilleusement dans l’argile humaine que +trahissait l’étroite ligne de la robe... Ah! aucune des créatures +auxquelles, depuis des mois, il s’était tour à tour attaché dans une +soif désespérée d’oubli, aucune ne l’avait enivré comme eût pu le faire +cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait, non seulement elle +serait une incomparable amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la +vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme... + +Après elle, il répéta, droit devant elle: + +--L’entraînement de la passion! Vous en parlez comme une enfant joue +avec le feu, sans le connaître! Si j’étais charitable, je vous +souhaiterais, sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis pas +charitable. A quoi bon mentir? Je désire, au contraire, par amour de la +justice, que vous connaissiez un jour cette force de la passion dont +vous riez, dédaigneuse; que vous soyez à votre tour vaincue par elle, +vaincue à crier grâce! + +Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta. Elle ne souriait plus +et se levait, les yeux presque graves. + +--Vous semblez vraiment me jeter une malédiction. Que savez-vous si je +ne considérerai pas ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître +très pâle mon bonheur d’aujourd’hui?... + +--Je le souhaite de toute ma volonté. + +Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond de l’âme... Dans celle de +Rozenne, elle devina tant de misère que son cœur de femme pardonna. Le +sourire charmant reparut sur ses lèvres. + +--Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans que je l’aie mérité. J’ai si +bonne envie que nous soyons de vrais amis! Nous sommes destinés à nous +voir souvent si vous devenez le collaborateur de mon père... Et puis, +maintenant, ramenez-moi en plein bal, car nous accaparons un peu le +sanctuaire du flirt! Et Dieu sait pourtant que nous n’avons pas essayé +ce jeu-là! + +Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son bras. Elle était pour lui +l’incarnation même d’un éden où il n’entrerait pas; la conscience lui en +était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais revue... Et, +pourtant, il éprouvait l’âpre désir de la retenir encore, de l’avoir +ainsi, quelques minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité +de cette pièce paisible où se fondaient, très doux, le chant de +l’orchestre et la senteur chaude des fleurs qui se mouraient dans l’air +alourdi. + +Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à demi la bibliothèque; +et la rumeur du bal les enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes +fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules nues, avivant l’éclair +des satins. Devant eux, dans la foule des couples, passait la petite +Jacqueline de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières +abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui dont, secrètement, son jeune +cœur faisait l’élu. + +France sourit de lui voir un air de petite fille sagement heureuse. +Rozenne ne l’aperçut même pas; il pensait, impatient, que les règles de +l’étiquette mondaine lui interdisaient de retenir davantage France +Danestal... Alors, il souleva la portière, tandis qu’elle effleurait de +ses doigts le bras qu’il se résignait à lui offrir... + +--Où désirez-vous que je vous conduise? + +Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait leur réapparition. + +--Ah! mais voici notre artiste! Maître, il flirtait, et c’était avec +votre fille! + +France tourna la tête et vit son père qui les regardait, elle et +Rozenne, d’un air si surpris qu’elle se mit à rire. + +--Père, ne t’étonne pas autant!... M. Rozenne est pour moi une vieille +connaissance que j’ai eu grand plaisir à retrouver... Il y a cinq ans, +nous avons passé ensemble un mois bien gai à Villers. Je lui rends sa +liberté aussitôt qu’il m’aura découvert un siège quelconque... + +--Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur, je vous attends ici +pour que nous causions dès que vous aurez un moment à me consacrer... + +Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était incliné; mais il n’eut +pas la peine de chercher, pour France, la chaise demandée. Tout de +suite, déjà, elle était entourée par ses danseurs qui venaient lui +réclamer les valses promises. Alors, soulevant les doigts qu’elle avait +laissés sur le bras de Rozenne, elle dit, et aux lèvres elle avait le +sourire où voltigeait une ironie caressante: + +--Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule, m’abandonner pour mon +père... Au revoir, n’est-ce pas? + +Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses yeux passa l’expression +qu’elle ne s’expliquait pas, où il y avait quelque chose de violent et +de dur. Puis, se courbant très bas, il répéta après elle: + +--Au revoir. + + + + +III + + +L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un printemps frileux encore, +que glaçaient parfois de brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi +par les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait les +branches, et de la terre vivifiée commençaient à jaillir les jeunes +pousses qui cherchaient la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu +fragile. + +France, dans le wagon qui l’emportait vers Amiens, où son beau-frère +d’Humières venait d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre +abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières senteurs +d’avril. + +Mais absorbée par une songerie que berçait le mouvement régulier du +train, elle ne prenait point garde au renouveau tardif du pays picard +dont les interminables plaines fuyaient, monotones, vers l’horizon. + +C’était la première fois, depuis cinq années, depuis leur commun séjour +à Villers, qu’elle allait se retrouver à vivre intimement près de sa +sœur. Et la même question qui, jadis, la troublait si fort, au moment de +leur réunion à Villers, l’occupait de nouveau, anxieusement: Marguerite +était-elle heureuse? Son généreux amour avait-il, comme elle l’espérait, +transformé son léger époux?... Ou bien était-il demeuré l’être +égoïstement frivole qui, tant de fois, avait révolté France, à Villers? + +Villers! ce nom qui traversait sa pensée en fit dévier le cours, y +ramenant, par l’impérieuse association des idées, le souvenir de Claude +Rozenne, devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans plus tôt. +Elle l’avait revu souvent depuis deux mois; et chacune de leurs +rencontres avait avivé en elle l’impression de la première heure, quand +elle avait causé avec lui chez les de Tavannes. Avec le Rozenne de +jadis, il semblait n’avoir de commun que son sens délicat et si aiguisé +des choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément les poèmes +de Robert Danestal; et cela, avec une telle intuition du caractère de +l’œuvre, qu’elle eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies à +elle... + +Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports n’avaient pas +repris le caractère de sympathie joyeuse et confiante qui les avait +rapprochés à Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas l’intuition +qu’elle l’intéressait comme autrefois; elle sentait son attention tendue +vers elle, dès que les obligations de la vie mondaine les rapprochaient; +mais, loin de la rechercher, il l’évitait; et si quelque circonstance +les réunissait forcément, elle retrouvait vite, sous la correction polie +des paroles, l’espèce de mordante et agressive rudesse dont elle avait +été frappée, le soir au bal. Que lui avait-elle donc fait?... Gardait-il +contre elle une mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné sa +capricieuse recherche, oubliée par lui tout le premier, d’ailleurs, +comme l’avait prouvé son prompt mariage. + +S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée qu’elle s’était +créée, ne réalisant aucune des prédictions par lesquelles il répondait +autrefois à ses déclarations de faire _seule_ son bonheur?... + +Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le lui pardonner, +d’abord parce qu’il avait beaucoup de talent, et elle possédait pour les +artistes des trésors d’indulgence; parce qu’il avait une intelligence +largement ouverte à toutes les idées; surtout, enfin, parce qu’elle +devinait en lui une blessure très douloureuse dont il n’était pas guéri, +s’il devait l’être jamais. + +De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer dont toutes ses +paroles semblaient imprégnées; de là, ses brusques sautes d’humeur qui, +tour à tour, faisaient de lui un étincelant causeur et un homme morose +et silencieux, indifférent à toute conversation. + +D’instinct, elle était désormais certaine qu’il avait souffert par sa +femme de façon inoubliable... Mais comment?... Tous l’ignoraient. Jamais +il n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et il menait, au +contraire, une vraie vie de garçon, terriblement folle. France avait +entendu conter sur lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet, +édifié même de moins éclairées, et elle savait à merveille quel nom de +très belle comédienne on accolait invariablement au sien. + +Donc, il était pareil à la majorité des autres hommes. Alors pourquoi +est-ce que, tout à la fois, il l’intéressait et l’irritait? pourquoi +chacune de leurs rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire +curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation? curiosité dont +elle s’irritait toutes les fois qu’elle en prenait conscience. + +Et de nouveau elle eut un petit froncement de sourcils, quand une +secousse plus brusque du train la rappela soudain à elle-même. Alors +elle fit un geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le souvenir +même de Claude Rozenne. + +Amiens, maintenant, était proche, tout proche. Le train filait entre les +terres basses, découpées de menus canaux... Puis apparurent les +premières maisons des faubourgs, aux briques enfumées. Après, ce fut la +lourde masse de la gare. Et la machine, bruyamment, s’engagea sous la +voûte noircie, entre les quais dont elle faisait frémir l’asphalte. + +Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le flot des voyageurs. +France, entraînée par le mouvement général, se glissa alertement à +travers la foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie; et, soudain, +un sourire heureux lui monta aux lèvres, car elle apercevait le cher +visage de sa sœur qui lui souhaitait la bienvenue, avant même que la +douce voix eût dit avec un accent de tendresse: + +--Ah! France! petite France! te voilà, pour de bon!... Jusqu’à la +dernière minute, j’ai eu peur d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais +à venir. + +--Que je renonçais... pourquoi? mon Dieu... + +--Parce qu’il me semblait que notre province et notre modeste petit +intérieur n’avaient rien de bien attirant! + +--Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je reprends le train tout +de suite et je refile vers Paris... Je suis tellement contente de me +retrouver avec toi et les enfants! Est-il possible que ce soit Bob, ce +grand garçon? Veux-tu embrasser tante, mon chéri? + +Un peu timide, le petit s’approcha; puis, tout de suite conquis, il +glissa sa menotte ronde sous les doigts effilés de la jeune fille dont +André d’Humières venait de serrer chaleureusement la main. + +--André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce pas? t’occuper des bagages +de France. Nous rentrons en avant parce que je ne veux pas laisser les +deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah! France, je vais +pouvoir te présenter ta filleule! + +--Enfin! enfin! Il me semblait, Marguerite, que jamais le moment de +notre réunion n’arriverait! Il me faut vraiment, pour ne pas croire que +je le rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir tes chers yeux +et ton sourire. Que c’est donc bon d’être ici! + +Une telle allégresse chantait dans son accent, que la jeune femme eut +vers elle un regard presque reconnaissant, heureuse de cette joie qui +lui montrait, toujours si vivante, la tendresse de sa jeune sœur. Et, +leurs deux cœurs soudain rapprochés, elles se mirent à causer avec une +intimité joyeuse. + +Elles avaient laissé derrière elles une large rue qui s’ouvrait devant +la gare, animée par la course incessante des tramways; et elles +marchaient dans la paisible allée d’un boulevard où les croisaient de +rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient pour regarder la +jolie inconnue dont Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite, +distraite de sa causerie par le salut d’un passant, s’en aperçut tout à +coup et, gaiement, lança: + +--France, demain le tout-Amiens va savoir ton arrivée en nos murs et +Dieu sait les visites que j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la +première fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon, mon petit salon! + +--Si petit que cela?... Je croyais qu’en province on avait tant de +place! + +--Quand on peut largement payer cette place, oui... Mais... mais ce +n’est pas tout à fait notre cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre +_home_; nous arrivons... + +Elles s’étaient engagées dans une paisible petite rue qui s’élevait en +pente douce pour finir brusquement sur un large horizon de ciel. + +France demanda, étonnée: + +--N’y a-t-il plus de maisons par là? + +--Non, de ce côté, ce sont les champs... Et ce m’est bien précieux pour +mes trois poussins qui, grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur +bonne mine. Ah! te voici chez toi, chérie, dans un bien modeste logis de +gens pas fortunés du tout, qui, pour tout luxe, ne peuvent te donner que +de l’affection. + +--Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur, que pourrais-tu m’offrir +de meilleur! + +Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite, et dans la pénombre d’un +petit vestibule dallé, donnant sur un jardin, France aperçut une +fillette toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis qu’une +bonne, sortant de la cuisine, apparaissait, un poupon dans les bras. + +--Tes nièces, France, dit la jeune femme avec un regard ravi; et prenant +le bébé, elle ajouta: + +--Ta filleule! Tu peux en être fière, tu sais, car elle est un des plus +beaux bébés d’Amiens. Ne te moque pas de mon orgueil, je suis sa +nourrice! + +Sa voix avait le même accent de gaieté que France ne lui entendait pas +jadis. Évidemment, sa triple maternité lui était un bonheur qui eût +suffi peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers, ce devait +être vraiment ces trois petites créatures qui transfiguraient, pour +elle, le modeste logis, arrangé certes avec goût, mais où mille détails +révélaient une envahissante présence d’enfants: joujoux tombés dans un +coin, brassières de tricot dans la corbeille à ouvrage, petits manteaux +suspendus aux patères du vestibule. + +Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés, Bob et Étiennette, +semblaient résolus à ne pas la quitter; même, la main de la petite fille +tenait ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle ne lâcha pas, +quand Mme d’Humières, le bébé toujours dans les bras, s’engagea dans +l’escalier pour guider sa sœur. + +--Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère qu’elle ne +t’éveillera pas, car ta chambre n’est pas loin de la nôtre. Chérie, +j’aurais voulu te bien mieux installer; mais, du moins, c’est avec tout +mon cœur que je t’accueille dans cette humble petite pièce. + +--Oh! Marguerite, comme je vais y être bien près de toi! Si bien que le +courage me manquera pour retourner à Paris. + +Un sourire de malice, un peu mélancolique, passa sur les lèvres de la +jeune femme. + +--Malheureusement pour nous, ce n’est pas à craindre... Tu te lasseras +bien vite de la monotonie de notre vie provinciale!... Maintenant, il me +faut te laisser un instant, car j’entends mon unique camériste qui me +réclame. Quand tu auras ôté tes affaires, viens me retrouver en bas, +petite France, ou appelle-moi... + +Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le bébé toujours blotti +contre elle. + +France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier. Ce fut, au +rez-de-chaussée, un bruit de voix; puis le silence se fit, silence dans +la maison, silence dans la rue où ne circulait nul passant. + +--Que c’est calme ici! calme à donner le spleen ou la paix! +murmura-t-elle, saisie de cette complète absence de vie qui la +stupéfiait au sortir de son fiévreux Paris. + +Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée dans une atmosphère +étrangère où son âme ne se reconnaissait pas. + +Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre s’ouvrait sur le jardinet où +de petits parterres s’étendaient, dans des bordures de buis, autour +d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les premières pousses +pointaient et leurs vagues senteurs s’épandaient dans l’air vif. Par +delà les murs du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles, aux +branches encore nues, découpées sur le ciel rose du couchant. Puis, plus +loin, c’était l’infini des champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon, +plaine sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque falaise. Très +haut, les premières hirondelles voletaient éperdument; et, dans la +douceur du crépuscule, une claire sonnerie de cloches tintait sans +relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une église à l’autre, les +carillons, vibrant à pleine volée, semblaient se répondre, hymne +joyeusement pur que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable +d’artiste et de poète. + +Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément dans sa pensée, évocateurs +des sensations imprécises qu’éveillaient en elle ces voix musicales des +cloches, dans le jour finissant... Elle entendit son beau-frère qui +rentrait et appelait dans le jardin: + +--Marguerite!... Où es-tu, chérie? + +«Chérie!» L’appellation caressante la frappa. Avec le temps enfin, en +était-il venu à comprendre quel trésor était sa jeune femme?... Alors, +Marguerite pouvait être heureuse, malgré ses abominables soucis de +ménagère, ses tracas d’argent, ses préoccupations maternelles?... + +France entendit le rire de sa sœur, puis son exclamation: + +--André, puisque tu as oublié ma commande au pâtissier, il faut que tu +ailles vite chercher mes brioches; Léonie n’a pas le temps d’y courir. + +De la fenêtre, France jeta gaiement: + +--Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne sommes pas gourmands et nous +attendrons à demain pour croquer tes brioches. + +--Oh! non, tante France, pas demain, ce soir! cria Bob avec un tel élan +que tous se mirent à rire. + +--Alors, c’est moi qui irai à la recherche des brioches, dit France. + +--Mais tu ne sais pas le chemin... + +--Eh bien! j’emmènerai Bob qui me conduira. + +--Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous, France, accepter le +papa de Bob? proposa André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite, je +serai très flatté de vous faire faire votre première promenade +amiénoise. + +En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans le petit vestibule où +l’attendaient son beau-frère et Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi +de la promenade inattendue. + +Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions de Marguerite, +elle regardait dans la rue solitaire, qu’un unique passant traversait +d’un pas vif. Et une exclamation alors lui échappa: + +--Oh! c’est singulier comme cet Amiénois a l’allure de Claude Rozenne! + +--Qu’est-ce donc qui vous étonne, France? interrogea son beau-frère qui +se rapprochait. + +--La ressemblance de silhouette d’un de vos compatriotes actuels avec un +de nos amis, Claude Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon +père. + +--Claude Rozenne... Je me rappelle ce nom vaguement... + +--Il y a cinq ans, il était à Villers en même temps que nous. + +--Ah! parfaitement; je me souviens. Un grand garçon très chic qui vous +faisait la cour... + +--André! quelle imagination rétrospective!... Tenez-lui la bride, car, +depuis Villers, Claude Rozenne a pris femme! + +Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il la conduisit vers +la ville que dominait la flèche aérienne de sa vieille cathédrale. + + + + +IV + + +Trois jours s’étaient écoulés. + +France, maintenant, connaissait la physionomie d’un dimanche en +province. Une sortie de messe d’onze heures qui offrait aux toilettes +amiénoises l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à elle-même +un succès de curiosité. Puis, dans l’après-midi, quelques tours sur les +grands boulevards baignés de soleil, où les promeneurs circulaient dans +leurs atours du dimanche. Et, avant de regagner les hauts quartiers où +s’abritait le petit foyer de Marguerite, une première visite à la +cathédrale; une visite exquise au jour baissant, alors qu’un dernier +reflet du couchant empourprait les verrières, que l’ombre envahissait +les allées et, autour de la vaste nef, les chapelles où, devant l’autel, +tremblait la flamme de quelques cierges. + +Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la grande basilique +silencieuse où flottait encore le parfum d’encens d’une cérémonie +achevée! Mais il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait, +Marguerite rentrée auprès de ses petites filles qu’elle devait garder +tandis que l’unique servante s’affairait dans les préparatifs du repas +du soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale, pensant à sa +sœur dont, tout bas, elle plaignait l’esclavage de toutes les minutes. + +Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle se trouvait +auprès de la jeune femme; et elle savait déjà quelle vie de complet +dévouement aux siens était l’existence de sa sœur. + +Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans cesse, avec les +difficultés de tout petits revenus, la lourde charge de trois enfants à +élever, le soin d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une +physionomie coquette et confortable... Aussi combien fallait-il que +Marguerite se prêtât, sans compter, à toutes les tâches, même les plus +humbles; des tâches tellement multiples que France, observatrice +discrète et aimante, était, tout à la fois, remplie d’admiration pour la +vaillance si simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser ainsi, +en vulgaires besognes, toutes les belles heures de sa jeunesse. Quel +temps lui restait-il pour cette vie intellectuelle et artistique qui +semblait aussi indispensable à France que l’air pour respirer? Tout +juste, elle avait le temps de parcourir, dérangée par les enfants, une +revue ou un journal; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture qu’André +offrait de lui faire, car lui, avait des loisirs pour se distraire. + +Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations littéraires autant +que France elle-même. Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice +comme tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment, lui +parlait d’un livre qui venait de paraître, elle avait répondu, avec son +charmant sourire: + +--Ne me demande pas si je connais tel ou tel ouvrage. Il n’existe plus +pour moi aujourd’hui que deux auteurs: Robert Danestal et Francis Danes. +Les autres, hélas! je n’ai plus le temps de les lire... Il est si rare +que j’aie le loisir même d’ouvrir un volume, maintenant, qu’il me semble +goûter au fruit défendu quand cela m’arrive par hasard. + +--Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite? avait involontairement +laissé échapper France. + +--Chérie, il faut bien que je m’en passe! Les mamans, tu verras cela un +jour, les mamans doivent lire surtout la vie de leurs tout petits! + +Et raccommoder leurs affaires, les promener, leur donner la becquée, les +faire jouer, voire même leur apprendre à lire... De plus, être la +compagne d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes femmes +du monde, pomponnées, parfumées, et qu’il fallait savoir garder tout en +étant, par la force des choses, une humble ménagère, obligée à des +prodiges d’économie qui devaient être dérobés à la maligne clairvoyance +du monde... + +Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la seule idée réveillait, +chez France, l’ivresse de son indépendance, était fait le bonheur de +Marguerite! + +Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite de son sort, +pourtant; heureuse de se dévouer à ses enfants, au mari à qui elle +gardait le fervent amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé. + +Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience du prix d’une telle +affection, prendre souci de la reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger +la tâche de la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la puissance de +sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement, l’idéale conception du +mariage? + +Cela, c’était une belle œuvre que comprenait l’âme ardente de France! +Mais à elle, il eût semblé impossible de donner son amour à un homme +qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de lui son maître, si +elle connaissait la nécessité de le garder et de le soutenir pour qu’il +marchât sans mesquine défaillance. + +Ah! quel mystère c’était un cœur de femme! Et savait-elle ce que la vie +ferait du sien? La veille, à cette messe où elle était allée avec +Marguerite, elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que chacun doit +chercher sa voie... Se trompait-elle donc en croyant avoir trouvé celle +qui devait assurer son bonheur?... + +Vaguement, elle songeait à toutes ces choses, pendant que, dans le +tranquille petit jardin, elle surveillait les jeux de Bob et +d’Étiennette, afin de donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans +la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut et, une seconde, en +silence, elle considéra France qui, son livre tombé sur ses genoux, +regardait dans l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle lui +jeta: + +--France, ma chérie, j’ai une peur terrible que tu ne t’ennuies dans ma +calme province! + +France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre où s’encadrait la tête +blonde de la jeune femme. + +--Marguerite, tu me calomnies! Je me sens déjà, au contraire, une vraie +âme de provinciale. + +--Tu en es sûre? + +--Dame, il me semble... + +--Eh bien! tu vas être mise à l’épreuve bien vite. Aujourd’hui, je dois +recevoir pour la première fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon +arrivée ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va être +abondant... + +--Si abondant que cela? laissa échapper France, la mine un peu effrayée. + +--Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère petite sauvage, d’autant +plus qu’il va se mêler à l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton +endroit. Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A l’heure +actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va m’honorer de ses relations sait +que j’ai chez moi une jeune personne extrêmement chic, poétesse, +compositeur, qui mérite d’être vue de près. + +--Marguerite, tais-toi, je t’en supplie! Tu vas me faire sauver avec +André et les petits dans les champs pour toute l’après-midi! + +--Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi qui es une personne +d’expérience. Mais je bavarde et il me faut aller fleurir le salon. + +--Laisse-moi faire; par la fenêtre ouverte, je surveillerai très +facilement les enfants; et tu sais que je m’entends à arranger les +fleurs! + +Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses qui, avec ensemble, +affluèrent quelques heures plus tard dans la petite pièce, +s’avouèrent--avec plus ou moins de bonne grâce--que peu de luxueux +salons avaient meilleur air que celui de la «jeune Mme d’Humières...». +Et comme celle-ci était une femme du monde accomplie, sachant mettre +chacune sur son sujet favori, elle fut, ce jour-là, sacrée «une +charmante Parisienne». + +France, habillée avec cette simplicité d’une élégance si personnelle +dont elle avait le secret, l’aidait de son mieux; mais, en dépit de sa +bonne volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait d’elle peu à +peu, devant ce défilé d’inconnues, banales la plupart, qui toutes +disaient les mêmes paroles quelconques de politesse, racontaient les +mêmes menues histoires de la ville et, invariablement, parlaient de la +kermesse de charité qui se préparait pour le mois de mai, dont les +préparatifs occupaient fort la société amiénoise. + +Une grosse dame, haute en couleur, qui était une des dames patronnesses +et s’en montrait ravie, dit à France, d’un air entendu: + +--J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir, pour notre concert, +un programme illustré par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la +négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste! + +Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence de France. Dans son +souvenir, jaillissait l’image du promeneur entrevu le jour de son +arrivée... Elle demanda: + +--Est-ce que la famille de M. Rozenne habite Amiens? + +--Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà. Elle est Amiénoise, +d’ailleurs. Mais lui, Claude, y vient fort peu, et seulement en passant, +depuis son malheur. + +Un tressaillement secoua les nerfs de France. Jamais, jusqu’à cette +heure, elle n’avait eu le désir bien précis de savoir quel douloureux +secret semblait enfermer désormais la vie de Claude Rozenne. Comme sous +un choc mystérieux, ce désir, tout à coup, s’avivait en elle, si +impérieux que ses lèvres prononcèrent, interrogatives, avant que sa +volonté les eût closes: + +--Depuis son malheur? + +--Mais oui... Est-ce que vous ne savez pas?... Pourtant vous le +connaissez... + +--Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers. + +--Avant son mariage... Son lamentable mariage!... + +France resta muette, s’interdisant une question. Mais ses yeux +parlaient, tandis qu’autour d’elle les propos se croisaient; et la +vieille dame, enchantée de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui +expliqua: + +--Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence il s’était toqué d’une +Anglaise très belle et très riche, qui y passait l’hiver avec une +parente. Eh bien! cette Anglaise était d’une famille de fous. Elle s’est +gardée d’en rien dire. Cet absurde Claude, aveuglé par sa passion, ne +s’est pas renseigné. Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger. Et +un an après, à la naissance d’un enfant, la crise a éclaté. Elle aussi +est folle... Et inguérissable, m’a dit Mme Rozenne. + +Sans en avoir conscience, France avait pâli, le cœur frémissant d’une +infinie pitié pour Rozenne. Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris, +un peu inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles ardemment +attentives, elle demandait encore: + +--Et l’enfant, il est mort? + +--Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à Amiens. C’est un pauvre +petit bonhomme très délicat. Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison. + +--Et... la mère? + +--Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans son château, à moins +qu’elle ne soit dans quelque maison de santé. Je ne sais au juste. +Jamais Claude ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de personnes, +ici, croient qu’elle est morte. Mais je suis sûre que non... Claude, +alors, ne serait pas si sombre! Le fait est que c’est épouvantable de se +trouver ainsi lié à une folle. + +Ah! oui, épouvantable!... Mais France n’eut pas à répondre à la bavarde +vieille dame; de nouvelles visiteuses entraient dans le salon exigu, si +bien que quelques personnes se levèrent et prirent congé. + +--France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces dames? demanda +Marguerite. + +France obéit aussitôt, avec l’impression vague qu’elle allait échapper à +un cauchemar... Mais non, elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre, +il lui suffisait de regarder le visage animé de la grosse dame qui +venait, si aisément, de lui raconter la triste aventure conjugale de +Claude Rozenne et n’y pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de +la kermesse. + +Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper du salon; d’avoir +quelques minutes au moins de solitude pour se reprendre, pour réagir +contre l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée la +révélation du lamentable roman de Rozenne. Mais c’était impossible; elle +était prisonnière dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait de +nouveau; cette fois, devant un homme jeune,--d’une trentaine +d’années,--vêtu avec un soin correct, l’air provincial. Il avait des +traits réguliers, une physionomie intelligente, douce et un peu +froide... + +Profondément, il s’inclina devant la jeune femme qui lui tendait la main +et disait, l’accueillant d’un sourire: + +--Comme c’est aimable à vous, si occupé, de venir me voir!... France, je +te présente M. Albert Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé +à notre arrivée ici... Ma sœur, Mlle Danestal. + +Le jeune homme salua de nouveau; et, volonté ou hasard, prit une chaise +voisine de celle de France qui, la pensée distraite, avait à peine +entendu les paroles de sa sœur... + +Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une politesse courtoise, +entamait la conversation par une question banale: + +--Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle? + +--Depuis trois jours. + +--Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère parisienne?... +Notre ville doit être tellement morte, pour une femme habituée à une +existence remplie de distractions... + +--Vous voulez dire une femme mondaine? Je le suis si peu, que vraiment +ce n’est pas la peine d’en parler. + +--C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus... + +Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie s’anima: + +--Votre réputation de poète vous a précédée, mademoiselle. + +--Par les soins de mon beau-frère. + +--Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité de Francis Danes, +j’avais remarqué, dans la dernière Revue, des vers dont l’inspiration +m’avait donné le très vif désir de connaître le poète qui les avait +écrits. + +--Ah! vraiment?... pourquoi? interrogea-t-elle machinalement, tant sa +pensée demeurait obsédée de la révélation qui venait de lui être +faite... + +--Parce qu’il me semblait tout à fait sincère dans sa pitié pour les +humbles... Et c’est chose très rare chez les auteurs qui, les trois +quarts du temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre. + +--Croyez-vous?... dit-elle saisie d’un impérieux désir d’échapper à la +hantise du souvenir de Rozenne. + +--Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai peu de loisirs pour +lire les poètes. Je suis un homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je +dirige une des plus importantes filatures du département. Et c’est une +tâche très absorbante. + +--Et intéressante? + +--Intéressante... A vous, mademoiselle, elle semblerait sans doute +insipide... Mais il ne saurait en être de même pour ceux qui en +connaissent les moindres rouages. De plus, elle me fournit de très +utiles documents pour des études sur les questions ouvrières qui +m’occupent beaucoup. C’est un problème si grave aujourd’hui! + +--Oui, bien grave, je crois, dit France devenant attentive. + +Pour la première fois de l’après-midi, son esprit trouvait où se prendre +dans la conversation; et c’était pour elle un plaisir dont elle savait +gré à cet étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente sympathie +il trouvait dans cette pensée de femme, car il expliqua, avec une sorte +d’abandon qui ne devait pas lui être familier: + +--Vous ne sauriez croire quelles natures on trouve dans ce peuple +d’ouvriers!... Certes, il y en a de misérables, de vicieuses; mais il +s’en rencontre aussi qui ont une véritable valeur morale... Tenez... + +Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait bien, presque trop +bien, avec une parole facile d’avocat, comme il eût parlé devant un +auditoire. Mais ce qu’il disait--en somme--était observé, senti; et, +s’animant un peu à le dire, il sortait de sa froideur correcte, +légèrement compassée... Cette froideur, dissipée peut-être, sans qu’il +en eût conscience, par la chaude clarté du regard bleu. France, à son +tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes ouvrières, voulant +savoir ce qu’il y avait de vrai, rigoureusement, dans les études écrites +à leur sujet, pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de sa +philanthrope amie, Suzan Mackley. + +Bien volontiers il répondait à une curiosité qui le stupéfiait chez +cette jeune fille; car elle lui semblait ne devoir être qu’une créature +de luxe. Par quel phénomène, éprise de poésie, de musique, comme il +savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant, s’intéresser si +vivement à la sombre prose d’humbles existences?... Une telle femme ne +ressemblait à aucune qu’il eût encore rencontrées; et si peu romanesque +qu’il fût, il se félicita d’avoir eu, ce jour-là, l’inspiration d’aller +présenter ses devoirs de politesse à Mme d’Humières. + +Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses coupa net sa +conversation avec France, que sa sœur appelait d’un signe. Et alors, +seulement, à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux +toujours de l’étiquette, avait totalement oublié les personnes présentes +en causant avec Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en être +tirées!... Et une irritation contre lui-même troubla son calme habituel, +tandis qu’il s’appliquait à réparer sa faute en se mêlant à la +conversation générale. + +Mais malgré lui, son regard allait encore par instants chercher France +Danestal, assise maintenant à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne +causait plus avec son animation charmante, et il y avait le reflet de +quelque pensée absorbante dans le regard distrait qu’elle attachait sur +les hôtes de sa sœur. Quand il s’inclina profondément devant elle, pour +prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir qu’elle s’était +intéressée à causer avec lui et, avec un regret singulier, il la sentit +lointaine... + + + + +V + + +C’était un joli matin clair et la Somme luisait au soleil, creusée +d’étincelants sillons quand, lourdement, descendait vers la ville +quelque large bateau plat qui s’éloignait entre les rives poudrées par +la floraison blanche des cerisiers. + +--Quelle bonne promenade! s’écria France. Toute rose, elle revenait +d’une course sur le chemin de halage avec son beau-frère et Bob, ses +deux fidèles cavaliers. + +--Comme il est dommage que Marguerite n’ait pu nous accompagner!... Il +fait délicieux! + +Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air tiède où le voisinage de +la Somme mettait une senteur fraîche; et, une seconde, elle s’arrêta, +ravie, à considérer cette souriante aurore du renouveau. Ce paysage +lumineux, si proche de la ville, ce n’était pas tout à fait la campagne; +mais pour une Parisienne, cependant, c’était presque cela... + +--Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas rentrer encore, proposa +André, qui se plaisait fort à promener sa jeune belle-sœur. + +--Oh! oui, tante, restons en route, appuya Bob bondissant comme un jeune +chevreau. + +Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être utile à Marguerite en +revenant sans tarder; et elle ne se laissa pas séduire par la +proposition d’André. Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres +épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent le paisible +quartier où les passants se comptaient. Dans la rue qu’ils suivaient, +seule une vieille servante marchait, tenant par la main un tout petit +garçonnet, presque un bébé, quatre ans à peine, qui avançait près +d’elle, trop sage, d’une allure lente et fatiguée. Quand il passa près +de France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands yeux dont le regard +était vague, un petit visage nerveusement contracté... Et une fugitive +idée courut dans son esprit: + +--Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne?... + +Instinctivement, elle regarda vers les maisons closes... L’une d’elles, +peut-être, abritait l’homme dont, la veille, on lui avait raconté la +triste destinée... + +La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle n’entendait plus le +joyeux bavardage de Bob qui trottinait près d’elle... Soudain, elle +s’arrêta saisie. Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant à une +femme âgée qui semblait l’accompagner, il y avait Claude Rozenne... +C’était bien lui!... Elle n’était pas trompée par une ressemblance... + +Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne entendit. Il regarda: + +--Oh! Mlle Danestal! + +Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il ne l’eût pas +considérée avec plus de stupeur et d’angoisse... Ce ne fut d’ailleurs +qu’une seconde. + +La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser... + +Avant que France eût fait même un mouvement pour reprendre son chemin, +il s’était découvert, et, s’avançant, il s’exclamait d’un accent de +politesse dont elle distingua l’altération: + +--Quelle surprise de vous voir ici!... Vous êtes à Amiens en touriste? + +--Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur, Mme d’Humières. + +--Madame votre sœur habite Amiens? + +--Mon beau-frère y a été nommé récemment. + +Du geste, elle indiquait André que, dans son désarroi, Rozenne n’avait +pas remarqué. + +Les regards des deux hommes se croisèrent tandis que dans leur esprit +s’élevait le confus ressouvenir du passé qui, jadis, les avait +rapprochés. France sentit combien était forcé le sourire de bienvenue de +Rozenne. Sûrement il pensait que par l’inévitable force des choses elle +allait apprendre--si elle ne le connaissait déjà!--son lugubre secret, +et il en souffrait... + +Avec un désir instinctif de le distraire de sa pensée, elle reprenait, +souriant un peu: + +--Je ne vous savais pas ici... Je vous croyais voyageant au loin... +Depuis quinze jours, vous vous êtes fait invisible! + +--J’étais venu travailler dans le calme... sans pareil!... d’une maison +de province, auprès de ma mère... + +Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui était demeurée dans le +vestibule, occupée à examiner des plantes vertes, et que son nom +prononcé ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa porte. + +--Voulez-vous me présenter à madame votre mère, dit France délicatement, +car elle lisait une question dans les yeux de Mme Rozenne. + +Il s’inclina: + +--Maman, Mlle Danestal, la fille du grand poète pour lequel tu me vois +travailler ces jours-ci... + +Le visage de Mme Rozenne s’éclaira: + +--Je sais... je sais... Et je sais aussi que mademoiselle est un vrai +poète comme son père... Je n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à +lire, signés par elle... Comme au temps de ma jeunesse, j’aime la belle +poésie. + +Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait de ses paroles toute +autre chose qu’un compliment banal. France le sentit, et son joli +sourire lui vint aux lèvres. + +--Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir bien me dire que mes +poèmes de débutante vous ont plu un peu. + +--Ah! mon enfant, vous faites trop d’honneur à ma sympathie!... Vous +devez être habituée à recevoir l’hommage de lecteurs dont le jugement a +une valeur bien autre que celui d’une vieille femme de province... + +Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon, mais si frêle... un +sourire de femme qui a beaucoup pleuré. Et France eut l’impression +qu’elle devait souffrir encore, comme au premier jour, du malheur qui +avait brisé la vie de son fils. Quelle mélancolie il y avait sur son +mince visage creusé de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair qui +demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable expression!... +Ainsi elle devait contempler toute jeune fille qui eût pu être la femme +de son fils... + +Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles échangées entre sa mère et +France Danestal; son regard errait sur le clair lointain de la rue, et +du bout de sa canne il tourmentait une imperceptible motte de terre +jaillie entre deux pavés. Mais, comme s’il eût pris une résolution, il +se tourna alors vers André et demanda: + +--Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur, j’irai présenter mes +hommages à Mme d’Humières. + +--Elle aura grand plaisir à renouveler les relations si agréablement +commencées autrefois à Villers... Vous êtes encore à Amiens pour quelque +temps? + +--Je ne sais cela!... Comme au temps de ma jeunesse, je me laisse +diriger par le hasard des circonstances... Et du jour au lendemain je +puis repartir pour Paris... + +--Où tu vas faire de fréquentes apparitions, remarqua doucement Mme +Rozenne. + +Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir de la belle +comédienne dont elle savait le nom lié à celui de Rozenne, dans les +propos du «Tout Paris»... Et sans qu’elle en eût conscience, des paroles +d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne... + +--Au revoir... Faites des merveilles; et quand vous serez redevenu +Parisien, venez nous les montrer... + +Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant, s’inclina pour prendre +congé de Mme Rozenne, qui la regardait de ses yeux tristes. + +--Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant? Vous n’êtes ici qu’un +oiseau de passage, sans doute. + +--Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une dizaine de jours, madame. + +--Eh bien! si vous avez une minute à perdre; si la maison d’une vieille +femme ne paraît pas trop triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir +à vous recevoir, ainsi que madame votre sœur. + +France eut un remerciement et quelques mots de politesse, sans vouloir +engager Marguerite. Mais son beau-frère, lui, acceptait; se répandait en +propos courtois auxquels France, impatiente, sans trop savoir pourquoi, +coupa court en reprenant la main de Bob pour partir. Rozenne, lui, +n’avait rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un pli dur +creusait son front. Sans un mot, il s’inclina devant France, puis serra +la main d’André d’Humières. + +--Il paraît avoir terriblement changé d’humeur depuis Villers, votre ami +Rozenne, remarqua André quand, de nouveau, il marcha auprès de sa +belle-sœur qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait rien et +répondit par quelques paroles vagues; puis elle détourna la conversation +avec une question à Bob. + +Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement de cette rencontre, la lui +racontant dans un moment où la jeune femme était distraite par la garde +des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa pensée soudain occupée de +Rozenne; d’être hantée par le souvenir de l’expression d’angoisse +désespérée qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il l’avait aperçue +soudain; d’éprouver pour lui un intérêt jailli de la pitié que lui +inspirait son malheur... Mais ce malheur, après tout, il en était +responsable; et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il s’en consolait... + +Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail, s’absorbant vite +dans ses _Croquis de province_, que lui inspirait la révélation +d’existences orientées si différemment de la sienne. + +Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien ne la distrayait de son +œuvre de création et les minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle, +dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait d’un coup d’aile +enivrant. Puis, les vers esquissés, elle se mit au piano pour se les +réciter à demi-voix, rythmés par le murmure des sons... + +Le tintement de la sonnette la fit tout à coup tressaillir, l’arrachant +au songe où elle venait d’oublier le monde entier... + +Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix; puis, presque +aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et la petite bonne, peu stylée +encore, déclara: + +--Entrez, monsieur; madame est sortie, mais Mlle France est là... + +France, stupéfaite et mécontente, s’était levée du piano, se demandant +quel visiteur provincial il allait lui falloir accueillir... + +Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant dans le cadre de +la porte Claude Rozenne... En le voyant, elle comprit qu’elle avait été +certaine qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle savait... + +Elle eut un battement de cœur qu’un effort de volonté domina; et +maîtresse d’elle-même, en souriant, elle lui tendit la main: + +--C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous recevoir de son mieux, +en attendant le retour de sa sœur, qui ne tardera pas beaucoup... + +Il dit: + +--Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret sans le vouloir, en +venant ainsi vous troubler... Peut-être vous travailliez... + +--J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est finie... J’ai bien +droit maintenant à une récréation. + +--C’en est une piètre que la venue d’un visiteur tel que moi! + +Elle l’interrompit du geste: + +--Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues de vérité, pour vous +comme pour moi!... Vous savez bien que les amis sont toujours les +bienvenus... + +Une étrange expression--douloureuse et résolue, presque rude--passa sur +le visage de Rozenne. Il interrogea: + +--Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est vrai?... Eh bien, alors, il +me faut vous faire une confession pour ne pas pécher davantage contre la +sincérité... + +Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux d’un geste +d’attention. Il continua durement: + +--J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en venant ici je savais fort +bien, grâce au hasard d’une rencontre, que je ne trouverais pas Mme +d’Humières et que vous étiez seule. + +Elle comprenait trop bien pourquoi il avait souhaité la voir sans +présence étrangère entre eux. + +Cependant, ses lèvres articulèrent: + +--Et vous désiriez me trouver seule? + +--Oui; et cela, je le désire depuis que, ce matin, je vous ai +soudainement vue apparaître. Ah! la destinée est une terrible force... +Pourquoi vous a-t-elle amenée dans cette ville! Il y en a tant d’autres +où votre beau-frère eût pu être envoyé!... + +Il allait vers le but de sa visite, insouciant de garder à ses paroles +le caractère mensonger d’une conversation mondaine. + +Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait silencieuse, hésitant +sur ce qu’il fallait lui dire: + +--On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas? + +Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait à battre à coups +pressés... + +--On vous a dit une histoire que, usant de toute ma volonté, j’étais +parvenu à taire, pour qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris +et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu. A l’expression de +vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude que vous aviez appris... Avant +même que la réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû se +trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous renseigner, si vous aviez +adressé la moindre question à mon sujet. + +Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle sentait d’émotion +poignante dans la rudesse de son accent: + +--Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous taisiez ne me regardait +pas. C’est un hasard qui a fait prononcer votre nom et amené une +explication que je n’avais pas à demander. + +Il eut un haussement d’épaules. + +--Qu’importe après tout!... Je suis toujours à la merci d’un hasard qui +renseignera le premier venu sur ma misérable aventure et m’en +rappellera, bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver que mon +histoire ressemblait terriblement à un roman d’outre-Manche. Mais je +vous jure que cela n’a pas été un roman drôle à vivre... + +Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement: + +--Je le crois... Et quand je l’ai appris, je vous ai plaint de toute mon +âme... Et je vous plains toujours autant!... + +Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette expression d’ironie et +de colère qu’elle y avait surprise déjà, sans parvenir à se l’expliquer. +Puis, âprement, il jeta: + +--Oui, vous pouvez être compatissante pour moi, et ce ne sera que +justice! Car, dans une mesure que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous +êtes responsable de mon malheur! + +--Moi! + +--Oui... vous! Aussi, combien de fois je vous ai maudite! + +--Pourquoi?... fit-elle ardemment. + +Il la regardait en face. + +--Parce que je savais clairement que si, à Villers, surtout le jour de +notre dernière promenade, à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé, +c’est à vous que ma vie aurait appartenu... Et aujourd’hui, je ne me +trouverais pas jeté dans un enfer dont je n’ai aucune espérance de +sortir! + +Elle le regarda avec une sorte de stupeur. + +Elle était devenue blanche et sa main tourmentait, d’un geste +inconscient, la même bague d’opale--couleur de mer--qu’elle portait en +ce jour lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate... Ce +qu’il lui disait, était-ce donc la vérité?... Se pouvait-il que, +vraiment, elle eût sa part de responsabilité--et une part bien +grande--dans le malheur dont lui seul portait le poids!... C’était +impossible! + +Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse de cette idée, et +lentement elle dit: + +--Si je vous avais écouté, votre destinée eût été autre, mais peut-être +elle n’eût pas été meilleure... Je n’étais pour vous... qu’un caprice... + +Presque violent, il lui jeta: + +--Qu’en savez-vous?... Moi, je sais bien que de ce caprice, comme vous +dites, vous auriez pu faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre +bonheur... Si vous l’aviez permis alors, je vous aurais tant aimée!... + +--Aimée pour toujours?... Je ne le crois pas... Et puis, à quoi bon +rappeler ces choses du passé, ce qui aurait pu être?... Ce ne sont +qu’inutiles paroles... + +Elle disait cela sans le regarder, de la même voix un peu lente, avec +des yeux qui contemplaient, sans le voir, le doux ciel d’avril dont +l’azur se rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout bas que +s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien vite oubliée; et dans la +profonde pitié qu’elle éprouvait pour lui, il y avait un détachement +sceptique. + +--Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles et vaines! J’espère +que je ne vous en ferai plus entendre de semblables... Mais retenez bien +ceci, qui est la simple vérité... Au beau temps de ma jeunesse, ce temps +que je n’aurai pas assez de larmes pour pleurer, vous avez été pour moi +la _seule_ que j’aie désiré faire ma femme... Si vous m’aviez écouté, à +Houlgate, je suis sûr... vous entendez, _sûr_, que sous votre influence +toute-puissante je serais devenu l’homme que vous souhaitiez... C’est +pour vous oublier, par un besoin stupide de me détacher de vous qui +m’aviez dédaigné, de vous rendre indifférence pour indifférence, que je +me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie étrangère où j’ai +trouvé... ce que vous savez... + +Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme une soif s’emparait +d’elle de savoir comment cette femme l’avait conquis. Il disait l’avoir +aimée profondément, elle; mais combien vite cette inconnue l’avait +remplacée dans son cœur et sa vie... + +Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait, car il reprit, d’un +ton un peu étrange, envoûté par le souvenir: + +--J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner dans la première +aventure qui me tenterait. Ah! cette femme était la séduction même, +quand elle le voulait... Une séduction capiteuse, bizarre, malsaine, +oui...--c’était celle d’une malade!--mais qui aurait fait défaillir +toute volonté chez de bien plus sages que moi... qui enivrait comme le +font ces parfums très forts et pénétrants, dont on subit la griserie, +affolé, avec une soif de les respirer encore et encore, dût-on en +mourir! + +Un pli s’était creusé entre les sourcils de France. + +Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un sceau eût été soudain +rompu sur ses lèvres, il continuait, du même accent assourdi et violent, +oublieux peut-être même qu’une pensée recueillait la sienne: + +--Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner, c’est de m’avoir +caché à quelle race de misérables malades elle appartenait. Sa mère +était morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était pas le premier +accident de ce genre qu’on eût pu trouver dans sa noble famille qui, +pour cette raison, sans doute, daignait s’ouvrir à un humble roturier de +mon espèce. + +--_Elle_ savait la vérité et elle ne vous en a rien dit?... + +--Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine, la belle comtesse dans +le salon de qui je l’ai rencontrée... Car elle était de très bonne +naissance et de fortune... incontestable! Si j’avais eu la prétention de +faire un mariage d’argent, je pourrais m’estimer satisfait et j’aurais +vraiment mauvaise grâce à me plaindre... Seulement, je n’avais pas tant +d’ambition... J’étais absurdement conquis, comme on pouvait l’être par +une telle créature!... J’imagine que la Circé antique eût pu être +ainsi... Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine de ce qu’il +adviendrait si le mal héréditaire se déclarait... Elles étaient lasses, +l’une de chaperonner, l’autre d’être chaperonnée!... Elles ont rencontré +un individu assez stupide pour se laisser affoler par une femme que +n’effrayait pas une audacieuse partie à gagner...; assez naïf pour +croire... tout ce qu’on voudrait bien lui faire croire... Et les choses +se sont passées, comme elles l’avaient souhaité... Ah! cette Maud, elle +possédait une adresse de démon, comme disent les bonnes gens. + +De toute son âme, France écoutait: + +--Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner, vous arrêter... + +--Personne ne s’est trouvé... Mais après tout, ai-je même cherché à être +renseigné?... Elle m’avait ensorcelé... Et l’on prétend que le +scepticisme nous ronge, nous autres enfants du vingtième siècle!... J’ai +été candide comme un amoureux de dix-huit ans... J’ai accepté tout ce +qui m’a été dit... Je n’ai consulté personne; et les objections, les +craintes, les questions de ma pauvre vieille maman qu’un semblable +mariage épouvantait, ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure +d’hésitation ou de doute... Je vous ai maudite!... C’est bien injuste à +moi... Seul, je suis responsable de ma destinée, que j’ai faite... C’est +par ma faute que je suis lié à une créature insensée, que je suis le +père d’une misérable petite larve humaine à qui, charitablement, je ne +peux que désirer une fin prochaine! + +Elle eut une exclamation sourde: + +--Pourquoi dites-vous cela?... Vous ne devez pas... C’est cruel!... + +Il passa la main sur son visage contracté. + +--Cruel?... Ce qui serait cruel, ce serait de lui souhaiter de vivre! +Avec le sang que sa mère lui a donné, que voulez-vous qu’il devienne?... +S’il dépendait de moi,--et je vous jure que ce n’est pas là une parole +vaine,--je terminerais aujourd’hui même sa chétive existence, certain de +lui épargner les pires douleurs... + +Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée... Et elle +l’avait connu si joyeux et ardent pour goûter la saveur de la vie!... +Quelles heures il avait dû traverser depuis ce temps-là!... Elle aurait +voulu trouver des mots qui lui eussent fait un peu de bien. Mais +qu’étaient-ce que des paroles devant une épreuve comme celle qui s’était +abattue sur lui! Instinctivement, elle serra ses deux mains, écrasée par +son impuissance, tandis qu’elle reprenait: + +--Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se fortifiera... Il est +votre fils aussi... pas seulement l’enfant de... de celle qui vous a +fait souffrir... + +--Je ne peux pas voir en lui mon fils! Ah! ce n’est pas de l’amour qu’il +m’inspire, c’est du dégoût... C’est une espèce d’horreur... Si ma pauvre +mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand elle a appris... la +vérité, je l’aurais laissé bien loin de moi, dans sa vraie famille, +celle de sa mère... Peut-être alors aurais-je pu oublier plus +facilement... Ah! oublier!!! Je ferais l’impossible pour y arriver!... +Il n’y a pas de folie devant laquelle j’hésiterais, si je croyais à ce +prix ne plus me souvenir... + +Comme elle le sentait d’une terrible sincérité! et qu’elle trouvait +triste, affreusement triste de lui entendre dire ces choses alors que +l’idée, impérieusement entrée en elle, lui demeurait--telle une épine +dans la chair--que peut-être elle avait été, sans le vouloir, la cause +première de son malheur. + +Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura: + +--Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que tout, c’est le travail... + +--Le travail?... Pour moi, il est maintenant la nécessité... Ne vous +ai-je pas dit que je m’étais à peu près ruiné en jouant?... Vous voyez +que je suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder un peu de +pitié; me pardonner cette colère contre vous qui m’a saisi quand, à ce +bal où je vous retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement +montré votre joie de posséder la vie que vous aviez souhaitée! + +Très douce, elle dit presque bas: + +--Je ne savais pas... je ne pouvais savoir... Je regrette de vous avoir +fait souffrir et je vous plains de tout mon cœur...; aussi, avec le +regret que vous me donnez de mon involontaire responsabilité... + +Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait les yeux pleins de +larmes. Un cri lui échappa: + +--France, je vous en supplie, ne pleurez pas à cause de moi! + +Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné son nom, jeté ainsi +passionnément; et le choc fut si fort que, une seconde, ses paupières +s’abaissèrent avec un battement des cils, comme si elle avait peur qu’il +ne lût en elle. Il y eut un silence entre eux... + +D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit... Un frêle sourire effleura +sa bouche. Alors elle dit, essuyant d’un doigt vif les larmes qui +avaient glissé sur sa joue: + +--Chut! il ne faut pas m’appeler «France», mais me promettre que vous ne +serez plus dur pour moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous +viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie profonde comme celle +que je vous offre... + +Il l’écoutait avec un regard où il y avait le regret aigu et douloureux +de ce qu’elle aurait pu être pour lui, le désir irréalisable d’oublier +par elle la souffrance connue; où il y avait aussi une reconnaissance +pour la pitié donnée par son cœur de femme. Quand elle se tut, il se +courba et, prenant sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa. Avec +la même amertume désespérée, il la regardait: + +--Vous êtes bonne, très bonne; vous faites généreusement l’aumône aux +misérables... Vous oubliez que vous êtes heureuse--et par votre propre +soin--pour compatir à l’épreuve des autres... Pourquoi vous ai-je parlé +de moi?... Parce que les hommes de mon espèce sont très égoïstes; et +comme les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin d’être plaints... +Savez-vous que vous êtes la première à qui j’aie parlé de tout ce +passé?... Avec ma mère, jamais nous ne l’effleurons... A quoi bon lui +rappeler le supplice que j’ai connu!... Elle n’y songe déjà que trop, la +pauvre femme... Mais j’ai senti votre sympathie et je suis devenu +lâche... J’ai succombé à la tentation de crier, au moins une fois, mon +mal... C’est fini, je ne vous importunerai plus... + +Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il parlait: + +--Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée... Je voudrais tant +pouvoir vous faire un peu de bien!... + +--Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai, depuis si longtemps, le +désir mauvais de troubler votre quiétude en vous révélant la part que je +vous donne dans... l’événement qui a brisé toute ma vie... Car je vous +connaissais trop bien pour ne pas savoir que cela ne vous laisserait pas +indifférente... + +Ah! oui, il la connaissait bien!... Mieux encore qu’elle ne se +connaissait elle-même... Car jamais elle n’eût soupçonné que le malheur +de Claude Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion, ce désir +éperdu de panser la plaie vive qu’elle devinait en lui, d’être pour lui +douce et bonne infiniment, parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il +avait souffert. + +Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie; et son regard errait autour d’elle +avec une surprise inconsciente de sentir, demeurée la même, la paisible +atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression de sortir +d’une tempête... Debout devant la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait +silencieux, les traits tendus, songeant à toutes ces choses du passé +dont il venait de remuer les cendres... + +Dans le jardin, une voix s’éleva; par la croisée ouverte, la brise +faisait frissonner les rideaux. Rozenne tressaillit. Alors il eut un +geste instinctif comme pour effacer de la main l’altération de son +visage; et il dit, revenant vers la jeune fille: + +--J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps que je vous retiens. J’ai +été bien indiscret! Voulez-vous m’excuser... et ne pas vous étonner si +je n’attends pas le retour de madame votre sœur... Je n’aurais pas le +courage, en ce moment, de causer de choses indifférentes. Je préfère ne +pas voir aujourd’hui Mme d’Humières. + +--Oui, je comprends... Allez, avant que Marguerite ne revienne. Au +revoir... mon ami. + +Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit tout ce que, +spontanément, de toute son âme, elle lui donnait; tout ce que, bien +mieux que les lèvres, disait le regard... + +Un instant, il la contempla, comme jadis il l’avait contemplée dans le +bois d’Houlgate quand il savait l’avoir perdue,--avec le regret +douloureux, comme une blessure, du bonheur insaisissable. Oh! être guéri +par son amour!... Pourquoi ne pouvait-il souhaiter cela?... Ce que les +autres femmes étaient incapables de lui donner, comme elle eût été, +elle, puissante pour le lui apporter!... + +Après elle, il répéta: + +--Au revoir... et merci! + +Puis, sans se retourner, il sortit. + +Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas qui s’éloignaient sur +les dalles du vestibule; ses yeux étaient tombés sur les feuillets qui +l’absorbaient quand Claude Rozenne était entré. Mais elle n’éprouvait +nul désir de reprendre son travail qui, tout à coup, lui apparaissait +misérablement vain... Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata +en sanglots... + + + + +VI + + +--Vraiment vous trouviez quelque intérêt à venir visiter notre usine +comme mon frère y avait invité Mme d’Humières? demanda Albert Chambry +qui marchait auprès de France, à travers le jardin séparant la maison +d’habitation des bâtiments de la filature. + +France eut un sourire: + +--Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis demeurée +incapable, malgré conseils, reproches, etc., de dire ce que je ne pense +pas!... Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de tout près un grand +centre ouvrier... Ce sera la première fois... Et tout ce qui est nouveau +pour moi me tente! + +Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris par la franchise de son +aveu. Lentement, Marguerite cheminait près d’eux, escortée de Lucien +Chambry et de sa femme, une gentille provinciale un peu timide, pas +jolie, très fraîche sous des cheveux blonds, lissés soigneusement, qui +causait fort peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait +entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à son frère. C’était la +même régularité de traits, mais chez lui, trop accentuée; le masque +avait quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme habitué à commander, +avec la conscience de ses pouvoirs et de ses droits, comme la conviction +que toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et devaient être +tenues pour indiscutables. + +Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer dix minutes, écouté +avec déférence par sa femme, pour être édifiée; et comme ce genre +d’homme lui semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le soin de +l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir pour guide Albert Chambry. +Lui, du moins, semblait admettre que tout le monde ne pensât pas comme +lui. + +Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais aussi avec sa +correction un peu froide, il répondait aux questions de France sur son +peuple d’ouvriers, auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles. + +--Mon beau-frère est, en effet, président du nouveau patronage pour +lequel aura lieu la vente dont vous avez peut-être entendu parler depuis +votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était rapprochée, sur un +signe de son mari, du groupe formé par France et son beau-frère. + +En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry ne trouvait pas sage +que son frère s’absorbât dans un tête-à-tête avec cette jolie fille +qu’on lui avait dit être sans fortune, et qui cependant était d’une +élégance incontestable, habillée de drap fin, couleur mastic, juponnée +de soie,--chacun de ses pas le révélait,--gantée de blanc, coiffée d’une +capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement seyante... +Comme l’avait dit son frère après la visite chez Mme d’Humières, elle ne +pouvait être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui aussi, +apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant pas, il avait pu +dédaigneusement la traiter de _bas bleu_; mais force lui était bien de +constater que cette _poétesse_ était une vraie fille du monde qui ne +trahissait rien de ses goûts littéraires et n’avait nullement des +allures de demi-vierge. + +France, sans soupçon du muet examen de Lucien Chambry, détournait +adroitement les explications trop souvent entendues déjà au sujet de la +vente de charité et, au hasard, demandait à la jeune femme si elle-même +était dame patronnesse. + +--Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages de dames. C’est mon +mari qui m’a choisi celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon +élément. J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille... C’est que je +ne suis pas capable, moi, d’avoir des occupations remarquables comme les +vôtres, mademoiselle. + +France, amusée, se mit à rire. + +--Je vous assure que mes occupations n’ont rien de remarquable, madame. + +--Oh! si! Vous écrivez de si beaux vers!... Tout le monde le dit... +Comme vous devez être fière d’être célèbre ainsi à votre âge! + +--Mais je ne suis pas célèbre du tout... + +--Oh! je sais bien que vous l’êtes... J’ai bien deviné ce que pensait de +vous mon beau-frère Albert qui, pourtant, est très sévère pour les +femmes occupées d’autres choses que de leur famille et de leur ménage... +Je veux dire pour celles qui prétendent travailler comme le ferait un +homme! + +Les prunelles de France luisaient avec la même expression d’amusement, +et elle eut un coup d’œil rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme +qui maintenant marchait auprès de son frère et de Marguerite. + +--C’est un travail masculin d’écrire des vers et de composer de la +musique? + +La petite femme rougit, soudain confuse. + +--Je m’explique très mal... Je trouve qu’il est rare qu’une femme soit +assez bien douée pour être capable de tels travaux! Mon mari le dit +toujours et il le répétait encore ces jours-ci... + +«A propos de France Danestal!» finit, en sa pensée, la voyant s’arrêter, +France qui devinait, rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte +façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni l’autre ne semblaient +disposés à goûter fort les Èves modernes, compagnes hardiment instruites +et bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième siècle... + +Mais la conversation fut interrompue, car tous étaient arrivés devant +l’entrée de la filature et Albert Chambry ouvrait la porte du premier +atelier. + +Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent entendu parler de la +classe des humbles travailleurs... Mais jamais encore il ne lui avait +été donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat; et avec un intense +intérêt elle se prit à observer. + +Elle pénétrait dans un hall immense, bien éclairé, où vibrait, +assourdissante, la rumeur des métiers en mouvement. Devant ces métiers, +d’un geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient et +surveillaient la marche immuable des bobines que faisaient mouvoir les +machines. Sans relâche, elles allaient et venaient devant la longueur +des métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante des bobines. + +Le regard de France enveloppa la phalange de ces femmes, quelques-unes +très jeunes, presque des fillettes, toutes avec le même visage fané, que +la rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres créatures qui, les +unes comme les autres, avaient dû connaître, quelque jour, l’angoisse du +manque de travail. Ce travail, pour elles, le pain même... + +Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles semblaient des machines +humaines vouées à un éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de +France. + +--Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre tâche que celle-ci? +murmura-t-elle à Albert Chambry, près de qui elle avançait, attentive. + +--Ces ouvrières-là? Non, certes, puisque c’est celle qu’elles +connaissent! + +--Et elles font, combien de temps, cette insipide besogne? + +--Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il en souriant, du ton +où il eût répondu à une enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne +qualifient pas aussi durement que vous leur travail. + +Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes contemplaient +avidement les ouvrières que la présence du maître rendait plus +attentives encore à leur tâche. + +--Mais comment, mon Dieu! leur intelligence peut-elle résister à une +occupation si stupidement machinale!... Des journées entières occupées à +pousser des bobines, à surveiller des fils qui se cassent, à les +renouer... Je me demande comment leur cerveau ne s’atrophie pas!... Les +malheureuses créatures! Leur existence est vraiment celle des travaux +forcés. + +Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement, se +révoltait, dans une sorte d’épouvante, devant cette destinée d’un +travail sans pensée. + +Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé. + +--Quelle intellectuelle vous êtes!... Je vous affirme que toutes ces +femmes n’ont pas même soupçon du souci qui vous agite pour elles. +Croyez-moi, elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité du travail +qui leur est donné... Ce qui les inquiète seulement, c’est d’avoir ce +travail. Il ne faudrait pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites +par les fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait. + +Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert Chambry était vrai. +Pourtant ses paroles ne pouvaient dissiper en elle l’impression de +révolte et d’effroi, devant l’existence de machines qui était celle de +ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour gagner leur pain +quotidien, soit... Cela, c’était l’antique loi sous laquelle tous, plus +ou moins, mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur fût tel +qu’il dût fatalement anéantir, peu à peu, en elles toute activité de +pensée, cela lui semblait monstrueux, comme un crime. + +Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite de sa vie de mère de +famille, de maîtresse de maison, absorbée par mille détails matériels +dont l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette existence, si +austère fût-elle, était paradisiaque comparée à celle de ces +malheureuses qui, éternellement condamnées à un labeur stupide, +n’avaient pas le loisir d’être des mères pour les petits dont elles +devaient gagner le pain. + +Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis qu’elle avançait à +travers les ateliers, distraite aux explications que donnait largement +Lucien Chambry avec une compétence un peu autoritaire. Au passage, son +regard inspectait les ouvrières qui semblaient affairées devant les +métiers, mais, le groupe passé, se détournaient pour examiner les jeunes +«dames» étrangères, avec des yeux de prolétaires fixés sur des +patriciennes. + +Albert Chambry, qui semblait s’être fait le guide particulier de France, +voyant son expression attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer, +comme on explique à une femme, le jeu des engrenages dont elle semblait +observer curieusement la marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une +visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait les diverses pièces, +intéressé par ses propres explications. + +A peine elle l’entendait. Que lui importait ce savant mécanisme? Devant +toutes ces pièces métalliques, admirablement assemblées, elle ne voyait +que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers tout le jour +dans cette atmosphère brûlante, poudrée de charbon, où résonnait, sans +arrêt, l’effrayante rumeur des machines... + +Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait de voir dans les ateliers, +avaient une existence où, nécessairement, devait mourir leur +intelligence... Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur monde +obscur d’un peu de lumière. Et cependant d’autres êtres, des privilégiés +par excellence, ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence +une source de jouissances, de plaisirs de toute sorte, tandis que toute +une fourmilière humaine était soumise à un labeur qui meurtrissait les +pensées bien autrement que les corps. + +Soudain, comme elle ne répondait pas à une explication qu’il venait de +lui donner, Albert Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas. Une +seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris son visage; et de bonne +grâce, il dit: + +--Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes explications?... +Voulez-vous m’excuser?... Je n’ai pas souvent l’honneur de me trouver +dans la société d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui peut les +intéresser. Je comprends que mes explications techniques vous paraissent +bien arides!... + +Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient lentement vers le +jardin, la visite achevée, elle dit: + +--J’étais un peu distraite parce que je songeais à la terrible destinée +de toutes les misérables qui travaillent là-bas. + +--Terrible?... Mais en quoi?... Je vous assure que nous ne les rendons +pas malheureuses! + +--Vous, non. Mais la force des choses... Je trouve épouvantable que des +créatures intelligentes soient condamnées, sous peine de mourir de faim, +à un métier qui, forcément, tue en elles toute pensée... Il me semble +que, maintenant, leur souvenir m’empêchera de jouir sans remords du +bonheur que me donne mon propre travail, qui est un plaisir d’art... + +De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné. Décidément, il n’avait +jamais rencontré de femme qui ressemblât à France Danestal... Pensif à +son tour, il dit: + +--Il est évident que, envisagée au point de vue où vous vous placez, +l’existence de nos ouvrières doit paraître lamentable. Croyez que nous +ne nous désintéressons pas autant que vous le supposez de leur vie +morale. Pour les jeunes ouvriers et ouvrières, nous venons encore de +créer deux patronages où nous nous efforcerons de les distraire avec des +plaisirs honnêtes; et l’un des comptoirs de notre vente de charité est +destiné à pourvoir à l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut +installer dans la salle des réunions dominicales. + +Plus sympathique, le regard de France s’attacha sur Lucien Chambry qui +s’arrêtait devant la porte de la grande maison d’habitation, pour en +offrir l’entrée à Marguerite. + +A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon où, tout de suite, la +petite Mme Chambry s’empressa pour les recevoir. C’était l’intérieur +correct et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés à +demeurer intacts pendant des générations successives, disposés +soigneusement dans un ordre qui devait être immuable. Près de la +fenêtre, ouverte sur la perspective du jardin, était disposé un métier à +broder qui supportait une nappe de toile, ouvragée avec un art minutieux +et compliqué, œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant celle-ci +causer avec Marguerite, Lucien Chambry s’était rapproché de France, avec +qui il jugeait correct de parler un peu, en attendant le goûter. + +--Vous avez été bien aimable, mademoiselle, de vous prêter ainsi à une +visite qui n’était guère pour plaire à une artiste telle que vous. + +--Pourquoi donc? + +--Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière à charmer un poète dans +la vue de vulgaires travailleuses. + +--Sans doute, les poètes transfigurent tout ce qu’ils voient. La visite +de votre filature m’a, au contraire, tellement intéressée, que je +n’oublierai jamais l’enseignement qui m’a été donné par le spectacle de +toutes ces pauvres ouvrières... + +Il eut la même exclamation que son frère, avec une nuance de +mécontentement: + +--Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses. Leur travail leur +fournit du pain. + +France sourit un peu: + +--Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur donne pas... Jamais +encore, je n’avais compris combien ont raison ceux qui tentent de le +procurer à ces misérables! + +Le regard un peu impératif de Lucien Chambry chercha celui de France. + +--Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit? + +--Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a besoin, comme le corps +lui-même!... Aussi c’est pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler +à développer un peu le niveau intellectuel de ces pauvres gens... + +--Oui... par des lectures? des concerts?... Je sais qu’à Paris on a +imaginé cela. A quoi bon?... Pour arriver à faire des déclassés, +dégoûtés de leur vrai milieu!... C’est inutile et dangereux... + +--Peut-être, si l’enseignement est donné d’une façon inintelligente, +jeta France, impatientée du ton dogmatique et absolu de Lucien +Chambry... Autrement non... Pourquoi serait-il mauvais de distraire un +peu un être de sa misère quotidienne en lui révélant de belles œuvres, +en l’aidant à les comprendre? + +M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment, il n’était pas habitué à +ce qu’une femme, surtout une jeune fille, se permît de discuter ses +opinions. Avec une condescendance où il entrait une sorte de dépit, il +déclara: + +--Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout vos bonnes intentions, +soyez-en persuadée. J’ai été, mieux que personne, à même d’étudier la +classe ouvrière; je m’en suis beaucoup occupé; eh bien! j’ai la +conviction, reposant sur des faits, que ce qu’il lui faut, ce sont des +leçons pratiques pour la conduite ordinaire de la vie... Il faut +développer chez ces êtres primitifs le sentiment moral; apprendre aux +hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène; aux femmes, la science du +ménage, les soins pour leurs petits... Le reste, la connaissance d’un +monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux, cette +connaissance-là est inutile, je le répète, et j’ajouterai même mauvaise. +Elle ouvre à leur esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive, que +leur faire prendre en dégoût leur travail journalier. Croyez-moi, +mademoiselle, je suis dans le vrai... + +Il en était tellement convaincu, que France n’essaya même pas de lui +répondre. Autant elle aimait la discussion avec un esprit accueillant à +toutes les idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand son +interlocuteur était incapable d’admettre des opinions autres que les +siennes propres. + +D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui en apportait une tasse +avec un sérieux de petite fille soigneuse de ne commettre aucune bévue. +A tout instant, son regard cherchait celui de son mari, demandant une +approbation. La conversation redevenait générale. A la demande de +Marguerite, les enfants avaient été amenés. + +Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot pour intervenir, mais très +attentif, la conversation de son frère et de France, se rapprocha de la +jeune fille debout près de la table à thé. A belles dents, elle croquait +une mince galette. Et avec son calme sourire, il demanda: + +--Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne vous a pas convaincue? +Il va à l’encontre de toutes vos idées. + +Elle, aussi, sourit: + +--Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous parlons des langues qui +sont tout à fait étrangères l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne +songe qu’au pot-au-feu pour ses ouvrières; et moi, je suis peut-être +trop préoccupée des roses que je voudrais auprès du pot-au-feu... + +--Parce que vous êtes poète et que vous jugez la vie et les êtres à +travers votre amour du beau. + +Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine et moqueuse. + +--Quelle singulière créature vous tenez à faire de moi parce qu’il m’est +arrivé d’écrire des vers pas trop mauvais! Je vous assure que, moi +aussi, comme M. Chambry, je parle en connaissance de cause. Je possède, +à Paris, une amie américaine qui est une fervente philanthrope. Elle m’a +enrôlée sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes très artistes, +très bons, très généreux, j’ai pris part à ces concerts, à ces lectures +d’œuvres littéraires que condamne si dédaigneusement monsieur votre +frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous écoutaient ces +simples, vous ne vous étonneriez plus que les appréciations de M. +Chambry ne me découragent pas du tout et me laissent toute prête à +reprendre ma modeste tâche! + +Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction qui avivait l’éclat de +son regard si bleu. + +Il la contempla avec une sympathie où il y avait une curiosité presque +naïve: + +--Et moi qui me figurais qu’une _poétesse_, doublée d’une élégante femme +du monde, devait vivre les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres! + +--C’est-à-dire en parfaite égoïste... Ah! autant que je puis, j’essaie +qu’il n’en soit pas ainsi... J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon +amour pour les belles choses... + +Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne lui avait reproché +d’avoir voulu garder sa vie pour l’employer à un égoïste culte du beau, +et elle revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait... Un +moment, elle fut très loin de ce salon provincial où s’échangeaient +d’indifférents propos, toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même +qu’elle en eût conscience. + +Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela à elle-même: + +--Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en vous entendant soutenir +si chaudement cette théorie que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la +manne intellectuelle?... + +--Vous pensiez?... + +--Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez pas Amiénoise, car alors +je vous aurais demandé, de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône +de votre temps... Et au lieu de cela, je ne puis que vous dire: «Vous +retournez bientôt à Paris?» + +--Oui, dans quelques jours... + +--Et vous reviendrez?... + +--Ah! je n’en peux rien savoir... + +--Peut-être pour voir la fameuse vente de charité dont vous avez été si +copieusement entretenue?... Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles +la charité de dire à cette vente quelques-uns de vos poèmes... + +A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle se mit à rire. + +--Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là! Si vous me connaissiez, +vous sauriez qu’à peine dans un cercle intime, où je me sens en absolue +communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns de mes vers... + +--Alors, il me faut renoncer à vous rien demander?... + +Il y avait un regret très sincère dans la voix d’Albert Chambry. Sur ses +lèvres, à elle, courut le joli sourire, ironique et charmeur. + +--Je suppose que mes «rêvasseries» vous sembleraient des billevesées... + +--Que nous ne sommes pas dignes d’entendre, nous autres gens de +province. + +--Qui, sans doute, ne vous plairaient guère. Croyez-moi sur parole, je +vous assure. + +Il eût voulu insister, causer encore un instant au moins avec elle. Mais +elle avait fini son thé et se rapprochait du cercle général où sa sœur +l’appelait d’un signe, trouvant l’heure largement venue de prendre +congé. + + + + +VII + + +Dès que la porte fut retombée derrière elles, Marguerite eut un coup +d’œil d’excuse tendre vers sa sœur. + +--Chérie, quelle visite, n’est-ce pas?... Ne m’en veuille pas trop de te +l’avoir infligée... Je ne me doutais pas qu’elle pourrait être si +longue! + +--Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée du tout chez ces +braves gens. Ils m’ont intéressée chacun en leur genre. Le docte Lucien +est exaspérant; mais sa petite femme est touchante de modestie et de +docilité; et le sage Albert a l’air d’un excellent jeune homme! + +--S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas autrement flatté. + +France eut un rire gai. + +--Parce que je lui rends justice?... Il serait bien difficile. + +--Il y a manière et manière de rendre justice, glissa Marguerite. Et je +trouve qu’en ce moment tu te montres très ingrate envers Albert Chambry. + +--Pourquoi? interrogea France avec des yeux surpris. + +Marguerite la regarda avec une affectueuse malice. + +--Parce que tu parais tout à fait insensible à l’impression évidente que +tu as produite sur lui. + +--Elle m’est si indifférente, cette impression! + +--Ah! ah! petite France, vous êtes à ce point blasée sur vos conquêtes? + +--Oh! des conquêtes comme celles que nous faisons, malheureuses filles +sans dot, ça ne vaut pas la peine de les remarquer même... N’en parlons +pas, veux-tu? Guite... Causons plutôt de nos petites affaires et +rentrons par les boulevards, non par la ville... J’aime tant ces grandes +allées qui me donnent tout de suite une impression de campagne... + +--Prends garde, France, tu finiras par froisser l’orgueil des Amiénois, +s’ils apprennent que tu considères leur ville à peu près comme un grand +village. + +--Bah! ils n’en sauront rien!... Oh! voilà André! Quelle surprise!... Et +avec lui, Claude Rozenne... + +Une telle expression de plaisir éclaira les traits de Mme d’Humières que +France en fut saisie. Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont la +légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir... + +Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement par tous les +chagrins qu’elle avait acceptés de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs +qui se sont donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables trésors +pour pardonner--et accepter le joug qui apparaissait à France si +redoutable, alors que d’autres, pourtant, le trouvaient doux, +semblait-il. + +Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle regardait approcher les +deux hommes. + +Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama: + +--Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages? + +--J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne que j’ai entraîné et +qui a reconnu France du plus loin que vous êtes apparues. + +Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put deviner s’il y avait une +malicieuse intention dans sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son +mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux arrêtés sur la +perspective fuyante des boulevards dont les branches s’estompaient sous +la brume verte des premières feuilles. + +Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière dont la fraîcheur, +en d’autres jours, l’eût ravie. La soudaine présence de Rozenne +réveillait trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation, +quelques jours plus tôt... Pourtant, il n’avait pas la physionomie +douloureuse qu’elle lui avait vue alors. Au contraire, une expression +presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour un instant, le +Rozenne d’autrefois--insouciant et jeune. + +Comme au vieux temps, il s’était tout de suite mis à marcher près +d’elle. Mais en ces heures enfuies elle avançait avec une âme étrangère +à lui, sereine et libre... Aujourd’hui... + +Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui lui interdisait une +inutile investigation. Et tout de suite, alors, d’un accent de +conversation mondaine, elle commença: + +--André vous a raconté que, tantôt, Marguerite et moi, tout comme de +sages petites filles soucieuses de s’instruire, nous sommes allées +visiter la filature de MM. Chambry? + +--Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien parce qu’il aura +sûrement trouvé l’occasion de manifester son universelle compétence; le +grave Albert parce que vous lui avez produit un effet foudroyant, si +j’en juge d’après les quelques paroles dont il m’a honoré à votre sujet, +il y a deux jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury. + +Le ton de Rozenne était sarcastique; et l’expression gaie de son visage +avait disparu. Elle dit, avec le même imperceptible haussement d’épaules +qui avait répondu à une semblable déclaration de Marguerite: + +--Je crois que vous vous faites de singulières illusions sur l’état de +«foudroiement» où vous voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite +santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout ce qu’il m’a raconté de +ses ouvriers. Mais des beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie +cependant remplie de compassion pour les pauvres créatures qui doivent y +peiner et ravie de retrouver le jardin plein de soleil qui sentait bon +le printemps... Le renouveau, vraiment, me grise un peu! Il me donne une +soif de campagne, d’horizons sans fin, d’air vif, fleurant la verdure +fraîche!... Vous ne pouvez imaginer combien, en ce moment, je trouverais +délicieux de marcher en pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts +qui sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite... d’y +regarder le soleil couchant... et les paysages de féerie qu’il crée +divinement! + +Il l’avait écoutée sans la regarder... Et pourtant il voyait--avec quels +yeux!--le dessin charmant du profil, l’éclair bleu du regard sous la +grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante des lèvres +entr’ouvertes. Et la voix un peu basse, il dit: + +--A moi aussi, une telle promenade semblerait délicieuse!... Et si la +seule volonté suffisait, vous seriez déjà transportée sur ces chemins +que vous aimez et j’y marcherais près de vous... Ce qui me serait une +douceur... Je sais maintenant ce que c’est que la compassion d’un cœur +comme le vôtre..., mon amie... + +Pour la première fois, il l’appelait de ce nom qu’il venait de prononcer +d’un indéfinissable accent, avec une sorte de gravité tendre, amère, +douloureuse. «Mon amie!» elle lui avait donné le droit de la nommer +ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli de l’entendre? et, peut-être parce +qu’il lui avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre en elle +la source vive de sa pitié pour lui, avec le désir passionné de lui +faire un peu de bien?... + +Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait, trouvant un +apaisement à dire sa misère: + +--Maintenant, je redoute à tel point d’être seul dans la campagne! Son +silence me permet trop bien de me souvenir... Je m’y trouve, plus que +partout ailleurs, face à face avec ce que, de toute ma volonté, j’essaie +d’oublier... Ah! ce calme effroyable de la nature!... Il m’est presque +aussi terrible que celui de la province... que je suis incapable de +supporter plus de quelques jours. + +--Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour Paris, n’est-ce pas? + +--Demain soir. + +--Ah! demain... + +Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain fuyant de l’allée avec, +soudain, une image dans les yeux: celle d’une très jolie femme dont les +journaux illustrés avaient récemment reproduit le portrait, car elle +venait de s’affirmer grande comédienne dans une création récente. +Celle-là, mieux que n’importe quelle autre, savait consoler la misère de +Claude Rozenne. + +Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même souci?... + +Machinalement, elle dit: + +--Madame votre mère doit être triste de vous voir partir... + +--Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps. C’est au-dessus de +mes forces. Trouvez-moi égoïste, lâche, que sais-je? Mais c’est la +vérité, quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse petite +créature que vous savez, dont la vue me parle sans cesse... du passé, il +me faut, si je ne veux devenir fou, moi aussi... m’enfuir, retrouver la +fièvre de la vie, m’en étourdir... Quelquefois jusqu’à l’ivresse, c’est +vrai!... Il me faut sentir que, malgré tout, il me reste des jouissances +qui font juger, même à des misérables de mon espèce, que l’existence a +encore une saveur moins amère que la mort! + +Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément, considérait un vol +d’hirondelles dans le ciel devenu rose... Elle savait bien comment +Rozenne essayait d’oublier; et soudain cette idée semblait glacer en +elle la compassion... Cependant pourquoi était-elle plus sévère pour lui +que pour d’autres, alors qu’elle lui connaissait une excuse que les +autres, sûrement, n’avaient pas?... + +Confuses, ses impressions se heurtaient tandis qu’elle avançait près de +Rozenne dans la paisible allée où de rares promeneurs les croisaient. +Derrière eux, à quelques pas, Marguerite marchait, causant avec son +mari... Mais elle et Rozenne les avaient oubliés. Étonné de son silence, +il la regardait. Et parce qu’il connaissait toutes les expressions de +son visage, il devina ce qu’elle pensait... + +Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif et suppliant: + +--Soyez-moi indulgente!... Que voulez-vous que je fasse de ma vie?... Je +ne suis pas un saint... Je ne puis me cloîtrer dans la solitude; j’ai +maintenant, je vous l’ai dit, la terreur de la solitude... Si vous +connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser, vous n’auriez plus le courage +de me condamner! Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté... Vous +ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son cœur à une créature qui le +torture en se jouant! Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa +liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant traversé un brasier, +demeure avec l’épouvante de la fournaise, et des cicatrices que rien ne +peut effacer!... Oh! ma sereine petite amie, ne me jugez pas et +pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que je suis un malheureux! + +Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de prière tremblait soudain dans +sa voix: + +--Il ne faut pas faire de folies... A quoi bon? Ce n’est pas là ce qui +vous fera oublier ni vous consolera... + +--Rien, vous entendez, _rien_ ne me consolera de ma vie gâchée!... +J’appartiens maintenant au monde des misérables qui sont sans espoir, et +je ne peux m’y résigner... Mais ne parlons plus de moi... La pitié dont +vous voulez bien me faire la charité me rend trop lâche... Si j’osais, +je vous adresserais une demande... + +--Laquelle? + +--M. d’Humières m’a dit que madame votre sœur veut bien aller voir ma +pauvre vieille mère... Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner? + +Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne rencontra pas ses yeux +qui regardaient au loin, droit devant lui. + +Elle dit pensivement: + +--Si je suis encore à Amiens quand Marguerite ira chez madame votre +mère, je ferai volontiers ce que vous me demandez... + +--Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je vous le demande, n’est-ce +pas? finit-il. Je sais que ma mère aura plaisir à vous voir... Vous +l’avez spontanément conquise... + +Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle avait deviné chez +la vieille femme, voyant près de son fils une jeune fille... Doucement, +elle dit: + +--Ce qui ferait plus de plaisir encore à Mme Rozenne, ce serait, j’en +suis bien sûre, que vous lui restiez quelques jours de plus... + +--Cela, c’est impossible!... Il faut que je parte... Il le faut! + +Pourquoi?... Était-il attendu? Ou était-ce seulement la paix accablante +de la province qui le faisait fuir?... La double question traversa +l’esprit de France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite se +rapprochait. Il s’en aperçut; et alors, rapidement, il pria: + +--A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon secret?... Je suis encore +incapable d’être plaint ou raillé. Avec le temps seulement, je +m’aguerrirai. + +Elle eut un regard qui promettait le silence, car André était près +d’eux. Et Rozenne, courtoisement, prit congé de Mme d’Humières; puis +s’inclinant devant France, il lui serra la main dans une étreinte brève, +mais si doucement forte qu’elle la sentit jusque dans son cœur. + +Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez les d’Humières. André +taquinait sa belle-sœur sur les perturbations évidentes, prétendait-il, +qu’elle causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry. + +--Prenez garde, France, il va vous disputer à votre grand flirt, Claude +Rozenne. + +Elle eut un tressaillement d’impatience: + +--André, ne dites donc pas de pareilles folies! + +--Des folies... hum! hum!... Enfin, laissons Rozenne puisque vous le +souhaitez et plaignons seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville +d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante Parisienne, retournée +dans son paradis... + +--Son paradis, c’est Paris?... André, vous devenez tout à fait lyrique. + +--Ah! oui, c’est un paradis après lequel je soupire!... Quand donc me +sera-t-il donné d’y vivre! + +Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout en surveillant Bob qui +barbouillait son assiette de confitures: + +--Mon pauvre André, quelle figure y feraient de petites gens comme nous! + +--Bah! chérie, tu es une telle fée que, grâce à toi, nous arriverions +peut-être à ce que cette figure fût brillante... + +--Ce serait, je le crains, trop demander à la fée qui n’a pas de +baguette magique pouvant lui donner des rentes, ou même, tout +simplement, le costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour être un +brin élégante! + +--Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume? dit France, +affectueuse. + +La jeune femme sourit: + +--Parce que mes petits ont tellement grandi depuis l’année dernière +qu’il me faut les rhabiller des pieds à la tête... Puis, nous avons eu +nos frais de déménagement... Alors ma belle robe neuve sera pour l’hiver +prochain... si mes ressources me le permettent! + +Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune qui lui manquait. +France pensa à Colette, insatiable de luxe; Colette, à qui l’admiration +fervente de son mari offrait chaque année, pour ses toilettes, des +sommes bien supérieures au revenu entier du ménage d’Humières; Colette, +qui se délectait à remplir brillamment son personnage de divinité +mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation que le souci constant +de ses succès de femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle avait +si âprement souhaitée; une destinée que France jugeait mesquine et +misérable, indigne d’être comparée même à l’humble bonheur de +Marguerite, créé par son amour dévoué. + +Tout bas, France songeait, regardant la jeune femme qui, en hâte, pliait +sa serviette pour aller coucher les petits. + +--S’il me fallait choisir, que prendrais-je, l’existence de Colette ou +celle de Marguerite?... Ah! ni l’une ni l’autre ne me tentent!... Quelle +âme ai-je donc?... Suis-je insensible, ou lâche, ou trop exigeante?... +Colette est heureuse, très heureuse... Marguerite semble l’être aussi... +Moi... mais moi, je le suis aussi..., autrement encore... + +L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait, avec tant de sincérité, +deux mois plus tôt? Avait-elle toujours absolue la certitude que sa +destinée n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à regretter ni +à souhaiter?... + +Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête, comme pour chasser une +pensée importune; et elle entendit alors son beau-frère qui +interrogeait, un peu impatient: + +--Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te sauver en haut? + +--Pour mettre les enfants au lit; il est huit heures. + +--Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela? + +--Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle s’occupe de son +ménage du soir, dit paisiblement Marguerite. + +--Eh bien! elle dînerait un quart d’heure plus tard... Il est insipide +de te voir toujours absorbée par une foule d’occupations que tu te crées +à plaisir! + +--Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea Marguerite avec +douceur. Tu m’excuses, France? + +--Chérie, veux-tu que j’aille t’aider? + +--Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de coucher seule mes +petits... Je te confie André pour qu’il attende sagement mon retour, +sans maugréer contre nos poussins. Ah! mon Dieu, voilà Bébé qui se +réveille; je l’entends crier. Elle réclame son lait... Vite, les +enfants, montons. + +Rapidement, elle les envoyait présenter leur front à France et à leur +père; puis elle les fit sortir et, dans l’escalier, résonna son pas +hâté, avec le piétinement des deux petits. + +Les traits d’André s’étaient rembrunis; et un peu ironique il jeta, se +levant pour suivre France dans le salon: + +--Et voilà pourtant ce que le mariage fait d’une femme! + +--Vous voulez dire une mère admirable et la plus dévouée des épouses! +riposta France, vertement. + +--Dites mieux, une nourrice absorbée par toute sorte de soins stupides +pour ses poupons. Ah! France, comme vous avez mille fois raison de ne +pas vous marier!... Restez la femme d’élégance et de poésie que vous +êtes pour la joie de nos yeux et de notre esprit!... + +--André, vous perdez un peu la tête... Je l’espère, du moins... pour +oser dire de pareilles inepties!... Comment pouvez-vous comparer la vie +de Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement remplie par +les soucis de ma propre satisfaction! + +Elle ne continua pas, frappée soudain par l’idée qu’elle venait de juger +son existence comme l’avait fait Rozenne lui-même. + +André d’Humières n’avait pas répondu, un peu saisi de la vive réponse de +la jeune fille. Il avait parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il +supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de ses ressources... Mais +avec les années il avait appris à connaître tout ce que valait la femme +qui s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que pour la joie... + +Dans le salon, un silence régna. André, comme France, songeait. Elle +regardait vers le ciel de printemps qui se découpait étoilé dans le +cadre de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait qui sentait la +jeune verdure et les violettes. + +--France, vous avez très mauvaise opinion de moi, vous me jugez fort +mal, n’est-ce pas? + +Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau, échappé et +s’attachait anxieusement à ce problème de sa destinée que, depuis +quelque temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec une +insistance qui la troublait un peu. Alors elle s’aperçut qu’une fois +encore elle venait de songer à la responsabilité que Rozenne lui donnait +dans son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre; et aussitôt, elle +dit hâtivement: + +--Je ne vous juge pas mal, je crois, André. + +--En êtes-vous bien sûre?... + +Hésitant un peu, elle continua: + +--Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de n’être pas pour +Marguerite tout ce qu’elle méritait que vous fussiez... + +--C’est-à-dire?... interrogea-t-il avec une espèce de gravité bien +inaccoutumée chez lui. Dites, France, j’aime mieux savoir pour ne plus +mériter à l’avenir des reproches trop justes. + +Sincère, elle avoua: + +--Je vous en voulais d’accepter que Marguerite prît toujours pour elle +la peine, le souci, les ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous +simplifier l’existence autant qu’il dépendait d’elle... Ce que vous +paraissiez trouver tout naturel... Je parle au passé, André. + +--Autrement dit, vous me trouviez un parfait spécimen d’égoïste? + +L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les lèvres de France. Son +regard demeurait attaché sur le ciel obscur où montait un lumineux +croissant qui poudrait de clarté l’allée du jardin. + +--Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais... Et je n’en avais guère +le droit, moi qui toute la première ne songeais qu’à mon propre +bonheur... + +Du même accent pensif et sérieux, il dit: + +--Vous n’aviez pas, comme moi, charge d’âme... Vous n’aviez pas accepté +le don d’un cœur venu à vous plein de foi, de dévouement, d’amour; qui +méritait de tout recevoir pour tout ce qu’il apportait... + +Le don d’un cœur!... A elle aussi, il avait été offert, en ces jours +morts, qu’aucune volonté ne pouvait ressusciter... + +Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir et cessa de +regarder vers la nuit printanière. André était debout devant la cheminée +et la lumière de la lampe éclairait, presque violemment, ses traits dont +l’expression avait changé. Tout à coup il semblait avoir, non pas +vieilli, mais mûri de plusieurs années. + +--Vous avez eu raison, France, d’être sévère pour moi. Je ne méritais +pas mieux. Mon excuse pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel +trésor m’avait été donné... Je ne savais pas ce que c’est qu’une femme +comme Marguerite... + +--Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas, André? + +--Oui, je l’espère... Et par la grâce de son amour, si fidèle que rien +n’a pu le lasser, rien!... C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu +la révélation inoubliable de tout ce qu’elle valait... pendant une crise +difficile qu’il nous fallait traverser, par ma faute... + +France pensa qu’il devait faire allusion à sa folle perte au jeu, le +jour du _Grand Prix_ de Deauville; mais elle n’en trahit rien et demeura +attentive, assise dans l’ombre. + +--Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si patiente, j’ai eu, pour la +première fois, conscience d’être, près d’elle, une espèce de monstre +moral; et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration et une +estime qui n’égalaient que le sentiment de ma propre indignité. Vous +voyez, France, que je suis bien de votre avis en ce qui me concerne et +je vous l’avoue humblement, pour me réhabiliter un peu à vos yeux... + +Elle le regarda avec une sympathie amicale que, rarement, elle avait +éprouvée pour lui ainsi. + +--André, vous êtes tout réhabilité parce que vous pensez maintenant, +comme moi, que Marguerite, si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite +bien que les autres, à leur tour, pensent à elle sans cesse... + +Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce séduisante: + +--France, je vous assure que je fais de mon mieux; mais c’est très +difficile de dépouiller le vieil homme!... Je suis tellement habitué à +être gâté par elle qui semble trouver cela la chose la plus naturelle du +monde, que j’ai beaucoup de peine à ne pas me laisser faire tout +simplement. + +France eut un rire léger. + +--Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour gâterie. Cela lui +semblera si bon!... Aimez-la autant qu’elle désirait l’être quand elle +était votre précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de bonheur... +Je vous remercie beaucoup, André, de m’avoir parlé comme vous venez de +le faire. Vous m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me semble +que Marguerite va être enfin heureuse, comme je le désire... de toute +mon âme! + +--Et comme je le souhaite, France, autant que vous-même... + +--Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec une sorte de gravité. + +Il inclina la tête: et tous deux, alors, demeurèrent silencieux, +songeant à mille choses du passé et de l’avenir. + +Au dehors, le jardin était maintenant baigné d’une lueur d’argent et la +rosée perlait la pelouse. Les murs avaient des lignes très nettes sur le +ciel lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le salon, faisait +doucement battre comme une aile la mousseline d’un rideau... Les minutes +coulèrent. La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi que dans +un réveil. + +--Neuf heures déjà!... Comme Marguerite est longue à revenir!... +Peut-être elle est retenue auprès des enfants. Je vais voir... + +Elle se levait. André dit alors, il avait repris son accent habituel: + +--En vous attendant toutes deux, je vais fumer dans le jardin. + +Très doucement, pour ne pas réveiller les petits, France monta au +premier étage que le silence enveloppait. La même clarté blanche qui +ruisselait sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A travers les +vitres, France aperçut son beau-frère qui suivait lentement la petite +allée dont les cailloux luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare +brillait en un point clair. + +A quoi songeait-il?... Peut-être encore à la femme qu’il commençait à +savoir aimer comme l’_Unique_?... Un jour allait venir où, l’un par +l’autre, ils seraient heureux infiniment. + +France appuya son front contre les vitres, comme pour écraser des +pensées confuses qu’elle avait l’instinctive crainte de voir se +préciser... L’amour, c’était donc la source par excellence du +bonheur!... Un bonheur supérieur à celui dont elle-même vivait depuis +des années, n’en désirant pas d’autre... Un bonheur fugitif, redoutable, +fragile, criminel parfois même, soit; mais un bonheur tel que, pour le +goûter, nul sacrifice n’arrêtait ceux que la soif en possédait... Elle +le savait bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde où elle se +mouvait! + +L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline, épousé pour sa fortune +seulement... L’amour, il avait été le viatique de Marguerite et il avait +transfiguré son humble vie... Mais aussi, il avait dévasté celle de +Rozenne, dont il était le maître, quand il le jetait, la volonté morte, +vers cette femme qui, sans scrupule, préparait son malheur. + +L’amour... Était-ce donc lui encore qui, jadis, amenait près d’elle ce +même Rozenne, par qui elle eût été adorée si elle l’avait voulu, +disait-il. + +Avec un tressaillement elle se redressa, écartant son front de la vitre. +Cette nuit de printemps la faisait déraisonner. Comment pouvait-elle +s’abandonner ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque et +pourquoi s’y attardait-elle stupidement, au lieu d’aller retrouver +Marguerite?... + +Impatiente, elle se détourna du clair de lune enchanté et se dirigea +vers la chambre des enfants. Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte. +Sous la frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur, assise +auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné vers la forme mince qui +soulevait la couverture. A la vue de France, Mme d’Humières se dressa un +peu et murmura: + +--Comment, c’est toi, chérie?... Tu te demandais ce que j’étais +devenue?... Étiennette s’est réveillée et j’attendais, pour aller te +retrouver, qu’elle fût bien rendormie... + +France s’était approchée du petit lit; silencieuse près de sa sœur, elle +contemplait l’enfant. Sous la lumière voilée, elle distinguait le duvet +clair des cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes, la +main menue qui serrait la couverture... + +Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de cet autre petit qui +dormait dans une maison presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant +pour veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille femme, tandis +que la mère était loin, et non pas seulement séparée par la distance, +mais par l’abîme de sa raison perdue... Alors, France eut infiniment +pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du père... + +Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir si l’enfant dormait +bien; et son visage avait une telle expression de sollicitude joyeuse et +tendre que France lui murmura: + +--Comme tes enfants te rendent heureuse, ma chérie!... + +--Pas seulement les enfants, France, mais lui aussi, André... + +Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait maintenant le divin +appel de ce cœur aimant. Le jour approchait où ils iraient dans la vie +comme les bénis qui sont deux en une seule âme... + +Et soudain France se sentit toute seule dans l’existence. + + + + +VIII + + +A son ordinaire, Mme Danestal était en courses et visites avec Colette; +et France qui rentrait pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle +pouvait espérer une heure de pleine liberté pour faire de la musique +tout à son gré, sans être incessamment dérangée par sa mère qui n’avait +jamais cure qu’elle fût occupée. + +Parce que, la veille, il y avait eu réception pour quelques hôtes de +choix, la pièce, riche de meubles artistiques, demeurait somptueusement +fleurie, les roses de juin épanouies en profusion dans ces vases +précieux qu’affectionnait le goût de Robert Danestal. Mais quelques-unes +déjà s’effeuillaient et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la +soie des tapis, distillant une senteur capiteuse. Pourtant, du balcon +s’épandait un souffle d’air chaud, sous le store encore baissé que le +soleil poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous la menace de +lourdes nuées d’orage. + +France s’assit devant le piano à queue, mais elle ne joua pas. Elle se +mit à feuilleter un cahier de mélodies un peu étranges que, la veille +même, elle avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien, qui, +très empressé à lui être agréable, les lui avait envoyées le matin même. + +--Tout simplement parce qu’il sait combien j’aime la musique et qu’il +m’a vue intéressée par la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de +Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier, voyait des +intentions matrimoniales dans le plus insignifiant hommage offert à sa +fille... + +Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement que son charme +de femme, tout autant que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste +garçon du Nord pour qui elle était la révélation d’une race féminine +qu’il ne connaissait pas encore. Et de même elle savait que la soirée de +la veille avait été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses +ont conscience... + +Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi quand elle s’était +regardée dans la glace, au moment de quitter sa chambre, svelte dans sa +longue robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec une hardiesse +discrète; car elle avait, en toute simplicité, la coquetterie de sa +forme très pure, comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes. + +Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la glace, elle avait murmuré, +comme s’il se fût agi d’une étrangère: + +--Tiens, je suis jolie, ce soir! + +Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle ne se trompait pas, +l’approbation d’autrui, le seul regard de Rozenne surpris par hasard sur +elle, eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette, elle +pouvait être comparée... + +Rozenne... Qu’il avait encore été bizarre avec elle, la veille!... Sa +pensée ramenée vers lui, elle ne songeait plus aux mélodies qu’elle +avait voulu revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier; et, les +mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit... Rozenne avait dû +arriver dans la soirée, vers dix heures et demie, tandis qu’elle +écoutait, avec un plaisir, évident sans doute, la musique originale de +Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas vu entrer. Encore un long moment, +elle était restée à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans +qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre une conversation qui +l’intéressait profondément, puisque c’était un échange d’idées et +d’impressions sur la composition musicale... + +--Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec Stavensend?... Vingt +minutes, peut-être? songea-t-elle les yeux arrêtés sur le battement +léger du store que la brise soulevait. + +Tout à coup, tournant la tête pour répondre à une question de sa mère, +elle avait aperçu Rozenne qui la regardait... Et, dans les yeux, il +avait cette expression qui, bien autrement que les paroles, dit à une +femme qu’elle est mieux que belle... + +Mais, en même temps, elle avait remarqué que son visage était celui des +mauvais jours, un visage douloureux et révolté qu’elle avait appris à +reconnaître, même sous le masque impassible que le monde imposait. + +Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller à lui, qui ne venait +pas même la saluer cependant. Mais elle était prisonnière des +convenances et elle se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés +illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient avec une attention +flatteuse. + +Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de Claude, elle lui avait +demandé, rieuse et amicale: + +--Alors, décidément, vous ne voulez pas même m’honorer d’un pauvre +salut? + +--Je me serais fait scrupule de vous enlever à des admirations qui +paraissent vous charmer! + +Lui, ne souriait pas; et son accent était âprement ironique. Elle avait +riposté: + +--Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux! Et les amis, vous +savez, n’ont pas le droit d’être jaloux! + +--Je le suis, moi; et je ne partage mes amis avec personne... + +Elle avait pensé: + +«Mais les vôtres doivent être moins exclusifs!» + +Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de telles paroles. Elle +avait dit simplement. + +--Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques... + +Sa voix avait quelque chose d’un peu dur; elle l’avait senti et, tout de +suite, regretté... Alors, avec la grâce caressante que, inconsciemment, +elle apportait maintenant dans leurs rapports, elle avait repris, la +voix changée: + +--Nous nous disputons comme des enfants! Faisons la paix, voulez-vous? + +Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré: + +--A quoi bon?... + +Puis il s’était détourné, profitant de ce que Mme Danestal appelait de +nouveau sa fille. + +Un moment après, elle avait constaté qu’il n’était plus dans le salon. +Et un regret, aigu à en devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il +fût ainsi parti, irrité contre elle, si injustement! + +Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses doigts erraient sur le +piano, le murmure des notes berçant sa songerie: + +--Comme il est bizarre avec moi, quelquefois! + +Ah! oui, bien bizarre! fantasque d’humeur, parfois rude et agressif sous +les dehors d’une politesse froide; et pourtant, prodigue d’attentions +délicates, toujours... Si attirant d’esprit avec sa pensée admirablement +ouverte et sa sensibilité d’artiste; et de cœur aussi, car il savait +trouver des mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance de la +sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis qu’elle savait... + +Il ne faisait jamais allusion au tragique événement qui pesait sur sa +vie; et, pas davantage, il ne parlait de son fils. Mais cette +connaissance qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir noué +entre eux un lien dont elle avait conscience--et lui aussi... Vraiment, +pour lui, elle paraissait être devenue l’amie par excellence, à laquelle +il trouvait bienfaisant et doux de venir;--à certaines heures surtout, +quand il avait trop torturante l’angoisse du souvenir... Jalousement +alors, il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa compassion, +l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait à lui-même, le distrayait, +berçait sa désespérance... + +A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs le malheur avait +mises en sa pensée. L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait +mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa conception de la vie, +éveillant, en lui, une source vive de sympathie, que des actes +trahissaient, pour la misère des destinées humaines. + +Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse sagesse, elle +savait bien que Claude Rozenne avait, à l’heure présente, une valeur +morale bien supérieure à celle que possédait le nonchalant Rozenne +d’autrefois. + +Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une saveur qu’elle ne se +dissimulait pas à cette amitié d’homme entrée tout à coup dans sa vie; +pourquoi elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence +sentimentale qu’il partageait entre elle et d’autres auxquelles il ne +donnait pas la meilleure part... C’est pourquoi elle ne s’irritait pas +qu’une destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y mêler avec +une mystérieuse force qu’elle subissait sans révolte... Toujours, pour +faire du bien à une créature éprouvée, elle avait été prête à donner de +son âme sans compter. + +Cette fois, du moins, la charité lui était bien facile et apportait dans +sa vie un rayonnement qui l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait +pas avoir, depuis bien des années, passé un printemps comparable à celui +qui venait de s’écouler, ni possédé une pareille intensité de vie +intérieure; ni joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la +charmait ou de ce qu’elle aimait... + +Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait emporter par la +course des jours, reconnaissante parce qu’ils étaient bons... + +... Ses doigts modulaient au gré de sa songerie... + +Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation qu’elle n’était +plus seule dans la pièce. Elle se détourna, regardant autour d’elle... +Alors, à l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne... + +Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées par la surprise, elle +le contemplait: + +--Comment, vous êtes là?... Depuis longtemps?... + +--Non, depuis un instant... J’apportais pour votre père des croquis que +je lui avais promis hier soir. J’ai entendu votre piano... Et je suis +entré pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient tenté pour vous... + +Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables œillets qu’il +venait, sans doute, d’y poser. + +Elle eut une exclamation ravie: + +--Oh! qu’ils sont beaux! + +Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait son visage, si +avidement que des gouttelettes d’eau mouillèrent ses lèvres. + +Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli sourire affectueux où +était un peu de malice: + +--Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce pas?... Pourquoi +êtes-vous parti sans me dire adieu, hier, comme si vous étiez fâché +après moi de... je ne sais quoi?... + +Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum des œillets dont elle +avait doucement caressé les pétales. Il se pencha et baisa ses doigts. +Puis, la regardant, il dit: + +--Parce que j’étais à bout de résignation, de patience... de vertu... +Mettez le mot que vous voudrez! + +Elle s’était rassise sur le tabouret de piano; les plis légers de sa +robe, d’un bleu pâle de lavande, ruisselaient autour d’elle; et elle +l’écoutait, regardant droit devant elle, vers les sombres iris, au cœur +tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée. + +Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du même accent où elle +mettait volontairement un badinage gai: + +--Avouez, en toute humilité, que vous avez montré, hier soir, un +détestable caractère, sans motif... Et n’en parlons plus. + +--Sans motifs? vous pensez, répéta-t-il amèrement. Croyez-vous qu’il y +ait beaucoup d’hommes qui, ayant... une amie telle que vous, +accepteraient de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres... de la +voir surtout se laisser très volontiers accaparer! + +Elle ne voulut relever que les derniers mots de Rozenne; et, tout en +détachant, de la gerbe, quelques œillets qu’elle glissa dans sa +ceinture, elle dit, très simple: + +--C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend m’intéressaient +beaucoup... Et elles vous auraient intéressé également si, au lieu de +bouder dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer avec nous!... +Vous n’avez pas entendu ses mélodies?... Voulez-vous que je vous en +chante quelques-unes, pour vous tout seul?... J’ai encore un petit +instant de liberté! + +--Pourquoi «petit»? + +--Parce que... C’est toute une histoire... Asseyez-vous là, près du +piano, et je vous la conte en deux mots... Imaginez-vous que, ces +jours-ci, j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au nom des +Chambry, une bien singulière demande, celle de faire entendre, au +concert de la vente de charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de +_l’Eau dormante_, avec la musique dont je l’ai agrémenté... Cela, pour +l’amour des pauvres!... Vous pensez bien que j’avais décliné l’honneur +trop grand... Et puis, sur de nouvelles instances, de plus en plus +pressantes, j’ai faibli et promis de demander à Marceline Herrène qui a +récité _l’Eau dormante_, il y a trois semaines, chez Colette, si elle +consentirait à la redire à Amiens, par charité! Elle doit venir à six +heures m’apporter sa réponse. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous +disais n’avoir qu’un moment pour vous faire de la musique. + +--Oui, je comprends que vous êtes insaisissable toujours et qu’il ne +m’est presque jamais donné de vous voir à mon gré, mon amie... + +Oh! ce nom! toujours il la faisait tressaillir, à cause de +l’indéfinissable accent dont Rozenne le disait, avec une sorte de +douceur tendre, qui lui donnait la même sensation qu’un baiser très +aimant mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant, elle avait +l’impression d’être chère encore à Claude Rozenne... Et cela lui +semblait bon... + +Mais, avec une instinctive volonté de fuir un charme qu’elle ne voulait +pas subir, elle ouvrit le cahier des mélodies et le feuilleta. Alors, +tout de suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse +d’elle-même. + +Il le sentit et une angoisse crispa tout son être, de l’avoir si près de +lui, et pourtant lointaine, dans cette pièce solitaire, où la senteur +trop forte des fleurs lui montait au cerveau comme une ivresse. Debout +près d’elle, il la contemplait, fine sous le voile de sa robe pâle. Sur +la floraison pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif se +découpait d’un trait délicat, le regard voilé par l’épaisseur sombre des +cils ourlés d’or, les lèvres entrouvertes, un peu humides car elle les +mouillait, par instants, d’un preste petit mouvement de la langue, très +jeune. + +Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère à observer Rozenne. +Elle disait, indiquant deux pages du cahier qu’elle feuilletait: + +--Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises! + +A mi-voix, elle les commença; et ce quelque chose de contenu que prenait +ainsi son accent donnait une émouvante intimité aux brèves chansons +d’amour, passionnément plaintives et tendres, que la musique modulait en +sonorités inattendues, d’une expression rare... + +Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander: + +--N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais petits chefs-d’œuvre? + +Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise, une question aux +lèvres. Mais elle se tut... Dans le regard de Rozenne qui rencontrait le +sien, elle apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante, qu’elle +avait surprise déjà en d’autres regards arrêtés sur elle--expressive +plus encore que l’aveu des lèvres... Seulement dans les yeux de Rozenne +il y avait, de plus, quelque chose de douloureux et de désespéré, de +suppliant... + +Et une pensée bouleversa son âme: + +--Il m’aime!... Il m’aime plus encore qu’autrefois! + +Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait et dont elle avait +peur--que cependant elle souhaitait ne pas voir s’éteindre... + +Et ce fut une seconde telle que jamais encore elle n’en avait vécu de +semblable--enivrante à lui donner le vertige, splendide comme ce +couchant, pareil à une gloire, dont elle voyait luire le reflet d’or +incandescent. + +Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir de la misérable +créature à qui Rozenne était lié... Et la clarté merveilleuse +s’éteignit... + +D’un geste vif elle referma le cahier et se leva. Un frémissement +ébranlait tous ses nerfs. Elle respira profondément, avec un besoin +d’air pur... Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit: + +--Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce pas?... Je voudrais, +puisque Marceline est en retard, vous lire les vers que j’ai +retravaillés dans le sens que vous m’avez indiqué... Mais, auparavant, +montrez-moi les croquis nouveaux que vous apportez. + +Instinctivement elle allait vers le balcon et releva le store. La +lumière du couchant envahit victorieusement la pièce avec une bouffée +d’air chaud qui emporta une seconde la senteur capiteuse des fleurs. + +Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage altéré, une contraction +aux lèvres, comme s’il eût voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses +yeux, dont elle aimait le regard, cette expression qui attirait à lui +toute son âme... + +Elle eut peur un peu... de lui... d’elle?... Sa pensée n’aurait pu +préciser. Presque impérative, elle répéta: + +--Montrez-moi vos croquis! + +Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant, jeté sur une table et +le lui tendit, sans un mot. + +Comme si la pensée de Rozenne était devenue pour elle un livre ouvert, +elle y voyait clairement, en cette minute, un détachement absolu pour +les œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait, parce qu’elle +le voulait, n’existaient même plus pour lui. Seule, une créature +l’absorbait tout entier... Et cette créature, elle en avait l’intuition +souveraine, en cet instant, c’était elle-même... Les mêmes mots alors +palpitèrent éperdument en son cœur: «Il m’aime!... Il m’aime!...» + +Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans sa ceinture. Elle se +pencha vers le portefeuille qu’il lui avait ouvert, sur le piano à +queue. Restée debout, elle regardait les feuilles, avec un effort pour +fixer sa pensée qui lui échappait. + +Tout à coup, pourtant, son attention se tendit... Un détail la frappait +impérieusement, auquel, dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris +garde... Mais elle ne se trompait pas... Cette jeune femme qui +apparaissait presque sur chacune des esquisses... c’était elle-même, +elle-même poétisée par le rêve d’un artiste, telle une créature de +songe, soit; mais cependant si reconnaissable! Et avant que sa volonté +eût fermé ses lèvres, elle avait laissé échapper: + +--Comme cette femme me ressemble! Vous m’avez fait poser sans me le +dire, n’est-ce pas?... Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela? + +Sans la regarder, il dit: + +--Il s’agissait d’une œuvre de votre père... + +Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un ton qu’elle +s’efforçait de rendre léger: + +--Alors, cette ressemblance est volontaire? + +Il secoua la tête. + +--Non, elle n’est pas volontaire... Je n’en avais pas conscience quand +mon crayon a créé. Je travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je +ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi. Il y en a certaines +qui me hantent... Je ne vous ai pas offensée? dites... Vous êtes une +petite muse, comme cette femme à qui j’ai donné vos traits. + +Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard: + +--Non, je ne suis pas offensée... + +Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût ainsi usé de son image. +Pourtant, elle éprouvait une joie mystérieuse à lui être si présente +toujours... + +--Non, je ne suis pas offensée... Mais cela m’effarouche un peu de me +voir ainsi livrée au public. + +--Vous lui livrez bien plus que vos traits quand vous lui donnez des +vers où vous avez mis votre âme... Ah! ces vers-là... Comme je voudrais +les garder pour moi seul, jalousement!... être seul à en connaître +certains dans lesquels vous êtes toute... A cause de cela, sans doute, +ils me sont précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au monde, +pour moi... Et cependant... + +--Cependant?... répéta-t-elle presque bas, enveloppée par la caresse des +mots. D’un geste inconscient elle déchirait un œillet dont la senteur +imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers le lointain du ciel +empourpré où s’amoncelaient des nuages lourds, cernés de flamme; mais +son âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement à lui... + +--Cependant je voudrais pouvoir, dans mes heures mauvaises, vous enlever +à jamais ce don d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un monde où +vous m’échappez, parce que vous y êtes heureuse seule... Je voudrais +vous enlever, non pas seulement votre talent, mais aussi votre beauté +qui appelle trop de regards... + +--Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement. + +--Ah! si, vous l’êtes!... mais à la façon des glaciers qui se dressent +orgueilleusement en plein ciel, en pleine lumière!... Et je voudrais que +vous fussiez une simple femme, pitoyable et tendre, qui n’ait à donner +que son cœur et en fasse le don suprême à celui qui crie vers elle... + +Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante, elle articula, ses +lèvres tremblaient: + +--Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui?... Vous +déraisonnez!... Ne dites pas de ces choses inutiles et folles qui sont +mauvaises et ne peuvent que nous faire du mal à tous les deux! + +Il demeura silencieux... La tentation grondait en lui, si forte! de +crier à France Danestal qu’elle lui était chère, mille fois plus encore +que jadis, quand un juvénile attrait le jetait vers elle... La tentation +aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître enfin la saveur de ses +lèvres, l’abandon de son corps souple, la douceur des paupières closes +sous le baiser qui les fermerait... Oh! la sentir entre ses bras, sur +son cœur et l’emporter ainsi, vaincue enfin!... pour oublier tout ce qui +ne serait pas elle. + +Si vague, la conscience lui demeurait encore que céder à une telle +tentation serait une infamie, à lui qui était aussi misérablement +enchaîné qu’un criminel... Car elle n’était pas une femme brûlée par la +vie, mais une vierge ayant droit à son respect. Et parce qu’il sentait +sa volonté défaillir, il eut peur, à son tour. Résolument, il se leva: + +--Vous avez raison; aujourd’hui, je ne saurais vous dire que des folies +que je regretterais ensuite, comme j’ai dû en regretter bien d’autres. +Adieu! + +Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner l’appel du timbre. +Ce devait être Marceline Herrène. Son arrivée allait le sauver de +lui-même... C’était bien! + +Comme lui, France avait entendu; et en elle un bizarre sentiment +s’élevait, fait d’un regret aigu et d’une sensation de délivrance. + +Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne eût été là, +déjà, pour l’entendre: + +--Adieu, ma chère, bien chère petite amie... Faites-moi la charité de +penser à moi avec beaucoup de douceur et de compassion parce que je suis +très malheureux. + +Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine. La porte du salon +fut ouverte. Marceline Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous +le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne élégante, un joli +sourire sur le masque tragique du visage où étincelait la flamme des +prunelles. Gaiement, elle s’exclamait: + +--Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle petite muse? + +Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement, prenait congé. +France présenta: + +--Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon père va devoir l’illustration +de ses sonnets des _Gloires_!... Vous, Marceline, je n’ai pas à vous +nommer, vous êtes une femme célèbre! + +Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient un hommage pour la +tragédienne. Puis, se courbant très bas, il baisa la main que France lui +tendait. Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux, les +yeux arrêtés sur elle: + +--J’enverrai donc à monsieur votre père les autres esquisses. + +Elle pencha la tête et dit simplement: + +--Merci... Et au revoir. + +Marceline Herrène les considérait de ses yeux brûlants dont l’expression +était si franche. Quand la portière fut retombée sur Rozenne, elle +demanda, affectueuse et spontanée: + +--Est-ce enfin celui que vous épouserez?... + +France eut la sensation d’un choc en plein cœur, et une ondée de sang +courut sur son visage. + +--Claude Rozenne n’est pas à marier. + +--Ah! + +Leurs deux regards se confondirent: celui de la tragédienne +sympathiquement sceptique et curieux; celui de France, large ouvert, +avec une assurance orgueilleuse... Mais, de nouveau, tintaient follement +en elle les mots qu’elle ne pouvait étouffer: «Il m’aime!... Il m’aime!» + +--Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre. N’attendez pas trop +tard pour aimer, France... Ne vivez pas seulement pour être une divine +petite muse... Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement, vous sentirez +qu’il ne suffit pas à un cœur de femme d’inspirer de beaux vers... Un +cœur, c’est un être qui vit, qui appelle; qui veut sa joie, son bonheur, +ce bonheur comparable à nul autre, et à qui ne suffit pas l’immatérielle +beauté des choses... + +Elle se tut une seconde; puis, plus bas, de sa belle voix de contralto, +si aisément émouvante, elle dit, la main sur l’épaule de France: + +--Écoutez mon conseil, petite France, aimez, aimez! même dussiez-vous en +souffrir... Et dans votre amour, donnez-vous toute, généreusement, pour +en être enivrée, comme le plongeur se jette dans la mer, pour s’y +perdre!... Autrement, vous arriverez à connaître, un jour plus ou moins +proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur, le pire de tous les +supplices, sentir qu’on n’est pour personne au monde, la vie, l’âme, le +tout, l’_Unique_... Aimez, France, pendant que vous êtes jeune; que, +sûrement, il y a des cœurs qui appellent le vôtre... Aimez; quand vous +en aurez connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée d’avoir +si longtemps voulu vivre dans votre beau rêve glacé!... + +Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières s’étaient +abaissées, voilant son regard. Sur ses joues blanches, les cils +battirent très vite, tandis que Marceline finissait avec un sourire: + +--Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit pas l’élu... Il semblait +fait pour vous... Et je m’y connais en hommes, je vous jure! + +Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête qui lui était familier +et ses lèvres articulèrent les mots que sa pensée lui criait +impérieusement: + +--Je ne veux pas aimer... Je ne peux pas!... + +Les yeux de la jeune femme disaient la question que sa bouche ne +prononçait pas. Mais France, changeant de ton, jeta avec une vivacité +gamine: + +--Je ne peux pas aimer... Je n’ai pas le temps, j’ai trop de choses à +faire! Chère bonne amie, causons vite de ma requête, voulez-vous? + + + + +IX + + +Une rumeur de curiosité courut à travers la très nombreuse assemblée que +réunissait le concert de charité,--dans l’hôtel particulier qui abritait +la kermesse,--car, sur l’estrade, venait d’apparaître Marceline Herrène +pour dire le poème de Francis Danes. + +Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent. Les regards +féminins étudièrent la sobre richesse de la robe de mousseline de +l’Inde, incrustée de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis que les +yeux des hommes s’attachaient au buste admirable sous l’étoffe souple, +au visage qui semblait modelé dans la lumière, coiffé de cheveux +sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd. + +Debout, immobile, une sorte de rêve dans la chaude profondeur des +prunelles, elle semblait écouter le chant que modulait l’orchestre et +par lequel s’ouvrait le poème,--un chant si admirablement adapté au +caractère du poème que, seul, un même cerveau pouvait avoir conçu la +musique et la poésie. + +Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura: + +--Elle est bien belle!... Tu es gâtée, chérie, d’avoir une pareille +interprète! + +France inclina la tête en silence. De loin, elle souriait à Marceline +qui venait de la distinguer dans la foule du public et lui avait envoyé +un imperceptible signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se prit à écouter +cette musique qui était la sienne, pour elle, évocatrice puissamment +d’impressions vécues par elle. + +L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi toutes les répétitions, +était vraiment très bon. Mais elle ne l’entendait pas avec cette +attention qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler le jeu +des musiciens. Son regard errait sur les rangs des auditeurs, cherchant, +sans qu’elle en eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait +pas. Dans cette réunion du tout Amiens _select_,--où fraternisaient pour +quelques heures armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même +noblesse, protectrice des bonnes œuvres,--presque toutes les +physionomies lui étaient étrangères. A peine elle reconnaissait quelques +femmes rencontrées dans le salon de Marguerite... Devant elle, un peu, +elle apercevait le groupe des Chambry, la petite femme habillée avec un +soin correct et une richesse toute provinciale, assise entre son mari et +son beau-frère... Tous trois, l’air très attentif. + +A travers la distance, France sentait, tendue vers elle, toute la pensée +d’Albert Chambry, avec une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à +son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte dans la foule où +elle demeurait discrètement confondue; et, si soucieux qu’il fût des +convenances, il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder dès qu’il +croyait pouvoir le faire sans être remarqué--par elle surtout. Il +n’était pas connaisseur en musique et la valeur des harmonies originales +du prélude, dont un mélomane eût été ravi, lui échappait complètement. +Mais l’oreille charmée par les sonorités expressives et colorées du +chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté par l’idée que c’était +vraiment cette jeune fille qui avait créé cela, que tout ce public était +réuni pour être enchanté par la beauté de son œuvre de femme--et de +femme de vingt ans à peine! + +D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel était Francis Danes, +observaient aussi, avec la même curiosité, la fine créature habillée de +linon rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs, qui se tenait +auprès de sa sœur, comme une fille du monde très bien élevée, auditrice +correcte; de telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait pu +soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette musique et ce poème. + +Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle excitait ainsi; +sourdement nerveuse, elle continuait sa recherche inconsciente, parmi +tous ces inconnus... Non, décidément, elle n’apercevait pas Claude +Rozenne. Il n’était pas là!... Il n’était pas venu assister à cette +audition solennelle, devant un public _payant!_ de l’œuvre de sa +«précieuse petite amie», comme il semblait se plaire à l’appeler. +Pourquoi?... Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille encore. De +loin, elle l’avait aperçu, en arrivant de Paris, quand elle sortait de +la gare avec Marguerite... Mais il n’avait pas paru chez sa sœur, bien +que certainement il sût qu’elle était à Amiens, où les plus petites +nouvelles étaient vite colportées. + +Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait le faire depuis quinze +jours... Même, il se désintéressait de ce qui la touchait. + +Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si fort qu’une paillette +blessa la peau sous le gant. + +Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où la jetait l’absence de +Rozenne; et irritée contre elle-même, sans remuer les lèvres, elle +murmura: + +--Qu’est-ce que cela peut me faire après tout, qu’il soit là ou non? + +... Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline commençait le +poème; et son admirable voix, grave et pleine, d’une souplesse +caressante, donnait si merveilleusement aux vers leur relief, leur +couleur; en faisait jaillir, si lumineuse, la pensée, que toute +préoccupation étrangère disparut du cerveau de France, dans la +jouissance aiguë d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste +telle que celle-là. + +La musique accompagnait la parole humaine, qui, parfois, faisait silence +un moment, pour laisser la mélodie lui répondre; puis reprenait la +légende symbolique, contée en une langue d’une incomparable poésie dont +les moins lettrés eux-mêmes subissaient le charme. Mais France ne +s’apercevait pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des regards +qui allaient à elle, l’auteur!... Même, elle avait oublié l’absence de +Rozenne. Rien n’existait plus pour elle que l’intense plaisir artistique +qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit dans une sensation +de brusque réveil quand des applaudissements éclatèrent enthousiastes, +alors que l’orchestre achevait le motif final. Marceline, rappelée +éperdument, reparaissait les mains pleines de fleurs, jetant le nom du +poète que saluaient les acclamations. + +Avec une malice un peu émue André glissa à sa belle-sœur qui, devenue +toute rose, écoutait, une petite fièvre au fond des prunelles: + +--Quel succès! France... Prenez garde, on va vous enlever pour vous +porter en triomphe! + +--Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier Marceline qui +mérite bien, elle, d’être portée en triomphe!... Quelle artiste!... +Guite, tu me retrouveras dans le petit salon... + +Correctement escortée par son beau-frère, elle se glissait parmi les +groupes qui se formaient; car la première partie du concert était +achevée et les dames patronnesses commençaient la quête dans les rangs +nombreux du public. + +Tous les regards invariablement la suivaient, autant parce que la rumeur +commençait à la désigner pour le poète de _l’Eau dormante_ que parce +qu’elle était une très jolie femme, totalement différente des plus +élégantes Amiénoises réunies dans le hall, par son allure et par la +discrète originalité de la toilette créée par son goût. + +Elle, indifférente, passait vite; et bientôt elle disparut, entrant dans +le salon où, avant le concert, elle était avec Marceline. + +Devant la glace, la tragédienne attachait sa longue mante, déjà prête à +partir. + +Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à France qui venait à +elle, une clarté rayonnante dans les yeux. + +--Oh! Marceline! Marceline! quel don royal vous m’avez fait ce soir +encore!... Je ne connais pas, je crois, de jouissance comparable à celle +d’entendre mes vers récités par vous! + +--Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse? + +D’un geste spontané, France, comme une enfant, enlaça la jeune femme, +jetant un chaud baiser sur son visage... Ardemment, elle admirait son +talent qui, si souvent, était du génie; elle aimait son inépuisable +bonté et, sans effort, elle lui pardonnait les généreuses folies où +l’entraînait son cœur d’amoureuse... + +--Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous entendent, ivre de la +musique de votre voix, de vos paroles... + +--Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres, France. + +--Oui; mais comme vous les avez dites! Jamais je ne vous remercierai +assez d’avoir bien voulu faire ainsi connaître mes vers... Ah! je +comprends que mon père ne veuille permettre à personne de réciter, +devant lui, certains de ses sonnets qu’il vous a entendus! + +Marceline eut un imperceptible recul. Elle se souvenait de la manière +dont Robert Danestal avait jadis souhaité lui témoigner son admiration, +alors qu’elle aimait ailleurs... + +Mais ce fut, chez elle, impression fugitive; sa main effleurant les +cheveux de France, elle dit: + +--Maintenant que je ne suis plus bonne à rien, France, je vais vite +filer à l’hôtel, car je repars tout à l’heure pour Paris... et voilà la +foule qui va envahir cette retraite afin de vous apporter ses +félicitations... + +Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus vive la rumeur des +conversations, car l’entr’acte continuait. + +--Marceline, attendez une seconde, je vais appeler mon beau-frère pour +vous mettre en voiture. + +--Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma chère petite amie. + +Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille qu’elle avait vue +presque enfant, alors qu’elle-même, en ses débuts au théâtre, venait +réciter des vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître... Puis, +soulevant une portière, elle s’échappa, tandis que la porte du salon +s’entr’ouvrait devant Marguerite qui, discrète, demandait: + +--Chérie, peut-on entrer?... Tu es seule? Marceline est partie?... +Alors, il est possible de venir te féliciter, sans vous déranger... Oh! +ma petite France, tu peux être fière de toi!... Moi qui viens d’entendre +ce que tous disent, je suis pénétrée d’orgueil! + +Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui murmurant cela, tandis +que le salon s’emplissait de visiteurs qui souhaitaient être présentés +au poète de _l’Eau dormante_. + +France les regardait; et, sourdement, une pensée lui faisait battre le +cœur d’un regret âpre: + +«Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là qui s’empressaient autour +d’elle?... Oh! pourquoi?...» + +Jamais elle n’eût soupçonné que son absence pourrait lui être ainsi +pénible; qu’elle aurait, à ce point, trouvé bon, ce soir-là, de +rencontrer son regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus oublier, +de sentir autour d’elle l’indéfinissable sentiment qui lui était devenu +cher... + +De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que lui--son +ami!--demeurait invisible, ainsi qu’un indifférent, une sensation aiguë +de désillusion, une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle; un +désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller toute seule, dans +l’ombre bleue de la nuit qu’elle apercevait par les portes-fenêtres, +grandes ouvertes sur le jardin... + +Pourtant, bravement, elle jouait son personnage de femme célèbre dans sa +petite sphère. Elle répondait, comme il convenait, à tous les +compliments; aux félicitations majestueuses de Lucien Chambry, aux +exclamations enthousiastes de sa petite femme... + +Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant qu’il lui fût +possible d’aborder, à son tour, la jeune fille trop entourée. Avec un +regard qui n’avait plus son calme coutumier, il contemplait la jolie +tête expressive, les lèvres souples, les prunelles d’eau bleue, les +moires dorées des cheveux sous la capeline de fleurs. Pour la première +fois, il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie qui animait +le cerveau et l’âme de France Danestal, et il en demeurait ébloui et +troublé. + +Soudain rapprochée de lui par un remous dans le flot des visiteurs, elle +rencontra, par hasard, ces yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans, +réfléchir alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement: + +--Pourquoi donc me regardez-vous ainsi? + +--Parce que je vous admire... comme je n’ai jamais admiré aucune femme! + +--Rien que cela! fit-elle rieuse, un peu saisie, mais touchée de l’aveu. +Lui-même en avait l’air si stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il +commença, suppliant: + +--Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie... Je sais très bien que +mon admiration est de mince valeur; mais je vous l’offre bien sincère... + +--Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un jour où nous serons plus +tranquilles que ce soir, vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers +vous ont plu?... Cela m’intéressera beaucoup!... + +Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte un peu malicieuse. + +--Si vous restez quelques jours à Amiens, me permettrez-vous d’aller +vous dire toute mon impression chez madame votre sœur?... Je suis... + +Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un, derrière elle, venait de +prononcer le nom de Rozenne, et les nerfs tendus elle écoutait, +oublieuse de l’existence même d’Albert Chambry qui lui parlait. Que +disait-on? + +Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois, pensé dans la soirée: + +--Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici! + +Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry prononçait, mordante: + +--Rozenne ici?... Vous ne savez donc pas que ce soir Gillette Harcourt +reprend le rôle qui a été son triomphe au commencement de l’hiver? Une +nouvelle _première_ à laquelle ses... admirateurs ne pouvaient manquer +d’assister! + +France n’entendit rien de plus; car André d’Humières approchait, lui +amenant un ami qui, à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit +cet inconnu comme elle en avait accueilli tant d’autres depuis un +moment, avec une indifférence souriante. Mais les mots qu’il lui disait +lui arrivaient dépourvus de sens. Tressaillante comme après un choc très +douloureux, elle pensait: + +«C’est pour cela qu’il n’est pas là!... Je comprends maintenant!» + +Ah! oui! elle comprenait... Et c’était si simple!... Ayant à choisir, ce +même soir, entre l’amante et l’amie, «la précieuse petite amie!» ce +n’était pas vers celle-ci qu’il était allé!... De quoi donc +s’étonnait-elle?... Tous, ils étaient pareils, les hommes, elle le +savait bien, depuis très longtemps... Et après tout, il était si naturel +que Rozenne eût agi ainsi... Elle, France, était tellement peu de chose +dans sa vie, dont elle n’avait pas voulu... + +--Oh! France, qu’est-ce que tu as?... Comme tu es devenue pâle!... lui +murmura la voix anxieuse de Marguerite. + +Un sursaut de colère contre elle-même, contre Rozenne l’ébranla tout +entière. Au hasard, elle dit: + +--Je suis lasse de tout ce monde... Et puis, il fait si chaud ici... Je +vais respirer une seconde sur la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma +chérie. + +Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se glissa dehors, sur le +perron qui s’allongeait en terrasse, et descendit les marches. + +Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux, odorant d’une senteur de +verdure et de fleur, où dominait l’arome des œillets qui montait d’un +massif tout proche... Un souvenir jaillit en elle; celui de l’après-midi +où Rozenne lui parlait dans le salon si fleuri, qu’il semblait distiller +l’ivresse... + +Oui, elle était follement grisée, ce jour-là, quand son cœur bondissait +d’allégresse parce que la croyance était entrée en elle que Rozenne +l’aimait encore, l’aimait plus qu’autrefois... Oh! la stupide +allégresse! dont la seule pensée était pour elle, en ce moment, une +humiliation intolérable... Ah! oublier, oublier, oublier!... Sentir +descendre en elle quelque chose de la grande paix de la nuit... + +Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à l’infini, c’était un +tel silence, après le vain bruit des conversations!... A peine, le +bruissement léger de la brise, à travers les feuilles. Les allées +fuyaient dans l’ombre des arbres; une seule, qui enserrait la pelouse, +semblait un chemin de lumière, sous le reflet de lune qui argentait +aussi les arbustes... + +France détourna la tête pour ne plus voir les fenêtres éclairées qui lui +rappelaient que le monde était là, tout proche, prêt à la reprendre... +Et instinctivement, dans sa soif douloureuse d’être pénétrée--un peu! au +moins...--par cette sérénité des choses impassibles, elle ferma les +yeux,--comme une enfant très lasse qui appelle le repos... + +Mais alors, sous les paupières abaissées, des larmes jaillirent et +vinrent mouiller ses lèvres... + + + + +X + + +Septembre s’achevait, avec une température d’été, aux heures lumineuses +du jour; et seul, l’or fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient +l’approche de l’automne. + +Tout particulièrement, Colette était ravie de ces beaux jours +persistants. Elle recevait beaucoup en son château de Chevregny, pendant +la saison des chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées +féminines par de longues promenades en voiture, à travers la jolie +campagne de l’Aisne, tandis que les hommes abattaient le gibier. + +--Colette, quel est, en définitive, le programme de la journée? lui +demanda sa mère, comme elle arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la +pelouse, à l’ombre des tilleuls, confortablement installés dans de +larges fauteuils de paille, attendaient que les voitures fussent +annoncées. + +La jeunesse était encore dispersée dans les allées du parc. Seules, les +«personnes d’âge» étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal: les +femmes causaient; les hommes fumaient ou parcouraient les journaux; +quelques-uns somnolaient un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains +dorés... Tous, en vérité, avaient un air de béatitude parfaite; et, leur +attention réveillée par la question de Mme Danestal, ils regardèrent, +avec des yeux charmés, la belle maîtresse de maison qui approchait, +vraiment digne de toutes les admirations. Habillée de mousseline blanche +ourlée de précieuses guipures, des roses pourpres dans sa ceinture, sa +jolie tête blonde coiffée d’un grand chapeau fleuri, elle réalisait, en +vérité, la vision d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer +toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir se dire heureuse. + +--Ce que nous faisons tantôt, mère?... Eh bien! nous allons goûter au +bois de la Brosse et nous reviendrons par Vauclair. La voiture va nous +attendre à trois heures; mais s’il y a des amateurs de marche, ils +pourront aller à pied jusqu’à la Brosse. + +--Nous autres, alors! jetèrent des voix jeunes, celles de la petite +Jacqueline de Tavannes et de son fiancé, Maurice Derombies, qui +passaient, sortant de la bibliothèque, dont l’asile leur était +gracieusement abandonné pour abriter l’intimité de leurs tête-à-tête. + +Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la grande liberté qu’elle +jugeait nécessaire d’accorder aux fiancés pour qu’ils pussent bien se +connaître. + +--Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à pied! Tu auras chaud! Tu +seras fatiguée! + +--Oh! maman, vous savez bien que jamais je ne suis fatiguée. + +--Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois seule avec Maurice! + +--Eh bien!... nous demanderons à... à... à France de nous chaperonner. +Elle est aussi marcheuse que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au +tennis... Ah! la voilà! + +Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de petites mèches folles +moussant autour du front, sous la paille du chapeau, très rose de +l’animation de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat des +prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée pour le jeu, elle +avait l’air d’une toute jeune fille et elle semblait, absolument, la +contemporaine d’âge de Jacqueline, malgré les quelques années qu’elle +avait de plus. + +La petite fiancée avait couru vers elle. + +--France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir à pied avec nous à la +Brosse? Dites oui, chérie, vous serez si bonne!... En voiture, c’est +tellement ennuyeux!... Nous sommes tous en «paquet» et Maurice et moi, +nous ne pouvons causer!... + +France, amusée, se mit à rire. + +--Oui... oui, je comprends... C’est convenu, Jacqueline, nous n’irons +pas à la Brosse en «paquet», mais tous les trois, gentiment; et je vous +promets d’être très discrète, de marcher toute seule, en avant, sans me +retourner! + +La petite l’embrassa joyeusement. + +--France, vous êtes un amour! Maurice, c’est arrangé! Maman, soyez +satisfaite, nous aurons France pour veiller sur nous!... + +Mme de Tavannes--qui était paisible et douce--eut un sourire indulgent. + +--Allons! bien, bien... Seulement, je trouve que le chaperon n’a pas +l’air plus respectable que les chaperonnés!... Enfin... + +--Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez pas l’air de vous le +rappeler... Je n’ose plus dire mon âge, glissa France gaiement, tandis +que d’un doigt vif elle détachait les épingles qui avaient raccourci sa +jupe. + +--France, vous avez l’air d’une vraie gamine comme Jacqueline. + +--Ah! elle devrait bien lui ressembler en choisissant enfin un mari! +soupira Mme Danestal, qui ne se consolait pas de voir sa fille libre +encore du lien conjugal. + +Le brillant mariage de Colette était pour elle la félicité quotidienne; +d’autant qu’elle-même profitait fort du luxe de la jeune femme, grâce à +l’aimable bonté de Paul Asseline et à la communauté de ses propres goûts +mondains avec ceux de sa fille. + +Aussi, il lui semblait intolérable que France, douée comme elle l’était, +d’une incontestable séduction, ne se mît en peine nullement de trouver, +à l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné; même plus, eût, +jusqu’alors, laissé échapper avec une indifférence absolue les partis, +quelques-uns vraiment tout à fait «convenables», qui lui avaient été +offerts. + +Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait fort satisfaite de sa +destinée. Elle ne s’inquiétait point de la modeste position de sa fille +Marguerite, puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants la +ravissaient, ceux de Colette surtout qu’elle se faisait une joie de +«pomponner». Il y avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des +excursions--à peu près constantes--de son mari hors du foyer conjugal, +et elle se tenait pour satisfaite de vivre dans le rayonnement de sa +célébrité; à la longue, résignée à le voir dépenser comme s’il eût +possédé d’inépuisables rentes. L’habitude l’avait rendue habile à +réparer tant bien que mal--surtout en apparence--les brèches ainsi +causées dans leurs piètres revenus. + +Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus rien désiré. Mais quand +se produirait enfin l’événement tant désiré?... + +La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation de sa mère. Tout en +causant avec Jacqueline et Maurice Derombies, caressant d’un geste +instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de ses doigts rafraîchis, +elle regardait approcher son beau-frère suivi d’un domestique porteur du +courrier que venait d’apporter le facteur. + +Cinq années d’existence sans souci et de complète félicité--Paul +Asseline n’était pas difficile sur la qualité de son bonheur--avaient +fait de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu paraître un peu +vulgaire d’aspect s’il n’avait eu, stylé par Colette, des allures de +parfait homme du monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant. + +La mine épanouie, il avançait vers Colette qui respirait discrètement le +parfum d’adulation dont l’entourait sa cour masculine, et lui tendant +une petite boîte: + +--Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant d’un regard enchanté. +Même après cinq années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle femme +lui eût été donnée. + +Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage est dû, elle prit l’écrin, +trop accoutumée aux gâteries pour s’étonner; un peu ennuyée que devant +tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité. Heureusement, à son +gré, le domestique qui présentait à chacun son courrier distrayait +l’attention; et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt les mouvements +de sa fille, dont la calme lenteur, en la circonstance, l’impatientait +un peu: + +--Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis pas d’ouvrir cette +boîte!... + +--Voici, voici, maman. Quelle curiosité! + +Elle pressa le bouton de l’écrin; et sur le velours pâle une bague +étincela d’une somptuosité princière, arrachant à Mme Danestal une +exclamation enthousiaste: + +--Oh! Paul, c’est superbe!... Vous comblez votre femme, mon ami. + +--Rien n’est trop beau pour elle! Est-ce bien ce que vous désiriez, +Colette? + +Elle souriait, regardant les jeux de lumière dans les gemmes +étincelantes, serties avec art. + +--Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement rappelé le modèle qui +m’avait plu. Je vous remercie. + +Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de prix, qu’elle lui tendait. +Puis, heureux de l’idée qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant +de ton: + +--A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que je vous dise tout de +suite... Le courrier m’a apporté un mot de Rozenne; il m’écrit qu’il ne +peut venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu à Paris par +toute sorte d’affaires, paraît-il, car il part pour l’Espagne le mois +prochain, afin d’y passer une partie de l’hiver. + +Une voix masculine jeta: + +--Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne ne pourraient pas +s’appeler Gillette Harcourt? + +--Chut! chut!... glissa discrètement Mme de Tavannes. Nous avons ici des +jeunes filles. Les hommes ne respectent rien! + +Colette n’avait pas répondu. Mais son regard, facilement aigu, avait +glissé vers sa sœur. Elle n’aperçut pas le visage de la jeune fille. +Auprès des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait vers +l’étang dont la nappe luisait sous le voile des saules; et Mme Asseline +ne vit pas que, dans les plis de sa robe, la main de France s’était +crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique venait de lui +remettre. + +D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le break était avancé, et +sur le pavé de la cour, on entendait battre le sabot impatient des +chevaux. De la maison, des allées, surgissaient les «jeunes», que le +flirt, le tennis et autres occupations avaient distraits avant l’heure +de la promenade; les femmes, toutes non moins élégantes que Colette. + +--Décidément, alors, mes enfants, vous allez à pied? soupira Mme de +Tavannes. Elle avait, pour sa part, horreur de la marche. + +--Oh! oui! certes!... + +France avait laissé répondre les deux fiancés. Elle demeurait +silencieuse, derrière eux, sans prendre garde qu’autour d’elle rôdaient +quelques membres de la cour masculine de Colette, qui se seraient très +volontiers arrangés de l’accompagner à travers bois. Mais comme elle ne +les y invitait pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où, +très empressé, Paul installait les femmes les plus âgées. Les jeunes +bavardaient autour du grand break, tandis que Colette embrassait au +passage ses enfants que la gouvernante emmenait jouer dans le parc. Elle +était fière de son fils qui avait hérité de sa propre beauté, mais +supportait mal que sa fille fût une vraie Asseline. + +Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la capote de batiste; puis, la +dernière avant Asseline, elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit +place à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière et s’élança près +du cocher qui, raidi sur son siège, enlevait les chevaux, en maître +conducteur, les faisant évoluer par une courbe savante, dans la cour +seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette brillait avec cette +expression de muet orgueil que lui donnait encore, au bout de cinq +années, la conscience de posséder la fortune qu’elle avait voulue... Une +fortune dont elle jouissait si pleinement, qu’il ne restait pas en elle +place pour le désir d’une vie sentimentale. + +France et les fiancés étaient demeurés devant le perron, regardant +sortir la voiture. Quand elle eut disparu, la petite Jacqueline eut un +bond de joie: + +--Ah! nous voilà libres! + +--Oui, libres de nous mettre en route... + +--Oh! France, nous sommes si bien seuls! + +--Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons quand les autres +seront partis... + +--Alors, nous irons très lentement? + +--Aussi lentement que vous le souhaiterez, mais il faut partir... + +Elle avait un impérieux besoin de mouvement et en même temps de +solitude; un désir âpre de voir clair en elle-même et aussi une frayeur +de ce qu’elle y découvrirait. + +Ce qu’elle y découvrirait?... Ah! déjà, elle le savait bien, sans même +se le demander. Il lui semblait que tout son être criait son regret que +Rozenne ne vînt pas. + +Pourquoi ne venait-il pas?... A cause de Gillette Marcourt, comme on +l’avait insinué? d’une autre, peut-être?... Ou à cause d’elle-même que, +depuis quelques mois, il semblait fuir résolument. + +Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et jamais plus dans +l’intimité, depuis le jour de juin où elle avait eu, si forte, +l’impression qu’elle lui était chère, plus encore que jadis... + +Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il n’avait pas paru à la +kermesse de charité. Elle avait écouté, sans la relever, l’explication +brève qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand dîner chez +Colette; et, très simple, elle avait répondu à ses questions sur cette +soirée dont il semblait, d’ailleurs, connaître déjà tous les détails. + +Il avait dû venir à Villers, où elle passait le mois d’août. Et là, non +plus, il n’avait pas paru, écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu +l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à chasser à Chevregny, +toujours pour une raison ou une autre il s’était excusé. Et voici que, +de nouveau, il ne tenait pas une promesse qui semblait cependant bien +précise... Elle avait entendu Colette lire la lettre à sa mère, devant +elle. + +Pourquoi?... Et pourquoi, aussi, ce désir presque douloureux, à cause de +son acuité sans doute, qu’elle avait de le revoir comme au printemps; de +causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui le touchait, lui! de +ce qui l’intéressait, elle!... Pourquoi eût-elle souhaité sentir de +nouveau autour d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de son +âme?... + +Ah! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler, elle ne le pouvait +plus, maintenant qu’elle se savait encore toute meurtrie de la déception +qui s’était abattue sur elle quand elle avait entendu les paroles de son +beau-frère. Alors, en cette seconde, comme on voit les choses dans une +lueur d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait... + +Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura énervée: + +--Je suis folle... mais je suis folle!... Que m’arrive-t-il? + +Et pour fuir sa pensée elle adressa une question à Maurice Derombies, +qui marchait près d’elle, Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble, +correctement, descendaient la grande rue du village, suivis par les yeux +des vieilles qui tricotaient devant les portes, par la curiosité des +filles qui les croisaient et se retournaient ensuite pour regarder les +«demoiselles du château». + +Puis, les dernières petites maisons laissées en arrière, la route +s’enfonça dans la pleine campagne, d’abord à travers les prairies +veloutées par l’herbe drue; puis sous le dôme léger des arbres, dont le +feuillage se cuivrait çà et là, touché par le souffle de l’automne. + +Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement pour ralentir son pas. +France le vit et tout de suite, elle dit: + +--Maintenant que nous sommes à l’abri des regards curieux, je vous +abandonne et vais trotter en avant. + +--Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers, mademoiselle France, +lança gaiement Maurice Derombies. + +Rêver à des vers!... Oui, autrefois, l’année précédente, même quelques +mois plus tôt, marchant ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée +de soleil; ses yeux charmés par la floraison rose des bruyères, par la +verte fraîcheur de l’herbe que foulait son pied, par les lointains +délicatement embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle des +branches; oui, elle eût avancé ravie de la beauté des choses dont elle +eût joui ardemment... + +Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à cette beauté qu’elle +la remarquait à peine. Et cela pourquoi?... Parce que Claude Rozenne +avait écrit qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il allait +partir pour plusieurs mois?... + +De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour lui donner cette âme +nouvelle qu’elle ne reconnaissait plus pour la sienne, à qui, tout à +coup, ne semblaient plus suffire les idéales jouissances dont elle +faisait son bonheur depuis des années, pourtant!... + +Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure détresse, cet effroi +d’une vérité pressentie, encore cachée en elle. C’était à Amiens, le +soir du concert où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas; +quand réfugiée un instant dans le jardin désert elle avait, une minute, +sangloté follement, comme on le fait seulement après une déception très +cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise... Du moins, elle l’avait +cru. Résolument, elle s’était appliquée à ne plus songer à cet homme +dont la vie appartenait à une autre--à d’autres... Elle s’était donnée à +ses multiples travaux, avec la fougue dont elle était coutumière; à +Villers, elle avait rempli des heures par les longues courses qu’elle +aimait, que son insatiable pensée peuplait d’images et de souvenirs. +Même, elle avait été mondaine, pendant cette saison; elle avait +accompagné Colette au casino pour les soirées musicales ou +théâtrales--elle qui avait horreur des casinos! + +Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même, échappée au charme que +Rozenne semblait exercer sur elle--à son tour, lui qui, autrefois, +n’était pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant... + +Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère une branche fleurie +qui avait jailli dans l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de +subir les clairvoyantes révélations de sa pensée qu’elle cessa de +marcher, pour se rapprocher des deux jeunes gens, qui cheminaient en +arrière. + +Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés au milieu de l’allée, +Maurice le bras enroulé autour des épaules de sa petite fiancée et leurs +deux visages si proches, si proches... + +Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement comme des enfants +en faute, avec des mines saisies et confuses dont elle eût souri en +d’autres jours... Mais elle pensa seulement à l’amour qui joignait leurs +bouches... Elle n’avait vu que l’expression de leurs visages... Et +sourdement, sa pensée précisa, avec une telle netteté qu’une rougeur +empourpra ses joues: + +--Je voudrais que Rozenne fût près de moi, marchant dans cette allée, +sous cette ombre... Je voudrais l’entendre me parler, comme il savait le +faire; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me dit que je lui suis +chère, très chère... qui semblait me le dire il y a deux mois... + +D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir et ses lèvres +articulèrent avec une impérieuse résolution où frémissait sa détresse +éperdue: + +--Je ne veux pas penser à lui ainsi... Je ne veux pas... Oh! comment me +guérir?... Comment? + +Se guérir de quoi?... De l’aimer?... + +Les mots déchirèrent sa pensée... Aimer!... Elle aimait Claude Rozenne! + +Là, dans la solitude de ce bois où elle était en face d’elle-même, dont +le silence laissait bien haut parler la vérité, elle ne pouvait plus se +le dissimuler... Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait possédé, à +cette heure il appartenait tout entier à Claude Rozenne. Depuis deux +mois, sans se l’être jamais avoué, elle l’avait bien compris... + +--Je l’aime... mais je ne veux pas l’aimer! Il est le mari de cette +femme... Il est épris d’une autre et il ne songe guère à moi... Je ne +veux pas l’aimer! + +Sa bouche tremblante martelait tout bas les mots que nul ne devait +entendre. Paroles vaines! Elle pouvait se révolter sous le joug qui +s’était lentement appesanti sur elle. A quoi bon?... Elle était +vaincue... Lui, Claude, triomphait à son tour. Elle le connaissait, et +par lui!... ce mal d’aimer qu’il avait jadis appelé sur elle... Et +c’était dans son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation, la +colère, la souffrance de sa défaite--et aussi une sorte de joie éperdue +dont elle avait peur... + +Ah! si Rozenne eût été libre encore, même se fût-il détaché d’elle, +peut-être, insouciante de l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet +amour qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait le mari d’une +autre femme la révoltait comme une déchéance à laquelle elle se +refusait... Pourquoi... comment l’avait-elle aimé?... Elle avait eu +pitié de lui... Oh! oui, une pitié immense... Pour lui faire du bien, +elle s’était montrée accueillante et douce infiniment, elle lui avait +donné une place dans sa vie... Alors elle l’avait mieux connu; et cette +âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait peu à peu conquise, si +absolument qu’elle se demandait, avec épouvante, comment elle +recouvrerait jamais sa liberté... + +Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres! D’abord +l’amitié... Puis l’amour... Folle, de s’être crue invulnérable, d’avoir +ainsi marché droit devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille +naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine avait faite bien +clairvoyante pour les autres!... Et maintenant, où allait-elle?... +Comment pourrait-elle guérir du mal d’aimer? Elle savait bien, instruite +par l’exemple, à quel prix l’on y échappe. Et puis, tout bas, il lui +semblait qu’elle ne souhaitait pas sincèrement être guérie... Ah! +c’était doux et effrayant d’aimer!... C’était aller, dans un infini de +joie, vers la souffrance... Ah! quelle torture de penser toutes ces +choses!... La solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice. +Elle aurait voulu être jetée dans une foule qui l’arracherait à +elle-même, entendre autour d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de +songer, de comprendre, de se souvenir...; être comme les insectes +qu’elle regardait voler dans la lumière, comme les feuilles luisantes de +soleil, comme l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible... + +Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent tout à coup le +frôlement des lettres qu’elle avait glissées dans sa poche, d’un geste +machinal, quand elle les avait reçues, au moment de sortir. Elle se +souvint... Sur l’une des enveloppes, elle avait reconnu l’écriture de +Marguerite... Puis elle avait oublié cette lettre comme le reste du +monde. Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle allait calmer +un peu la fièvre qui tendait tous ses nerfs... + +Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls lisaient les lignes +affectueuses de la jeune femme qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux +premiers jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur les +enfants. En finissant, elle racontait encore: + +«Que je te confie aussi, ma chère aimée, une nouvelle apprise par +hasard, hier, de source très sûre, dont je suis encore toute saisie. Il +paraîtrait qu’il y a six semaines environ la femme de Claude Rozenne est +morte subitement dans un accès de folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne +se soit pas tuée; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il parlé +de cet événement dont sa mère ne m’a rien dit, convaincue, sans doute, +que j’ignorais la situation de son fils...» + +France releva la tête avec l’impression qu’elle rêvait... Et pourtant, +c’était bien dans la réalité qu’elle marchait, suivant une longue allée +moussue, la lettre de Marguerite dans les mains, sans tourner la tête, +pour ne plus troubler les jeunes gens qui cheminaient derrière elle... + +Était-il possible que Rozenne fût libre tout à coup, libre de +recommencer sa vie, délivré de l’horrible lien... Libre!... C’était +tellement inattendu, stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot, +machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait la vérité... Libre! + +Il était libre... Et à elle, qu’il appelait son amie, il n’avait rien +dit d’un événement si grave... Il n’était pas venu à Villers, alors +qu’elle s’y trouvait; il se refusait à paraître à Chevregny où il savait +la retrouver... Et il partait pour plusieurs mois en Espagne... + +Ah! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle s’était stupidement +imaginé être encore aimée par lui... Peut-être, tout simplement, dans un +désir de revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il était +enchaîné à une autre femme; puis, du jour où il avait recouvré son +indépendance, il s’était dérobé, trouvant sans doute le jeu dangereux, +n’ayant plus besoin d’une amie compatissante..., vengé parce qu’il +lisait en elle, avant elle... + +Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle eût voulu pouvoir arracher +d’elle-même jusqu’au souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il +existait... Oublier!... Est-ce que cela se pouvait ainsi, à volonté!... +Comment ferait-elle pour y parvenir?... + +... Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline qui accourait +vers elle: + +--France! France! ne rêvez plus... Chérie, nous voilà arrivés... Vous +allez toujours droit devant vous; il faut tourner... + +Avec un regard de songe, France contempla les deux jeunes gens, puis +l’admirable cirque de verdure qui entourait la clairière où le goûter +était dressé; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix arrivaient à +son oreille. Il lui semblait que tous étaient des étrangers pour elle +qui revenait de si loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même... + + + + +XI + + +Sous le jour blafard de la gare, France aperçut son beau-frère qui +l’attendait, seul, sans Marguerite. + +Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement ses deux mains: + +--Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas, France, de n’être pas venue +vous recevoir? Elle est restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné +une grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux croup. Nous avons +eu très peur. + +--Mais maintenant, vous êtes tranquillisés? questionna France anxieuse, +avec l’intuition des minutes d’angoisse vécues par sa sœur. + +--Oh! oui, heureusement. Le médecin nous a tout à fait rassurés ce matin +et, en même temps, il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence +à vous laisser venir... Sans quoi, nous vous aurions télégraphié. + +Elle eut un geste d’indifférence. + +--Les grandes filles comme moi n’attrapent pas le faux croup! Seulement, +j’ai peur de vous embarrasser si Bébé est encore malade... + +--La crise est passée; demain, elle sera remise. N’ayez aucun regret. +Marguerite se fait une telle joie de vous avoir quelques jours... Vous +êtes un oiseau fugitif, France. + +--Mon ami, je fais ce que je puis!... Vous voyez, cet été encore, je +suis venue... + +Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se ravivait en elle--si +fort!--de cette soirée où, pour la première fois, elle avait souffert de +voir Rozenne demeurer loin d’elle. + +Rozenne!... toujours Rozenne!... Ah! quels jours troublés elle lui avait +dus, pendant ces dernières semaines surtout! Jamais jusqu’alors elle +n’en avait traversé de semblables... Où était sa sérénité d’antan, ses +joies idéales quand son travail la ravissait, quand elle vivait +soucieuse seulement des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art qui la +passionnaient et qu’elle les goûtait sans désir d’autres bonheurs... Ah! +qu’il était fini, ce temps-là! + +Comme toute sa volonté était impuissante--autant que celle d’un petit +enfant--pour lui rendre son indépendance d’âme! + +Tous, heureusement, l’ignoraient; mais elle savait bien, elle, qu’elle +n’était plus qu’une pauvre petite créature dont l’amour avait fait sa +proie. Elle disait encore: «Je voudrais guérir!» + +Parole menteuse! Maintenant que Claude Rozenne était libre, elle avait +perdu le désir âpre et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux, +bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont elle souffrait, comme +d’un cilice qui aurait enserré son cœur. + +A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir; apprendre quelque +chose de lui, de ses projets; savoir le pourquoi de son silence, de ses +absences, de son départ... + +Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère, instinctivement, dans le +jour qui tombait, elle observait les rares passants sur les boulevards à +peu près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient, tout humides, sous +les pas. Mais nul ne ressemblait à Rozenne. + +Confusément, elle songeait à cette fin de jour printanière, où revenant +de chez les Chambry elle l’avait rencontré... Tout de suite, alors, il +s’était pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là elle était sûre +d’elle-même... Et comme lui, se montrait avide du peu qu’elle voulait +bien lui donner... + +Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était répété si souvent depuis +quelques semaines: + +«Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était sans le savoir... Je ne +mérite pas d’être punie pour cela!... Où vais-je maintenant?...» + +Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un être qui se voit emporté +par un courant irrésistible, ignorant sur quelle rive il sera jeté. + +Elle secoua la tête pour échapper à la hantise du souvenir. La nuit +venait; des réverbères s’allumaient dans l’obscurité grandissante. +Protégée par l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait +les lèvres: + +--Est-ce que Claude Rozenne est ici? + +--Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu... Je dis «entrevu», car +il paraît dans une crise de sauvagerie et ne nous honore pas de ses +visites. On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en Espagne. + +Encore ce voyage! France eut un frémissement, mais elle ne questionna +pas davantage son beau-frère et se reprit à parler du mal qui, la +veille, avait subitement frappé le bébé. + +--Marguerite ne s’est pas trop affolée? + +--Elle?... Ah! vous la connaissez... Jamais elle ne se plaint ni ne se +révolte. Sur sa pauvre figure décolorée, je voyais son inquiétude; mais +elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait dit le médecin. +Marguerite! C’est le courage même, un admirable courage très simple, +sans phrase, ni éclat!... Ah! comme elle mérite que le mieux ait +continué! + +--Nous allons le savoir... Nous arrivons!... Oh! Guite, es-tu +tranquillisée? jeta France courant à sa sœur qui apparaissait au coup de +sonnette. + +--Oui, grâce à Dieu!... Le médecin sort d’ici et m’a répété que tout +danger était écarté. C’est bien bon!... Comme cela, chérie, je vais +pouvoir jouir, le cœur en paix, de ta chère présence. + +Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie, insouciante que la +lampe éclairât l’altération de son visage. France la regarda avec une +tendresse compatissante. + +--Guite, tu as bien besoin de te reposer après cette alerte! + +--Bah! ce n’est rien... Le tout est que le mal ne soit plus qu’un +souvenir. Mais c’est vrai, qu’André et moi, nous avons passé une dure +nuit!... Je voulais qu’André allât se reposer, puisque je restais +debout. Mais il n’a jamais voulu me laisser seule. + +--Il a eu joliment raison! + +--N’est-ce pas, France? Dites donc à votre sœur que je ne mérite pas +d’être traité comme l’aîné de ses poupons. + +Il avait dit cela si plaisamment que tous trois se mirent à rire; et +France envoya un coup d’œil amical à son beau-frère. La certitude +pénétrait en elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite l’époux +qu’elle avait souhaité. + +Le miracle s’était donc accompli; le généreux amour de la jeune femme +avait peu à peu transformé l’homme égoïste et léger par qui elle avait +connu des heures bien cruelles. + +Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de France tombait un peu. +Cette nuit-là, elle dormit plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis +bien des nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours la +sensation d’apaisement et de sécurité qui lui était si bonne au temps de +sa jeunesse. A son réveil, elle jouit d’être enveloppée par la +tranquillité berceuse de la province; d’entendre, pour tout bruit, de +rares appels de marchands dans la rue, et, dans la maison, la douce voix +de Marguerite qui donnait des ordres, son pas glissant sur le parquet, +et les bonds joyeux de Bob qui courait comme un poulain échappé, à +travers le couloir. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de +façon discrète, à la porte de «tante France», pour recevoir la +permission d’une petite visite. Elle venait de se lever et dit: + +--Entrez! + +Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante du matin, ses +cheveux sur les épaules, retenus à demi par un ruban; et sautant autour +d’elle, il cria, ravi: + +--Tante France, vous êtes gentille!... Vous avez l’air d’une petite +fille!... Et puis, vous sentez bon comme une fleur!... + +Dans sa joie, il appela sa sœur: + +--Étiennette! Étiennette! Viens voir tante! Elle veut bien! Tu peux +arriver! + +La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre, accourut vite, un peu +timide d’abord, puis bientôt enhardie, pour regarder avec son frère, la +mine curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de voyage--ce fameux +sac d’où, la veille, étaient sortis pour eux joujoux et bonbons. + +Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer avec ces petits qui la +dévoraient de caresses et de baisers, et, finalement, s’assit par terre, +comme eux, pour leur conter une merveilleuse histoire qu’ils écoutaient +les lèvres entr’ouvertes, buvant ses paroles. Avec peine, elle put les +décider à partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer pour +s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage avaient été pour elle une +détente bienfaisante. + +Le bébé était vraiment remis et sa figure menue, un peu pâlie, s’égayait +aux jeux turbulents de Bob et d’Étiennette. + +--Guite, veux-tu que je les emmène promener? proposa France après le +déjeuner, voyant un rai de soleil filtrer entre les nuées grises. + +--J’aimerais mieux que tu accompagnes André, qui a besoin d’aller +demander un renseignement chez les Chambry. Ils sont encore à leur +campagne de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade à travers +champs; tu es un peu pâle, ma petite France. L’air de Chevregny ne +paraît pas t’avoir très bien réussi. + +France détourna la tête, tressaillante, avec une frayeur de la +perspicacité de sa sœur. A quoi bon trahir son secret?... Marguerite ne +pourrait rien pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus. Alors elle +se devait à elle-même de bien cacher sa défaite. Pas encore elle n’avait +parlé, avec la jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances +qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite était absorbée par son +enfant, et elle eût mieux aimé apprendre tout par André. Aussi, +volontiers, elle se laissa tenter par la proposition de sa sœur. Mais le +même besoin de mouvement qui, à Chevregny, l’entraînait en +d’interminables courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui offrait +pour la conduire à Dury. + +Elle préférait mille fois marcher sur la grande route qui fuyait entre +des plaines sans fin, balayée par la brise humide, presque tiède, dont +le souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée par les +pluies récentes. Le pâle soleil s’était perdu sous un voile de nuées, et +le ciel, ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd d’averses, +strié par des vols noirs de corbeaux. + +Ses yeux errant sur les lointains embrumés, où s’estompaient quelques +bouquets d’arbres, des meules isolées, brunies par les mauvais temps, +France causait avec son beau-frère, la pensée distraite, cherchant à +engourdir, dans la griserie de l’air qui battait son visage, le désir, +douloureux comme une soif, de savoir enfin quelque chose de Rozenne. + +Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui demandait, du même ton de +causerie: + +--Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne lui avait parlé de la +fin inattendue de sa belle-fille? + +Ah! enfin, elle allait donc savoir... Enfin!... S’appliquant à ne pas +laisser frémir sa voix, elle dit: + +--Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps de me raconter cela... +Comment est-ce arrivé? + +--Dans une crise de cette malheureuse. Elle s’est échappée et est allée +se jeter dans un étang proche de la maison où elle était gardée. + +--Et elle s’est noyée? + +--Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais elle avait été saisie par le +froid. Elle a eu une congestion qui l’a emportée... + +Tout bas, France murmura: + +--Pauvre, pauvre créature! + +Vaguement, elle entendait André déclarer bien heureux pour Rozenne +d’avoir été libéré ainsi d’un épouvantable mariage, et d’autres choses +encore auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner attention, tant +ses propres pensées l’absorbaient. + +Heureusement, pour la dispenser de poursuivre cette conversation, le +petit village de Dury apparaissait et, par delà les arbres du parc, se +dressait la toiture effilée du château. + +Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne, la jeune Mme Chambry, +sur le désir exprès de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois +que tentait une promenade à la campagne ou une partie de tennis. Et le +domestique qui apparut, appelé par la cloche de la grille, expliqua tout +de suite, introduisant les visiteurs: + +--Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle et monsieur veulent me +suivre... + +France enveloppa d’un œil charmé les perspectives ombreuses auxquelles +le feuillage d’or roux donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son +beau-frère, elle murmura, distraite un instant d’elle-même: + +--C’est joli, ici! + +--Oui, le parc est très beau... Vous allez voir... + +Guidés par le domestique, ils traversaient de grandes allées paisibles +qui s’allongeaient entre les pelouses décorées de statues un peu verdies +par la mousse, et les massifs admirablement fleuris de chrysanthèmes +dont la senteur d’automne imprégnait l’air. Une rumeur joyeuse montait +du tennis, et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées de rires +et d’éclats de voix. + +L’allée tourna et le large espace sablé apparut, enserré par la fragile +muraille du filet, derrière lequel se mouvaient des hommes en tenue de +jeu, des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient, alertes, suivant +le caprice des balles. + +Devant le _tennis court_, Mme Chambry était assise au milieu du groupe +de ses visiteurs, de la phalange des parents qui chaperonnaient les +joueuses. + +A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement, avec un cri de +plaisir: + +--Oh! vous êtes à Amiens?... Quelle bonne surprise de vous voir! Que +vous êtes aimable d’être venue jusqu’ici!... Seulement je suis désolée +que mon mari ne se trouve pas là pour vous recevoir; il est à la chasse. +Mais mon beau-frère, du moins, est des nôtres! + +Oui, il était là; et il contemplait France avec une sorte de stupeur +ravie. S’il eût été aussi sincère que sa jeune belle-sœur, il se fût, +lui aussi, écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était livré +tout entier: + +--Oh! la bonne surprise... Est-il possible que ce soit bien vous!... + +Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne rien trahir de +l’émotion qui vibrait en lui comme un hosanna; et simplement, il saluait +France par quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile effort! +Clairement, avec son intuition de femme, elle le devinait bouleversé par +son apparition imprévue, car il ne pouvait commander à l’expression de +ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa voix. Se pouvait-il vraiment +qu’elle eût produit pareille impression sur ce garçon si calme?... + +--Mademoiselle France, vous allez faire une partie de tennis, n’est-ce +pas? proposa, un peu timide, Mme Chambry, qui ne savait comment montrer +à la jeune fille son plaisir de la voir chez elle. Tout à son gré, elle +eût voulu pouvoir causer avec cette France Danestal à qui elle avait +voué une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à ses autres +visiteuses, de respectables mères de famille qui eussent trouvé très +mauvais de voir la maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante +Parisienne dont elles examinaient avec une attention aiguë le sobre +costume tailleur, d’un brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque +de faisan doré dont les ailes avaient le chaud reflet des feuilles +d’automne. + +France n’était nullement tentée de se mettre à jouer avec ces jeunes +gens inconnus et elle préféra la promenade dans le parc que la jeune +femme proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le froid si elles +s’attardaient à contempler les joueurs. Ah! que France eût aimé s’en +aller seule, à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne +poudrait les branches d’or et de pourpre! Mais quel inutile vœu! Il lui +fallait poliment tenir des propos quelconques avec les respectables +dames qui se complaisaient dans la paraphrase des menues nouvelles +amiénoises... + +--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous faire les honneurs de +notre parc? + +Près d’elle était Albert Chambry. Résolument il avait laissé les +joueurs, les vieilles dames, les spectateurs masculins, parmi lesquels +André d’Humières; et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait vers +la filature, par le jardin fleurissant, il marchait lentement, à ses +côtés. + +Elle sourit: + +--Votre parc est beau comme un jardin des fées, ainsi vêtu par +l’automne! + +--Réellement, il vous plaît?... J’en suis très heureux!... Je l’aime +comme un ami. Quand j’étais enfant, il était mon univers, et un univers +enchanté où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me croire libre! +Plus tard, ses allées discrètes ont reçu la muette confidence de mes +espoirs... Oui, ce parc renferme vraiment quelque chose de ma vie +même... Et il me semble que je fais un rêve qui, éveillé, m’aurait +semblé irréalisable, en vous y voyant marcher ainsi près de moi!... + +Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé que le correct +Albert Chambry pût ainsi sortir de sa réserve, surtout avec elle, +presque une étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une forme un +peu trop littéraire, le sentiment qui les inspirait paraissait très +sincère; et, séduite par cette sincérité, elle dit avec un abandon +amical: + +--Je vous envie de posséder ainsi un petit empire, tout peuplé de +souvenirs chers!... Moi, dans tous les lieux que j’ai aimés, j’ai +presque toujours été seulement une passante et j’ai laissé un peu de mon +cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être jamais... Aussi quand +il me faut partir, sans espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie +sensation de déchirement. Et maintenant, j’en arrive à ne plus souhaiter +voir certains pays lointains, dont j’ai rêvé passionnément!... parce que +j’ai conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter, sachant n’y +plus revenir jamais. + +A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle lui livrât ainsi +quelque chose de sa pensée intime. Il reprit: + +--Je crois que le déchirement dont vous parlez, on peut l’éprouver même +avec la vision du retour... J’en ai eu la sensation, cet été même, quand +ayant accepté un mandat de député j’ai pris conscience nettement que je +venais de renoncer à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma vieille +cathédrale, pour me lancer... dans un inconnu plus ou moins hostile... + +--C’est vrai, vous êtes devenu député depuis notre première rencontre! +Alors la politique vous tentait? + +Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement sceptiques et moqueurs. Il +dit, un peu lentement: + +--Non, pas la politique... + +Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et se reprit: + +--Vous avez raison. Ce n’est pas la politique qui vous a attiré. C’est, +je suis sûre, le désir de pouvoir mieux défendre les intérêts de vos +ouvriers! + +Mais il secoua la tête. Son visage était grave et ses yeux contemplaient +le visage de France avec une sorte de douceur ardente: + +--Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous laisser une aussi haute +opinion de ma générosité. Ce serait hypocrisie... Non, si j’ai tant +souhaité être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers... + +Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre. Le regard de +France, entre les cils, filtrait surpris vers lui qui, maintenant, +avançait près d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le groupe +des promeneurs ne les suivait plus. Au hasard, tous deux suivaient de +petites allées désertes qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue +charmille que l’automne dorait magnifiquement. Dans l’air humide, +tintait la sonnerie des cloches, annonçant le _Salut_ à l’église de +Dury. + +La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau et son accent avait quelque +chose de résolu, de vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure +émotion dont il n’était pas maître: + +--Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez la vérité; j’étais +décidé à vous la dire... bientôt... Ce n’est ni par ambition, ni par +philanthropie que j’ai souhaité obtenir la députation... + +Il s’interrompit encore; mais ce ne fut qu’une seconde et il acheva: + +--... C’était à cause de vous. + +--De moi?... + +--Oui, de vous... + +Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli; mais ses traits avaient +une expression de calme volonté. + +Où prétendait-il en venir? Lui, n’était pas un _flirt_ prompt à faire +entendre de vagues déclarations aux jolies filles sans dot. Ses paroles +étaient réfléchies, mesurées; il en acceptait la responsabilité. + +Alors... quoi?... Se pût-il que cet homme sagement pondéré fût cependant +un romanesque et se fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard +avait quelquefois rapprochée de lui?... Si vraiment elle était devenue +plus qu’une passante dans sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour +lui enlever une inutile espérance. Et, avec une gravité pensive, elle +dit: + +--Je ne comprends pas pourquoi, à cause de moi, vous avez désiré venir à +Paris... + +--Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me rapprocher de vous... parce +que j’espérais ainsi parvenir... oh! peu à peu! lentement! à réaliser un +rêve auquel je pense, à toute heure, je puis dire... dès que je suis +seul avec moi-même surtout... Un rêve qui est entré en moi, dès le +premier jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement cette après-midi +où vous êtes venue à la filature... Vous vous souvenez? + +Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant la terre brunie sous la +rouille des feuilles; et elle pensait, non pas à Albert Chambry, mais à +celui qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée de devenir, +pour lui, l’_Unique_... Comme une enfant ignorante et folle, elle avait +refusé de l’entendre, dédaigneuse de l’amour humain, ayant cette foi +orgueilleuse que le travail, le culte du Beau suffiraient à lui donner +le bonheur... Aujourd’hui, elle savait la vérité; impérieusement, le +cœur veut plus... Et pour cela, elle avait pitié--ah! grand’pitié--de +cet homme qui, peut-être aussi, allait souffrir par elle. + +Lentement, après Albert Chambry, elle répéta: + +--Oui, je me souviens du jour dont vous parlez. Je voudrais connaître le +rêve qu’il vous a apporté. Je crois que je puis vous le demander, +puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée... + +--Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en êtes l’âme même. Ce rêve, +je vous l’avoue, avec tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce +que je ne sais quand il me sera encore donné de vous voir seule... Ce +rêve... c’est qu’un jour vienne où vous consentirez à me confier votre +vie pour que j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous me +donnerez ainsi... + +Une légère flamme monta au visage de France. Ce qu’Albert Chambry lui +disait depuis un instant, elle était certaine qu’il allait le lui +dire... Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de la charmille +qui les enveloppait du voile fauve de son feuillage, elle apercevait, au +delà des plaines, le lointain de la ville où la vie les appelait... Mais +lui, la regardait seule, une expression de prière dans les yeux. + +Avec effort, elle articula: + +--Vous souhaitez faire de moi votre femme, mais... + +--Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent... Je le sais... Aussi, je +n’ai pas l’espérance orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout +de suite, accueillir la demande que je vous conjure seulement de ne pas +oublier. Je n’espère que dans l’avenir. + +--Alors... alors pourquoi m’avez-vous parlé aujourd’hui? + +--Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions? Je vous ai vue +apparaître tout à coup, quand je vous croyais très loin... Et cette joie +inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre, si je me taisais +plus longtemps... Et puis, je me suis trouvé seul avec vous dans ce parc +où vit ma jeunesse; où, pendant ces derniers mois, j’ai tant pensé à +vous... Et mon secret m’a échappé... Ne me répondez pas... En ce moment, +je le sais, vous direz _non_ à ce que je désire... comme je n’avais +encore rien désiré au monde!... + +Elle murmura, tressaillante: + +--C’est vrai, je ne souhaite pas me marier... + +--Maintenant, oui... Mais il faut penser à l’avenir... Croyez-moi. + +L’avenir!... + +Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son âme s’enfuyait vers +Rozenne. + +Ah! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi?... + +Elle s’était remise à marcher dans la charmille, lumineuse sous son +feuillage de légende. Au loin, les cloches sonnaient toujours et leur +chant semblait emplir l’infini pâle du ciel d’automne. + +Albert Chambry répéta avec une autorité douce: + +--Oui, l’avenir, il faut y penser! En ce moment, comme vous êtes très +jeune, vous n’y songez pas. L’heure présente vous suffit, parce qu’elle +est bonne... Vous avez près de vous votre mère, votre père... Vous ne +connaissez pas la solitude!... Mais qu’ils vous manquent, vous +regretterez de n’avoir pas votre foyer à vous; de ne pas sentir autour +de vous une protection très tendre, dévouée infiniment, qui remplace +celle des parents que vous avez aimés... + +Un pli un peu amer souligna, une seconde, la bouche de France. Il ne +connaissait pas le foyer où elle avait grandi; sans quoi, il aurait su +qu’elle y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais l’être dans la +vie!... Il continuait à lui parler, mais elle l’entendait à peine. Si +vivant se réveillait en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été +dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par le couchant, de la voix +ardente de Rozenne qui l’implorait... Aujourd’hui, c’était l’automne... +Et celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu, le don de sa +vie, était un homme en pleine possession de sa volonté, qui savait bien +ce qu’il souhaitait pour y avoir longtemps pensé... + +Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées étroites où elle +avançait distraite et il parlait, dans un désir profond de la +convaincre. Il lui disait les mêmes choses que Rozenne lui avait dites +cinq ans plus tôt... Des choses que Marguerite aussi lui avait fait +entendre, que Marceline Herrène lui avait répétées ce jour où Rozenne +avait aux lèvres un aveu qu’elle ne voulait pas écouter--alors... + +--Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez, je vous assure, que +le travail, les jouissances artistiques ne suffisent pas à satisfaire le +cœur... Vous arriverez à penser qu’il est bon de se sentir chérie; de +devenir pour quelqu’un l’être par excellence, celle vers qui vont toutes +les pensées, les tendresses, les désirs, comme vers une divinité +adorée... Ah! je sais bien que je n’ai pas les mêmes goûts que vous, que +nous avons vécu dans des milieux intellectuels très différents, que je +ne suis pas artiste du tout... Mais j’apprendrai à aimer les choses que +vous aimez... Et puis, ne pensez-vous pas que l’affection peut +rapprocher même les esprits?... D’ailleurs, vous vous intéressez aux +questions ouvrières qui sont, pour moi, capitales... Ce serait un lien +entre nous... Je vous laisserais, naturellement, toute liberté pour vous +livrer aux travaux que vous aimez... Tant que ma vie était fixée à +Amiens, je jugeais impossible de vous demander le sacrifice d’accepter +la monotone existence de la province, même auprès de votre sœur. Et +c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation qui m’amène à Paris, et +qu’une circonstance imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que je +remplace a dû, pour raisons de santé, donner sa démission... + +Ah! comme il avait pensé à tout, comme il avait prévu toutes les +objections!... Une sorte d’effroi s’emparait d’elle devant cette +tranquille volonté qui s’appliquait à dominer la sienne; un désir fou la +prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle ne voulait pas être à +lui, qu’un autre lui avait pris le cœur; de voir la fin de ces allées +qui se suivaient éternellement comme dans un bois enchanté... Et, +instinctive, d’un accent d’enfant en détresse, elle murmura: + +--Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit... Mais... il faut +retourner vers les autres... Ramenez-moi... Je ne sais pas le chemin... +Il me semble que je suis perdue dans un labyrinthe! + +Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la vit près de lui, une +expression anxieuse au fond de ses prunelles qui étincelaient dans son +visage que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres gardaient leur +éclat de fleur de sang... + +Il respira profondément, avec un effort pour dominer l’émoi qui +bouleversait tout son être; puis il dit, la voix assourdie: + +--Vous avez raison, il faut que je vous ramène, je suis fou, je l’ai été +de vous parler ainsi. Venez. + +Il se remit à marcher et, un instant, tous deux avancèrent en silence. +Son angoisse, à elle, se calmait, car elle ne se sentait plus perdue +dans cet immense parc solitaire... Et, tout à coup, elle demanda: + +--Vous avez parlé à votre frère de... de votre désir? + +--Non, je lui en parlerai seulement le jour où vous m’aurez autorisé à +le faire... + +--Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui déplairait? + +--Pourquoi? + +--Ah! pour bien des raisons!... D’abord, parce que j’appartiens à un +monde de lettrés et d’artistes qui, je le sais, ne lui est pas +sympathique... Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant, une +Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne! + +Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce de tendresse +fervente: + +--Et encore?... Qu’allez-vous trouver? + +--Ceci... Je suis sans fortune. Mon semblant de dot ne valant pas même +la peine qu’on en parle! + +Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence absolue: + +--Je vous en supplie, ne pensez pas même à cette misérable question +d’argent!... Je suis, grâce au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à +m’en préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le luxe qu’elle +désirera, les belles choses qui la tenteront... + +Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il était prêt à lui +donner: + +--Vous êtes bon, très bon! + +--Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais avoir le droit de vous +faire la vie aussi heureuse, aussi large qu’il me serait possible... +Vous le méritez tellement!... Jamais je n’avais rencontré de femme +pareille à vous! + +--Vous ne me connaissez pas! fit-elle avec une ombre de sourire. + +--Oh! si je vous connais!... Bien plus que vous ne le supposez... Je +vous connais par ce que vous avez écrit... par ce que je vous ai entendu +dire, par ce que ceux que vous voyez disent de vous... Et c’est pour +cela que je vous supplie de penser à ma prière, quand vous allez être +partie, quand vous aurez regagné votre Paris où vous me permettrez bien, +n’est-ce pas, d’aller essayer de gagner ma cause près de vous? + +Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite qu’elle était certaine que +cette cause, il ne la gagnerait pas?... Pourquoi avait-elle cette +lâcheté de redouter ainsi la déception que lui infligerait un refus trop +brusque?... La voyant silencieuse, il interrogea, une anxiété soudaine +dans l’accent: + +--Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant si franchement?... +J’aurais dû d’abord exprimer mon désir à madame votre sœur, mais je vous +ai dit comment j’avais succombé à la tentation de vous avouer la +vérité... Vous me pardonnez? + +--Vous pardonner!... Vous avez eu bien raison de vous adresser à +moi-même... Je suis une femme, à mon âge!... C’est vrai, aujourd’hui, il +me serait impossible de vous répondre comme vous le souhaitez et je ne +sais pas ce que sera l’avenir; mais je vous remercie de tout cœur de +vouloir me faire une existence très douce, tranquille, protégée... Je +vous en demeurerai toujours reconnaissante... Seulement... + +Elle s’arrêta... Le tennis était tout près maintenant. Elle entendait, +très nettes, les exclamations des joueurs: + +--Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez pas ainsi en moi parce +que... je crains bien de vous donner une déception!... + +--Jusqu’au moment où vous me direz: «J’en aime un autre!...» +j’espérerai... + +Elle eut aux lèvres un cri instinctif: «Oui, j’en aime un autre!...» +Mais sa fierté de femme lui scellait la bouche. + +Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis et le groupe des +spectateurs que présidait de nouveau Mme Chambry qui servait le thé. Il +devait y avoir très longtemps qu’elle était seule dans le parc, avec +Albert Chambry. Que devait penser toute cette réunion provinciale? Un +petit sourire ironique lui montait aux lèvres... Mais il s’effaça, à +peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout entière. Auprès de +Mme Chambry, la regardant approcher, elle apercevait Rozenne. + + + + +XII + + +Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer. Leurs regards se +croisèrent. Elle eut la peur de ce que le sien pouvait trahir. Dans +celui de Rozenne, il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi +d’indéfinissable souffrance, et elle le connaissait trop pour ne pas le +deviner énervé jusqu’à l’angoisse... De quoi? + +Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il ne lui était permis de +trahir la joie éperdue qui s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un +souffle de tempête. Ah! où était-il, le temps où, près de lui, elle +était si calme! + +Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul, son extrême usage du +monde lui permettait de rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien +de l’émotion qui la brisait, elle put aller à Mme Chambry et lui dire en +souriant: + +--Votre parc est une merveille, madame. Mais il est, je crois, enchanté +un peu, car les allées y sont sans fin... J’ai cru, un moment, que +jamais je ne retrouverais le chemin du tennis! + +--C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite dans notre labyrinthe +dont nous sommes très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre! + +Mais France ne distinguait pas le sens de ses paroles. Elle sentait sur +elle, pareil à un appel, le regard de Rozenne qui semblait la +supplier... Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha. Ses yeux +avaient la même expression, amère et douloureuse. + +Elle dit, très doucement, et son cœur battait toujours à gros coups +pressés: + +--Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus! Vous êtes donc de +ceux qui oublient leurs amis?... + +--Dites que je suis de ceux qui ont la prétention d’être discrets... + +--Discrets?... En quoi? + +--On m’avait offert une partie de tennis avec vous, en m’engageant à +aller dans le parc à votre rencontre. Mais il semblait vous plaire de +demeurer seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas voulu vous troubler. + +Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il souffrait. Il avait +l’accent des jours où il semblait jaloux d’elle... Puis, avec la même +douceur, elle murmura: + +--Qu’avez-vous, mon ami? Ce n’est pas ainsi que vous devriez me parler, +la première fois que nous nous retrouvons! + +Qu’allait-il lui répondre? Quelque chose, sûrement, qu’il ne devait pas +lui dire, car il mordit sa lèvre violemment comme pour retenir les mots +inutiles; puis, entre les dents, il jeta, pour elle seule: + +--J’admire la femme nouvelle que j’ai vue surgir en vous!... + +Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne pouvait lui demander +aucune explication dans un milieu où tous les regards l’examinaient, +pleins d’une médiocre bienveillance... De plus, Albert Chambry +s’empressait pour lui servir une tasse de thé; et son beau-frère, venu +près d’elle, lui murmurait que l’après-midi était bien avancée et qu’il +fallait songer à regagner Amiens. + +Docile, elle dit: + +--Quand vous voudrez!... + +Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à l’idée qu’il allait +peut-être lui falloir partir sans avoir une minute encore de +conversation avec Rozenne, sans pouvoir lui demander ce qu’il avait +contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle strictement féminin, +attendant la voiture que Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition +pour regagner Amiens. + +Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant absorbé par les +péripéties d’une nouvelle partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait +même plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression confuse +d’un entretien grave qu’elle avait eu avec lui. Tout son être frémissait +de l’humiliation et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais +pareillement mesurée; et aussi d’une joie, qui la pénétrait divinement +parce que, sans cesse, le regard de Rozenne la cherchait, comme +insatiable de la contempler... S’il eût été détaché d’elle, il n’eût pas +eu cette expression dans les yeux qu’il arrêtait sur elle... + +Ah! que n’avait-elle le droit de courir à lui pour lui murmurer ce que +répétait son faible cœur de femme: + +--Ne soyez plus triste!... Oubliez le passé et pardonnez-moi de vous +avoir fait souffrir autrefois... Je suis à vous et je vous aime! + +Mais elle ne disait rien de semblable; et lui, il parlait de son très +prochain voyage en Espagne, où il désirait aller faire des études, et +qui l’entraînerait peut-être jusqu’en Afrique. + +--La voiture est avancée, vint annoncer le domestique. + +Partir! Il fallait partir! André se fût étonné que sa belle-sœur +prolongeât encore la visite. Partir, il le fallait... Elle se leva; et +sans se trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant les autres +visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne. Alors, souverainement, une +résolution la domina; et sans hésiter, presque impérative, elle +prononça: + +--Je voudrais bien causer avec vous, avant de regagner Paris. Si vous +avez un moment, demain, voulez-vous passer chez ma sœur?... Nous ne +sortons jamais avant trois heures. + +Il s’inclina: + +--Je suis tout à vos ordres. + +Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert Chambry les accompagnait +jusqu’à la voiture. Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se +souvenant de tout ce qu’il lui avait offert; mais elle se savait si loin +de lui! + +La voiture roula, et elle se trouva seule avec son beau-frère. Il était +trop courtois pour se permettre de la questionner ou même lui faire une +allusion à sa longue promenade solitaire avec Albert Chambry. Mais +peut-être il pensait qu’elle en avait rapporté une préoccupation +sérieuse, car, la voyant distraite dans ses réponses, il cessa de lui +parler. Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de ses pensées la +bouleversait. + +Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa sœur et aux petits, +laissant à André le soin de raconter la promenade, elle monta dans sa +chambre, car elle avait soif de silence et de solitude. Très vite, au +hasard, elle rejeta son chapeau, sa veste; puis, sans allumer de lampe, +elle vint s’asseoir devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard +fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle chercha à voir dans son +âme... Si fort elle avait le sentiment que, de nouveau, elle arrivait à +une heure très grave de sa vie!... Qu’allait-elle faire, vouloir, +devenir dans la tempête morale qui s’abattait sur elle?... En son cœur +elle trouvait le confus souvenir des paroles d’Albert Chambry; une +allégresse affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir près d’elle, +dans la même ville; de posséder l’espoir de sa venue, le lendemain; mais +aussi l’inquiétude lancinante de son attitude à Dury, de l’incertain +avenir qui échappait à sa volonté... + +Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie quand elle avait demandé à +Rozenne de venir lui parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne +pouvait plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté de lire en +lui... Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait, ainsi qu’il l’avait fait +tant de fois depuis l’été, pour une raison qu’elle ignorait... + +Comme une enfant, elle murmura passionnément: + +--Mais je ne veux pas qu’il parte... surtout qu’il parte ainsi!... Nous +pourrions être si heureux!... + +Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps, être les deux qui +vont en une seule âme... + +Ah! comme elle comprenait maintenant la sublime simplicité de l’amour de +sa sœur!... Comme elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis par +les cœurs qui se donnent!... Bizarrement, revenaient à son esprit des +paroles de l’_Imitation_ que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises +sous les yeux, le matin même: «C’est quelque chose de grand que l’amour +et un bien au-dessus de tous les biens... Rien ne lui pèse, rien ne lui +coûte... Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner +entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que +d’aimer... Il faut que celui qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de +plus dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le +détache de lui...» + +C’était vrai, vrai, vrai, tout cela! De toute son âme, elle le +sentait!... Elle avait été insensée de croire que nul bonheur ne +vaudrait jamais les joies de la pensée, les enthousiasmes, les +admirations dont elle se leurrait, misérablement ignorante du divin +poème de l’amour. + +Comme si elle eût répondu à quelque reproche, elle murmura: + +--Je ne savais pas... J’étais bien sincère et je n’ai jamais dit que je +voulais garder mon cœur... J’attendais que le désir me vînt de le +donner... Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense... Je l’ai fait +souffrir... C’est juste que je souffre par lui... + +Elle cacha dans ses deux mains son visage que l’émotion brûlait. +Qu’allait-il arriver s’il était détaché d’elle et ne l’aimait plus assez +pour la vouloir sienne à jamais?... S’il souhaitait garder sa liberté +reconquise?... C’était bien possible, cela, après tout, et ce serait +l’expiation de son orgueilleuse témérité... + +Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue, elle le pressentait, par +Albert Chambry qui aurait pour alliés sa mère, sa famille entière, ses +amis, unanimes à approuver ce brillant mariage?... + +Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne, était inutile, s’il partait +pour revenir... Dieu seul savait quand!... s’il ne prétendait plus qu’à +des Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle à la +douce et tenace volonté d’Albert Chambry?... Il ne lui serait pas offert +une seconde fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement +dévoué... Ce qu’il lui offrait, c’était une vie large, paisible, +honorée... + +Un mariage comme celui de Colette, alors?... Un mariage d’argent, +d’ambition?... + +Elle dressa vivement sa tête enfiévrée: + +--Non! Albert Chambry est, intellectuellement, bien supérieur à Paul... +N’importe qui le jugerait un homme de valeur! + +Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle aimait, lui laissant +toute l’indépendance qu’elle réclamerait dans sa vie morale... D’esprit, +oui, elle serait libre... Mais de corps... + +Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge ignorante; et elle +savait bien que, mariée, elle ne pourrait ni ne devrait se refuser à +l’homme dont elle aurait accepté la fortune, la protection, le serment +d’éternelle fidélité, après être librement venue à lui... sans amour... +Car elle n’en avait ni n’en aurait pour lui... Tout au plus, elle lui +donnerait une reconnaissante affection et une estime profonde... +Peut-être, cela lui suffirait, à lui... Il était si calme, si pondéré... +Mais elle-même, que pourrait-elle devenir dans une pareille union?... +Ah! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus! Le cœur qui, maintenant, +battait dans sa poitrine, était autrement exigeant... Il voulait, pour +en faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre saint, l’amour dont +on souffre, dont on vit, dont on meurt... + +Et elle pensa, farouche: + +--Si Claude me repousse, non, je n’épouserai pas Albert Chambry... Je +resterai seule!... Je reprendrai ma vie de cérébrale. J’aimerai +seulement--avec mon travail--les belles choses créées par Dieu et par +les hommes; et aussi, les pauvres êtres dont j’aurai pitié!... J’ai été +heureuse ainsi pendant des années. Pourquoi ne le serais-je plus? + +Pourquoi?... Parce qu’elle n’était plus la même!... + +La flamme l’avait touchée; et la destinée qui jadis lui semblait +meilleure que toute autre ne lui suffisait plus. Tout son être se +révoltait devant la seule vision d’un avenir semblable, si mortellement +vain dans sa solitude glacée, avec ses joies et ses consolations +illusoires, autant que le bruit des grelots qu’un enfant agiterait dans +une boîte vide pour passer les heures... + +Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de femmes demeurées sans +époux, presque toujours par la force des choses, hélas! et qui, n’ayant +pas le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle créature née de +leur chair et de leur cœur, restaient de pauvres épaves tristes, dans la +foule des couples unis. + +Ah! la vie, c’était de se donner à un autre être, pour sa joie, +généreusement, corps et âme, avec le beau mépris de l’épreuve, acceptée +bravement, comme la rançon de l’ivresse d’aimer... + +Et tout bas, avec la même sincérité passionnée, France murmura encore: + +--Ah! je veux vivre!... vivre par _lui!_ + + + + +XIII + + +--M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent le recevoir? + +--Très bien; nous descendons, dit Marguerite qui considérait d’un regard +ravi sa toute petite, occupée à jouer sur le tapis. + +France s’était levée, devenue toute blanche. + +L’heure qu’elle avait appelée commençait et, parce qu’elle la savait +décisive peut-être, une émotion poignante l’abattait tout à coup. + +Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie en elle-même... Puis, +résolue, elle se pencha vers sa sœur avec un baiser et demanda, la voix +un peu assourdie: + +--Guite, veux-tu me permettre d’aller seule, d’abord, recevoir Claude +Rozenne?... J’ai besoin de lui parler. Peut-être... peut-être mon avenir +dépend de cette conversation... Tu as confiance en moi, n’est-ce pas, ma +grande sœur chérie? + +Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine demande. Mais ce ne +fut chez elle qu’une surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la +longue promenade faite, la veille, à Dury, par France et Albert Chambry; +et, bien que la jeune fille ne lui eût rien dit au retour, elle la +connaissait trop bien pour ne pas la deviner troublée par quelque +préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement, elle n’avait pas même +fait allusion. + +Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le visage devenu grave +de la jeune fille qu’elle attira dans ses bras: + +--Oui, j’ai confiance en toi, petite France... Mais si ton avenir est en +jeu, je t’en supplie, sois sage, réfléchis, ne l’aventure pas +follement... Va. Je descendrai seulement quand tu me feras demander. + +France murmura: + +--Merci! + +Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur mutuelle affection. +Puis, spontanément, Marguerite eut le geste dont elle bénissait, chaque +soir, ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front penché de +France. + +--Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi! + +France se détourna. Elle sentait bien que nul conseil n’eût pu en ce +moment l’influencer. A elle seule, il appartenait de préparer l’avenir. + +Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle s’arrêta derrière la +porte close du salon, avant d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres +articulèrent, sous l’impérieux effort de sa volonté: + +--Il faut!... Il faut!... + +Et elle entra. + +Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les traits étrangement +altérés, quelque chose de dur dans l’expression. Peut-être pensait-il +voir apparaître Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement brusque +quand il reconnut France. Elle lui tendit ses deux mains, ainsi qu’elle +faisait dans les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse. Il +les enveloppa d’une étreinte presque violente et les porta à ses lèvres +qui les effleurèrent d’un baiser lent... + +Puis les laissant retomber, il demanda: + +--Mme d’Humières n’est-elle pas là? + +France s’assit, inclinant la tête. + +--Ma sœur descendra dans un instant. Mais je l’ai priée d’attendre un +peu pour le faire... Je vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler... + +Lui, était demeuré debout. Il la regardait comme s’il avait peur de ce +qu’elle allait dire. + +--Vous souhaitez me parler?... à moi?... et de quoi? + +Elle aussi le regardait, soudain très calme parce qu’elle savait où elle +voulait aller, parce qu’il était là, devant elle, enfin! et qu’elle +était certaine qu’il ne la tromperait pas... Pourtant, une seconde +encore, elle resta silencieuse, songeant... + +Puis, avec une franchise fière, gravement, elle dit, très simple et très +douce: + +--Je ne puis supporter que mes amis aient à me reprocher quelque chose +qu’ils me cachent; et puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni +quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous demander ici...--à +Paris, vous avez l’air de me fuir!...--en quoi encore j’ai pu vous faire +mal, involontairement... Vous demander ce que vous avez contre moi?... + +--Ce que j’ai contre vous?... Moi?... + +--Oh! ne dites pas que vous n’avez rien! Mes intuitions ne me trompent +jamais... Et j’ai... oh! si forte!... celle que, volontairement, vous +vous éloignez de moi depuis cet été... que je ne suis plus pour vous une +amie... + +--Jamais vous n’avez été pour moi une amie plus chère! fit-il +sourdement. + +--Oh! non! puisque... + +--Puisque? + +--Puisque vous m’avez tu un événement qui était pour vous la délivrance! + +Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas qu’elle devait savoir. Il +la contemplait comme le bonheur irréalisable... + +--C’est vrai, je me suis interdit de vous en parler! jeta-t-il avec une +sorte d’âpreté douloureuse. + +--Pourquoi? + +--Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,... qu’il était inutile +de vous occuper encore une fois de moi, à ce sujet. + +Elle prononça lentement: + +--Ici même, dans ce salon, au printemps, je vous ai dit que jamais plus +ce qui vous touchait ne me laisserait indifférente... Et je crois que +depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie, très fidèle... Alors +pourquoi depuis plus de trois mois m’avez-vous laissée sans un signe de +souvenir?... Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement sans que... + +--Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas? interrompit-il violemment. +Ah! ne me parlez pas d’hier... A moins que ce ne soit pour m’annoncer ce +que vous avez décidé avec M. Albert Chambry... Que je sois, du moins, le +premier à vous féliciter! + +--Me féliciter!... Que supposez-vous donc qu’il m’ait demandé?... + +D’un geste inconscient, il passa la main sur son visage contracté. + +--Je ne suppose pas... Je _sais!_... Car il y a deux mois Chambry, avec +une candeur confiante, m’a parlé de vous... Et parlé de telle sorte que +j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis..., comme les autres... +Seulement... + +Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite qu’il la rendait +haletante: + +--Seulement? + +Il martela les mots: + +--Seulement je crois que vous ne l’éconduirez peut-être pas comme les +autres... + +--Parce que? + +--Parce que c’est un excellent parti qui vaut la peine d’être accueilli! + +--Vous voulez dire qu’il est intelligent?... très bon? d’une famille +honorable et de sentiments délicats? + +Elle parlait lentement, comme elle eût récité une leçon ou comme si elle +eût voulu se pénétrer de ce qu’elle disait. + +--Tout cela est très vrai! Je comprends que tant de qualités réunies +vous donnent enfin le goût du mariage et culbutent vos résistances et +vos appréhensions... Votre heure est venue!... Mais je ne pensais pas +qu’elle viendrait pour un homme comme celui-là! + +Quelle souffrance criait désespérément dans son accent!... Ah! il n’eût +pas ainsi parlé s’il n’avait été jaloux d’Albert Chambry! Alors... alors +c’était donc le bonheur qui venait à elle?... Elle demanda: + +--Pourquoi supposez-vous que l’heure dont vous parlez est venue? + +--Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes les expressions de votre +visage, je n’aie pas compris tout de suite quand enfin... enfin! vous +êtes reparue avec lui, qu’il venait de vous dire... ce que vous étiez +devenue pour lui, de vous offrir son cœur... et sa bourse! + +Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu amère: + +--Sa bourse!... Et vous avez tout de suite pensé que j’acceptais +l’offre?... Vous qui prétendez me connaître? + +--Il n’avait pas le visage d’un homme dont on a brisé l’espoir... Je +n’ai pas eu de peine à comprendre que vous avez dû lui dire que vous +réfléchiriez... Autrefois, c’est en un instant que vous avez résolu de +prononcer le «non» qui a fait mon malheur... + +--J’étais une enfant, alors... J’ai répondu comme une enfant... +Maintenant les années m’ont rendue plus sage... + +--Et plus pratique! + +--Oh! + +Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit blanche jusqu’aux +lèvres, une expression de souffrance dans les yeux qu’elle levait vers +lui... Et avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était debout devant +elle, emprisonnant les mains qui tremblaient et, penché vers elle, il +suppliait tout bas: + +--France, ma précieuse, mon adorée petite amie!... pardonnez-moi!... Je +suis fou... Vous savez bien que je ne pense pas la chose insensée que je +viens de vous dire... pour vous faire mal... parce que je suis +incapable, comme autrefois, plus encore!...--de supporter de vous avoir +perdue... de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est refusé!... +France, vous avez raison, épousez Albert Chambry. C’est un honnête homme +qui vous aime et dont la tendresse vous sera infiniment bonne... Je vous +jure que tout cela, je me le répète sans cesse depuis qu’il m’a parlé... +Vous avez raison... Vous êtes sage en l’écoutant! + +Il avait gardé entre les siennes les mains toujours frémissantes; et +elle sentait la souffrance qui le broyait à cause d’elle et lui +apportait la certitude bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle +seule!... + +Elle le regarda: + +--Alors... vous me conseillez d’épouser Albert Chambry?... Dites-le-moi, +vos yeux dans les miens... Dites-le-moi... + +Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui enlever ses mains. Elle +continuait à le regarder. Presque bas, elle prononça, avec son âme qui +se donnait: + +--Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez rien de ce qui aurait +pu être, il y a cinq ans... de ce qui pourrait être maintenant puisque +vous, comme moi, vous êtes libre... Jurez-moi cela, Claude... Et, selon +votre conseil, j’épouserai Albert Chambry... + +Violemment, il laissa retomber ses mains et recula: + +--Oh! France, vous êtes cruelle!... Pourquoi me tentez-vous? + +--Ah! Dieu! enfin!!! + +Le mot lui était échappé comme un cri de joie. + +--Je vous tente, pourquoi?... Parce que vous m’aimez? + +--France, par pitié, taisez-vous!... Ne me faites plus de mal! + +--Répondez-moi, Claude... Parce que vous m’aimez?... + +--France, cette nuit, je suis resté debout, ivre de jalousie, arpentant +ma chambre comme une bête en cage, parce que j’avais compris que cet +homme vous avait parlé... + +--Parce que vous m’aimez? répéta-t-elle une troisième fois. + +--Ah! oui, parce que je vous aime!... Oh! France, pourquoi voulez-vous +que je vous le dise? + +--Maintenant, vous en avez le droit!... + +Il l’arrêta avec le même emportement désespéré: + +--France, ne me faites pas entrevoir l’impossible!... Je ne suis pas un +saint!... Je suis un pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif de +bonheur... Ne me tentez pas!... Je n’aurai pas le courage de vous +repousser!... + +--Me repousser... pourquoi?... + +Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore grandissait au fond de +son regard. + +--Mais je serais criminel, France, de ne pas vous repousser!... +Maintenant, je suis presque pauvre... J’ai le souci terrible d’un +malheureux petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai +l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère seulement pourrait +accepter... Non, je n’ai pas le droit, maintenant, de vous demander +votre vie que d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée... +Qu’aurais-je, moi, à vous offrir!... Jamais je ne l’ai vu si clairement +que le jour où j’ai recouvré ma liberté... Alors, je me suis appliqué à +vous fuir, car je savais ma faiblesse!... comme je le faisais depuis le +moment où j’avais compris que je vous aimais trop pour continuer à voir +en vous une amie! + +--C’était pour cela!!!... Oh! que c’est bon de vous l’entendre dire!!... +Claude, je veux votre pauvreté... Je veux votre petit enfant pour qu’il +soit à moi... Je veux... + +Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient; mais, dans ses +prunelles dilatées, il y avait l’infini de l’amour humain: + +--... Je veux votre âme entière, et fidèle, et confiante!... Je ne vous +demande que cette richesse-là pour en faire mon bonheur... + +--Votre bonheur!... France, vous ne jouez pas, n’est-ce pas?... Vous +savez quelle espérance... merveilleuse! vous me donnez?... Est-ce qu’il +serait possible... Votre bonheur!... sincèrement, et non par pitié, par +générosité, vous pensez cela?... + +--Claude, laissez-moi être heureuse par vous... Prenez-moi pour +toujours... si vous voulez bien encore de moi! + +Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans ses bras, sous ses +lèvres, comme son trésor: + +--Mais, France, comprenez donc que c’est une vraie vie de sacrifices que +vous voulez accepter! Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les +belles choses qui vous charment, vous connaîtrez peut-être les soucis +d’argent dont vous avez l’horreur... + +Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire joyeux passait sur +sa bouche: + +--Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec moi pour les supporter... +Je ne suis plus un bébé... J’ai compris--très tard, c’est vrai!--qu’il +faut accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle apporte +d’épreuves, de difficultés; parce qu’elle peut aussi donner des bonheurs +qui consolent de tout... Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai rien +d’autre... + +--Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir!... Albert Chambry, +lui, vous serait fidèle, sans défaillance! + +--Vous aussi, vous le serez! jeta-t-elle dans un cri passionné où il y +avait de la ferveur et de la fierté... Je saurai bien vous ôter la +tentation de me délaisser! + +La délaisser!... Il était bien certain qu’il l’adorerait aussi longtemps +qu’un souffle de vie l’animerait. Elle n’était pas de celles qu’on +délaisse quand elles se sont données! + +--Vous délaisser! vous, mon amour, vous que j’ai toujours aimée avec ce +que j’avais de meilleur en moi!... Il y a cinq ans, à Villers, c’était +ainsi déjà... Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je vous ai +retrouvée si sereine, si étrangère au mal que vous m’aviez fait, j’ai eu +la tentation bien violente, je vous jure, de tout essayer pour me faire +aimer de vous et alors me venger de ce que vous m’aviez fait souffrir... +Cela, me le pardonnez-vous, France? + +Elle dit, songeant à d’autres choses encore qu’elle devait oublier +généreusement: + +--Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner... + +--Oui, _tout_, répéta-t-il, la comprenant. Tout, parce que j’ai bien +lutté contre la tentation pour agir en honnête homme!... Autant que je +le pouvais, je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet amour que vous +aviez mis en moi, qui était entré dans ma vie pour n’en sortir +jamais!... Mes folies, que votre regard condamnait, c’était pour +m’éloigner de vous, pour mieux vous fuir; pour essayer de me détacher de +vous, puisque je n’étais pas libre!... Vous savez toute la vérité, +maintenant... Oh! France, mon amour, mon unique, est-il possible que +vous vouliez bien être à moi enfin... et malgré tout!... + +Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur jaloux, car il +l’avait bien conquise... Elle, soumise délicieusement, appuya la tête +contre sa poitrine. Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle se +fût laissée emporter par lui dans la mort même, comme dans un paradis... +Et les paupières closes, frémissante sous les baisers dont il lui +couvrait le visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle murmurait +lentement: + +--Claude, c’est divin, le mal d’aimer!... + + +FIN + + +PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--25732. + + + + +3 FR. BIBLIOTHÈQUE PLON FR. 3 + +ROMANS--NOUVELLES--MÉMOIRES + +PUBLIÉS IN EXTENSO + +SOUS COUVERTURE ILLUSTRÉE + +QUELQUES TITRES + + + Paul BOURGET + Un Cœur de femme + Monique + Henry BORDEAUX + La Neige sur les pas + A. LICHTENBERGER + Petite Madame + H. GRÉVILLE + Les Épreuves de Raïssa + Paul ARÈNE + La Chèvre d’or + Albert SOREL + La Grande Falaise + H. ARDEL + La Faute d’autrui + Eug. FROMENTIN + Dominique + Élémir BOURGES + Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (2 vol.) + E. DAUDET + Les Victimes de Paris + MISTRAL + Mémoires et Récits + Général Baron de MARBOT + Mémoires (2 vol.) + Louis MADELIN + Le Chemin de la Victoire (2 vol.) + Gabriel HANOTAUX + Jeanne d’Arc + Émile MOSELLY + Jean des Brebis ou le livre de la misère + +DEUX NOUVEAUX VOLUMES + +le premier mercredi de chaque mois + + + + +E. SAINTE-MARIE PERRIN + +LA BELLE VIE + +DE + +SAINTE COLETTE + +DE CORBIE + +(1381-1447) + +Avec une Préface de Paul Claudel + +Un volume in-16 7 fr. 50 + + +Dans cet exposé consciencieux, ému, fortement documenté, la figure de la +sublime visionnaire qui accomplit, dans l’ordre surnaturel, la mission +de restauratrice de l’unité catholique, de l’unité nationale et de la +stricte observance franciscaine, apparaît avec une merveilleuse clarté. +Colette explique, précède et permet Jeanne d’Arc, avec qui elle dut être +liée, car leurs voies étaient parallèles. + + + + +ERNEST PÉROCHON + +NÊNE + +Un volume in-16 7 fr. + +PRIX GONCOURT 1920 + + +Imaginez un livre complètement affranchi des modes littéraires +d’aujourd’hui: il commencera par surprendre jusqu’à ce que cette +première impression le cède au délicieux étonnement d’avoir devant soi +une œuvre qui ne date pas. Tel est le cas de _Nêne_. + +En prenant soin des enfants d’un veuf, une servante de ferme, Madeleine +ou Nêne, comme ils l’appellent, en vient à les aimer comme si elle était +leur mère et qu’elle dût toujours vivre pour eux. Trois ou quatre ans se +passent. Le veuf se remarie et Nêne, aussitôt chassée par la jeune femme +qui la hait, pâle de douleur, se jette dans un étang. + +Contée sans l’ombre d’artifice, cette simple histoire est de celles où +l’on ne sent nulle part l’auteur. Tout l’intérêt se porte sur les +personnages, qui vivent de leur vie propre. Êtres simples qui ne +s’analysent point: tout instinctifs parfois, ils sont vrais et leur +vérité nous émeut. + +M. Ernest Pérochon a fait une œuvre humaine, et c’est un grand éloge. + + + + +ROMANS POUVANT ÊTRE MIS ENTRE TOUTES LES MAINS + +Cartonnage toile, fers artistiques, médaillon en couleurs dessiné par +PIERRE BRISSAUD + +Tête de couleur.--Chaque volume: 10 francs. + + + ACKER (P.). + Les Exilés. + ALANIC (M.). + Les Roses refleurissent. + Romance de Joconde. + ARDEL (H.). + Cœur de sceptique. + Le Mal d’aimer. + Mon Cousin Guy. + Renée Orlis. + Le Rêve de Suzy. + Seule. + Au retour. + Heure décisive. + BORDEAUX (H.). + La Petite Mademoiselle. + BOURGET (Paul). + Laurence Albani. + Monique. + Un Saint. + DELLY (M.). + Entre deux âmes. + Esclave... ou Reine? + La Fin d’une Walkyrie. + La Petite Chanoinesse. + Sous le masque. + Le Secret du Kou-kou-noor. + GRÉVILLE (H.). + Dosia. + La Fille de Dosia. + Perdue. + La Seconde Mère. + Sonia. + LA BRÈTE (J. de) + Mon Oncle et mon Curé. + Caractère de Française. + LE MAIRE (E.). + Le Prince. + Le Cœur et la Tête. + LICHTENBERGER. + Les Contes de Minnie. + Notre Minnie. + Mon Petit Trott. + MARGUERITTE (P.). + Ma Grande. + MARGUERITTE (P. et V.). + Zette. + NOËL (Alexis). + Paulette se marie. + SCHULTZ (Y.). + Dzinn. + THÉLEN (M.). + La Mésangère. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75447 *** diff --git a/75447-h/75447-h.htm b/75447-h/75447-h.htm new file mode 100644 index 0000000..3475806 --- /dev/null +++ b/75447-h/75447-h.htm @@ -0,0 +1,13782 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Le mal d’aimer | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; 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TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="top4em copy">Droits de reproduction et de traduction +réservés pour tous pays.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c top4em i">A<br> +MADAME ROBERT MASSON</p> + +<p class="c i">Affectueux hommage.</p> + +<p class="offr i">H. A.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">LE MAL D’AIMER</p> + + + + +<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2> + + + + +<h3>I</h3> + + +<p>Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures, +une voix monotone d’employé annonça :</p> + +<p>— Villers-sur-Mer !… Villers !</p> + +<p>Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment +repoussée d’un geste vif, France Danestal — France, +diminutif de Françoise — sauta sur le +quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise +d’août. Ses prunelles, très larges dans l’iris extraordinairement +bleu, cherchaient tout de suite la +mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait +encore ; et, seulement, elle aperçut le lointain +vert des coteaux boisés qu’un éclatant soleil +marbrait d’ombres crues.</p> + +<p>— Eh bien ! France, si tu voulais bien aider ta +sœur à descendre son sac de voyage ? jeta Mme Danestal +avec un peu d’impatience, devant la distraction +de sa plus jeune fille qui obligeait la +sœur aînée, la très jolie et très élégante Colette, +à se débrouiller seule au milieu de ses menus bagages.</p> + +<p>France, rappelée à elle-même, tendit les bras et +reçut tous les sacs, ombrelles, châles que lui passaient +en abondance ses compagnes de route ; puis +elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre +des hauteurs du wagon. Colette, à son tour, +avait sauté à terre et humait avec plaisir la brise +de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse +l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la +chaleur de ce jour d’été.</p> + +<p>Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal, +volontiers tourmentée de petits soucis, interrogea, +prise d’inquiétude :</p> + +<p>— Vous êtes sûres, mes enfants, que nous +n’avons rien oublié ? France, tu as bien regardé, +dans le compartiment ?</p> + +<p>— Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos +innombrables colis ! sont autour de nous. Maintenant, +allons retrouver nos malles pour gagner l’hôtel, +où peut-être il fera frais.</p> + +<p>Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait +et, suivant le flot des voyageurs amenés par +la saison commençante d’août, elle s’engagea sur +la voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures +très jeunes.</p> + +<p>Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs +aises, Colette et sa mère traversaient aussi, +Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des +rails.</p> + +<p>Tout de suite, le regard de France avait couru +vers le large horizon de mer qu’elle apercevait +enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers +plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des +jardins, les toitures effilées des villas. Mais au passage, +les larges prunelles — où la vie luisait ardente — s’arrêtèrent +retenues par une silhouette +masculine campée devant la porte de sortie des +voyageurs. Et aussitôt un petit sourire où il y +avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva +sa lèvre expressive. Elle murmura :</p> + +<p>— Oh ! cette Colette !… Je comprends pourquoi +elle a pris tant de soin de bien remettre son voile !</p> + +<p>Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment, +regardant sa sœur qui arrivait aussi +fraîche de visage et de toilette que si elle sortait +en droite ligne de sa chambre. Elle venait de +voyager cinq heures, et pas une ondulation n’était +dérangée sur la nuque dorée ; il n’y avait pas un +faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable +fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un +éclat de fleur, rosée comme la blouse de toile de +soie qui moulait une taille incomparable ; pas +ombre de poussière sur la jupe coupée savamment +pour trahir à souhait la ligne parfaite des hanches.</p> + +<p>En femme habituée à éveiller l’attention partout +où elle paraissait, Colette, caressée au passage par +la muette flatterie des regards, avançait avec une +apparente indifférence de déesse pour l’hommage +des foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient +distingué le jeune homme aux allures de clubman +en villégiature qui, descendu de la charrette anglaise +qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle +daignât recevoir son salut.</p> + +<p>Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau… +Allons, la partie s’engageait bien ! Paul Asseline +était toujours sous le charme. A elle de profiter de +toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de +bains de mer, pour achever la conquête de ce millionnaire +que souhaitaient séduire toutes ses ambitions +de jolie fille du monde sans fortune et avide +de luxe.</p> + +<p>Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée +par l’air marin, s’inclinait ravi, une allégresse mal +contenue dans ses yeux clairs, dont l’expression +était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à +la joie de sentir dans la sienne la petite main +gantée coquettement, il oubliait même de saluer +France, aussi bien que de présenter son compagnon +de promenade, un grand garçon d’une trentaine +d’années, qui, resté discrètement en arrière, +observait la scène avec une lueur de curiosité et +d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant +et troublé, Asseline enfilait au hasard phrase sur +phrase à l’adresse de Mme Danestal et s’excusait +de sa présence à la gare.</p> + +<p>— J’espère, madame, que vous ne me trouverez +pas indiscret d’être venu ainsi vous présenter +mes hommages dès la première minute de votre +arrivée.</p> + +<p>— C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais +vous en saviez donc l’heure ?</p> + +<p>Il rougit derechef :</p> + +<p>— Je m’étais permis de passer à votre hôtel +pour m’en informer, désirant pouvoir vous offrir +mes services de vieil habitué de Villers, au cas où +j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon +à quelque chose.</p> + +<p>Correctement, il s’adressait à Mme Danestal ; +mais France, autant que Colette elle-même, savait +bien que, en cet instant, une seule personne existait +pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune +perspicacité avait été aiguisée par les spectacles +de la vie mondaine menée à la suite de sa mère et +de sa sœur, aussi bien que par les conversations +entendues journellement dans le milieu éclectique, +très parisien et très lettré, où vivait son père, +Robert Danestal, l’auteur illustre de divers +poèmes, surtout de très beaux sonnets, qui lui +avaient ouvert l’Institut.</p> + +<p>Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître +les bagages, elle observait d’un œil clair, +un peu méprisant, les manèges de la savante coquetterie +de Colette. Celle-ci, en apparence, tout +occupée de ses malles, continuait, en réalité, à +envelopper des grâces de son sourire et de son +regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait +avec une docilité fervente de caniche ou d’amoureux.</p> + +<p>« Il est touchant vraiment ! précisa la pensée +moqueuse de France ; et elle est admirable ! C’est +une artiste en son genre. Si elle ne part pas fiancée +de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline +soit prodigieusement forte. Il est vrai que ce +bon Paul n’a pas l’air doué d’une volonté de +fer… »</p> + +<p>Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons +un peu mous, d’humeur aimable et d’intelligence +paisible, qui n’ont d’autre souci que de +se laisser vivre aussi agréablement que possible, +trouvant tout naturel de posséder une grosse fortune +qu’ils seraient incapables de gagner.</p> + +<p>Que Colette eût le talent de dominer et de diriger +sa limpide volonté, et elle était sûre d’atteindre +enfin ce port du mariage riche auquel, sans +succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle +entrée dans le monde, quatre ans plus tôt.</p> + +<p>Car c’était une personne pratique et point du +tout sentimentale que la très jolie Colette Danestal. +Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance, +de continuelles difficultés d’argent dans une maison +où les fantaisies artistiques — et autres — du +père, les goûts mondains de la mère, s’accommodaient +fort mal de revenus plutôt modestes, +elle s’était bien juré, instruite par l’expérience, +d’échapper pour son compte, dans l’avenir, à de +pareils soucis ! Et cela, de par la grâce de sa jeune +beauté, dont elle se sentait capable d’user avec +toute la science nécessaire.</p> + +<p>A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple +de sa sœur aînée, Marguerite, qui, quelques années +plus tôt, avait fait la folie d’un mariage d’amour +avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune, +et qui, depuis lors, végétait avec lui dans les +pays perdus où le retenait un modeste poste dans +les Forêts.</p> + +<p>Douée d’un sens très net de la réalité, Colette +savait à merveille que les filles à peu près sans +dot, et cependant désireuses de se marier richement, +ne peuvent exiger tous les mérites et qualités +chez ceux qui daignent songer à les épouser, +étant pourvus de belles rentes. Et sagement, sans +grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la +destinée lui offrait un mari capable de satisfaire +ses goûts de luxe, homme du monde autant que +possible, elle le tenait quitte du reste, certaine de +trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse +à sa guise.</p> + +<p>Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si +fêtée partout où elle apportait le rayonnement de +son joli visage, elle n’était pas parvenue à conquérir +le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné, +qu’elle ambitionnait, bien qu’elle s’y employât +avec un art qui révoltait sa jeune sœur. +Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante +et trop fière pour admettre une excuse à +cette infatigable chasse.</p> + +<p>Presque une honte, elle éprouvait en pensant +que c’était afin d’arriver au dénouement conjugal +souhaité par Colette qu’avait été choisie cette villégiature +à Villers, où les richissimes Asseline, +fabricants de toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient +une superbe villa.</p> + +<p>Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien +ce sentiment, ravie, au contraire, de l’empressement +de Paul Asseline, en bonne mère, extrêmement +désireuse de marier, et de bien marier, ses +filles… A commencer par Colette, dont la beauté, +l’élégance, la science de la toilette flattaient son +amour-propre ; avec qui elle était en parfaite union +de goûts mondains ; toutes deux dominées sans +cesse par la pensée de bien remplir, avec des ressources +limitées, leur personnage de femmes très +« chic » dans le Tout-Paris dont elles faisaient +partie.</p> + +<p>Aussi, quand les malles retrouvées, chargées, +Asseline dut se résigner à ouvrir devant elle la +porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion :</p> + +<p>— Combien vous avez été aimable de venir ainsi +à notre rencontre ! J’espère que vous me fournirez +bientôt l’occasion de vous en remercier mieux. +J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas +que nous comptons sur votre prochaine visite !</p> + +<p>— Madame, je serai trop heureux d’aller vous +présenter mes hommages à l’hôtel, dès que je +pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle +heure ce serait-il possible ?</p> + +<p>— Oh ! nous ne sortirons guère au commencement +de l’après-midi… Colette et moi, nous redoutons +beaucoup la chaleur. Pour ma part, +je circule fort peu… Mais mes filles adorent la +plage !…</p> + +<p>Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en +était capable :</p> + +<p>— On y a, en ce moment, de très beaux couchers +de soleil ! Je suis sûr que celui de ce soir va +être magnifique !</p> + +<p>Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette +qu’il enveloppait d’un regard heureux et suppliant. +Mais elle voyait revenir France, dépêchée +par sa mère pour un renseignement, dans la gare ; +et elle dit simplement, avec un sourire qui était la +séduction même :</p> + +<p>— Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir +tantôt, car nous allons être occupées par notre installation… +Peut-être cependant, vers cinq heures +et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour +descendre jusqu’à la plage… Au revoir…</p> + +<p>Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si +fort, à l’anglaise, qu’il froissa un peu la peau fine, +sous les bagues… Mais elle se montra à la hauteur +de la situation et ne broncha pas, montant à son +tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit +son pied menu, irréprochablement chaussé de +cuir fauve. France la suivit et la voiture s’ébranla +pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli +pays vert.</p> + +<p>Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant +plus absorbé tout entier par la présence de Colette, +se souvint qu’il avait un compagnon de promenade +et, un peu confus, revint vers la charrette +anglaise dans le voisinage de laquelle l’attendait +patiemment son ami. Celui-ci avait encore en +main un petit album sur lequel, pour occuper le +temps, sans doute, il venait de crayonner quelques +croquis.</p> + +<p>— Mon vieux, je vous demande pardon de vous +avoir ainsi laissé en panne, fit Asseline de son +accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé +retenu auprès de ces dames…</p> + +<p>— Très bien, très bien ! je ne vous en veux pas… +J’ai dessiné et ainsi le temps ne m’a pas semblé +long. Vous m’aviez fourni de très intéressants modèles…</p> + +<p>— Vous avez fait le portrait de Colette… de +Mlle Danestal, veux-je dire… Je puis voir, n’est-ce +pas ?</p> + +<p>Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent +d’une expression très jeune.</p> + +<p>— Pouvez-vous voir ?… De quel droit ?… Enfin !… +Regardez…</p> + +<p>Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors, +jeta une exclamation dépitée :</p> + +<p>— Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré ? +La voici de face, de profil, de dos ! Et encore +de trois quarts !… Elle est pourtant à peine jolie +auprès de sa sœur…</p> + +<p>Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris +de Rozenne, des yeux charmants, ironiques et caressants, +qui avaient une remarquable intensité de +vie intelligente.</p> + +<p>— C’est selon les goûts !… Cette Mlle France — quel +singulier nom ! — a des yeux d’un bleu incomparable +et qui doivent savoir dire une foule +de choses… Vous n’avez pas remarqué comme sa +petite tête brune est volontaire et expressive, +quelle souplesse harmonieuse a le moindre de ses +mouvements ?… Je vous accorde qu’elle est peut-être +un peu pâle, c’est vrai ; mais ses lèvres +n’en paraissent que plus pourpres et elle est modelée +comme une jeune nymphe, de forme parfaite.</p> + +<p>— Eh bien ! Rozenne, comme elle descend à votre +hôtel, vous pourrez l’admirer tout à votre aise… +Tenez, je vous restitue votre album…</p> + +<p>— Pas avant d’avoir tourné la page ! Allons, +Asseline, ne m’en veuillez pas de vous avoir taquiné +et contemplez votre belle Colette !</p> + +<p>Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de +plaisir… Claude Rozenne n’était peut-être encore +qu’un très habile amateur, mais il était doué en +artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante +jeunesse de Colette Danestal.</p> + +<p>— Donnez-le-moi, Rozenne.</p> + +<p>— Pas du tout… Un homme délicat ne livre +pas ainsi le portrait des jeunes personnes que son +crayon croque au passage ! A moins que vous +n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour +mériter de posséder son image, je la laisse enfouie +parmi ces feuillets.</p> + +<p>Asseline haussa les épaules, un peu vexé ; mais, +bien qu’il vît que son ami plaisantait, il n’osa +insister. Tous deux montèrent en voiture. Asseline +prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval, +et la voiture roula sur le chemin qui s’élevait +derrière la gare. Dans la découpure des branches +étincelait l’opale de la mer et la route était ruisselante +de soleil sous l’ombre mobile des arbres, +dont la brise faisait bruire les feuilles. Mais Asseline +ne voyait rien de ce lumineux paysage +d’été ; une seule image l’absorbait et, sans doute, +cette contemplation intérieure l’enchantait, car sa +bonne figure aimable avait repris une expression +ravie.</p> + +<p>Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme +presque juvénile. Et avec une malice +amicale, il lança :</p> + +<p>— Asseline, vous êtes un maître cachottier ! +Comment avez-vous pu dissimuler si longtemps +que vous étiez pareillement amoureux ?</p> + +<p>Il s’exclama sans répondre :</p> + +<p>— Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle +créature !</p> + +<p>— Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne +tranquillement.</p> + +<p>— N’est-ce pas ?</p> + +<p>Il avait l’air radieux, et continua :</p> + +<p>— Elle est incomparable ! Si vous la voyiez en +robe de bal ! C’est ainsi que je l’ai aperçue pour la +première fois, à une grande soirée chez les Defresne…</p> + +<p>— Et elle vous a séduit incontinent ?…</p> + +<p>— Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait +bien d’autres ! C’était une vraie cour autour d’elle. +Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la quatorzième +valse… Eh bien ! mon ami, moquez-vous de +moi… Je suis ridicule, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Pas du tout… C’est un régal trop rare que +le spectacle d’un grand enthousiasme pour que +j’aie, le moins du monde, envie de railler… Donc +vous avez obtenu la quatorzième valse et vous +l’avez attendue impatiemment.</p> + +<p>— Non, pas trop, car j’avais su découvrir une +embrasure d’où je pouvais, tout à mon aise, contempler +Colette… Elle bostonnait avec tant d’art, +de souplesse, de grâce, que je me demande encore +comment j’ai pu avoir l’audace de danser avec +elle ! Enfin, comme elle est très indulgente, ça n’a +pas été mal… Mais je vous avouerai que, dès le +lendemain, j’ai repris quelques leçons de boston +pour être à la hauteur… Et heureusement, ainsi, +j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés… Ah ! +mon ami, elle est exquise… Et je…</p> + +<p>— Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le +jeune homme s’arrêtait, saisi lui-même de sa +fougue. Eh bien ! si vous l’adorez, si elle est +exquise, pourquoi — excusez ma question pour peu +qu’elle soit indiscrète, — pourquoi ne l’épousez-vous +pas, puisque vous êtes prêt pour le mariage ?</p> + +<p>La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit +aussitôt.</p> + +<p>— Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma +demande serait déjà faite ; mais je suis pourvu +d’une famille…</p> + +<p>— Qui ne veut pas de votre mariage avec +Mlle Colette…</p> + +<p>— Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains +son opposition… On m’a affirmé de différents +côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que +la dot des jeunes filles est à peu près nulle… Et +ce ne sont pas, en effet, les œuvres poétiques de +M. Danestal qui le rendront millionnaire !</p> + +<p>— D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est +bien trop artiste pour cela ! Il écrit pour un cénacle +de lettrés…</p> + +<p>— Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui ; +et je vous confierais que cette idée qu’il est, en son +genre, un homme supérieur, m’intimide terriblement +quand je suis en sa société, moi qui suis tout +le contraire d’un artiste. En sa présence, dans son +salon, je me sens devenir idiot… Je n’ai pas, moi, +d’opinion, artistique ou littéraire, à émettre !… Ce +que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier ! +N’était Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y +aventurer !… Elle, heureusement, n’est pas du tout +bas-bleu ; c’est une vraie femme du monde, très +chic ; sa sœur France est du genre du père… Elle +fait des vers, de la musique. Aussi, comme elle +doit me tenir en piètre estime intellectuelle, je ne +me mêle jamais de causer avec elle…</p> + +<p>— Pourtant elle semble bien simple et a l’air +presque d’une enfant encore…</p> + +<p>— Mon cher, elle m’intimide plus que Colette, +presque ! Je me sens tout à fait stupide, devant +elle, comme devant son père… J’aime mieux m’entretenir +avec sa mère. C’est une très aimable personne, +fort élégante. Vraiment, ces trois dames sont +toujours si parfaitement mises, que je ne peux pas +croire qu’elles soient sans fortune, comme les mauvaises +langues le prétendent… Leur appartement +est très confortable, un peu bizarrement arrangé à +mon goût. Il est plein de bibelots artistiques dans +lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus de +la famille ; M. Danestal en a la passion !… Peu +m’importerait tout cela, la plus ou moins grosse +dot de Colette, si ma mère n’avait, tenace, la +déplorable idée que je dois épouser une héritière.</p> + +<p>— Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné +que vous êtes plus largement pourvu qu’un garçon +de votre âge n’aurait le droit de l’être !… Allons, +Asseline, ayez un peu d’énergie ! Déclarez votre +flamme à votre famille, et conquérez la dame de +vos pensées !</p> + +<p>Naïvement, il avoua :</p> + +<p>— J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant +ma mère…</p> + +<p>— Qui ne la connaît pas encore ?</p> + +<p>— Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le +monde, et une quatrième au Grand Prix. Ces +dames étaient dans la même tribune…</p> + +<p>— Eh bien ?</p> + +<p>— Eh bien ! je crois que ma mère a été un peu +effarouchée par la beauté et le chic de Mlle Danestal. +Vous savez, ma mère est extrêmement +simple et elle a les idées de son jeune temps. Elle +ne conçoit pas que les jeunes filles d’aujourd’hui +soient différentes de ce qu’elle était elle-même. Et +puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un +milieu de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs +affaires… Mlle Colette, au contraire, appartient à +un monde très parisien, très artiste, très intellectuel, +qui ne peut lui permettre de ressembler en +rien aux jeunes personnes du genre « oie blanche » +que ma mère goûterait aveuglément… Tout cela +est bien compliqué à arranger !</p> + +<p>— Bah ! avec un peu de volonté et d’adresse !… +Et votre père, de quel parti sera-t-il, lui ?</p> + +<p>— Oh ! mon père sera bien plus facile à gagner. +Il aime beaucoup les jolies femmes. Il a vu +Mlle Colette dans le monde et il la trouve ravissante… +J’espère son appui…</p> + +<p>Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné +activa l’allure de son cheval. Il avait hâte +que sa promenade fût achevée pour être bien certain +de se trouver sur la digue à l’heure où Colette +Danestal y paraîtrait, peut-être…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>II</h3> + + +<p>A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient +avec toute leur science pratique de femmes aimant +le confort, et France avec la lenteur et l’indifférence +d’une enfant que la contemplation de la +mer charme souverainement.</p> + +<p>Car, de la fenêtre de sa très petite chambre, — sa +mère et sa sœur aînée ayant, comme de juste, +pris possession des meilleures pièces mises à leur +disposition, — elle avait une vision d’océan si +superbe, qu’un peu grisée par l’éblouissante clarté +épandue sur les choses, par le souffle d’air vif qui +frémissait dans les branches pailletées d’ombres et +d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine +des vagues, elle ne prenait guère souci d’ouvrir +ses bagages, ayant d’ailleurs une horreur enfantine +pour toutes les besognes qui incombent +aux bonnes ménagères.</p> + +<p>Elle n’entendait même pas les propos échangés +par sa mère et Colette sur la première rencontre +avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort +satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour +établir des rapports fréquents avec la famille +Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre ouverte, +les mains abandonnées sur ses genoux, France se +laissait envelopper, avec une jouissance ardente, +par la brise qui soulevait autour de son front de +petits cheveux légers, les yeux ravis par les lointains +verdoyants des vergers feuillus, des prairies +herbeuses où le vent de mer creusait d’onduleux +sillons.</p> + +<p>Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit +des Asseline, en dépit des trop nombreux Parisiens +de leurs connaissances groupés à Villers, à +Trouville, à Houlgate ; qu’il allait faire bon de +demeurer quelques jours dans cette fraîche campagne, +où elle était amenée par les vues ambitieuses +de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment +qu’elle trouverait possible d’oublier la mesquine +partie à gagner et qu’elle allait pouvoir mener à +sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de multiples +occupations.</p> + +<p>Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante, +elle travaillait l’harmonie, composait de la +musique ; lisait, en toute liberté, ce qui tentait son +activité de pensée, son insatiable intelligence ; écrivait +des vers qu’elle ne montrait jamais encore, +jugeant que, fille d’un grand poète, il ne lui était +permis d’être poète elle-même qu’à la seule condition +de créer des œuvres irréprochables… Et elle +était trop jalousement éprise du Beau pour ne pas +se montrer très difficile.</p> + +<p>Ah ! oui, elle était bien la vraie fille de Robert +Danestal, toute vibrante comme lui au souci des +choses d’art dont le charme la pénétrait et la dominait +toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait +ainsi dans un monde idéal, dont les spectacles +la ravissaient. Aussi, mieux que personne, +elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques +de son père, ses achats « insensés », disait +Mme Danestal, de tableaux, de belles faïences, de +tentures rares, de bibelots précieux ; elle comprenait +le dédain qu’il témoignait pour tout travail +régulier, ayant la volonté d’écrire seulement aux +heures de l’inspiration, sans être jamais influencé +par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire, +quand on a de médiocres revenus, des goûts +dispendieux et trois filles à doter. Et du même +cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste +recherche de ses propres satisfactions, son humeur +fantasque ; même plus, son indifférence pour un +foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa +femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors +duquel il vivait, d’ailleurs, à peu près complètement, +quand il ne s’enfermait pas dans son cabinet, +ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que +les hommes illustres ne doivent pas être jugés à +la mesure des simples mortels et que leurs dons +supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux. +D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille +très moderne, qu’il est inutile de demander grande +sagesse aux hommes, même à ceux qui n’ont pas +leur gloire pour excuser leurs faiblesses.</p> + +<p>En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait +déjà de la vie une vision terriblement claire. Elle +avait grandi dans un milieu où elle entendait +parler devant elle de toutes choses, discuter comme +des thèses ou des questions d’art les sujets les plus +délicats, même les problèmes psychologiques les +plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs +aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très +intelligente, le regard autant que l’oreille et l’esprit +toujours en éveil, elle avait vite discerné toute +sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt mûri +sa pensée, mais en même temps lui jetaient au +cœur un âpre mépris pour les vilenies, pour les +grandes et pour les petites lâchetés mondaines.</p> + +<p>Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été, +sans doute, une jeune créature vibrante et candide, +vivant en plein idéal, soucieuse seulement des +âmes très pures, très hautes, éprises du Beau +comme elle-même. Car, en dépit des révélations +que le monde lui avait faites trop tôt, elle demeurait +singulièrement jeune d’impressions ; elle avait +des enthousiasmes, des confiances, des naïvetés +d’enfant qui contrastaient bizarrement avec sa +connaissance précoce de la vie.</p> + +<p>Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son +père ni sa mère n’étaient jaloux de leur autorité, +elle vivait moralement dans une indépendance entière, +enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle +s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en +sortant qu’à son gré, quand une curiosité, une +source d’intérêt, un sentiment l’en attiraient. Autrement, +réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire +richement orné, par la nature et par l’étude, +elle y demeurait étrangère à la foule banale, s’y +donnait en silence d’exquises fêtes par la communion +des belles œuvres, par son propre travail créateur +auquel, passionnément, elle se donnait.</p> + +<p>Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très +heureuse si la vie quotidienne ne l’avait trop souvent +rejetée des régions sereines où elle planait si +naturellement dans les pitoyables difficultés de la +réalité. Il lui fallait entendre les plaintes et les +récriminations — toujours les mêmes — de sa mère +sur un manque de fortune qui devait se dissimuler… +Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences +de Mme Danestal et de Colette pour arriver +à être très élégantes en dépensant fort peu… +Il lui fallait faire des visites innombrables, aller +dans le monde à peu près chaque soir. Sur ce seul +chapitre, en effet, Mme Danestal lui refusait le +droit de suivre son caprice ; elle estimait que les +jolies filles qui ne sont pas des héritières ne doivent +point rester dans l’ombre, sous peine de pécher +contre la Providence, assez bienveillante pour +leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage.</p> + +<p>C’était bien aussi l’avis de Colette ; et certes, +de son mieux, depuis son entrée dans le monde, +elle s’appliquait à aider aux favorables desseins +de la Providence à son égard.</p> + +<p>Mais elle, France, était autrement intransigeante +et prétendait ne pratiquer à aucun prix le prudent +conseil : « Aide-toi, le ciel t’aidera… », incapable +de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du mariage +riche. D’autre part, elle aimait trop les belles +choses ; elle avait, trop forte, la terreur des soucis +de ménagère et des tracas d’argent pour avoir le +courage d’accepter une situation tout à fait modeste +comme sa sœur Marguerite… Aussi avait-elle +bien vite compris que sa destinée, sans +doute, serait de suivre seule son chemin dans la +vie…</p> + +<p>Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient +si peu le compagnon très cher qu’elle eût +souhaité, ces jeunes hommes qu’elle rencontrait +dans le monde, tellement « quelconques » pour la +plupart… Les jeunes poètes long chevelus, qui +évoluaient dans le rayonnement projeté par la +gloire de son père, l’intéressaient davantage ; mais +pour la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une +estime si manifeste, qu’elle voyait leurs ridicules +autant que leur talent.</p> + +<p>Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait +une place dans l’existence qu’elle souhaitait se +créer par l’art et le travail, n’en désirant nulle +autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que +l’amour n’avait pas encore effleurés. Se suffire à +elle-même, acquérir une indépendance qu’elle devrait +à elle seule, c’était son rêve juvénile, et elle +en poursuivait discrètement la réalisation avec une +indomptable volonté.</p> + +<p>Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi +sa plus jeune fille s’absorbait dans ses multiples +travaux avec une fougue persévérante. Cette +mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection, +étaient si dissemblables que l’âme de France demeurait +à Mme Danestal un monde inconnu où +elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer. +Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique +qu’il lui convenait, — à condition toutefois +d’avoir peu de leçons à lui payer, — suivre force +concerts, si elle ne devait pas débourser le prix de +sa place ; s’enthousiasmer pour des compositeurs, +des artistes, des chanteurs ; souhaiter les connaître +et y arriver presque toujours…</p> + +<p>Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles +fantaisies dont, un jour ou l’autre, France se lasserait +d’elle-même… Alors, elle perdrait son amour +des travaux intellectuels, son souci bizarre de se +rendre utile à tous les humbles qui pouvaient avoir +besoin d’elle ; d’où cette lubie d’apprendre le catéchisme +à quelques enfants pauvres de sa paroisse, +de s’intéresser à une crèche où elle allait parfois +passer des heures, jouant comme une gamine avec +les petits qu’elle comblait de gâteries.</p> + +<p>Somme toute, France Danestal s’accommodait +fort bien de son existence, et ce jour-là, en particulier, +tandis que, toujours immobile devant sa +fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie, +elle continuait à regarder le large horizon baigné +de lumière blonde.</p> + +<p>Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir +soudain. Une voix expliquait d’un ton d’excuse :</p> + +<p>— C’est le courrier de ces dames qu’on avait +oublié de leur remettre.</p> + +<p>France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut +une exclamation de plaisir, reconnaissant l’écriture +de sa sœur aînée.</p> + +<p>— Maman, une lettre de Marguerite pour toi ! +Peut-être va-t-elle nous annoncer son arrivée.</p> + +<p>— Nous allons voir… Viens ici me lire cette +lettre ; je suis occupée dans la chambre de Colette.</p> + +<p>France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal, +sortait de sa malle la suite de ses toilettes +dont la profusion couvrait le lit, les chaises, la +table, d’un charmant étalage d’étoffes claires. +Très affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas +troubler par l’apparition de la jeune fille qui, sans +s’occuper de leur inattention, forte de l’autorisation +reçue, se prit à décacheter la lettre.</p> + +<p>— Mère, je puis commencer à lire ?</p> + +<p>— Oui, si tu veux ; je t’écoute… Colette, vois, +ta robe de mousseline n’est pas du tout chiffonnée ! +Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec ta blouse +de taffetas blanc.</p> + +<p>De sa voix musicale, France commençait à lire :</p> + +<p>« Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu +commencer assez tôt ma lettre pour te l’envoyer à +Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons économiques +sont couronnées de succès ! Nous allons +donc pouvoir passer près de vous nos quelques +jours de vacances, avant de gagner notre nouveau +poste en Normandie… Et je m’en fais une vraie +joie !</p> + +<p>« Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu +m’indiques est beaucoup trop brillant pour notre +humble bourse, dont nous voyons toujours trop +vite le fond. Si France — ou Colette — voulait +être très bonne, elle se mettrait en quête, pour le +ménage d’Humières, d’un petit logis bien modeste, +bien propret, gai si possible, car, ma future maternité +me rendant peu alerte, je demeurerai bien +souvent, bon gré mal gré, dans mon <i>home</i> de passage. +Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu +pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce +moment, presque autant que pour Bébé, un vrai +petit campagnard, habitué au plein air… Vous +verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne +et quel beau petit garçon je vous amène. On lui +donnerait plutôt trois ans que deux.</p> + +<p>« Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se +moquer de mon enthousiasme maternel : qu’elles +soient bien convaincues que, dans quelques années, +elles parleront tout à fait comme moi ! Patience ! +mes chéries.</p> + +<p>« En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi +vite le gîte désiré ! Je suis contente pour +André que vous ayez choisi une plage voisine de +Trouville, où il pourra aller chercher un peu des +distractions dont il était totalement sevré dans +notre petit trou, en pays de montagne. Je crois +qu’il est vraiment autant que son fils, mais pour +d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son +plaisir si évident suffirait à me faire oublier ce +qu’il y a d’un peu déraisonnable à creuser une +brèche dans nos faibles économies, quand nous +avons en perspective une naissance nouvelle… +Événement toujours coûteux !</p> + +<p>« Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de +n’être pas tout à fait raisonnable ! J’ai donc succombé +à la tentation et j’en suis bien heureuse, +puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour +quelques semaines !</p> + +<p>« Vite un mot m’annonçant que nous pouvons +arriver, André, Bob et moi ; nous en grillons d’envie +et nous vous embrassons de tout notre cœur +pour vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie, +et à bientôt, n’est-ce pas ? »</p> + +<p>France se tut et un silence d’une seconde régna +parce que Mme Danestal et Colette, qui avaient +poursuivi leurs rangements, étaient tout occupées +à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette +qui les enfermait, anxieuses de s’assurer que le +voyage ne leur avait pas été funeste.</p> + +<p>Cette constatation étant terminée, Mme Danestal, +l’esprit en paix, réfléchit :</p> + +<p>— Mes enfants, il faudrait tout de suite vous +mettre à la recherche pour Marguerite. Toi, France, +qui aimes tant à circuler, tu pourrais t’occuper de +cela.</p> + +<p>— Oui, mère, je vais voir et me renseigner. +Aussitôt mon bagage ouvert, je sortirai.</p> + +<p>— Tu vas descendre jusqu’à la plage ? jeta Colette +qui fourrageait dans les tiroirs pour y installer +ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je m’habille +pendant que tu fais tes rangements.</p> + +<p>— Tu t’habilles ? Mais nous serons dehors, je +crois, au moment où tout le monde désertera la +plage.</p> + +<p>— Raison de plus pour n’être pas rencontrée +dans une tenue de voyageuse. Libre à toi de garder +la tienne ! Moi, je désire être présentable et ne pas +donner piteuse opinion de mon élégance aux gens +que je croiserai !</p> + +<p>France ne répondit pas. Paraître ! c’était le +souci constant de sa mère et de sa sœur. Paraître, +même au prix de misérables économies, faites sur +les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes, +en usant seulement de petites couturières +à bon marché, des ouvrières qu’il faut diriger, en +suppléant à leur goût absent !…</p> + +<p>De cela, Colette avait le don ; elle possédait, +inné, l’art des chiffonnages coquets faits avec des +riens, des chapeaux inimitables créés par la seule +adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller +qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous +ses désirs à cesser de l’exercer sous cette forme +économique.</p> + +<p>France était revenue dans sa chambrette et, machinalement, +se décidait enfin à défaire sa malle, +à organiser son très petit <i>home</i>. Mais sa pensée +était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite.</p> + +<p>Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour +elle si tendrement maternelle, dont l’affection +avait été la joie de sa jeunesse de petite fille ; +qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas, +quand le mariage la lui avait enlevée. Alors, la +seule pensée du bonheur de Marguerite avait pu +consoler un peu sa détresse silencieuse.</p> + +<p>Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle, +ainsi qu’elle l’avait espéré ? C’était une question +qui, bien souvent, hantait la pensée de France +quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage +de Marguerite, toutes deux avaient été bien rarement +réunies et les yeux clairvoyants de la jeune +fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa +nouvelle vie. Jamais ses lettres n’avaient enfermé +un mot de déception ou de regret. Elle parlait toujours +tendrement de son mari et plus encore de +son fils ; ne se plaignait jamais de sa situation +modeste, de son isolement dans un village des +Alpes où la retenait le poste de son mari.</p> + +<p>Pourtant, France avait l’impression qu’une +sourde mélancolie pénétrait l’âme de sa sœur. Et +avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en cherchait +le pourquoi.</p> + +<p>Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être, +vivant quelques jours près de la jeune femme, +elle acquerrait la bienfaisante certitude de s’être +trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si +bon !…</p> + +<p>— France, es-tu prête ? Voici qu’il est déjà cinq +heures et demie, appela Colette.</p> + +<p>— Si tard, vraiment ?… J’ai fini. Je mets mon +chapeau et je viens. Pars sans m’attendre si tu es +trop pressée.</p> + +<p>— Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est +beaucoup mieux que, pour la première fois, vous +sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre +côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un +chevalier !</p> + +<p>France se mit à rire gaiement :</p> + +<p>— Oh ! mère, jamais personne ne me prendra +pour une princesse, surtout dans ma tenue de voyageuse, +comme dit Colette.</p> + +<p>Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son +canotier, et ce mouvement qui cambrait un peu sa +taille en arrière, avait cette grâce souple si vite +remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne.</p> + +<p>Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette, +impatiente de partir. Tout habillée de serge +blanche, elle était si délicieusement blonde sous +le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie +de bleuets, qu’une fois de plus France pensa que +sa sœur avait vraiment raison de se sentir de +force à gagner toutes les parties. Et apercevant +dans la glace, auprès de l’éblouissante apparition, +sa menue silhouette encore emprisonnée dans le +sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée :</p> + +<p>— On dirait la petite Cendrillon accompagnant +sa brillante sœur !</p> + +<p>Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la +même pensée quand, de sa fenêtre, elle les vit +toutes deux sortir de l’hôtel.</p> + +<p>La mer était haute, distillant dans l’air plus +frais sa vapeur saline. Des vagues nonchalantes +mouillaient le sable d’ondulations molles, ombrées +de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait +lentement vers les eaux paisibles, ponctuées +d’écume.</p> + +<p>La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur +du crépuscule approchant, les promeneurs se +faisaient nombreux. Sur la route qui longeait la +mer, bordée par les villas, des équipages filaient, +revenant de Trouville, dont le lointain s’effaçait +dans une brume sablée d’or. Les baigneurs arpentaient +la digue, les hommes en tenue de plage, les +femmes en robes claires, laissant avec une indifférence +coquette leur jupe frôler l’allée de +planches.</p> + +<p>France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur +qui se dirigeait vers la plage. Mais, tout de suite, +avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de visages +connus, des connaissances retrouvées, l’échange de +propos de bienvenue qui immobilisaient, presque à +chaque pas, les deux jeunes filles.</p> + +<p>Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette +ne semblait pas soucieuse de s’attarder à ces +papotages dont elle était d’ordinaire si friande ; et +même, elle proposa :</p> + +<p>— Veux-tu que nous descendions sur le sable ?</p> + +<p>— Oui, nous serons ainsi plus près de la mer.</p> + +<p>Vive, France s’engagea sur l’escalier de la +digue, craignant que Colette ne se ravisât. Tout +bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à +s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient +leurs pieds chaussés de souliers…</p> + +<p>Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant +une gigantesque ombrelle bigarrée de raies rouges +et blanches, des jeunes gens causaient avec Paul +Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une +petite rougeur courut comme une flamme sur la +peau mate de France, et ses sourcils, soudain rapprochés, +donnèrent à son jeune visage une expression +volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette +avait dit à Paul Asseline qu’elle viendrait ; +il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce rendez-vous, +avait, pour sauvegarder les apparences, fait +en sorte que sa plus jeune fille y figurât…</p> + +<p>Une révolte la secoua tout entière. Que Colette +agît comme bon lui semblait, mais qu’elle ne la fît +pas servir à la réussite de ses manœuvres mesquines !… +Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter, +pour se rapprocher de la mer.</p> + +<p>Inutile intention ! Déjà Asseline était devant +elle et sa sœur, s’inclinant en des saluts profonds ; +et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur ses lèvres fines +flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler +les cœurs simples.</p> + +<p>— Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis +d’installation. Mais vous nous aviez annoncé un si +beau coucher de soleil que nous avons voulu en +avoir le spectacle !</p> + +<p>— Et ne le trouvez-vous pas à votre gré ? demanda-t-il, +timide, lui offrant l’hommage de son +regard ravi.</p> + +<p>— Oh ! si, tout à fait superbe !</p> + +<p>— Alors pour le contempler mieux, voulez-vous +venir un instant vous asseoir sous la tente de +ma mère ? Elle aura très grand plaisir à vous +voir.</p> + +<p>Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques +pas, eut une imperceptible moue dubitative +devant cette chaleureuse invitation. Mais Colette +n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de +Mme Asseline, qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs +fois. Elle se sentait assez en beauté pour se +laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et +surtout à son père, qu’on disait très sensible au +charme féminin.</p> + +<p>Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans +les yeux de France, elle se rapprocha du cercle au +milieu duquel trônait une femme maigre, bourgeoise +de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux +blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers, +sous un grand chapeau rond de paille +noire.</p> + +<p>Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître +son fils accompagné des deux jeunes filles +et son visage mince prit une expression désagréable +à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en +apercevoir, pas plus que de la flatteuse attention +éveillée, par son approche, dans la partie masculine +du groupe. Avec une grâce souriante, elle +saluait la vieille dame qui répondait à ses paroles +aimables par un maussade :</p> + +<p>— Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à +vous retrouver ici… Je vous croyais quelque part +en Allemagne avec votre père… Vraiment, votre +arrivée est pour moi une vraie surprise !…</p> + +<p>— Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour +y entendre exécuter, à son gré, la musique de +Wagner, fit Colette toujours souriante.</p> + +<p>Aucune attaque ne la désarçonnait.</p> + +<p>— C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura +le prix. Il paraît que, seuls, les gens fortunés peuvent +s’aventurer sans grande imprudence dans ce +sanctuaire artistique… Les petites bourses s’y +trouvent rapidement vidées…</p> + +<p>L’intonation de Mme Asseline était si insolente +qu’un éclair flamba dans les prunelles de France. +Une vive réplique lui montait aux lèvres. Colette +le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans +paraître avoir remarqué l’impertinente intention +de Mme Asseline :</p> + +<p>— Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y +bien gîter qu’à Villers, où les hôtels paraissent +fort bien. Nous sommes, à la première impression +du moins, très satisfaites du nôtre.</p> + +<p>De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea :</p> + +<p>— Vous êtes à l’hôtel du <i>Cercle</i> ?</p> + +<p>Elle avait choisi parmi les maisons de second +ordre. Son fils, qui semblait au supplice, ouvrit la +bouche pour protester ; mais déjà Colette répondait +avec son même joli sourire :</p> + +<p>— Oh ! non, madame, nous sommes descendues +à l’hôtel des <i>Anglais</i>.</p> + +<p>C’était, incontestablement, le premier de Villers. +Mme Asseline en fut un peu saisie.</p> + +<p>— Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle ?</p> + +<p>— Un mois environ, madame… Plus, si nous +nous y plaisons.</p> + +<p>Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des +appréciations se croisaient maintenant sur les mérites +respectifs des hôtels ; et un allié survenait à +Colette en la personne de M. Asseline père, un +gros homme de face commune, très intelligente. +Arrivé depuis quelques secondes, il la contemplait +du même œil admiratif dont il eût considéré une +princesse de féerie.</p> + +<p>Alertement, il se rapprocha du cercle présidé +par sa femme et, se présentant lui-même avec une +bonne humeur familière, il offrit une chaise à Colette, +sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta +et se mit à causer avec toute son aisance de femme +du monde.</p> + +<p>Mais France, elle, se dérobant à l’invitation, +descendit jusqu’à la mer. Elle était frémissante +encore de l’impertinence à peine déguisée de +Mme Asseline… Et aussi de la lâcheté de sa sœur +qui, par ambition, acceptait les dédains d’une parvenue.</p> + +<p>Ah ! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse +millionnaire, si stupidement fière parce +que son mari avait gagné des centaines de mille +francs à vendre des toiles d’emballage.</p> + +<p>Un pli de dédain crispa la bouche de France, +tandis que son pied broyait le sable comme elle +eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de +cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait +largement mépris pour mépris. De son père, elle +tenait une antipathie un peu enfantine pour les +gens et choses du commerce, pour les remueurs +d’argent, qu’elle considérait comme d’une race inférieure +à celle des artistes et de tous les travailleurs +du cerveau.</p> + +<p>Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût +entrer dans un tel monde parce qu’elle avait, +comme ceux qui y figuraient, un impérieux besoin +de luxe.</p> + +<p>Ah ! l’argent, toujours l’argent !</p> + +<p>Comme France eût voulu pouvoir en gagner, +afin d’acquérir l’indépendance qu’il donne ! Mais +le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de travailler +en toute simplicité, comme font les filles +pauvres ?… Que de grand cœur, pourtant, elle eût, +par exemple, donné des leçons !</p> + +<p>Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la +phalange des femmes du monde ; elle devait y +rester et même s’arranger pour faire bonne figure +parmi les plus élégantes ; trahir le moins possible +sa passion pour ses études musicales, ses occupations +littéraires et surtout le secret espoir qu’elle +gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus +d’indépendance matérielle.</p> + +<p>Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un +travail de femme ?… Mais elle voulait tenter la +chance, dût-elle être vaincue… Après tout, si elle +avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins, +connu la jouissance incomparable du travail créateur. +Elle aurait vécu dans le monde merveilleux +où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de +tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou +décourageant.</p> + +<p>A toutes ces choses, elle pensait confusément, +bercée par la rumeur grave de la mer qui, peu à +peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les pensées +étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas, +de bleu tendre rayé de pourpre, dont la sérénité +superbe la pénétrait comme une joie.</p> + +<p>Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas +que sa sœur était venue la rejoindre, escortée par +Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup, derrière +elle, monta la voix de Colette ; et le seul +accent de cette voix eût suffi pour lui révéler que +la jeune fille s’adressait à Asseline.</p> + +<p>Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir, +ni entendre leurs paroles. Elle resta immobile, le +visage vers la mer dont les vagues mouillaient le +sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela :</p> + +<p>— France ! France !… Veux-tu t’arracher une +seconde à ta contemplation !</p> + +<p>— Pour ?… interrogea-t-elle, se retournant enfin.</p> + +<p>Le reflet pourpre du couchant rosait son visage. +Autour des tempes, la brise soulevait de petits +cheveux légers qui semblaient poudrés d’or.</p> + +<p>— Pour que je puisse te présenter un ami de +M. Asseline qui s’intéresse, comme toi, à toutes les +choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre des +pensionnaires de l’hôtel des <i>Anglais</i>, M. Claude +Rozenne.</p> + +<p>Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence, +il ne s’attendait pas à cette brusque présentation +qui était littéralement imposée à France +et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète +intrusion dans son intimité. Elle avait salué +d’un léger signe de tête, en silence, ses traits +expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur, +sans un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur +bleue du regard.</p> + +<p>Alors, profitant de ce que le duo recommençait +entre Asseline et Colette, il dit :</p> + +<p>— Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle, +de cette présentation inopinée dont je suis confus. +Ayant appris qu’un même toit est destiné à nous +abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle +votre sœur le désir de ne pas demeurer un inconnu +pour vous ; mais je n’aurais jamais voulu être un +importun.</p> + +<p>Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si +sincère que, le souffle de révolte, qui avait passé +dans son âme impressionnable, s’apaisa soudain +et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche.</p> + +<p>— Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me +rendriez confuse à l’idée que mon accueil a été +bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne +vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir, +dans la solitude, de ma première rencontre avec +elle, cette année.</p> + +<p>Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité.</p> + +<p>— Vous aimez la mer à ce point ?</p> + +<p>— C’est une vieille passion. Quand j’étais petite +fille, non seulement je l’adorais pour ses multiples +beautés, mais je l’enviais, oh ! combien ! parce +qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance +suprême !…</p> + +<p>— Qui vous paraissait le bien par excellence ?</p> + +<p>— Mais vous pouvez parler au présent ! fit-elle +prestement d’un accent de telle conviction que, de +nouveau, il la regarda avec une surprise où il y +avait de l’amusement.</p> + +<p>Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire +ses petites dents.</p> + +<p>— Je crois, monsieur, que je viens de vous faire +une déclaration bien imprudente, étant donné que +notre connaissance de fraîche date m’empêche de +prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en +tirer et quelle réputation j’y gagnerai ! Ne me +prenez pas, je vous prie, pour une façon d’anarchiste +en herbe, parce que j’ai, comme tout le +monde, je suppose, mes heures de révolte contre +les obligations de toute sorte qui emprisonnent les +individus civilisés !</p> + +<p>— Quand ils ont la trop grande bonté d’en +avoir cure ! Je regrette, mademoiselle, de n’avoir +point qualité pour vous démontrer, avec preuves à +l’appui, combien ils ont tort… Je me le suis prouvé +à moi-même, dès que j’ai eu l’âge de mener à bien +un semblable raisonnement. Et je m’en suis trouvé +à merveille !</p> + +<p>Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré +d’une imperceptible ironie. Et France pensa +que lorsqu’il voulait s’en donner la peine, ce grand +garçon, dont le sourire était si spirituel, devait +être un très agréable causeur.</p> + +<p>Qui était-il ?… Un ami de Paul Asseline ?… +Pourtant il paraissait d’une tout autre essence +intellectuelle, et ce ne devait pas être un marchand +de quelque chose, celui-là… Elle en était bien +sûre. Il n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni +les manières d’un homme qui vend quoi que ce fût. +Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts. C’était +vague comme renseignements.</p> + +<p>Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce +qu’elle sentait rôder autour d’elle l’attention de +cet inconnu ; et tandis que son ombrelle dessinait +des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire +amusé retroussant sa lèvre :</p> + +<p>— Alors, vous pouvez toujours vivre à votre +guise, uniquement parce que vous le voulez ? Que +vous êtes donc privilégié, monsieur !</p> + +<p>— Je fais, du moins, tout ce que je puis pour +arriver à cet agréable résultat ! C’est chez moi +affaire de vieille habitude… Il paraît, — je vous +adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle, +mais j’interviens ici seulement à titre +d’humble exemple pour la démonstration de ma +thèse, — il paraît que j’ai été un petit garçon très +gâté, comme le sont les enfants uniques d’une +mère veuve. C’est une douce habitude qui m’a été +donnée, si douce que, devenu grand garçon, je ne +me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement, +il me faut me gâter moi-même à présent. Et je m’y +emploie de mon mieux, en ne faisant que ce qui +me plaît !</p> + +<p>— Et il y a beaucoup d’occupations et de choses +qui vous plaisent ? interrogea-t-elle un peu moqueuse.</p> + +<p>— C’est selon les jours, fit-il du même ton de +gaîté fine. La nature et l’expérience m’ont donné +le goût du changement, source de plaisirs incomparables +et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre, +je me délecte à cette source par excellence. Avouez, +mademoiselle, qu’il n’en est pas de plus exquise +pour les dilettantes que nous sommes tous, plus +ou moins, en cette aube du vingtième siècle.</p> + +<p>Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait :</p> + +<p>— Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause ; je +ne suis pas du tout inconstante dans mes goûts…</p> + +<p>— Moi non plus ! c’est-à-dire dans certains de +mes goûts. Par exemple, j’adore dessiner, ce qui +n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me +paraît une jouissance tellement supérieure que +l’idée même de toucher un crayon me semble une +profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance, +suis-je condamné à demeurer confondu dans +la foule des très humbles amateurs…</p> + +<p>— Alors que vous auriez pu être…</p> + +<p>En riant, il dit :</p> + +<p>— Peut-être un artiste très remarquable… Que +sait-on ? Malheureusement, je suis d’une paresse +que la campagne accentue de façon terrible. La +nature m’offre alors tant de belles choses à contempler, +que je ne trouve plus ni le goût ni le loisir +de « croquer » mes semblables !</p> + +<p>Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore +ses paroles. Pourtant France eut l’impression que, +très profondément, il devait être capable de sentir +le charme ou la splendeur des choses créées. Son +regard, qui jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil, +s’était tourné vers la mer, devenue pareille à +une nappe immense de métal sombre, striée +d’éclairs d’argent ; et il ne s’en détournait plus, +suivant la course onduleuse des vagues sous le +ciel qui était couleur de perle.</p> + +<p>Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit +de France, de découvrir quelle sincérité enfermaient +ses paroles. Mais la voix de Colette s’éleva +de nouveau, appelant avec insistance :</p> + +<p>— France ! France ! Viens vite !… Il est l’heure +de rentrer… Nous sommes en retard déjà ; j’entends +sonner la cloche de l’hôtel…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>III</h3> + + +<p>C’était l’heure de la haute mer.</p> + +<p>Par le chemin de la digue, blanche de soleil, +par les jolies rues claires aux lointains ombreux, +les promeneurs affluaient vers la plage. Avec un +entrain souriant, ils venaient sans hésitation +s’écraser sur l’étroite terrasse de planches attenant +à l’établissement des bains, d’où ils pouvaient +suivre de tout près les évolutions des baigneurs, +en particulier des baigneuses, tout en papotant, +potinant, flirtant à souhait, sous l’ombre protectrice +des tentes que brûlait le soleil d’août.</p> + +<p>Et le spectacle était joli de toutes ces élégances +féminines, baignées par l’air lumineux dans le +cadre clair des sables et de l’eau bleue dont l’horizon +s’estompait sous la brume des journées très +chaudes.</p> + +<p>Pourtant, France, qui sortait de la petite salle +où elle se réfugiait en dehors de l’hôtel pour faire +de la musique, se détourna alertement de la brillante +cohue ; et, les yeux ravis par la houle éblouissante +du large, elle se mit à gravir la montée de +la falaise.</p> + +<p>Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte, +toujours solitaire le matin, où elle trouvait délicieux +d’aller travailler en paix, devant l’infini des +eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur +d’enfant, elle se hâtait pour y arriver, insouciante +du soleil qui flamboyait sur le chemin sans ombre. +A peine même elle en avait conscience, tant elle +était encore toute dans le monde merveilleux où +la musique lui faisait vivre des minutes incomparables.</p> + +<p>Les harmonies continuaient de chanter dans son +âme, dans sa pensée toute vibrante, dans ses nerfs +demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que la +musique allumait en son être avivait encore l’éclair +bleu de son regard, rosant la mate transparence +de la peau.</p> + +<p>France allait vite, un peu grisée par la jouissance +de marcher dans la lumière, enveloppée par +le grand souffle du large dont la fraîcheur baignait +son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait +pas, sa main dégantée serrant son livre et +le buvard qui enfermait « ses paperasses », comme +elle disait.</p> + +<p>Sur le haut de la falaise, au moment de gagner +l’ombre de l’allée, elle s’arrêta, regardant les yeux +mi-clos, car l’intense clarté l’éblouissait, l’horizon +large, où se fondaient, en un délicat lointain, les +eaux et le ciel ; puis plus près, à ses pieds, +l’étendue blonde des sables que longeait l’étroit +chemin de la digue… Et soudain, un petit sourire +retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre, +parmi le flot des promeneurs, elle apercevait, en +silhouette menue, Colette qui marchait correctement +entre sa mère et Asseline, tous trois avançant +d’une allure flâneuse de créatures privilégiées +qui n’ont qu’à se laisser vivre.</p> + +<p>Elle pensa, moqueuse :</p> + +<p>« Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait <i>famille</i>. +Madame Asseline, l’heure de votre défaite +approche, croyez-en mon expérience ! Ah ! vous +n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi +jolie, aussi résolue et volontaire que ma sœur Colette… »</p> + +<p>Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner, +dominé par l’ombrelle rouge de Colette, qui semblait +une large fleur dressée vers le ciel clair… Et +alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur +qui marchait près d’Asseline, très grand, +d’une sveltesse robuste, dont elle connaissait bien +l’allure, maintenant, Claude Rozenne.</p> + +<p>Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur +sa bouche. Elle savait très bien que si celui-là +avait soupçonné quels yeux le regardaient, il aurait +aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen +d’aller rencontrer, par hasard, la petite personne +à qui appartenaient les yeux dont le bleu de lapis +le charmait…</p> + +<p>Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition +ne l’avertissait ; il continuait à causer, sans +doute, avec cette ironie subtile, joyeuse et nonchalante +qui lui était familière… Et, peut-être, — sans +vanité, même avec toute sorte de raisons, +elle pouvait le penser, — il cherchait à apprendre +quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade +de « l’insaisissable Mlle France », comme il +la qualifiait avec un peu de dépit.</p> + +<p>Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique +déjà sur la valeur des admirations masculines. +Alors elle secoua sa jolie tête volontaire, +pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa +marche vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable +coulée de verdure qui s’arrêtait court sur +l’horizon de la mer.</p> + +<p>Sous le dôme léger des branches, la chaleur +s’apaisait vraiment un peu. Joyeusement, France +respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore +pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant +des ombres et des clartés ; et plus loin, le miroitement +radieux des eaux, entrevu à travers la dentelle +des herbes frêles qui hérissaient la falaise.</p> + +<p>Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau, +écarta les cheveux fous dont le vent nimbait son +front, et les mains croisées sur son buvard entr’ouvert, +elle demeura immobile, assise dans l’herbe, +les prunelles rêveuses, songeant à mille choses imprécises +qui flottaient dans sa vivante pensée.</p> + +<p>Mais la brise souleva soudain les pages du +cahier fermé devant elle. Alors, elle baissa la +tête vers les feuilles ainsi agitées et, au passage, +ses yeux virent la date écrite la veille même sur +ce cahier où elle aimait à causer avec elle-même, +« 19 août ».</p> + +<p>Le 19 août ! Déjà tant de jours, trois semaines +qu’elle vivait sur cette plage souriante ; des jours +qui tous, ou presque tous, avaient laissé leur empreinte +légère, délicate ou profonde dans son +cœur, dans sa pensée. Cette empreinte, elle n’avait +qu’à feuilleter les pages griffonnées presque quotidiennement +pour la retrouver… Tout à coup, une +curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions, +si multiples et si complexes qu’elle n’eût +vraiment su dire de quelle trame lumineuse, sombre +ou grise, elles étaient faites.</p> + +<p>Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage, +sur l’un d’eux, un nom l’arrêta, « Marguerite »… +Elle lut, quelques lignes plus haut, +« 6 août ! »… La date de l’arrivée de sa sœur. +Qu’avait-elle écrit ce jour-là ? Quelles avaient donc +été ses impressions de la première heure qu’elle +ne se rappelait plus très nettes, maintenant que +d’autres, nées du rapprochement de leurs deux +vies, les effaçaient peu à peu ?…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 6 août.</p> + +<p>« Marguerite arrive !… Marguerite est arrivée !… +Et en moi, c’est un chaos où se heurtent la joie, la +surprise, l’anxiété, et aussi une tristesse que je +voudrais tant qualifier d’absurde !…</p> + +<p>« Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé ? Non, +je ne peux plus retrouver en elle la Marguerite +d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au +fond de ses yeux, j’ai aperçu le <i>je ne sais quoi</i> qui +imprégnait ses lettres de mélancolie. Il y a quelque +chose de résigné, je dirais volontiers de désillusionné, +dans leur expression de douceur pensive… +Ah ! si je pouvais croire que son état présent de +fatigue en est la cause !…</p> + +<p>« Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts +de joie, chaque fois que cette délicieuse pensée se +précisait dans mon esprit, « c’est aujourd’hui, aujourd’hui ! +que Marguerite arrive !… » O ma chère +grande sœur, par personne ta présence n’a jamais +pu être désirée davantage qu’elle l’a été ce matin +par ta « petite enfant » d’autrefois !… J’en avais +la fièvre !…</p> + +<p>« Pour occuper mon impatience, je suis retournée +encore dans la toute petite maison — si modeste, +hélas ! — que je suis enfin arrivée à lui découvrir, +presque dans la campagne, avec le bout de jardin, — plutôt +de jardinet, — qu’elle souhaitait tant +pour elle et surtout pour son petit Robert, dit Bob. +Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus hospitalier, +j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon +mieux pour rendre moins criante cette affreuse +banalité des maisons de passage.</p> + +<p>« Enfin l’heure, l’heure bienheureuse ! est venue, +de partir pour la gare. Mais, tout à coup, à voir si +proche, maintenant, la minute que j’avais tant +désirée, il me prenait une peur folle de retrouver +Marguerite <i>autre</i>, trop différente de la Marguerite +qui a été la lumière, la joie, la passion aussi de ma +jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne l’avais +vue, après la naissance de Bob !… Elle vivait dans +son village des Alpes, au bout de la France, et le +voyage était très cher pour aller la voir… Dans la +famille Danestal, l’élément féminin ne se permet +que les voyages… utiles !</p> + +<p>« Maman et Colette, qui détestent la marche, +sont parties pour la gare en voiture. Moi, je m’en +suis allée toute seule, librement comme j’aime, +mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu +d’un gris très doux, un peu mélancolique… Ce +n’était pas le ciel de fête que j’avais rêvé… Dieu ! +que de souvenirs de mon court passé me revenaient +au cœur…</p> + +<p>« Vraiment, ce que je possède de meilleur en +moi, je le dois à Marguerite… Ah ! si, malgré les +apparences, je ne suis pas tout à fait, du moins +pas trop profondément, une jeune fille <i lang="en" xml:lang="en">modern +style</i>, avec tout ce que l’expression peut enfermer +de moins que flatteur dans les jugements maternels, — et +masculins aussi, — c’est bien à elle que +je le dois ! C’est elle qui m’a sauvée de… ce que +j’aurais pu être… Aujourd’hui encore, comme au +temps où j’étais fillette, je ne pourrais supporter, +même à travers la distance, le blâme de ses yeux.</p> + +<p>« En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient +toujours un peu pensifs, ces chers yeux, — couleur +des fleurs de lin, — sans doute, parce que ma +grande sœur avait vu et compris trop de choses, +rien qu’en regardant tout près, autour d’elle… +Que de fois elle a apaisé des orages où semblait +devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les +vents, et ainsi empêché peut-être entre père et maman +une de ces séparations sur lesquelles on ne +revient plus… Maman le sait bien tout ce qu’elle +aussi doit à Marguerite… Seulement, mon Dieu ! +son existence continue à être tellement occupée de +soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de songer à +ces choses du passé…</p> + +<p>« J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore, +quand, enfin ! le train est apparu, en retard à son +ordinaire. Mon cœur battait stupidement… Les +wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes. +Sans bouger, figée dans mon émotion, je +crois, je cherchais des yeux Marguerite… C’est +André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours +joli homme, mince, blond, n’ayant rien perdu +de son allure de clubman très chic, appartenant à +une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans +ses bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la +terre, d’où maman l’a enlevé incontinent. Puis il +a tendu la main à Marguerite pour l’aider à descendre. +Je me suis glissée dans le flot des voyageurs… +Mon regard l’a enveloppée, et avec quelle +tendresse… Ah ! c’était bien toujours son visage +fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux, +très aimants, — un peu graves, — son sourire charmant… +Cependant comme j’ai eu, forte, l’impression +de retrouver une Marguerite autre que celle +dont la présence, jadis, était ma gaîté !</p> + +<p>« Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente, +surtout parce que sa future maternité la +déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien +enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune +fille.</p> + +<p>« Nous nous sommes embrassées… Mal, devant +tous ces étrangers. Pourtant, ces baisers-là, +c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient…</p> + +<p>« André, très aimable, avec une courtoisie +joyeuse, s’empressait autour de nous, et, évidemment +ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait +de compliments discrets et délicats, tant et si bien +qu’il en oubliait tout à fait de s’occuper de ses +bagages. Maman, cessant d’être en contemplation +devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite +était seule à chercher ses malles ; et alors, heureusement, +elle a dit les mots qui me brûlaient les +lèvres et que je n’osais articuler :</p> + +<p>« — André, aidez donc votre femme à rassembler +vos bagages… Elle se fatigue à le faire. C’est +très mauvais pour elle !</p> + +<p>« Il y avait un peu d’impertinence dans la voix +de maman. Mais André n’en a pas paru troublé du +tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué :</p> + +<p>« — Ma mère, je suis tout à fait de votre avis… +Mais détrompez-vous si vous croyez que Marguerite +me céderait sa place en la circonstance !… +J’imagine que je lui inspire à peu près autant de +confiance que Bob lui-même… Marguerite, comme +toutes les femmes, — excusez-moi, — ne trouve +bien que ce qu’elle fait elle-même !</p> + +<p>« Tout en parlant, par hasard, il avait tourné +la tête de mon côté. Je ne sais ce qu’il pouvait y +avoir au fond de mes yeux ; mais, nos regards +s’étant croisés, l’expression de son visage a +changé ; son front s’est rayé d’un pli… Et, aussitôt, +il nous a quittées pour aller vers Marguerite +qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait +de nous, un sourire sur sa pauvre figure amaigrie +où paraissaient presque trop grands ses yeux que +la fatigue cernait…</p> + +<p>« Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir +que quand, enfin, elle a été dans sa toute petite +maison, assise devant son minuscule jardin où, +tout de même, il faisait très bon, très frais ; où flottait +une exquise senteur de réséda et d’héliotrope.</p> + +<p>« Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils, +avait emmené Bob pour que Marguerite pût se +reposer un peu. Colette et André causaient, sans +beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait +accomplir tout de suite la formalité d’un rigoureux +inventaire… Moi, sous prétexte d’aider +Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée +près d’elle ; un désir fou me bouleversait le cœur +de sentir, enfin ! toute vivante encore, notre immense +tendresse de jadis.</p> + +<p>« Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins +<i>inconfortable</i> de la maison. Je lui ai glissé un tabouret +sous les pieds. Elle m’a dit « merci ! » +avec un sourire heureux et lassé ; et sa voix avait +tellement l’accent inoublié que, comme un bébé, +je me suis glissé à genoux contre elle, et les +mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son +épaule, j’ai murmuré :</p> + +<p>« — Oh ! Marguerite ! que c’est bon de te retrouver +ma Marguerite d’autrefois !</p> + +<p>« Ses doigts caressaient mes cheveux.</p> + +<p>« — Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite ? +C’est vrai qu’elle a vieilli ; qu’elle n’est plus, +oh ! plus du tout, une élégante Danestal, ni de +visage, ni de taille, ni de toilette !… Mais je t’assure +qu’elle aime comme autrefois sa petite fille +France !</p> + +<p>« Comme autrefois… Eh bien ! non, ce n’était +plus, ce ne pouvait plus être comme autrefois, +quand j’étais sa première tendresse. Maintenant, +il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son +mari ! Moi seule de nous deux, je n’avais pas +changé, et je l’aimais toujours de même !</p> + +<p>« Dieu ! comme de cela j’ai eu le sentiment +triste, oh ! triste ! une seconde, avec le regret passionné +de ce qui avait été et ne pourrait plus être… +Une seconde, seulement ! Je sentais tellement encore +Marguerite prête à être pour moi l’amie par +excellence, que l’impression douloureuse s’est enfuie, +et, assise à ses pieds, je me suis mise à réveiller +avec elle tous les souvenirs qui nous étaient +précieux ; puis, nous avons effleuré le présent, avec +des mots rapides qui se croisaient, des interrogations +dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec +d’autres questions. Vraiment, cette petite chambre +inconnue cessait de nous être étrangère par la +grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la +peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers.</p> + +<p>« Mais tout à coup André est entré et a demandé :</p> + +<p>« — Marguerite, êtes-vous un peu reposée ? Il +vaudrait mieux que vous fissiez vous-même l’inventaire +avec notre propriétaire qui prétend +compter du linge… Et puis, je voudrais descendre +avec Colette jusqu’à la plage et prendre les journaux +du soir.</p> + +<p>« — Très bien, allez… En rentrant, vous voudrez +bien demander à maman de me renvoyer Bob.</p> + +<p>« Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel +qu’il ne s’inquiétât pas de la fatigue qu’elle éprouverait +à inventorier avec la propriétaire. Et lui, +avec une simplicité parfaite, trouvait non moins +naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un +écolier délivré de sa tâche, il se préparait à sortir. +Il a gentiment embrassé Marguerite sur les cheveux, +tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait +en devoir d’accomplir sa fastidieuse tâche +dans toutes les pièces de la maison.</p> + +<p>« Et il est parti pour se promener. De la fenêtre +devant laquelle j’étais debout, j’ai entendu leurs +voix très gaies, à Colette et à lui. Vraiment, ils +étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes +d’être frère et sœur ; arrêtés devant la petite grille, +ils causaient ; puis André a ouvert la porte devant +Colette et s’est effacé. De toute évidence, sa vanité +masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une +aussi charmante personne.</p> + +<p>« Et pendant que je les regardais s’éloigner, +tels des êtres libres de tout souci ; que j’entendais +l’accent lassé de Marguerite qui comptait des serviettes, +des draps, des torchons, que sais-je encore ?… +je me rappelai le temps des fiançailles de +Marguerite… Alors André était, auprès d’elle, si +attentif, qu’il faisait de moi une petite fille follement +jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait +trop pour lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors, +avait été mon bien…</p> + +<p>« Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité +de mon souvenir, la vision de certains regards, de +certaines attitudes, de mots ou de sourires d’André, +dans lesquels il y avait tant d’amour pour +Marguerite qu’alors, tout bas, j’avais compris que, +pour être aimée ainsi, on acceptait joyeusement +l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation d’avec +les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois +ans et demi de cela. Avec la naïveté de mes quinze +ans, m’étais-je trompée ?… Ou bien ai-je tort de +croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas longtemps ?… +oh ! non, pas longtemps ! J’en ai eu tant +d’exemples déjà !</p> + +<p>« Mais s’il ne nous est donné que pour nous être +enlevé, et ce doit être la pire douleur, celle des +élus à qui l’on ravirait leur ciel… alors, mon +Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites +créatures qui ont peur de souffrir, faites-moi la +grâce de n’aimer jamais ! »</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 7 août.</p> + +<p>« Ce matin, première rencontre solennelle avec +la colonie Asseline.</p> + +<p>« Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse +comme un hérisson, et plutôt chaleureux de M. Asseline, +que la beauté de Colette paraît vivement +impressionner.</p> + +<p>« L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise +sur elle des yeux admiratifs dont elle reçoit +l’hommage avec une grâce parfaite, la même +qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille +dame revêche, qu’elle s’est juré de dompter. C’est +un dressage qui lui fera honneur, car il n’est pas +commode… Je n’oserais dire qu’il sera glorieux, +étant donnés sa cause et son but.</p> + +<p>« Maman, hélas ! s’est fait aussi, sans doute, un +serment de conquête, car elle ne semble pas s’apercevoir +de la maussaderie de Mme Asseline et +cause, très aimable, très souriante, remplissant +avec son habituelle aisance son rôle de femme +d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme Asseline +ni ses amis n’ont lu.</p> + +<p>« Ah ! les belles-lettres ne doivent guère les +passionner… Il suffit de les entendre causer un +moment pour être édifié sur la qualité de leurs +goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture +artistique.</p> + +<p>« Mais, en revanche, ce sont des gens riches, +très riches, bourgeoisement riches, — à vous donner +envie d’être pauvre ! — de grands marchands, +des fabricants de toute sorte de produits qui leur +rapportent évidemment beaucoup plus d’espèces +sonnantes que les impeccables sonnets de papa.</p> + +<p>« Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison +de la fortune dont ils les savent ou les croient +possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je suis +éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation +de ces femmes « pratiques », de ces +grands industriels ou financiers, ces mêmes +phrases : « Est-il très riche ?… A-t-elle une grosse +dot ?… Le chiffre de cette maison est superbe, +tant et tant, etc… » Ça ne se compte pas !</p> + +<p>« Pendant les dix premières minutes, je me suis +presque amusée à écouter, parce que je me trouvais +dans un milieu qui m’était tout nouveau, et cela +m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité +de toutes ces dames si bien habillées par +des couturiers de choix, — et de prix ! — parce +que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien +être les goûts et idées de ces adorateurs du veau +d’or.</p> + +<p>« Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux… +Un quart d’heure ne s’était pas écoulé +que je me sentais en train de m’acheminer vers un +de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de +trépigner, de crier, comme un enfant mal élevé, +pour échapper à la torpeur où vous jettent ceux +qui vous entourent… J’ai pourtant trop souvent +entendu la conversation des gens du monde pour +être difficile sur la qualité de ce qu’il faut écouter.</p> + +<p>« Mais là, vraiment, c’était autre chose encore !… +Non plus de gentilles pauvretés, coquettement +troussées, mais des platitudes vulgaires, des +plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages +sans drôlerie, ni esprit, ni rien, rien qui leur prête +une certaine saveur.</p> + +<p>« Comment maman et Colette, accoutumées à +une tout autre atmosphère, n’avaient-elles pas, +ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir ! Elles continuaient +à se mettre en frais déplorables pour +Mme Asseline qui s’amadouait un peu, — bien +malgré elle ! — impressionnée favorablement sans +doute par leur grand air de femmes du monde, +par l’énumération discrète de quelques-unes de nos +belles et innombrables relations, par le récit adroitement +placé des ovations reçues en Allemagne +par père ; et peut-être plus encore, par l’attention +que maman et Colette accordaient à toutes ses paroles.</p> + +<p>« Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de +ci de là, en calembours lourdement épicés, ponctués +d’un gros rire de bonne humeur qui lui valait +un regard courroucé de sa femme, troublée dans +les oracles qu’elle rend sur toutes choses, — petites +et grandes, — sur les salades, les ministres, les +domestiques, les chevaux, les appartements, le +clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière +et l’autorité que lui donnent ses millions…</p> + +<p>« Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner ! +Voilà le monde où elle prétend entrer… Et +où elle entrera !… Car ce qu’elle veut, elle le veut +bien…</p> + +<p>« Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai, +à tout hasard, murmuré que le soleil me gênait ; +et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant. Personne, +d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir +la sauvage petite personne qui se montrait silencieuse +autant que l’excellent Paul, absorbé dans la +béatitude de contempler Colette.</p> + +<p>« Ah ! quelle jouissance ç’a été de me retrouver +à peu près seule, d’entendre de presque loin l’écho +de toutes ces voix bruyantes, de ces rires trop éclatants, +de pouvoir oublier l’insipide bavardage +dont j’étais saturée…</p> + +<p>« Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait +un bain rafraîchissant. De petits reflets +nacrés erraient sur l’eau couleur d’opale qui se +retirait vers la pleine mer, avec des ondulations +caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans +les nappes transparentes laissées par la marée descendante. +Et de cette eau si fraîche, du ciel bleu +adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle +luisait au soleil, montait une ardente symphonie, +un chant d’été que tout moi écoutait et recueillait +ravi.</p> + +<p>« Je regardais deux petits qui jouaient sur le +sable, et je pensais à notre Bob ; je regrettais de +ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses jambes +menues dans cette poussière chaude que ses pieds +nus foulent avec délices, sur lequel roule, si volontiers, +son joli corps de bébé !</p> + +<p>« Une voix derrière moi a demandé :</p> + +<p>« — Est-il permis, mademoiselle, de troubler +votre contemplation ?</p> + +<p>« C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons +le même hôtel, qu’il est lié avec Paul Asseline, +un camarade de collège à lui, un semblant +de relations s’est établi entre nous et lui.</p> + +<p>« Maman le trouve « un garçon chic », Colette +un homme très aimable, et le traite comme un ami +du précieux Asseline ; moi, je bataille agréablement +avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales, +m’invitent à une contradiction moqueuse +qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec +une bonne grâce spirituelle, très amusante.</p> + +<p>« Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline +me rendait à son égard d’une mansuétude +incomparable… Aussi avons-nous causé comme de +vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes +de juger, à huis clos, leurs semblables.</p> + +<p>« Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers +le groupe Asseline :</p> + +<p>« — Vous avez fui la terrible dame ?</p> + +<p>« — Oui, et son entourage aussi !</p> + +<p>« L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu +ma lèvre pour le retenir. Il me regardait avec malice. +Je me suis mise à rire. Et nous avons repris +notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de +silences durant lesquels nous étions ressaisis par +le songe intérieur…</p> + +<p>« La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait +maintenant un gigantesque ruban de moire +azurée qui barrait l’horizon et s’immobilisait sous +le regard brûlant du soleil de midi. La plage se +dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux +s’échangeaient. Je ne bougeais pas, ni Rozenne. +Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la tête.</p> + +<p>« — France !</p> + +<p>« Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner. +Il souriait de son air satisfait de l’existence, +habillé irréprochablement de laine blanche. +Je lui ai demandé :</p> + +<p>« — Comment va Marguerite ?… Elle était +sortie quand je suis allée chez elle ce matin.</p> + +<p>« — Marguerite ?… Mais elle est en excellente +santé, toujours absorbée par ses travaux de ménagère +ou ses soucis de mère de famille…</p> + +<p>« — C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant +la peine pour elle seule et leur laissant le plaisir…</p> + +<p>« Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre +de Colette qui venait me chercher.</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 8 août.</p> + +<p>« Sans vanité aucune, pour constater tout simplement +un petit fait, je reconnais ici que Claude Rozenne +semble vraiment me faire l’honneur de me +trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je +voulais m’y prêter, il engagerait volontiers avec moi +un flirt gentil et sans conséquence que nous n’aurions +l’un et l’autre qu’à oublier, la saison finie, pour peu +que nous jugions préférable une telle conclusion.</p> + +<p>« Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant +tout à fait édifiée sur les charmes de cette sorte de +distraction. Et je devine qu’en son for intérieur, +il est un brin surpris de mon insensibilité devant +une recherche aussi flatteuse que discrète, son +amour-propre masculin étant habitué à de plus +favorables traitements. J’ai, à tout instant, l’occasion +de le constater ici même…</p> + +<p>« Parce que c’est un jeune homme à marier, de +haute allure, maman l’honore d’une estime particulière, +et le lui témoigne volontiers. Colette s’applique +à se faire de lui un allié pour la conquête +qu’elle s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement +pénétré, je suis sûre, le mobile de la diplomatique +amabilité de ma jolie sœur ; car il m’a +tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des +manœuvres féminines, qu’il observe avec un plaisir +assaisonné d’ironie et de curiosité…</p> + +<p>« Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais ; pourquoi +nous traitons de puissance à puissance ; pourquoi +encore, l’estimant un adversaire de valeur, je +le laisse discrètement rôder autour de mon humble +personnalité dont les imprévus tiennent son attention +en éveil et me donnent, sans doute, une certaine +saveur qui lui paraît digne d’être dégustée +par lui…</p> + +<p>« Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles +tant de galantes intentions ; et cela m’amuse +prodigieusement à certaines heures. En d’autres, +il m’intéresse fort : c’est un garçon très intelligent, +d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste. +Il crayonne avec un don naturel qui ferait de lui +bien mieux qu’un amateur de talent, s’il daignait +en avoir la volonté… Seulement, il ne daigne pas +du tout !</p> + +<p>« Pour son plus grand dommage, — c’est moi +qui parle, — il est pourvu de rentes honnêtes dues +à sa situation de fils unique d’une excellente dame +veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui +simplifier l’existence.</p> + +<p>« Il trouve, naturellement, la chose charmante +et se complaît dans cette existence capitonnée, se +laissant vivre avec une insouciance joyeuse, une +nonchalance délicate de dilettante, et le désir très +avoué de goûter à toutes les friandises intellectuelles +et autres que la vie, la vie parisienne en +particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter, d’ailleurs, +spirituellement, avec une pensée très fine, une +âme légère et changeante qui ressemble à un brillant +miroir où, sans cesse, se reflètent toute sorte +d’images, divertissantes pour sa curiosité…</p> + +<p>« En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait +pas le flirt banal, mais agréable au contraire, d’autant +qu’il apporte dans ses rapports avec les +femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante +dont le charme peut être puissant…</p> + +<p>« Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt, +à un point qu’il ne peut comprendre, lui qui ne +sait quelle sceptique et clairvoyante personne le +monde s’est chargé de faire de la dernière des +« petites Danestal »…</p> + +<p>« Oh ! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu +coquet, parce que j’ai eu trop souvent l’occasion +de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient des +flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des +curiosités, de la tendresse, des espérances plein +le cœur et l’esprit… et d’où elles s’échappent +presque toujours misérablement déçues, conscientes, +trop tard ! d’avoir seulement servi à distraire +une fantaisie masculine. Ah ! je le connais, +l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé, +j’ai entendu, j’ai compris… et tant que je +conserverai un atome de sage volonté, je ne flirterai +pas. Non, non, oh ! non !…</p> + +<p>« Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude +Rozenne ne dépense pas ses soins pour moi avec +une inutile espérance, je lui ai, en toute franchise, +fait ma profession de foi… Trois ou quatre petites +phrases bien nettes, et la chose était servie. Sans +doute, il ne s’attendait pas à pareille déclaration, +car il m’a regardée une seconde, comme pour +essayer de démêler si je plaisantais… Puis il s’est +écrié avec sa gaîté drôle :</p> + +<p>« — Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas +dans le monde, qu’est-ce que vous pouvez bien y +faire pour vous distraire ?</p> + +<p>« — J’y regarde flirter les autres.</p> + +<p>« — C’est beaucoup moins amusant…</p> + +<p>« — Croyez-vous ?… C’est amusant… autrement… +voilà tout !… Et puis c’est très instructif, +et je suis encore à l’âge où l’on doit s’instruire, +vous savez…</p> + +<p>« — Je sais… je sais… Seulement, il me paraît +que l’un des fruits les plus remarquables que vous +devez à votre instruction mondaine, c’est, à l’égard +des hommes, une sévérité de jugement que vous +me permettrez de regretter…</p> + +<p>« — Pour moi ou pour les hommes, vos frères ?</p> + +<p>« — Si j’osais, je dirais… pour tous les deux… +Mais je n’ose pas et je parle seulement pour ceux +qui souhaitent vous conquérir…</p> + +<p>« Conquérir !… Toujours ce mot qu’ils ont aux +lèvres quand ils songent à nous, qui ne leur paraissons +pas autre chose, mon Dieu ! qu’une proie +à saisir…</p> + +<p>« Une petite révolte avait fait bondir tous mes +instincts de créature jalousement indépendante. +Et j’ai répliqué vite :</p> + +<p>« — Ce serait un souhait bien inutile ! Je ne +veux pas me laisser conquérir !</p> + +<p>« — Parce que ?…</p> + +<p>« — Parce que l’état de puissance conquise me +paraît peu enviable.</p> + +<p>« — Quel que soit le conquérant ?</p> + +<p>« — Il y en a si peu qui soient dignes de leur +conquête !</p> + +<p>« Il lui est échappé une espèce d’exclamation +impatiente ou dépitée.</p> + +<p>« — Encore ! Mais quels sujets d’observation +avez-vous donc rencontrés pour avoir tant de scepticisme +à votre âge ?</p> + +<p>« Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant +que j’ai grandi, vécu dans un foyer désemparé, +sans union, ni dévouement, ni amour !… +Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et +avec quelle angoisse ! ce que peut faire même un +homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur +de femme lui appartenant tout entier…</p> + +<p>« Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu +aussi ; mais dans la nuit, — car c’était en marchant +sur la digue que nous causions ainsi, après +le dîner, — je devinais au fond de ses yeux cette +attention que mes réflexions y amènent parfois.</p> + +<p>« Sûrement, il avait très envie de savoir quelles +idées enfermait ma cervelle féminine sur le sujet +abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune question, +moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que +si je n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais +pas…</p> + +<p>« Et nous avons avancé un moment, sans plus +rien dire. La mer chantait sourdement sur le sable ; +et au-dessus de nos têtes, il y avait un ruissellement +d’étoiles, sur le velours sombre du ciel.</p> + +<p>« Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement +et de silence qui s’empare impérieusement +de moi à certaines heures, de ces heures où je +me sens capable d’écrire des choses qui me feront +encore battre le cœur, quand je serai une vieille +femme, parce que j’y verrai ressusciter l’âme même +de ma jeunesse…</p> + +<p>« Mais Rozenne ne pouvait pas savoir… Et soudain, +avec tant de bonne grâce que je lui ai pardonné +de me ramener à lui, il m’a demandé drôlement :</p> + +<p>« — Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions +pas causer un peu… comme deux vieilles personnes +très sages ?</p> + +<p>« Et ainsi qu’il disait, comme « deux vieilles +personnes très sages », nous nous sommes mis à +parler musique et poésie…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 9 août.</p> + +<p>« Sous le ciel changeant, — lumineux ou gris, +selon les caprices du vent, — continuent à se jouer, +dans notre petit monde de Villers, toute sorte de +menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs, +et bien pareilles à celles qui se jouent tous +les hivers à Paris.</p> + +<p>« Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du +conte, d’être appelée l’<i>adroite princesse</i>, poursuit +avec un art merveilleux qui m’humilie pour elle +la rude conquête des millions de Mme Asseline. +La vieille dame, très clairvoyante, les défend de +son mieux, prodigue de paroles discrètement malveillantes +ou grincheuses, exaspérée que Colette +ne les paraisse pas entendre…</p> + +<p>« C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera +vaincue et elle en a conscience… Le bon Paul n’a +plus d’autre volonté que celle de la dame de ses +pensées. Et M. Asseline père est presque aussi +absolument subjugué, Colette l’ayant attaqué par +son grand point vulnérable : à savoir, un goût +effréné pour la pêche et la navigation.</p> + +<p>« Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible +aux ondulations de la mer, a accepté des +promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche +adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage. +Elle s’est intéressée, avec une attention flatteuse, +aux exploits, comme pêcheur, de ce richissime +fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par +la belle Colette Danestal.</p> + +<p>« Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit +et oublie, un instant, combien est mauvais +pour notre bourse étroite le séjour du premier hôtel +de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne +la tête et la comble de joie en lui faisant faire ses +trente-six menues volontés.</p> + +<p>« Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je +travaille à souhait, je vagabonde solitairement à +pied ou à bicyclette dans de jolis chemins verts, +ce qui m’attire la toute particulière réprobation de +Mme Asseline. Colette s’en était agitée, craignant +l’effet de cette réprobation pour ses ambitions matrimoniales. +Mais, cette fois, je me suis regimbée +et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme +le fait Colette elle-même, quitte à être considérée +par la correcte mère du bon Paul comme un fâcheux +petit produit d’une éducation parisienne. +J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait +que je suis couramment traitée de « sauvage » +par nos mondaines relations sur la côte, qui ne +peuvent comprendre mon horreur des casinos, des +parties de toute sorte organisées quotidiennement +par des gens insatiables de distractions.</p> + +<p>« Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie +joie, c’est de demeurer auprès de Marguerite, ma +pauvre chère Marguerite, trop souvent seule, que +je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine, +ne l’est guère…, du moins, comme elle espérait +l’être au temps de ses fiançailles.</p> + +<p>« Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui +devrait être en adoration devant le trésor de +femme qu’il possède.</p> + +<p>« En adoration ? Ah ! Dieu, non, il ne l’est pas, +il se laisse aimer. Il accepte avec une simplicité +révoltante que, même dans l’état où elle est, en +toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à +son bien-être, à sa parfaite tranquillité, elle se dérange, +se fatigue pour lui. Et, à peine s’il l’en +remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant, +il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout, +il est d’une légèreté inouïe qui le rend parfois, +sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme +monstrueux.</p> + +<p>« Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa +vie d’homme n’aurait pas plus d’ardeur pour jouir +de toutes les distractions qui s’offrent à lui. Peut-être +parce qu’il vient de passer trois années dans +un pays perdu, il est atteint maintenant d’une +sorte de fièvre de vie mondaine. Et comme il a des +allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant, +son succès est complet. Il est maintenant de +toutes les parties, quand il ne file pas à Trouville +où les <i>petits chevaux</i> l’attirent fort, hélas !</p> + +<p>« Et pendant ce temps, Marguerite souffrante +sort à peine de son jardinet, où elle surveille Bob, +où elle travaille pour lui quand, malgré les prescriptions +du médecin, elle ne s’épuise pas, à +« faire le ménage », comme dit André dédaigneusement. +Je bondis d’indignation quand il parle +ainsi !… Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide +besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas +tout à fait le modeste petit <i>home</i> dont l’humilité +lui paraît mal supportable. Elle le sait bien, la +pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner +un semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe +tant de minutes énervantes à chercher les moyens +d’équilibrer leur mince budget, toujours culbuté +par son insouciance, à lui.</p> + +<p>« L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était +si absorbée dans ses comptes, qu’elle ne m’a pas +entendue entrer. Elle murmurait :</p> + +<p>« — Comment peut-il être si léger et jouer pareillement ! +S’il continue, jamais nous n’arriverons +à finir notre séjour sans dettes !</p> + +<p>« Quelle anxiété il y avait dans son accent !… +Cinq minutes plus tôt, je venais d’apercevoir +André qui, toujours très chic, parcourait les journaux, +installé sur la terrasse du Casino, ayant tout +à fait un air de gentleman possesseur de rentes +sérieuses.</p> + +<p>« Cela, tandis que sa pauvre petite femme, +habillée d’un méchant peignoir d’indienne, ne valant +pas cinq francs ! s’énervait à compter, pour +lui donner la possibilité de jouer quelques semaines +un brillant personnage. Oh ! cet égoïsme +masculin !… Jamais encore je n’en avais eu, peut-être, +la conscience plus nette. Dans la famille +d’Humières, c’est bien comme dans la famille Danestal ! +Ce sont les femmes qui portent le poids +si lourd des soucis d’argent que font naître les +hommes !… Maman, elle, en gémit hautement. +Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans +nos causeries qui redeviennent bien intimes, grâce +à Dieu ! jamais il ne lui échappe même un mot de +blâme indirect pour son mari, ni une réflexion +amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude +où il la laisse sans scrupule, parce qu’elle paraît +trouver tout simple que lui jouisse de distractions +dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il +en profite si, par aventure, pour la forme, il +s’avise de quelques cérémonies et lui offre de rester +avec elle. Oh ! ces propositions faites avec le secret +désir qu’elles soient repoussées !… Comme je comprends +que Marguerite les accueille sans joie et ne +les accepte pas !…</p> + +<p>« Avec son joli sourire doux qui enferme tant +de mélancolie, elle lui répond, indulgente, comme +si elle parlait à Bob :</p> + +<p>« — Allez, André… Cela me fait plaisir que +vous vous amusiez !</p> + +<p>« Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt +à lui offrir.</p> + +<p>« Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle, +tellement autre, je craindrais moins que, tout bas, +elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu des joies +trop fragiles et sans prix…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 10 août.</p> + +<p>« Maman, docile aux injonctions de Colette, a +demandé à Mme Asseline quand elle recevait, et +cette désagréable personne, prise sans doute au +dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent +les « gros » propriétaires bourgeois de +Villers et les baigneurs parisiens de ses amis.</p> + +<p>« Il est évident que l’adversaire de Colette, douée +d’une jolie dose de vanité, s’est avisée, nous +voyant pourvues de brillantes relations sur toute +la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même ; +s’est avisée que, même dénuées de millions, nous +pouvions cependant n’être pas tout à fait à dédaigner, +d’autant que nous portons un nom qu’on lui +a dit être illustre.</p> + +<p>« Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle +marche vers une catastrophe où elle perdra son +cher Paul ; n’était la certitude si cruelle pour ses +instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la +souriante et ferme volonté de ma sœur, elle serait +même très flattée de compter dans son cercle habituel +l’épouse et la fille d’un homme célèbre.</p> + +<p>« Je dis « la fille », car, en toute humilité, il me +faut reconnaître que ma chétive personne continue +à attirer toute la rigueur de ses jugements sur les +jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance, +que nous sommes donc vertement traitées +par cette horrible bourgeoise qui me tient, en particulier, +pour une gamine mal élevée, pas du tout +<i>Sacré-Cœur</i>, férue d’idées subversives et saugrenues +sur la vie, les gens, les choses ; une petite +fille romanesque, ne rêvant qu’artistes, poètes, romances +à la lune… Cela dit sous forme de considérations +générales dont l’intention est évidente, +grâce aux regards qu’elle dirige avec soin de mon +côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne pas +entraver la marche de Colette vers le succès, laisse +passer philosophiquement ces boutades furibondes, +sans paraître se douter qu’elles sont offertes à la +dernière des « petites Danestal ». Il lui suffit de +constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline +est beaucoup moins « porc-épic ». Mon +adroite sœur la dompte insensiblement. C’est un +merveilleux et pitoyable dressage par la patience. +Rien ne rebute Colette, ni paroles, ni allusions +désagréables. Sans se troubler, toujours gracieuse, +elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même, +qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner, +au pli léger creusé une seconde entre ses +sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à Mme Asseline +de justes représailles.</p> + +<p>« Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à +ce point !… oh ! non ! Elle eût été une remarquable +ambassadrice. Avec quel art elle joue de la célébrité +de père, dont elle s’enveloppe comme d’un +joli rayonnement de gloire !… Tantôt, pendant +l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a remplie +d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître +y prendre garde, elle a placé le récit des ovations +faites au poète Robert Danestal par un cercle de +lettrés de Munich, juste après avoir mentionné +incidemment notre rencontre, ce matin, avec la +princesse Blancovana.</p> + +<p>« Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire +hurler d’horreur un artiste ; auprès de cette femme +aux allures de mercière enrichie, elle avait l’air +d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus ; +et elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat, +que je ne m’étonnais pas que le gros Asseline +père s’appliquât de toutes ses forces — elles +sont considérables — à diriger un peu vers lui +l’attention de cette princesse des contes de fées.</p> + +<p>« Vraiment, comment, douée si bien pour la +conquête, ne place-t-elle pas ses ambitions plus +haut que Paul Asseline !… Il est riche… considérablement ! +Il est doux, généreux, docile, très bien +habillé, et si peu transcendant !… Et elle est bien +trop intelligente pour ne pas savoir à quoi s’en +tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste, +à ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera +tout ce qui lui plaira, qui l’adorera et l’admirera +comme une idole précieuse, qui la comblera de +cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses +belles épaules se trouveront déchargées à jamais +du faix des embarras d’argent. Elle sera très élégante, +très enviée et très satisfaite, son idéal rempli. +Heureuse Colette ! Il y a des minutes — pas +nombreuses — où je l’envie de n’être pas, comme +moi, une misérable petite chose toujours vibrante, +désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien +sûr, la vie ne les lui accordera pas, si elle ne veut +plus se contenter de ceux que lui donnent divinement +la poésie et la musique.</p> + +<p>« La « petite chose » en question s’est, en son +for intérieur, très mal comportée pendant la visite +qui lui était imposée. Elle trépignait, en son cœur, +d’impatience devant les déclarations omnipotentes +de Mme Asseline, et résistait à peine à la tentation, +combien violente ! de dire justement les +choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature. +Je vois d’ici la mine de père quand il sera introduit +dans un pareil milieu, quand il lui faudra +subir, par exemple, les conversations de M. Asseline +père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt, +tandis qu’il nous faisait visiter son parc ; résolument, +Paul avait accaparé sa bien-aimée, et dans le +salon, maman restait la proie de Mme Asseline…</p> + +<p>« Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire +pardonner à la villa d’être une somptueuse bâtisse +où un architecte inqualifiable a pris soin de +réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de +Mme Asseline, eux, sont de véritables artistes en +leur empire. Ils ont créé des massifs qui sont un +enchantement pour les yeux et dessiné des allées +qui ont des lointains de songe, sous une voûte +d’ombre transparente, pailletée d’éclairs de soleil ; +des pelouses d’herbe veloutée, distillant une fraîcheur +d’eau limpide !… Oh ! l’admirable parc où, +dans l’air chaud, errait la petite âme odorante des +fleurs…</p> + +<p>« Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline, +il était tellement exquis à contempler, qu’il +m’a soudain donné des trésors d’indulgence pour +accepter la société de son prosaïque propriétaire, +ravi de mes admirations. Tandis que Colette avançait +devant moi, escortée de son chevalier ; que +nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans +les allées embaumantes où c’eût été une douceur +divine de marcher seule, avec du rêve plein le +cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il +m’entretenait, et avec quelle abondance ! des plaisirs +de la navigation et de la pêche, pour lesquelles +il manifeste une passion excessive. Où donc +ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un +pareil amour des choses de la mer ?…</p> + +<p>« Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il +possède la distinction d’un épicier, c’est un fort +brave homme, très intelligent en sa sphère, et qui +aurait la richesse supportable s’il consentait à ne +pas juger de si haut les gens qui ne sont pas, +comme lui, de grands manieurs d’argent. Ceux-là +seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe +dans un mépris de potentat, égal au dédain que +papa éprouve, lui, pour les hommes d’affaires, égal +à celui dont Mme Asseline accable les jeunes personnes +sans dot.</p> + +<p>« Ce soir, comme maman discourait sur les potinages +racontés par Mme Asseline, j’ai murmuré +à Colette :</p> + +<p>« — Cela t’amuse, des visites comme celle de +tantôt ?</p> + +<p>« Elle m’a répliqué avec une résolution froide +qui nous a jetées très loin l’une de l’autre :</p> + +<p>« — En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser !… +Cela viendra plus tard !</p> + +<p>« Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en +suis allée batailler sur la terrasse avec Rozenne, en +regardant la lune, qui était une admirable faucille +d’argent…</p> + +<p>« Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin +ambitieux, j’ai été pour lui pleine de grâce au +cours de nos escarmouches habituelles, et il en a +paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui +exposer, à l’aide de considérations philosophiques, +le pourquoi de mon humeur conciliante.</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 12 août.</p> + +<p>« Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes +dans leur brièveté, qui m’ont redonné un +regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme +lui. Non avec lui, je le gênerais !… Avant tout, il +aime sa liberté et ce doit être de lui que je tiens +mon besoin d’indépendance.</p> + +<p>« Aller là-bas, à Bayreuth ! Quel rêve réalisé +c’eût été. Un instant, j’ai espéré qu’il n’était pas +impossible. Une matinée entière, je m’étais plongée, +tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir +si, réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais +à rassembler une somme assez convenable +pour que maman voulût bien la compléter avec +l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors +j’aurais supplié papa de se charger de moi, lui +promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre +présence si peu désirée.</p> + +<p>« Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes +comptes mont prouvé, avec une impitoyable évidence, +que mon souhait était digne de ceux qui +font la joie des tout petits, dans les contes de +fées… Je n’ai rien dit à papa qui, d’ailleurs, sans +doute, m’aurait, avec un sourire distrait, répondu +en me caressant les cheveux :</p> + +<p>« — Un peu de patience, enfant… Tu iras à +Bayreuth en voyage de noces ! Ce sera bien +mieux… Demande à ta mère ce qu’elle penserait +d’une telle fugue aujourd’hui.</p> + +<p>« Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu… +« — Que j’étais une bien égoïste créature +de souhaiter pour moi seule une telle dépense, +alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à +Villers ; que… que… » Ah ! toujours les mêmes +propos qui me prouvent qu’avec mes dehors de +fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables +ouvrières qui, du moins, possèdent un argent +gagné par elles.</p> + +<p>« Oh ! de l’argent ! de l’argent ! Comme je voudrais, +moi aussi, en gagner !… Même avec ma +musique, même avec mes vers !… Autrefois, quand +j’étais encore une petite fille fermement confiante +en ses illusions, une telle idée m’aurait fait bondir +d’indignation, comme un sacrilège !… Maintenant, +je suis sage, et je serais bien heureuse si les deux +vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu, +un tout petit peu, d’indépendance personnelle ! En +mes rêvasseries, la musique et la poésie m’apparaissent +comme des magiciennes puissantes qui +peuvent me donner <i>tout</i>, pour me récompenser de +me donner à elles ! Dans quel monde divin elles +me font vivre !</p> + +<p>« Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille +à mon poème nouveau, des jouissances telles, +si enivrantes, que jamais je n’en pourrai, même +sous une autre forme, goûter de comparables, de +meilleures, de plus fortes, de plus <i>prenantes</i>, qui +me fassent pareillement oublier le monde entier… +Non, je ne les paye pas trop cher par mes heures, +terribles pourtant ! de découragement, où mon inspiration +me semble morte…, où il me vient la terreur +de ne plus pouvoir composer, écrire jamais, de +m’être illusionnée sur mes œuvres…</p> + +<p>« Ah ! la délicieuse communion en laquelle nous +vivons, l’Art et moi ; moi, toute petite, tout humble, +craintive et ravie devant lui, si grand !… Mais +aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée, +à lui toute !… Avec quel amour je me consacre à +l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment, qui est née +autant de mon cœur que de mon cerveau, que je +vois se développer lentement, peu à peu, sortir des +limbes de ma pensée, revêtir insensiblement la +forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est +vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra +bien ! telle que je la sens.</p> + +<p>« Oh ! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon +Dieu ! une ivresse à faire plaindre comme des +déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais… J’ai +vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un +infini de bonheur, alors que, sur la falaise, devant +la mer, recueillie dans la solitude de ma petite +allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait, +adorant la beauté des choses…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 16 août.</p> + +<p>« Maman a fait ses comptes, et le résultat de +toutes ses additions est, comme à l’ordinaire, plutôt +regrettable ! A Villers, de même qu’à Paris, +nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour +l’équilibre instable de notre budget… L’hôtel de +premier ordre, — nous autres Danestal ne fréquentons +que ceux-là, dans les pays où nous pouvons +être rencontrées, — les promenades à Trouville, les +soirées au Casino, les excursions en voiture, tout +enfin a contribué à jeter, une fois de plus, le désarroi +dans les finances de maman.</p> + +<p>« C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les +voyant venir et les redoutant, — sa sagesse les +juge bien inutiles, — s’en était allée sur la plage +poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette +difficile victoire n’est pas remportée à la fin du +mois, il nous faudra cependant quitter Villers, +sous peine de nous endetter piteusement, et regagner +Paris, où nous devrons sans doute demeurer. +En effet, la sévère Économie — avec un E majuscule — nous +interdira d’accepter les nombreuses +invitations qui nous sont adressées dans +les châteaux de très fortunés amis, lesquels possèdent +des kyrielles de valets ; ce qui est ruineux +pour les invités de modeste bourse.</p> + +<p>« Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle +se fût volontiers, je suis sûre, arraché les cheveux +devant le pitoyable de notre situation.</p> + +<p>« Pauvre maman ! quand je l’ai ainsi entendue +gémir, j’en arrive presque à pardonner à Colette +sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un +mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère +où depuis tant d’années nous devons parader élégamment, +déguisées en filles riches. Est-ce que la +vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes, +amour et billevesée ?</p> + +<p>« Pourquoi suis-je plus exigeante ? Pourquoi +aurais-je horreur d’acheter si cher le luxe dont — mon +Dieu, c’est vrai… — je suis désireuse, +autant qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il +peut donner ?… Pourquoi aussi suis-je incapable +d’accepter comme ma vaillante Marguerite une +existence besogneuse dont il faut dorer les apparences ?… +Pourquoi n’aurai-je jamais la résignation +de maman qui, satisfaite dans sa vie mondaine, +s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse +d’un homme illustre, ne se révolte pas de n’être +en sa maison qu’une façon de femme de charge +bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances, +reçoit ses invités et fait bonne figure dans son +salon ?… Pourquoi enfin, dans la jeune Parisienne +bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant +d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature +qui se rebelle désespérément devant de pareilles +destinées ?… Pourquoi cette même créature réclame-t-elle +le droit de donner son cœur seulement +à celui qui méritera qu’elle ait foi en lui… +s’il paraît jamais ce désintéressé, qui voudra faire +sienne une fille sans dot ?</p> + +<p>« En ce moment, Claude Rozenne — après les +autres — me fait une cour discrète, mais empressée, +telle que si je n’avais mon expérience, je +pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le +voir apparaître dans le salon de maman, pour lui +demander mon cœur et ma main, sinon ma fortune +absente.</p> + +<p>« Pourtant, il est certain que dans la sympathie +très évidente, très vive, dont il veut bien m’honorer, +il n’entre pas le moindre sentiment matrimonial. +Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver +amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable +à la généralité des filles de mon âge. Il +est agacé de voir que ses attentions très marquées +ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur +et d’esprit et, en son petit amour-propre masculin, +il s’est peut-être juré de ne pas me laisser quitter +Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son souvenir… +Peu lui importerait de jeter ainsi en moi +un espoir d’avenir qu’il ne songe pas du tout à +réaliser, car il déteste les charges, entraves, devoirs, +en parfait dilettante, soucieux de ne connaître +que les distractions de choix.</p> + +<p>« Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera +la douceur d’aimer, de vivre deux en une seule âme. +Qu’importe ? Je n’ai besoin ni de lui ni d’un autre +même. Je me sens si forte pour suivre toute seule +mon chemin, sans le semblant d’une protection +masculine.</p> + +<p>« Ah ! oui, le <i>semblant</i>, presque toujours, quoi +qu’en disent les doctes matrones qui veulent en +faire accroire aux petites filles. Mais quand les +petites filles ont beaucoup entendu parler les +grandes personnes, qu’elles ont vu leurs actes, +elles ne peuvent plus avoir une foi d’enfant. Bon +gré mal gré, il leur a fallu — avec quelle déception +cruelle ! — apprendre que l’amour, le bel +amour généreux, dévoué, plus fort que la mort, ne +se rencontre guère que dans les livres et dans leurs +rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu +d’hommes existent qui méritent le don sans prix +d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme féroce +et elles les dédaignent pour tous leurs calculs, +leurs mensonges, leurs petites et leurs grandes +cruautés, dissimulées parfois sous de si beaux +dehors… Alors elles en arrivent, tout naturellement, +à penser que pour elles le bonheur, c’est de +ne leur rien devoir ni demander, de ne compter +que sur elles-mêmes.</p> + +<p>« Comme à la terre promise, je rêve à l’existence +que je voudrais… Vivre pour ce qui est la +beauté, pour l’art ; pour donner un son, une langue +harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en +mon âme que j’ai la grâce de posséder vibrante +comme une corde sonore. Vivre pour apprendre… +Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent +mon esprit jamais rassasié… Vivre avec quelques +amis très chers, des livres, de la musique, des +fleurs, et contempler des paysages qui sont une +poésie vivante ; en savourer la forme, la couleur, la +pensée… Vivre en goûtant cette jouissance — une +de celles que j’envie le plus ! — de pouvoir donner +à tous ceux qui viennent à vous…</p> + +<p>« Et penser que ce sont là des rêves irréalisables !… +Que cela ne « rapporte » rien du tout +d’écrire des vers ni de la musique ! C’est un plaisir +des dieux, des dieux qui n’ont rien — les privilégiés ! — à +démêler avec mille quotidiennes dépenses, +plus ou moins stupides. A moi, pauvre +mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein +ciel. Quand je m’oublie dans mon beau palais +enchanté, bien vite j’en suis rappelée par quelque +prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience +et de regret, dans la poussière terrestre où ma destinée +est de piétiner piteusement.</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 18 août.</p> + +<p>« C’était un pressentiment que cette appréhension +éveillée en moi par la passion de M. Asseline +père pour les plaisirs maritimes.</p> + +<p>« Dans quelle aventure nous jette-t-elle !…</p> + +<p>« J’en rage et je ris quand j’y pense.</p> + +<p>« A midi, comme je redescendais de ma falaise +où j’avais délicieusement conversé avec les règles +de la prosodie, je rencontre Colette qui rentrait de +la plage, escortée des deux Asseline.</p> + +<p>« Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me +rendre la fuite impossible, et pendant que je réponds +aux saluts du père et du fils, elle me dit, +souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse :</p> + +<p>« — France, j’ai à te transmettre une aimable +proposition de M. Asseline qui nous offre de nous +emmener à la pêche au congre.</p> + +<p>« Ahurie, je répète :</p> + +<p>« — A la pêche au congre ?…</p> + +<p>« — Oui… On y va, vers trois heures du matin, +en barque.</p> + +<p>« Malgré moi, je considérais Colette, me demandant +si elle parlait sérieusement ou se moquait +de ma crédulité.</p> + +<p>« — Et nous irions la nuit, avec…</p> + +<p>« — Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne, +le ménage Détreil et des marins.</p> + +<p>« Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline. +Un couple — très riche, bien entendu — qui est +toujours en quête de parties, quelles qu’elles +soient.</p> + +<p>« Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline +est parti en explications abondantes sur la +pêche au congre. J’attendais la minute où il perdrait +haleine pour me dérober à son invitation… +Colette a vu mes lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a +lancé un tel regard que la phrase est restée dans +ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer +les adieux, entrecoupés de ses remerciements. Et +nous nous sommes retrouvées seules, marchant +d’un pas vif vers l’hôtel.</p> + +<p>« J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout +d’humeur souriante, toute la joie de ma bonne matinée +de travail disparue :</p> + +<p>« — M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que +cette ridicule aventure où tu veux m’entraîner ?</p> + +<p>« Elle, toujours calme, m’a dit :</p> + +<p>« — Il n’est question d’aucune ridicule aventure, +seulement d’une promenade originale à laquelle +on te convie.</p> + +<p>« — Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide, +cela te tente d’aller barboter la nuit dans la mer, +avec tous ces gens, pour voir attraper des congres ?</p> + +<p>« Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée +dans un mouvement de défi :</p> + +<p>« — Cela me tente de gagner la partie que je +joue. Après, sois sans crainte, je rattraperai mes +avances !</p> + +<p>« Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline.</p> + +<p>« Ainsi, la pêche au congre fait partie des +moyens de conquête de Colette. Comme son assistance +à la distribution des prix de l’école, où, +auprès de Mme Asseline, elle a couronné force +visages émus… Comme sa présence à la procession +du 15 août… Elle, Colette, à la procession ! Et +maman aussi !… Tout cela, pourquoi ?… Ah ! misère, +misère, pauvre humanité !</p> + +<p>« Mais moi qui ne prétends pas aux millions de +Paul Asseline, je n’ai nul besoin d’aller à la pêche +au congre avec toute cette bande !</p> + +<p>« Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi. +Elle seule, peut-être, m’en préservera en pénétrant +maman de l’idée que nous allons courir un réel +danger, sur mer, en barque, la nuit… Il est vrai +que si Colette veut…</p> + +<p>« Forte de sa décision, elle avançait, souriante +et paisible, près de moi, exaspérée de mon impuissance. +Et atteignant l’hôtel, nous nous sommes +trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi ; +son air allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est +écrié gaiement, tout de suite, remarquant ma mine :</p> + +<p>« — Quel front chargé d’ennui !… Est-ce que +vous avez appris une très mauvaise nouvelle ?</p> + +<p>« — Une détestable et stupide !… Vous pouvez +la demander à Colette…</p> + +<p>« Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie +dans le vestibule, envahi par le flot des convives +que la cloche appelait à la table d’hôte…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 20 août.</p> + +<p>« J’avais bien deviné que Marguerite penserait +comme moi, au sujet de l’absurde équipée où nous +entraînent les ambitions de Colette. Mais son intervention +est demeurée nulle parce que maman +voit les choses seulement comme Colette prétend +les lui faire voir.</p> + +<p>« Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous +étions en parfaite sûreté ; qu’il était ravi de nous +emmener et que nous ne pouvions nous dérober à +son invitation sous peine de nous montrer fort +impolies, etc., etc.</p> + +<p>« Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne +me restait plus qu’à m’exécuter, puisque j’étais indispensable +pour chaperonner ma sœur.</p> + +<p>« Et maintenant, si je veux être sincère, il me +faut bien avouer que je ne regrette plus d’avoir +dû subir la force des choses, car sûrement je n’aurai +pas, une seconde fois, l’occasion de faire une +promenade plus ridiculement comique. Aussi j’ai +pardonné à Colette de m’avoir jetée dans cette +grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle +le résultat qu’elle voulait, la conquête glorieusement +achevée de M. Asseline, qui est, à cette heure, +son allié dévoué.</p> + +<p>« Donc à trois heures du matin, toute la troupe +des pêcheurs était venue nous chercher. En silence, +nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de Rozenne, +après que, des profondeurs de son lit, maman +nous avait, en guise d’adieu, recommandé de +ne nous enrhumer ni noyer.</p> + +<p>« J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse +à son ordinaire, avait des exclamations ravies, +jolie à souhait sous son béret de drap, sa veste collante, +sa jupe courte — une jupe de pluie sacrifiée, +qu’elle avait passé son après-midi à raccourcir… +Dame ! quand on n’a pas de femme de chambre à +ses ordres !… Et dans cette tenue, si simple, elle +n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la +toilette de Mme Détreil, pimpante comme si le +tout-Villers devait la voir passer.</p> + +<p>« Asseline père, costumé en marin, paraissait, +affublé de la sorte, aussi volumineux que jubilant +et marchait d’un pas allègre dans son escorte de +pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une +silhouette drôle de vieux loup de mer et semblait +si disposé à s’amuser des imprévus de cette absurde +promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé +sous une avalanche de paroles désagréables. Mais +j’avais l’irritation muette ; et très digne, je cheminais +sans mot dire près de lui qui, bien vite, +s’était improvisé mon chevalier protecteur, avec une +simplicité fraternelle et amicale dont je lui sais +encore gré.</p> + +<p>« Je devinais bien que mon silence l’intriguait +et qu’il était aiguillonné par le désir d’en pénétrer +la cause… Cela me détendait les nerfs de le voir +ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de +cette nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir, +ce charme opérait délicieusement sur moi. Les rues +endormies semblaient des chemins de rêve où frémissait +la brise fraîche de la mer. L’air était tout +vibrant du chant des vagues invisibles ; et leur +musique berceuse apaisait si bien mon ennui que +j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup, Rozenne +me demander discrètement :</p> + +<p>« — Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur ? +Ceci dit, non par curiosité, mais pour que +mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de ces +états d’âme.</p> + +<p>« J’ai répliqué :</p> + +<p>« — Je suis de très méchante humeur.</p> + +<p>« — Pourquoi ? Cela ne vous amuse pas, cette +pittoresque course dans la nuit ?… Une course que +vous ne referez sans doute pas souvent.</p> + +<p>« — Oh ! je n’en sais rien ! S’il prend de nouveau +fantaisie à M. Asseline d’aller pêcher des +congres et de nous emmener, il faudra y retourner !</p> + +<p>« — Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte +et forcée ?</p> + +<p>« — Bien entendu ! Et je n’aime pas du tout +que l’on m’oblige à faire des choses que je trouve +stupides !</p> + +<p>« Il m’a lancé gaiement :</p> + +<p>« — Moi non plus ! Mais pensez que les choses +stupides sont quelquefois bien amusantes, et pour +vous consoler d’être avec nous contre votre gré, +préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement, +nous allons être gratifiés !</p> + +<p>« Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne. +Cela m’a semblé tout à coup si drôle que +je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait +exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette +équipée pour plaire à un Asseline. Autrement, la +nouveauté de la promenade m’aurait bien vite séduite…</p> + +<p>« Ah ! Rozenne avait raison de m’annoncer des +spectacles réjouissants !… La représentation a +commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage +silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense, +fuyant vers un invisible horizon de mer. Le programme +portait que nous irions en barque jusqu’aux +rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse.</p> + +<p>« Nous arrivons, impossible d’embarquer. La +mer était déjà trop descendue. Les pêcheurs et +leur grand chef Asseline père, dont rien ne troublait +l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre +hésitation, que nous n’avons qu’une chose bien +simple à faire, gagner les rochers par les sables. +Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous +autres, faibles femmes, de piétiner dans ce sol +encore détrempé, ils nous porteront sur leurs filets +entre-croisés.</p> + +<p>« Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en +entendant cette décision. Elle se disait très amusée +du mode imprévu de locomotion qui lui était +offert… Mais… hum ! sûrement sa joie n’était pas +égale à celle du bon Paul, qui exultait à l’idée +seule d’avoir à soutenir sa bien-aimée. Quant à +Mme Détreil, qui est une forte personne, il était +évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la +pensée de s’aventurer ainsi entre ciel et mer…</p> + +<p>« Mais que faire ? Rentrer ?… C’était bien tôt +abandonner la partie… Et marcher sur ce sable +mouillé la séduisait encore moins…</p> + +<p>« Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter +dans ces chaises à porteurs nouveau modèle.</p> + +<p>« Rozenne, toujours fraternel, je pourrais +presque dire paternel ! m’a bien installée, puis s’est +mis en devoir de me porter sur mon siège improvisé, +avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre +caravane dirigée par Asseline père, affairé comme +un commandant en un jour de péril.</p> + +<p>« Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis +du genre <i>plume</i>, cette promenade discrètement +aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était +beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient, +enfonçaient dans des abîmes insoupçonnés +et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil +a ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse +mais glaciale qui a failli amener celle de +sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait, d’ailleurs, +notre route de cris de terreur au moindre faux pas +de ses porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui +la sais peu brave, n’était guère plus rassurée… +Mais elle ne bronchait pas et se contentait de tenir +ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait +pas… Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de +ces péripéties… Je ne savais pas ce qui nous attendait !…</p> + +<p>« Enfin, nous voici aux fameuses roches !</p> + +<p>« Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le +sol… Quel sol ! revêtu de varechs trempés d’eau +de mer, glissants, oh ! combien… Une roche hérissée, +fertile en entorses…</p> + +<p>« Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance, +commençait à regretter de s’être lancée dans +une si périlleuse aventure… Comme moi, elle se +demandait ce que nous allions bien pouvoir faire +pour nous occuper, tandis que M. Asseline père et +ses hommes se donneraient la satisfaction d’arracher +à la mer tous les congres qu’ils pourraient +saisir.</p> + +<p>« Rozenne, lui, manquait de conviction comme +pêcheur et se contentait de raconter à Mme Détreil +des choses terrifiantes, dues à son imagination, sur +les féroces instincts des congres ; si bien que, prise +de panique, les pieds trempés et les yeux ensommeillés, +elle voulait absolument s’en aller, sommant +son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui, +que l’eau de mer avait gelé, n’aurait pas demandé +mieux. Mais le moyen !… Il ne pouvait l’emporter +seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée +à regagner le rivage en marchant à travers +les petits lacs bien froids qui luisaient sur le sable.</p> + +<p>« Ah ! quelle partie de plaisir !</p> + +<p>« Sous prétexte de mieux faire voir à Colette +les péripéties de la pêche, Paul l’avait emmenée +avec précaution, à travers les roches, jusqu’au +bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée +des monotones évolutions des pêcheurs, je +me suis résignée à me promener sur le sable humide, +sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle +chevalier qui était harponné par M. Asseline.</p> + +<p>« Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une +clarté laiteuse emplissait le ciel, qui avait des tons +de nacre rose. La mer remontait avec de petites +vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des +voiles se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient +plus fines, plus transparentes, découvrant +des lointains pareils à des images de rêve, dans +une incomparable lumière blonde qui s’avivait de +lueurs pourpres. Un trait étincelant ourlait de +frêles nuages qui erraient, petits flocons de neige +dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur +la plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont +la verdure humide luisait…</p> + +<p>« C’était un spectacle qui me prenait tellement +que j’en oubliais les ridicules péripéties de la nuit. +Dans l’intimité de mon cœur, je sentais s’ouvrir la +chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient +à y chanter, imprécis et fugitifs, mais +si vivants que ce soir même, dans ma chambre, en +regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais +encore… Et docilement alors, je les ai écrits, +tels qu’ils m’étaient venus, devant l’immense frisson +de la mer, odorants de son parfum qui s’élevait +avec le beau soleil matinal…</p> + +<p>« Donc j’étais si absorbée par ma contemplation +extasiée que le temps ne me semblait plus long.</p> + +<p>« J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup +la voix de Rozenne, qui avait couru après moi sur +le sable. Il me demandait :</p> + +<p>« — Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable +nuit ?</p> + +<p>« — Oh ! non, il fait si beau !</p> + +<p>« Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me +suis alors aperçue que j’étais très fatiguée ; et j’ai +eu prosaïquement une furieuse envie d’aller me +coucher, comme un bébé.</p> + +<p>« — Nous rentrons !… Venez-vous ? Comme vous +vous êtes sauvée loin ! Je ne vous apercevais +plus… Vous m’avez fait peur !</p> + +<p>« — Vous m’avez crue mangée par un congre ?… +Combien en avez-vous pêchés ?</p> + +<p>« — Deux !</p> + +<p>« — Quelle richesse !</p> + +<p>« Nous nous sommes mis à rire ; et très gais, +nous sommes venus, en bavardant, rejoindre le +groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil +avaient des mines plutôt longues ; et certes autant +que moi, elles aspiraient à leur lit !</p> + +<p>« Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la +villa Asseline pour satisfaire les instincts hospitaliers +de son propriétaire, enchanté d’avoir barboté +toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu, +l’excellent homme ! que nous partagions sa satisfaction.</p> + +<p>« Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies… +Pourtant c’était encore mieux qu’après certaines +nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce « mieux » +insuffisant, a terminé la séance en disant que +j’avais l’air fatiguée. O sollicitude fraternelle !</p> + +<p>« Et toujours escortée de Rozenne et de Paul +Asseline, nous avons enfin… oh ! enfin ! regagné +nos pénates.</p> + +<p>« Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement +bleu, inondé de soleil, dont la chaleur, +douce encore, effaçait en moi toute lassitude. Cette +aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine ! +A la contempler, j’oubliais le sable glacial, les +congres, les varechs trempés… Mais Colette maintenant +était pressée de rentrer. Avec son adorateur +fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en +frais ; et son sourire avait disparu.</p> + +<p>« Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant +de quel air ravi je humais l’air tiède :</p> + +<p>« — Les vents ont changé ! Le ciel de Mlle Colette +s’est voilé et le vôtre est tout rose. Savez-vous +que cette nuit tant redoutée vous a été excellente ? +Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais +que vous êtes l’incarnation même de ce matin +si frais ! Plus que jamais, vos yeux ressemblent à +deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel…</p> + +<p>« Il avait son accent coutumier de badinage ; +mais il me regardait avec quelque chose de si sincèrement +charmé au fond des prunelles, que mon +stupide petit amour-propre de femme en a tressailli +d’aise une seconde. Je me suis vite ressaisie +et j’ai répliqué en riant, contente de sentir sur +mon visage la brûlure de l’air de mer :</p> + +<p>« — Que je dois donc être jolie ! Je me sauve +bien vite pour m’admirer dans ma glace !…</p> + +<p>« Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de +Colette.</p> + +<p>« Maman nous a entendues et a demandé, d’une +voix somnolente :</p> + +<p>« — Eh bien ! mes enfants, vous êtes-vous amusées ?</p> + +<p>« Colette n’a pas osé dire oui…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 21 août.</p> + +<p>« Réjouissons-nous ! Ce n’est pas inutilement que +nous aurons passé la nuit à la recherche de congres +rares ! M. Asseline père a été si bien subjugué par +notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi ; +et, sans doute, de par sa volonté, très énergique +à l’occasion, nous avons eu l’honneur d’une +invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline.</p> + +<p>« Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée +et se prépare à avertir papa, indifférent aux machinations +diplomatiques, qu’elle va lui présenter le +gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil +devant l’approche de son triomphe, et elle +garde avec Mme Asseline l’incomparable souplesse +qui lui a permis de dominer peu à peu l’opposition +de la vieille dame.</p> + +<p>« Mais quelle revanche prendra Colette, devenue +sa belle-fille ! Pauvre Mme Asseline !… Sûrement, +alors, Colette ne parlera plus avec elle, pendant +des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages, +sermons, — elle qui ne va jamais au sermon ! — Elle +n’écoutera plus avec un sourire d’intérêt +les propos insipides, les papotages malveillants, +les commérages du petit cercle de matrones, +cher à Mme Asseline, au milieu duquel ma +jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et +les lèvres frémissantes d’agacement, distribue de +respectueux égards, et joue supérieurement son rôle +de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse, autant +qu’elle est belle… Aussi, toutes les vieilles dames +sont-elles sous le charme. Quand, un moment, il +m’est arrivé de lui voir jouer ce personnage, je +m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie. +Je cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique, +aimant et dévoué, qu’André meurtrit si légèrement… +Je lui demande de demeurer ma chère +conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux +de Colette, en faisant des pâtés de sable +avec Bob, l’être heureux par excellence !…</p> + +<div class="empty"></div> +<p class="date">« 24 août.</p> + +<p>« Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le +dîner a été ce qu’il pouvait être : d’une écrasante +somptuosité ! Douze invités ; les plus jeunes des +convives féminines, habillées, de toute évidence, +par des couturiers de haute marque, et s’en faisant +gloire avec une vanité indiscrète ; les convives +masculins, célébrant l’excellence du festin, ne causant +qu’affaires et politique, tous fort mécontents +du gouvernement qui, paraît-il, néglige tout à fait +les intérêts du commerce… Maman, souriante et +digne, trônait — ô honneur ! — à la droite du +maître de céans, peut-être en sa qualité de doyenne. +Colette, habillée de blanc comme une fiancée, et +jolie comme une princesse de légende, était, en +revanche, placée loin de son adorateur, car sa +future belle-mère ne désarme pas encore complètement, +si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit +adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait +sans relâche des qualités de ma sœur, de +l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur qu’on +doit éprouver à vivre près d’elle… Il était édifiant, +mais monotone, à la longue… Et qu’il me faisait +regretter Rozenne, sa causerie capricieuse et fine +de dilettante, ses drôleries spirituelles, son scepticisme +nonchalant qui m’exaspère et m’amuse…</p> + +<p>« A mesure que défilait la suite des plats, que +s’allongeait la litanie amoureuse de Paul Asseline, +je me sentais prise d’une de ces terribles crises +d’ennui qui me saisissent quand je me trouve +isolée dans un milieu où je suis sans aucune +attache. Maman, Colette, me semblaient, elles +aussi, des étrangères, tout à coup… Maman, gracieuse, +opinait à toutes les déclarations de M. Asseline +et Colette était toute à son rôle. L’idée +qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement +insipide, me devenait aussi douloureuse +qu’une souffrance physique et je n’avais +même plus la curiosité d’observer autour de moi +la comédie humaine. Oh ! cette heure pendant que +les hommes étaient au fumoir ! Les histoires de domestiques +et de nourrices, les potins de plage, +l’échange des recettes, les appréciations sur les +couturiers illustres, le tout entremêlé d’oracles +rendus par Mme Asseline !…</p> + +<p>« Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu, +un moment, m’échapper dans le parc, pour me retremper +par quelques bonnes minutes de solitude. +Mais un vent furieux soufflait ; les averses alternaient +avec les rafales et me retenaient, de force, +prisonnière dans ce salon sans âme.</p> + +<p>« Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec +ma voisine, une grosse jeune femme, trop élégante, +qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des embellissements +qu’elle avait faits dans son château (!), +du nombre de ses domestiques, des chasses qui +avaient lieu dans son domaine… Je me sentais devenir +féroce.</p> + +<p>« Les hommes se sont enfin résignés à abandonner +les délices du fumoir. Ils étaient plus ou +moins congestionnés, bavards et parlaient très +haut. Un baccara d’importance s’est alors organisé. +Maman en a frémi, pensant à la pitoyable +figure qu’allaient faire les maigres finances de la +famille Danestal… Puis son visage s’est éclairé +parce qu’elle a vu que les seuls joueurs étaient +les invités masculins. Paul, lui, rôdait autour de +Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge +respectable faisaient cercle autour de Mme Asseline, +qui a prié l’une d’elles de nous faire de la +musique.</p> + +<p>« Oh ! j’aime mieux ne pas me souvenir du +grand air de <i>la Reine de Saba</i> chanté par elle !… +Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements +qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux +chants, véritable crime de lèse-musique. C’était terrible ! +Ah ! comme je comprenais les braves chiens +que certains accents font hurler !</p> + +<p>« Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais ; +que cette soirée ne finirait jamais ; que je ne pourrais +plus m’échapper de ce salon trop doré et cesser +d’entendre les commérages de Mme Asseline et de +ses amies, les exclamations bruyantes des joueurs, +les cris de cette infatigable chanteuse.</p> + +<p>« Enfin, maman s’est levée ! Elle avait toujours +son sourire, mais ses yeux étaient somnolents. Une +imperceptible contraction rapprochait les sourcils +de Colette… Pour elle aussi, l’épreuve avait été +rude !</p> + +<p>« Le bon Paul, toujours plein de sollicitude, +avait fait atteler un de ses équipages pour nous +ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les +autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que +nous avions peur de dire des paroles trop sincères… +Après tout, je crois que maman dormait un +peu… Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait… +à quoi ?…</p> + +<p>« Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite +chambre silencieuse qui sentait bon les roses, où +m’attendaient mon travail, les livres que j’aime le +plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon +esprit de tant de pauvretés entendues.</p> + +<p>« Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée, +pour me laisser mieux envelopper par son calme, +par son obscurité délicieuse, je n’ai pas allumé ma +lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je +me suis assise dans l’ombre, devant ma fenêtre +large ouverte, et j’ai tâché d’oublier les Asseline, +leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en +contemplant la sereine immensité du ciel où luisait +un mince croissant de lune. Le vent avait +balayé les nuages et la nuit était pure infiniment, +vibrante du chant grave de la mer, du frôlement +de la brise dans les feuilles. De toute mon âme, je +souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait +la fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux…</p> + +<p>« Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant +Colette. Elle avait sans doute quelque chose à me +demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit, +étonnée :</p> + +<p>« — Comment, tu es déjà couchée ?</p> + +<p>« — Non, je me repose.</p> + +<p>« — Tu étais fatiguée ? Et de quoi ?</p> + +<p>« Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement.</p> + +<p>« — De quoi je suis fatiguée ? De l’odieuse +soirée que je viens de passer ! Oh ! Colette, comment +peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans +un pareil milieu !</p> + +<p>« Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais +d’humiliation et de révolte. Colette m’a sentie +si sincère que son empire sur elle-même en a été +ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de +sa voix, tandis qu’elle me répondait :</p> + +<p>« — Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu, +c’est Paul qui viendra dans le mien.</p> + +<p>« — Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée +de subir le sien où il te conduira d’autant plus +volontiers qu’il y sera dans son véritable élément, +tandis que dans le nôtre, dans celui de papa…</p> + +<p>« — Dans celui de papa, il n’y serait pas ?… +C’est là ce que tu veux dire ?… Il n’y serait pas +parce que ?…</p> + +<p>« Son accent était un défi.</p> + +<p>« — Parce que, intellectuellement, il est une +nullité. Et tu le sais bien !</p> + +<p>« Comment ai-je dit cela ?… Jamais en plein +jour, jamais même sous une clarté de lampe, de +telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties +des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre ; et devant +ce large ciel paisible, seuls des mots vrais +pouvaient être dits. Un reflet de lune baignait le +visage de Colette, qui avait pris quelque chose de +dur, dans son expression de volonté.</p> + +<p>« Presque violemment, elle, toujours si calme, +elle m’a jeté :</p> + +<p>« — Ah ! naturellement, parce qu’il ne vit pas +hypnotisé par les livres, les opéras et les tableaux, +c’est une nullité !… L’intelligence ! l’art !… Papa +et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les +lèvres… Eh bien ! pour ta gouverne, retiens-le : +il y a autre chose que l’art et l’intelligence dans la +vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces moyens, +je veux les avoir… Je vais à qui peut me les +donner !</p> + +<p>« — Sans craindre de préparer ainsi ton malheur ?</p> + +<p>« — Mon malheur ?… Pourquoi ?…</p> + +<p>« — Parce que tu seras liée toute ta vie… y +songes-tu ?… <i>toute ta vie !</i>… à un être que tu +n’aimes pas !</p> + +<p>« — Que je n’aime pas ?… Qu’en sais-tu ?</p> + +<p>« — Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un +homme que tu puisses aimer.</p> + +<p>« — Pourquoi ? encore. Parce qu’il n’est pas un +homme supérieur ? je le reconnais… Ah ! ils rendent +heureuse leur femme, les hommes supérieurs !… +L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il +en est !… Et je ne veux pas du misérable et fugitif +bonheur que leur égoïsme leur permet de +nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les +yeux abîmés dans la contemplation de leur mérite, +grisés par l’admiration du public, toujours juchés +sur leur piédestal d’où ils ne descendent que +quand leur propre satisfaction les y invite. Ah ! +non ! je n’ai jamais ambitionné, depuis que j’ai +l’âge de comprendre, d’être la femme d’un homme +illustre !… Paul Asseline est simplement bon, c’est +vrai !… Mais au moins, ce n’est pas <i>lui</i>, c’est <i>moi</i> +qu’il aime. Et cela me plaît qu’il en soit ainsi !</p> + +<p>« Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette. +Ses paroles montaient vers moi comme de +grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle disait +était vrai si tristement !… Alors, après un court +silence, elle a repris, de la même voix martelée, +comme si, pour une fois, il lui semblait bon d’ouvrir, +un peu, son âme fermée :</p> + +<p>« — C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche ! Il +n’y a que cela d’enviable, sagement ! Retiens-le +encore, en passant, petite fille rêvassante… Une +fois riche, je suis certaine, tu entends, <i>certaine</i> +d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur +des soucis d’argent, des odieuses et perpétuelles +économies, de ces incertitudes d’avenir +dont je suis lasse… à être prête à tous les sacrifices +pour en être délivrée ! Cette fois, puisque la +destinée — ou la Providence ! — amène sur mon +chemin un homme qui ne me demande pas seulement +un flirt de quelques mois, mais m’offre un +mariage inespéré, je serais folle, absolument folle ! +de ne pas saisir cette chance unique. Peu m’importe +que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils +peuvent me donner la sécurité que je veux… +Les filles sans dot, comme nous, rappelle-le-toi, +ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être +sentimentales… Ce ne sont pas leurs beaux danseurs +qui les épousent !…</p> + +<p>« Il leur faut donc se contenter des autres, des +braves garçons sans ambition qui s’estiment très +heureux de leur offrir leur fortune, et se dire privilégiées, +elles, quand elles les rencontrent… Et +puis, jamais plus, n’est-ce pas, France, nous ne +reparlerons de ces choses. Une fois pour toutes, je +t’ai dit ce que je pensais… C’est vrai, je joue une +partie que je veux gagner… Et je la gagnerai !… +Bonsoir, enfant.</p> + +<p>« Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser. +Je n’ai pas fait un mouvement pour le lui rendre… +Quand elle a été sortie de ma chambre, que j’ai +été seule, je me suis mise à pleurer désespérément…</p> + +<p>« Que la vie est donc triste et mauvaise pour les +filles pauvres ! »</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>France cessa de lire et elle demeura immobile, +les mains jointes sur les feuillets, contemplant +avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant +des vagues.</p> + +<p>Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête +des choses qui, une heure plus tôt, lui emplissait +l’âme d’une sorte de joie enivrée.</p> + +<p>Sa pensée venait de soulever trop de graves +questions pour qu’elle n’en demeurât pas troublée.</p> + +<p>Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation +avec Colette. Ni l’une ni l’autre n’y avaient +fait allusion et toutes deux savaient bien que jamais +même elles n’en rappelleraient le souvenir. +Peut-être Colette n’y pensait déjà plus, absorbée +par son rêve. Mais elle, France, n’avait pas oublié +une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui +demeurait singulièrement amère et douloureuse…</p> + +<p>— Tante ! voilà tante France ! jeta une petite +voix d’enfant.</p> + +<p>Elle redressa la tête… Et alors elle aperçut, +débouchant sous la voûte ombreuse de l’allée, Rozenne +qui avait Bob dans ses bras. Une bonne +suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma +son cahier et se leva, un peu effarouchée de voir +sa retraite si lestement troublée.</p> + +<p>— Comment m’avez-vous découverte ? fit-elle +prenant la main du petit garçon qui, séduit par +l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre.</p> + +<p>— C’est un heureux… hasard ! fit Rozenne tranquillement.</p> + +<p>Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux +gris.</p> + +<p>— … En quittant la plage qui ressemblait au +Sahara, j’ai eu la nostalgie des arbres et je suis +grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce jeune personnage +qui se promenait sous l’œil de sa bonne. +Ensemble nous vous avons aperçue et nous sommes +venus bien poliment dire bonjour à « tante +France ». Est-ce que vous nous en voulez ?</p> + +<p>Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait +parce qu’il l’avait retrouvée, ne croyant guère que +le hasard seul l’eût conduit dans cette allée. Pourtant, +elle dit, sincère :</p> + +<p>— Je ne vous en veux pas parce que, ce matin, +mon esprit flânait… Autrement, je vous en voudrais… +Je suis très jalouse de ma solitude parce +qu’il me la faut absolument pour bien travailler.</p> + +<p>— Travailler ! Toujours !… C’est donc un vœu ?</p> + +<p>— Pas du tout, c’est un plaisir… Et une nécessité +aussi. Je vous félicite si vous ne la connaissez +pas.</p> + +<p>— Vous me dites cela comme vous me diriez +« tant pis pour vous » !</p> + +<p>Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle +s’était mise à marcher lentement. Au loin, des +sonneries de cloches annonçaient, dans les hôtels, +l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait +l’air, même sous les branches, que brûlait le +soleil. La mer était une nappe étincelante et, sur +la plage, il n’y avait pas la découpure d’une +ombre.</p> + +<p>De l’accablante température, France ne semblait +pas même s’apercevoir. Un peu plus rose, +peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de +paille, elle cheminait, en avant, souple et fine, +avec cette allure de jeune nymphe qui ravissait +toujours les yeux de Rozenne… Mais, tout à coup, +il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue +sérieuse et il eut l’intuition que, dans la +pensée de France Danestal, il pouvait bien y avoir +un blâme à son adresse.</p> + +<p>Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il +dit, la rejoignant :</p> + +<p>— Vous avez très mauvaise opinion de moi, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Sur quel chapitre ?</p> + +<p>— Celui de mon amour passionné pour la flânerie ; +si vous êtes une sévère moraliste, je mérite, +en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai +déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse +consiste à vivre, tant qu’il est possible, à sa fantaisie, +sans souci de rien d’autre.</p> + +<p>Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière +expression, ses prunelles profondes. Mais +ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea, impatient :</p> + +<p>— Pourquoi me considérez-vous ainsi ?</p> + +<p>— Je me demande jusqu’à quel point vous êtes +sincère ?</p> + +<p>— Je le suis en toute simplicité et humilité.</p> + +<p>— Ah !…</p> + +<p>Elle se tut ; puis, la bouche soulignée d’une +petite moue dédaigneuse, elle jeta avec une drôlerie +qui atténuait sa sincérité :</p> + +<p>— Cette fois, je vous le dis : tant pis pour vous ! +Je regrette bien que votre idéal ne soit pas de plus +haute envolée !…</p> + +<p>Rozenne la trouva délicieuse d’expression ; mais +en même temps, son amour-propre tressaillit désagréablement +de la sentir si convaincue.</p> + +<p>— Alors vous me mettriez en meilleure place +dans votre estime si je m’appliquais, toutes les +heures de ma vie, à opérer des affaires productives ; +ou si, comme un garçon bien pondéré, je +passais des journées à griffonner des chiffres dans +un bureau, ou je brandissais un sabre devant mes +recrues ahuries, ou…</p> + +<p>Elle se mit à rire ; et de sa manière gaîment +moqueuse, elle interrompit :</p> + +<p>— Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher +là ?… Et quel honneur excessif vous me faites, en +vous appliquant ainsi à vouloir me persuader que +vous avez bien raison de vivre à votre seule guise, +puisque la bonne destinée vous y autorise !… Je +vous assure que ma modeste opinion est sans importance +aucune… Vous savez bien que j’ai parfois +des idées de ma façon, un peu bizarres, sur +les gens et les choses… Mais je les tiens pour ce +qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que +lorsqu’on m’y invite expressément.</p> + +<p>— Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la +conscience bien nette, ont eu l’imprudence de vous +questionner à leur sujet !</p> + +<p>Du bout de sa canne il fouettait les herbes +minces qui bordaient le chemin dévalant sur Villers. +Et après un imperceptible silence, il jeta en +boutade :</p> + +<p>— C’est étonnant combien il m’est désagréable +de sentir peser sur ma chétive personne la sévérité +de vos jugements. Je suis navré que vous ne +soyez pas un tantinet paresseuse… Du moins, à +Villers !</p> + +<p>— Parce que ? interrogea-t-elle, curieuse.</p> + +<p>— D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être +plus souvent sur la plage, que vous fuyez dès +qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à +l’heure du bain…</p> + +<p>— A cette heure-là, elle est trop chic pour +moi !</p> + +<p>— Ou vous l’êtes trop pour elle…</p> + +<p>— Ce serait une question à débattre !</p> + +<p>— Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos +frères les hommes, et vos sœurs les femmes y +figureront brillamment ?</p> + +<p>— Vous parlez comme saint François d’Assise !… +Et vous vous trompez ! Si la fantaisie me +prend d’aller admirer les belles toilettes des +femmes mes sœurs, pour employer votre langage +évangélique, vous êtes certain de m’y voir arriver +un matin, à l’improviste.</p> + +<p>— Dieu ! que vous êtes taquine… autant que +méchante !</p> + +<p>— Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout +bonnement l’honneur de vous informer, en toute +sincérité, de mes opinions, et je suis très convaincue +qu’il ne vous déplairait pas de faire, le +matin, un brin de causette avec moi, sur la plage, +tandis que Colette éblouit Paul Asseline… Seulement…</p> + +<p>— Seulement, vous ne daignez pas me faire la +charité de ce brin de causette.</p> + +<p>— Parce que j’estime que vous n’êtes pas des +pauvres gens auxquels on fait l’aumône. Voilà… +Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres +raisons vous me souhaitiez paresseuse ?</p> + +<p>Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie ; +mais une séduction émanait de son sourire, du +regard d’eau bleue jailli entre les cils noirs, très +longs… Et un peu brusquement, il lança :</p> + +<p>— Ensuite, parce que si vous ne viviez pas, +comme vous le faites, en l’habituelle société des +individus supérieurs qui sont les auteurs de vos +livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être +alors quelque chance d’attirer un peu votre +attention !</p> + +<p>— Mon attention ? N’en ayez donc pas cure ! +Elle est fantasque, de façon déplorable… Elle se +donne à des sujets, à des occupations, à des objets +qui la passionnent et que les gens raisonnables +qualifieraient d’absurdes, neuf fois sur dix.</p> + +<p>France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues +claires où s’épandait la splendeur du soleil de +midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les villas +enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés +d’or roux, la mer d’un bleu profond, à peine ridé +de frissons légers, mouillait doucement le sable de +la plage déserte.</p> + +<p>Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau +et de lumière et s’immobilisa à le contempler. Mais +vers elle monta la voix de Rozenne qui disait d’un +ton mi-sérieux, mi-plaisant :</p> + +<p>— Comment, vous, qui sentez si vivement la +beauté des choses, ne vous contentez-vous pas, pendant +quelques semaines, de contempler les spectacles +offerts par la nature à ses fidèles ?… vous +laissant vivre, tout simplement, comme une exquise +petite fleur humaine…</p> + +<p>Elle secoua la tête et sourit.</p> + +<p>— Cela ne me suffirait pas… Ce que je sens +très profondément, il faut, presque malgré moi, +que je le traduise en des vers… Et ensuite, ces +vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils +ne soient pas trop indignes de ceux de mon père. +Vous savez, noblesse oblige !</p> + +<p>— Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces +vers qui m’apparaissent comme le fruit défendu ?</p> + +<p>— Que sait-on ? Je crois bien que je demeurerai +jalouse de les conserver pour moi seule, jusqu’au +jour où quelque grave raison me décidera à les +livrer au public… Et puis, là-dessus, je vous quitte, +car je voudrais reconduire Bob, afin d’embrasser +Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Une expression très douce, bien féminine, souriait +dans son regard bleu, entr’ouvrait ses lèvres, +dont le souple dessin avait une grâce caressante.</p> + +<p>Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée +qu’elle lui tendait :</p> + +<p>— Sans rancune !</p> + +<p>Elle se détourna et descendit la pente raide qui +conduisait chez sa sœur. Lui, continua son chemin, +impatienté contre lui-même pour toute sorte de +complexes raisons.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IV</h3> + + +<p>De sa fenêtre, France regardait sa sœur Colette +qui escaladait adroitement les hauteurs du mail +des Asseline ; puis, par les soins empressés de +Paul, se voyait installée en place d’honneur, où, +vêtue de rose, elle apparaissait comme une exquise +aurore, très parisienne. Et France, admirative, en +artiste, de la beauté de sa sœur, pensa que les +Asseline pouvaient s’estimer fiers d’emmener une +aussi jolie femme au <i>Grand Prix</i> de Deauville… +Opinion qui était, d’ailleurs, celle de Colette elle-même, +et pareillement de Mme Danestal, partie +en landau avec Mme Asseline, devenue presque +aimable.</p> + +<p>Elle, France, s’était dispensée de cette promenade +saupoudrée de poussière, ayant, depuis le +commencement de la <i>grande semaine</i>, goûté bien +plus qu’elle ne l’eût souhaité aux distractions +d’ordre hippique offertes aux amateurs. Elle avait +décliné l’invitation des Asseline, ravie d’une pleine +après-midi d’intimité avec Marguerite, à qui elle +avait promis la lecture du poème auquel, passionnément, +elle travaillait depuis son arrivée à Villers.</p> + +<p>Le mail avait disparu dans la foule des équipages +de toute sorte qui filaient vers Trouville par +la route sans ombre, allongée en bordure, derrière +les dunes basses de la côte. France, une seconde, +demeura à considérer l’horizon tourmenté d’un +ciel lourd d’orage et la mer haletante, d’un vert +glauque, que des nuages marbraient de nappes +sombres… Puis, l’esprit traversé par l’idée que +Marguerite, peut-être, avait besoin d’elle pour +garder le remuant petit Bob, vite elle s’arracha à +un spectacle dont elle n’était jamais lasse pour +aller trouver sa sœur.</p> + +<p>Une exclamation de plaisir salua son entrée +dans le minuscule salon où Marguerite s’était +réfugiée pour fuir l’étouffante atmosphère du +jardin.</p> + +<p>— Oh ! France, déjà ! Que tu es gentille de me +sacrifier ainsi ton après-midi entière !</p> + +<p>En guise de réponse, France embrassa sa sœur +avec tant de tendresse que la jeune femme put être +éclairée sur la valeur du sacrifice qu’elle lui faisait…</p> + +<p>— Tu es seule, Marguerite ? André est déjà parti +pour Trouville ?</p> + +<p>— Non, pas encore. Il devrait être en route ; +mais, après le déjeuner, je me suis trouvée un peu +fatiguée et il n’a pas voulu me quitter.</p> + +<p>— Et maintenant, chérie, tu es mieux ?</p> + +<p>— Oui ; le temps orageux m’avait énervée. Les +futures mamans, dans mon état, sont exposées à +ces petites misères. Ce n’est rien !</p> + +<p>France n’insista pas, sachant combien Marguerite +redoutait qu’on prît garde à sa santé ; mais +son regard anxieux s’attacha une seconde sur le +visage altéré de sa sœur. La crainte l’effleurait +que son beau-frère, par quelque parole malencontreuse, +n’eût, une fois de plus, attristé Marguerite, +trop aimante pour ne pas sentir le moindre froissement. +Il entrait justement, très souriant, lui, +habillé avec un soin raffiné, dont il était coutumier, +la jumelle de courses en sautoir. Il se découvrit +à la vue de la jeune fille ; et, courtoisement, +baisa la main qu’elle lui tendait.</p> + +<p>— Comment, France, vous êtes ici ? Pas aux +courses ?</p> + +<p>— Non, je n’aime ni la cohue ni la poussière. Et +Marguerite, toujours hospitalière, veut bien me recueillir !</p> + +<p>— Mais c’est une vraie joie pour elle de vous +avoir !… Ainsi, je n’ai plus de scrupules à la +laisser. Vous allez mieux, n’est-ce pas, Marguerite ? +Votre mal de tête s’est dissipé ?</p> + +<p>— Il se dissipera sûrement…</p> + +<p>André ne répondit pas. Attentif, il passait dans +sa boutonnière un merveilleux œillet qu’il venait +d’enlever dans le vase de cristal placé près de la +jeune femme. Il y eut un silence qui laissa entendre +dans le jardin la petite voix de Bob entrecoupée +de larmes.</p> + +<p>— Qu’a-t-il donc ? fit Mme d’Humières tout +de suite debout.</p> + +<p>— Je vais voir, Marguerite ; ne t’agite pas, dit +aussitôt France, qui avait l’intuition que sa sœur +désirait être seule pour recevoir l’adieu de son +mari.</p> + +<p>Elle passa dans le jardinet, où Bob trépignait +devant la chute d’un pâté de sable. Elle le calma ; +mais discrète elle demeura près de lui, l’aidant à +la construction d’une nouvelle pyramide. Par la +fenêtre large ouverte, lui arrivaient cependant les +paroles que sa sœur disait d’une voix assourdie :</p> + +<p>— André, vous serez raisonnable cette fois, vous +ne jouerez pas ?</p> + +<p>— Mais non, mais non !… Je ne jouerai pas ; je +serai sage comme les pauvres mioches qu’on mène +dans les beaux magasins avec la seule permission +de regarder, sans toucher à rien.</p> + +<p>— André, promets-moi sérieusement, je t’en +prie !… Sans quoi, toute la journée encore, je serai +tourmentée !</p> + +<p>— Et tu te rendras malade bien inutilement ; +car je ne puis jamais oublier tout à fait que le jeu +est un plaisir interdit aux pauvres diables comme +moi ! Sois donc en paix, ma chère Minerve.</p> + +<p>Elle insistait :</p> + +<p>— Tu me promets que tu ne te laisseras pas +entraîner quand tu verras jouer Paul Asseline et +les autres ?</p> + +<p>— J’aurai l’héroïsme d’un saint et je résisterai. +Je me contenterai, pour toute distraction, de contempler +les belles toilettes féminines, celles dont +j’aimerais à vous voir habillée, petite Cendrillon, +qui poussez vraiment un peu loin l’amour de la +simplicité. Ah ! Marguerite, quand serez-vous coquette !</p> + +<p>France entendit la voix un peu lasse de sa sœur +répondre :</p> + +<p>— En mon état, je n’ai vraiment que faire de +l’être !</p> + +<p>— Mais, au contraire, ma chère, vous devriez +lutter pour triompher des malices de la nature. +C’est là, justement, le grand art de la femme ! Je +vous garantis que Colette le pratiquera.</p> + +<p>— C’est qu’elle en aura les moyens, le loisir, la +force et le goût ! Tout cela me manque, à moi, en +ce moment !</p> + +<p>— Ce qui est bien dommage pour vous et +pour moi ! répliqua-t-il, un peu sèchement. Quand +vous voudrez bien être plus élégante, j’en serai +ravi !</p> + +<p>France tressaillit, indignée. Ah ! comme elle eût +voulu répondre à son beau-frère. Mais Marguerite, +elle, disait simplement avec un peu d’ironie triste :</p> + +<p>— Je serai élégante, du moins, j’essaierai de +l’être, quand je ne me préparerai plus à être une +maman et quand nous serons riches !</p> + +<p>— Alors, ce n’est pas de sitôt !… Et vous seriez +charitable de ne pas me le rappeler. Allons, ne +parlons plus de tout cela !… Au revoir, Margot. +Tâchez de ne pas vous ennuyer. Heureusement, +vous avez France, aujourd’hui ; je vous laisse donc +sans remords…</p> + +<p>A l’accent d’André, France devina que son +baiser d’adieu avait dû être bien léger. Il sortit de +la maison et se trouva devant la jeune fille, agenouillée +dans l’herbe auprès de Bob. Il lui lança +un amical :</p> + +<p>— Au revoir, France, je vous confie votre sœur.</p> + +<p>Et il passa, après une petite caresse à Bob, qui +avait couru vers lui en trottinant. France, encore +un instant, joua avec l’enfant ; puis, le voyant de +nouveau occupé à fourrager sur la pelouse, elle +revint vers le salon dans la crainte que sa sœur +n’eût besoin d’elle. Mme d’Humières n’avait pas +dû bouger depuis que son mari l’avait quittée. +Immobile sur la chaise longue, les mains tombées +sur ses genoux, elle regardait loin devant elle, +avec des yeux qui ne voyaient pas, dans l’infini de +ce ciel d’orage, lourdement gris ; et, très lentes, de +grosses larmes glissaient entre les paupières à +demi closes.</p> + +<p>Une angoisse éperdue bouleversa France qui +s’était arrêtée sur le seuil de la pièce, n’osant aller +vers la jeune femme dans la crainte d’être indiscrète. +Mais Marguerite sentit tout de suite sa présence +et, se redressant, tourna la tête pour cacher +son visage… Déjà France était près d’elle, agenouillée +à côté de la chaise longue, et ardemment, +tout bas, comme une enfant, elle lui murmurait :</p> + +<p>— Oh ! Marguerite, ma chère aimée, ne sois pas +triste !</p> + +<p>Elle n’osait rien ajouter, arrêtée par la crainte +délicate de prononcer un mot qui pût être pénible +à sa sœur.</p> + +<p>Les doigts de Marguerite effleurèrent ses cheveux +d’un geste tendre, tandis qu’elle disait, la +voix assourdie :</p> + +<p>— Ma petite chérie, ne t’agite pas pour moi ! Je +suis nerveuse en ce moment, parce que je ne suis +pas très bien portante. N’y prends pas plus garde +que je ne le fais moi-même. Et surtout, ne t’imagine +pas des folies à mon sujet.</p> + +<p>— Je ne m’imagine rien, Marguerite, fit lentement +la jeune fille.</p> + +<p>Elle ne continua pas ; mais son regard achevait +ce que sa bouche n’articulait pas, et le pâle visage +de Marguerite se rosa une seconde ; elle sentait +bien qu’elle ne pouvait tromper l’intuition du cœur +aimant de France. Ses yeux graves arrêtés sur +ceux de sa jeune sœur, elle dit doucement :</p> + +<p>— France, crois-moi, on peut être heureuse encore, +très heureuse, même quand on l’est <i>autrement</i> +qu’on l’avait souhaité…</p> + +<p>— Oh ! pourquoi l’est-on « autrement » ?</p> + +<p>— Sans doute parce que, quand on est très +jeune, on rêve des bonheurs si grands qu’ils sont +irréalisables.</p> + +<p>— Marguerite, penses-tu donc qu’ils le sont tous +et toujours ?</p> + +<p>Mme d’Humières eut un sourire mélancolique.</p> + +<p>— Je pense que, du moins, il n’est pas donné à +beaucoup de créatures de les posséder. Je pense +que si l’on veut pouvoir se dire heureux, il faut +très peu demander à la vie, se contenter des miettes +de bonheur dont elle nous fait parfois la charité, +n’avoir pas d’espoirs ambitieux, pour n’être pas +déçu…</p> + +<p>France avait écouté sa sœur avec une attention +passionnée. Toute sa jeunesse se révoltait devant +l’austère destinée évoquée par les paroles de la +jeune femme.</p> + +<p>— Et tu trouves qu’ainsi l’on est heureux ? Il +faut être <i>toi</i>, ma dévouée grande sœur, pour avoir +une pareille sagesse ! Jamais, moi, je ne me contenterais +d’un aussi misérable bonheur ! Je suis +prête à donner… ah ! beaucoup ! mais je veux recevoir +autant que je donnerai… être aimée autant +que j’aimerai !… Sinon, je préfère mille fois rester +seule et libre toute ma vie.</p> + +<p>Marguerite la regarda, les yeux pleins de pitié +tendre. D’un geste maternel, elle posa sa main sur +le front de la jeune fille restée tout près d’elle.</p> + +<p>— France, tu parles comme une enfant. La vie +n’est pas un roman… Tu le sais bien, pourtant…</p> + +<p>— Mais chacun peut y avoir son roman, un +roman très cher qui, seul, fait qu’elle vaille la peine +d’être vécue…</p> + +<p>Les mains de Marguerite se joignirent d’un geste +inconscient ; et une contraction donna une seconde, +à ses lèvres, une intense expression d’amertume :</p> + +<p>— Moi aussi, France, quand j’avais ton âge, j’ai +rêvé tout ce que tu rêves… et j’ai cru que je le +trouverais… La réalité m’a appris que c’était là +une illusion de petite fille et elle m’en a sagement +guérie, pour mon bien… Seulement, ces guérisons-là +s’achètent si durement que je voudrais, chérie, +te préserver d’en avoir besoin !… Prends garde de +vivre trop dans le rêve !</p> + +<p>— Non, Marguerite, je ne vis pas dans le rêve, +puisque je comprends parfaitement que je souhaite +l’impossible, à peu près. Mais je suis comme celles +qui ont eu, tellement belle, une vision, qu’elles ne +peuvent plus l’oublier et se contenter d’une mesquine +réalité !… Si je ne puis être aimée comme +je veux l’être… eh bien ! je ne me marierai pas… +Et je serai peut-être bien plus heureuse ainsi !</p> + +<p>Mme d’Humières eut un geste de la main, +comme pour arrêter la jeune fille. Entre elles +tomba un silence, lourd de leurs pensées dont nul +bruit extérieur ne les distrayait. Car, au dehors, +c’était le grand calme des après-midi de dimanche, +animé seulement par le murmure lointain de la +mer, par de sourds grondements d’orage dans le +ciel plombé. A peine, par instant, montait un éclat +de voix, de quelque jardin tout proche.</p> + +<p>France, d’un geste machinal, tourmentait les +pages d’une Revue, les yeux tournés vers les eaux +assombries qui frémissaient sous d’invisibles souffles. +Mais elle rejeta le volume, car Marguerite reprenait +lentement, comme si elle précisait une +pensée gardée confuse en elle jusqu’alors :</p> + +<p>— Ce n’est pas une destinée pour la femme de +demeurer seule. Elle a besoin d’un compagnon et +d’un enfant…</p> + +<p>— D’un compagnon… oui, si ce compagnon doit +être un protecteur, un soutien, un ami très tendre +et très dévoué, comme il désire que la femme soit +pour lui dévouée et tendre… Combien y en a-t-il +ainsi ?</p> + +<p>— France, France, tu parles de ce que tu +ignores ! Tu es trop jeune, mon enfant chérie, pour +bien juger les hommes… Tu ne les connais pas +encore assez !</p> + +<p>La voix de France s’éleva presque amère.</p> + +<p>— Oh ! si, Marguerite, je les connais déjà bien… +Dans le monde où nous vivons, on a très vite une +vieille âme, trempée par l’expérience. Ne le regrette +pas trop pour ta petite France, ma chérie… +Mieux vaut être renseignée tout de suite ! Ainsi +l’on s’évite peut-être de grosses désillusions, surtout +de celles qui bouleversent quelquefois toute +une vie…</p> + +<p>France s’arrêta pensive, et sa sœur n’essaya pas +de lui répondre, si mélancolique qu’il lui semblât +d’entendre ainsi parler une enfant.</p> + +<p>Elle voulait connaître toute sa pensée pour +trouver les mots qu’il faudrait lui dire. D’ailleurs, +France reprenait :</p> + +<p>— Tu as protesté tout à l’heure, Marguerite, +quand je t’ai dit que, sans doute, je ne me marierai +jamais. Moi, j’ai tellement l’idée que ce sera, fatalement, +ma destinée, qu’à l’avance je l’accepte et +sans peine…</p> + +<p>— Tu en es sûre, pourquoi ?</p> + +<p>— Parce que je sais très bien dans quelle situation +fausse se trouvent les filles sans fortune +comme moi quand elles vivent dans un milieu tel +que le nôtre… Qui m’épouserait ?… Les garçons +riches recherchent les héritières… Les autres, les +travailleurs, qui, eux, accepteraient peut-être bien +une femme pauvre, sont effarouchés de notre élégance +et ne devinent pas qu’elle est, très souvent, +l’œuvre de notre adresse ; qu’elle ne nous empêche +en rien d’être d’aimantes, fidèles, raisonnables +petites femmes… Alors, que pouvons-nous devenir ?… +Je ne me résignerai jamais, moi, à me marier +comme veut le faire Colette ; et je ne suis pas +bonne et généreuse comme toi, Marguerite… Jamais, +non plus, je n’aurai la vertu d’être satisfaite +dans une existence pétrie de calculs incessants, de +préoccupations de ménagère, en gardant pour moi +seule la plus lourde part des ennuis, des responsabilités, +des devoirs… Ce qui me paraît une +odieuse injustice !</p> + +<p>Un sourire très doux glissa sur les lèvres de la +jeune femme.</p> + +<p>— Tu dis cela, France, parce que tu n’aimes pas. +Autrement, tu saurais que c’est une vraie joie de +se dévouer au repos de quelqu’un qui vous est +cher… Et cela semble si naturel et si facile !</p> + +<p>— Cela surtout le paraît à ceux qui en profitent ; +tellement même, qu’ils ne songent guère à +en être reconnaissants… Encore une chose qui me +révolte, peut-être plus que bien d’autres injustices !</p> + +<p>Les mots étaient échappés à France, tant ils +étaient le cri de tout son cœur, tant elle était sincère +toujours avec sa sœur. Elle les regretta quand +elle vit devenir presque sévère le visage de la jeune +femme dont les doigts avaient instinctivement saisi +son anneau de mariage.</p> + +<p>— C’est en pensant à André, n’est-ce pas, que +tu viens de parler… Tu es dure pour lui… Pourquoi ?…</p> + +<p>— Parce que, ma grande sœur chérie, il me +semble qu’il ne te rend pas heureuse autant que +tu le mérites…</p> + +<p>— Je suis heureuse…</p> + +<p>— Heureuse par lui ?… Comme tu l’avais rêvé, +attendu, espéré quand tu es devenue sa femme ?… +Oh ! Marguerite, si je pouvais le croire…</p> + +<p>Ardemment, avec une infinie tendresse, les yeux +de France interrogeaient ceux de sa sœur.</p> + +<p>— Je suis heureuse différemment peut-être, fit +Mme d’Humières d’une voix basse qui tremblait +un peu ; mais je suis heureuse entre mon mari et +mon enfant, mon beau petit Bob… France, ma +chérie, crois-moi, je te parle en toute sincérité… +Depuis notre arrivée ici, j’ai senti bien des fois que +tu jugeais mal cette jeunesse morale d’André qui +le rend si avide de distractions, de mouvement, +même des plaisirs mondains dont il est sevré d’ordinaire… +Mais c’est, justement, parce que je le +vois jeune ainsi, que je ne veux à aucun prix lui +apparaître comme une entrave maussade…</p> + +<p>— Oui ; et lui trouve parfait que tu le gâtes +déplorablement !</p> + +<p>Une ombre de gaîté effleura, cette fois, le visage +de Mme d’Humières.</p> + +<p>— Je le gâte en quoi ?</p> + +<p>— En tout !… Tu le traites comme s’il était le +frère aîné de Bob ; un grand enfant auquel il faut +tout passer et qui n’a, lui, d’autre souci à avoir que +son propre plaisir, sans s’inquiéter que tu en +jouisses ou non, que…</p> + +<p>France ne continua pas. D’un geste faible, sa +sœur l’arrêtait.</p> + +<p>— Je te le répète, France, il est jeune ! Les +années le transformeront assez vite !…</p> + +<p>— Mais, toi aussi, tu es jeune… et tu uses ta +jeunesse à garder pour toi seule la part des +soucis.</p> + +<p>Mme d’Humières eut un mouvement d’épaules.</p> + +<p>— Qu’est-ce que cela fait… Il partage mes +préoccupations quand il les connaît… Seulement, +autant qu’il dépend de moi, j’évite de les lui faire +connaître… Ici, surtout, je souhaite le laisser jouir +de tout ce dont il se trouvera de nouveau sevré +dans le petit pays perdu qui va être encore notre +résidence. La pensée qu’il est content suffit pour +que je le sois, moi aussi… Puisque Dieu m’a armée +de courage et de patience, je puis bien attendre +que l’avenir me donne, comme j’en ai la ferme +confiance, André tel que je le souhaite… Vois-tu, +ma petite France, — retiens-le pour plus tard, — nous +autres femmes, nous, devons beaucoup pardonner, +être patientes infiniment et ne jamais +désespérer de connaître, un jour, le parfait unisson +avec celui qui nous est cher par-dessus tout…</p> + +<p>France répéta, pensive :</p> + +<p>— Le parfait unisson…</p> + +<p>— Oui, le vrai !… Non pas celui qu’on croit posséder +aux premiers jours du mariage quand on vit +dans une ivresse qui ne dure pas… qui ne peut pas +durer…</p> + +<p>— Oh ! pourquoi, Marguerite ?</p> + +<p>— Parce que les jours qui passent en guérissent !… +Bienheureux, les époux qui en guérissent +en même temps…</p> + +<p>France ne répondit pas. Elle sentait bien que sa +sœur venait, peut-être involontairement, de penser +tout haut. Pour le cœur aimant de la jeune femme, +il avait dû y avoir des froissements, des révoltes +que ses lèvres n’avoueraient jamais, dont elle avait +triomphé, à un prix qu’elle seule savait, peut-être +avec l’espoir que l’avenir et son influence feraient, +de son mari, l’homme qu’elle avait cru rencontrer +au temps de ses fiançailles… Et France, une seconde, +la contempla avec une sorte de respect +tendre, où il y avait une estime très haute. Puis, +d’un élan, elle se pencha, et ses lèvres baisèrent la +main de la jeune femme.</p> + +<p>— Marguerite, ma chère aimée, tu as bien raison +d’espérer dans l’avenir !… Il est impossible qu’un +cœur comme le tien n’obtienne pas tout le bonheur +qu’il mérite !</p> + +<p>— Que Dieu t’entende ! murmura Mme d’Humières +avec une ferveur grave… Et puis, maintenant…</p> + +<p>Et elle changea de ton soudain…</p> + +<p>— … Maintenant parlons de choses moins austères… +Ma pauvre petite France, je t’ai attristée +avec toutes mes réflexions décourageantes !… Pour +que nous les oubliions, veux-tu me lire ton poème, +comme tu me l’as promis ?… Seulement j’aimerais +bien l’entendre avec la musique dont tu l’accompagnes. +Allons trouver ton piano…</p> + +<p>— Oui, si l’orage le permet. Regarde, Marguerite, +voici la pluie…</p> + +<p>De larges gouttes s’abattaient, en effet, sur le +jardin poudreux ; et, dans le vestibule, on entendait +la petite voix de Bob qui protestait parce que +sa bonne le rentrait précipitamment.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>V</h3> + + +<p>Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat +fut de mettre dans l’air, tout à coup fraîchi, une +senteur de verdure mouillée. Puis le ciel s’éclaira.</p> + +<p>— La pluie est finie. Profitons-en vite pour +aller trouver ton piano, France, dit Mme d’Humières.</p> + +<p>Debout devant la glace, elle mettait son chapeau +avec un coup d’œil de pitié moqueuse pour +la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais au +même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta.</p> + +<p>— Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger ? +Veux-tu voir, France ?</p> + +<p>La jeune fille apparut au seuil du jardin.</p> + +<p>— Oh ! monsieur Rozenne !… Comment, vous +n’êtes pas à Deauville ?</p> + +<p>— J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu +parce que je m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse +et trop parfumée d’odeurs multiples… Alors +j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de +Mme d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y +trouver que me voici !… Seulement vous sortez !…</p> + +<p>Il avait l’air si sincèrement déçu que France se +mit à rire :</p> + +<p>— Nous sortons, en effet ; mais puisque notre +société vous paraît à ce point précieuse, car je suppose +que ce n’est pas le salon tout seul de Marguerite +qui vous tentait, nous vous emmènerons pour +peu que cela vous plaise… J’allais faire un peu de +musique à Marguerite et lui lire quelques vers…</p> + +<p>— Lui lire votre poème, n’est-ce pas ?…</p> + +<p>— Oui…</p> + +<p>— Ah ! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir !</p> + +<p>Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au +cœur une petite sensation de plaisir. Et comme +Marguerite les rejoignait, elle dit gaîment :</p> + +<p>— Chérie, voici un transfuge de Deauville !…</p> + +<p>— Vous y avez vu notre colonie ? interrogea +Mme d’Humières.</p> + +<p>— Parfaitement, madame. Votre mari était un +type parfait de gentleman très chic. Quant à +Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui l’apercevaient. +Même l’austère Mme Asseline était admirative +et elle m’a fait l’honneur de me confier +qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de femme +qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette !…</p> + +<p>Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi +les joueurs et que, pensant à sa jeune femme, il +avait discrètement essayé de l’entraîner, mais sans +succès… Et pas davantage, il ne dit que s’il était +si vite revenu, c’est que France Danestal n’était +pas à Deauville… Soudain, il avait eu la pensée +tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec +elle dans Villers déserté ; et aussitôt, il s’était +jeté dans le premier train qui remontait vers la +petite plage, certain de trouver la jeune fille chez +Mme d’Humières.</p> + +<p>Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de +plus, la destinée réalisait son désir ; et, par surcroît, +il allait lui être donné de savoir enfin quelle +valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille +qu’on disait étonnamment douée ; qui, du moins, +travaillait avec passion.</p> + +<p>Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait +pour bien installer sa sœur dans le salon où +elle venait faire de la musique, hors de l’hôtel +dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une +pièce souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait +sur une allée conduisant à la plage. Tout à +coup, comme elle rencontrait, par hasard, le regard +de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité +qui, violemment, s’attachait à elle. Une flambée +rose lui monta aux joues ; et gamine, elle jeta :</p> + +<p>— Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous +deux vous me semblez intimidants, tout prêts à +m’écouter solennellement…</p> + +<p>— Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis. +N’est-il pas vrai, madame ?</p> + +<p>— Soit… Mais votre recueillement me paraît +terrible !… Aussi, pour me donner du courage, je +vais commencer par vous dire quelques-unes de +mes premières poésies, celles qui se sont fait déjà +des amis…</p> + +<p>— Ce que tu voudras, chérie, dit doucement +Marguerite.</p> + +<p>France lui sourit. Elle resta debout devant la +fenêtre ouverte, adossée à l’appui de la croisée, +son harmonieuse silhouette dressée, dans la robe +claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel +éclairci où flottait maintenant un reflet d’or blond. +Délicatement, la lumière estompait le dessin de la +petite tête, allumant des clartés capricieuses dans +la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni +Rozenne, les yeux arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient +dans un vase de vieille faïence, elle +commençait d’une voix que l’intime émotion faisait +trembler un peu…</p> + +<p>Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que +ses yeux d’artiste trouvaient à l’observer, dans la +stupéfaction qu’une enfant de dix-huit ans eût été +capable d’écrire de tels vers, si personnels de +forme ; d’exprimer, avec cette incomparable poésie, +des impressions, des pensées, des sentiments que, +seule, une femme supérieure pouvait connaître…</p> + +<p>Et comme elle les disait, ces vers !… avec une +absolue simplicité, sans geste, ni intention cherchée, +mais en artiste qui vit son œuvre, d’une voix +dont le seul timbre était un chant…</p> + +<p>Il allait trahir son enthousiasme… Du geste, +elle l’arrêta. Un sourire étrangement lumineux +était sur sa bouche :</p> + +<p>— Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon +poème !… Je n’ai plus peur. Je sens que nos pensées +sont en communion…</p> + +<p>C’était vrai que toute appréhension venait de +s’évanouir en elle, dans sa jouissance de communiquer +à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui faisait +battre le cœur, à elle, la créatrice.</p> + +<p>Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre +large ouverte qui lui laissait apercevoir comme +elle aimait l’infini de la mer. Rozenne, alors, vint +s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression +de son visage. Marguerite, la tête renversée +sur le dossier de son fauteuil, écoutait avec +des yeux qui rêvaient.</p> + +<p>Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été. +Elles s’égrenèrent en sonorités richement colorées +qui éveillaient la vision des midis brûlants, ivres +de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits +chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans +une clarté d’argent…</p> + +<p>Puis leur timbre s’assourdit ; elles se firent lointaines. +Alors, comme un musical murmure, elles +suivirent le rythme du vers auquel, étroitement, +elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des +paysages entrevus par un regard d’artiste, par une +âme de poète qui adorait la beauté des choses +créées et le disait avec des mots où tressaillait +l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs, +des regrets, des joies, d’une créature jeune, passionnément +vivante.</p> + +<p>Avec une attention presque grave, maintenant, +Rozenne regardait la jeune fille ; et, en l’écoutant, +il sentait que l’art était vraiment son dieu, fervente +petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le +cœur demeurait fermé — encore… — à l’amour +des hommes. Jamais il n’en avait eu l’impression +si forte et si irritante.</p> + +<p>Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante +d’avoir ainsi livré son âme, il eut un cri enthousiaste :</p> + +<p>— C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous +avez créé là !… Ah ! comme vous êtes bien la fille +de votre père !…</p> + +<p>Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu +de la jeune fille :</p> + +<p>— Réellement, cela vous semble bien ?…</p> + +<p>— C’est beaucoup mieux que bien… Je comprends +maintenant que vous ne trouviez rien de +plus délicieux que votre travail !</p> + +<p>— Oui, j’aime la musique et la poésie plus que +tout au monde, dit-elle d’une voix contenue. Elles +me donnent des joies qui ne sont comparables à +aucune autre… Marguerite, tu es contente ?</p> + +<p>Mme d’Humières eut un sourire tendre.</p> + +<p>— Je ne suis pas seulement contente, je suis +bien fière de ma « fille »… Oh ! chérie, tu as le +don de Dieu, toi aussi…</p> + +<p>La même clarté splendide jaillit du regard de +France. Cette émotion qu’elle sentait dans l’âme +de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la consécration +d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté +le cri de sa jeunesse, enivrée de la vie.</p> + +<p>Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans +la pensée, elle analysait son poème en même +temps que Rozenne ; elle recueillait les impressions +éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse, +se réjouissait d’un éloge qui était une sanction…</p> + +<p>Marguerite, rappelée par la nécessité de garder +son fils, était sortie doucement de la pièce, sans +troubler la causerie…</p> + +<p>Spontanée toujours, France disait, ravie :</p> + +<p>— Vous ne pouvez savoir comme il me semble +bon que vous trouviez un peu de valeur à mon +œuvre !… A certaines heures, j’ai été hantée si +durement par l’idée que je m’étais trompée sur +son compte, qu’elle n’exprimait en rien ce que +j’avais voulu lui faire dire… que j’avais pris un +amusement de gamine pour un travail digne d’être +lu… Ah ! j’ai pensé des choses bien décourageantes !</p> + +<p>— Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez +pas été une femme de peu de foi ?</p> + +<p>— Heureusement ! Ce sont ces heures-là qui +m’ont soutenue et aidée à supporter les autres.</p> + +<p>— Et maintenant que l’œuvre est vivante, +qu’elle est bonne — cela, j’en suis certain — vous +n’allez pas la garder pour vous toute seule ?… Il +faut la faire connaître…</p> + +<p>Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre +avait passé sur son visage expressif. Il la regarda, +surpris.</p> + +<p>— A quoi pensez-vous ?… Est-ce que vous +hésitez à faire éditer votre poème ?</p> + +<p>— Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée +de le livrer au public… Cela m’aurait semblé une +profanation… Aujourd’hui, je suis bien plus sage. +Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers, +et même ma musique, je les lui donnerai avec beaucoup +de joie, parce que je suis devenue une femme +raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très +pratiques !</p> + +<p>Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient +bizarres dans sa bouche de petite muse… +Mais, tout à coup, la petite muse avait disparu ; il +n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne +Parisienne, qui avait d’exquises lèvres moqueuses +et de grands yeux clairs, larges ouverts sur la +réalité.</p> + +<p>Il demanda :</p> + +<p>— Que rêvez-vous donc ?</p> + +<p>— De gagner de l’argent !</p> + +<p>— Pourquoi ?…</p> + +<p>— Pour n’avoir plus à en demander !… Ce qui +est odieux… surtout quand on demande très souvent +en vain !… Pour pouvoir en dépenser qui serait +à moi, autant que je voudrais !… Oh ! je sais +bien que j’ai toute sorte de chances pour en rester +avec mes inutiles vœux !… Mais peu importe !… Je +suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens +sont à ma disposition pour améliorer l’état de mes +finances, que je serais bien lâche de me laisser +arrêter par la crainte de ne pas réussir ! Seulement, +j’envie, oh ! de toute mon âme ! ceux qui peuvent +aimer l’Art pour lui seul !… Vraiment, s’il m’était +donné d’écrire des vers, de composer de la musique +uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais +ma part de richesse large à n’en pas désirer +d’autre !</p> + +<p>Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine, +une sorte de colère cingla son orgueil masculin, +parce que cette trop séduisante créature prétendait, +à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant +dans son Éden, dédaigneuse des joies humaines, +sans prix pour les simples mortels.</p> + +<p>Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent +les cœurs, la voir enfin toute vibrante, troublée par +lui, pour lui… Mais il rencontra son regard limpide…</p> + +<p>Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à +coup, elle se levait d’un bond souple, après un +regard vers la pendule :</p> + +<p>— Vous voulez partir déjà ?</p> + +<p>— Déjà ! Mais savez-vous qu’il est plus de six +heures !… Comme nous avons bavardé longtemps !</p> + +<p>— Croyez-vous ? fit-il avec une sincérité caressante. +Cela m’a paru si court !</p> + +<p>— Oh ! à moi aussi ! Vous avez été un auditeur +tellement délicieux, que jamais je ne pourrai assez +vous en remercier.</p> + +<p>Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant +ses deux mains avec un sourire dont la grâce le +grisait comme un philtre.</p> + +<p>Il en eut conscience et il eut peur des paroles +que sa fragilité pouvait lui faire prononcer.</p> + +<p>Résolument alors, il se détourna, regardant +dehors, vers la mer, tandis que, debout devant la +glace, elle remettait son chapeau.</p> + +<p>Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être, +un auditeur de plus qu’elle ne le pensait. Sur le +banc de l’étroite allée, juste sous la baie de la +croisée, était assis un homme d’une cinquantaine +d’années ; sans doute, quelque touriste de passage. +Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose. +Quand France parut, sortant du salon, ses yeux — de +petits yeux vifs sous d’épais sourcils en +broussaille blanche — s’attachèrent sur elle avec +une attention et une surprise si évidente que Rozenne +en fut frappé.</p> + +<p>Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et +ne remarqua pas que, d’une façon discrète, il la +suivait de loin. Après un amical adieu à Rozenne, +elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement +absorbée par son rêve intime ; et elle eut un +tressaut de créature soudain réveillée, à la vue du +mail des Asseline arrêté devant l’hôtel, après avoir +ramené Colette.</p> + +<p>Paul était descendu pour accompagner la jeune +fille, qui lui parlait sous la haute porte d’entrée, +et France fut frappée de l’expression triomphante +du visage de sa sœur…</p> + +<p>Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées +ambitieuses et son succès possible… Elle venait +d’apercevoir, traversant la rue, André d’Humières +qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement +d’angoisse elle pensa :</p> + +<p>— Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et +perdu !…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VI</h3> + + +<p>— Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle.</p> + +<p>— Qui m’attend ?… moi ?… répéta France, surprise.</p> + +<p>C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche, +et elle rentrait d’une anxieuse visite à sa +sœur, qu’elle avait trouvée très pâle, « brisée par +une mauvaise nuit », avait expliqué Marguerite, +mais silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau +souci que pouvait lui avoir apporté la légèreté +de son mari… Aussi France n’avait-elle rien laissé +voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de +son beau-frère et quelques paroles échappées à +Paul Asseline.</p> + +<p>— C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a +demandée après s’être informé si Mme Danestal +était là… Mais Madame venait de sortir avec +Mlle Colette.</p> + +<p>Qui pouvait bien désirer lui parler ? L’idée traversa +son esprit que, peut-être, il s’agissait de +quelque dette d’André, contractée la veille… Rapidement, +elle ouvrit la porte… Et elle se trouva +face à face avec un homme de petite taille, coiffé +de cheveux blancs, plantés drus sur un large front +pensif, que coupaient des rides profondes… C’était +un inconnu pour elle… Cependant, elle eut l’impression +d’avoir vu déjà ces traits violemment dessinés.</p> + +<p>Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la +pièce, et elle rencontra le regard attentif et pénétrant, +presque aigu, de deux yeux très vifs… +Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son +visiteur, c’était l’étranger qu’elle avait croisé la +veille, au sortir de l’audition donnée à sa sœur et +à Claude Rozenne… Elle le reconnaissait soudain. +Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un +peu saisie, attendait une explication.</p> + +<p>— Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant +sur l’inconnu des prunelles attentives. Il +continuait :</p> + +<p>— Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle, +de me présenter à vous aussi brusquement… +Mais je ne connaissais ici personne qui pût +m’amener vers vous ; ou, du moins, quittant Villers +aujourd’hui, je n’avais pas le loisir de chercher si +le hasard ne nous avait pas donné quelques communes +relations…</p> + +<p>— Pour ?</p> + +<p>Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté.</p> + +<p>— Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous +voulez bien m’accorder un moment d’audience.</p> + +<p>Silencieusement, elle lui indiqua un siège et +s’assit elle-même, devenue curieuse.</p> + +<p>— Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous +confesse une indiscrétion dont je me suis rendu +coupable à votre égard. Je passais hier dans l’allée +où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait +que vous récitiez des vers… J’étais fatigué… +Un banc était là. Je me suis assis ; et ainsi, par +hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un sonnet +que vous commenciez… Ce quatrain a suffi +pour me donner le désir d’entendre le sonnet tout +entier, car la poésie me passionne comme aux +beaux jours de ma jeunesse… A ce point que je +ne me suis pas contenté d’être l’éditeur de vrais +poètes ; j’ai créé une Revue qui leur est consacrée +et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune, +car je prétends n’y publier que des œuvres originales +et de valeur.</p> + +<p>Toujours muette, France écoutait avec la sensation +qu’elle était soudain emportée en plein rêve… +Et pourtant, c’était bien dans la réalité qu’elle +était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros +homme inconnu qui venait lui parler de ses vers, +qui était le directeur d’une Revue très estimée, +comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte… +Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait :</p> + +<p>— Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à +mon indiscrétion, très attentivement… J’ai surpris +ainsi des fragments de votre poème qui m’ont intéressé, +beaucoup intéressé, tellement que, ma foi, +j’ai été bien près d’aller vous demander l’autorisation +de le mieux entendre. Je n’ai pas succombé +à la tentation ; mais, suivant mes habitudes, je me +suis renseigné. J’ai appris que le poème était de +vous et que vous étiez la fille d’un <i>maître</i>. Alors, +je me suis moins étonné que vous fussiez pareillement +douée… Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse ! +Vous pouvez en croire mon expérience… +Votre œuvre a cette originalité, ce sceau d’une personnalité +que j’exige de tout artiste ; du moins, elle +l’a dans ce que j’ai pu en entendre… Et c’est pourquoi +je me suis mis en quête de vous, afin de vous +demander une complète lecture. Ensuite, je l’espère, +nous pourrons traiter pour que j’offre à mes +lecteurs, de véritables lettrés, la primeur de votre +poème… Si toutefois vous ne l’avez pas encore +donné à un éditeur…</p> + +<p>Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait +battre son cœur à larges coups pressés. Lentement +elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup celle +d’une autre :</p> + +<p>— Le poème que vous avez entendu m’appartient +encore… Je viens de l’achever ici même.</p> + +<p>— Bien ! parfait !… Et vous consentez, n’est-ce +pas, à me le redire ?</p> + +<p>— Oh ! oui, bien volontiers… Voulez-vous l’entendre +avec la musique ?</p> + +<p>— Oui… Et tout de suite, s’il vous est possible. +Car je repars dans deux heures pour Trouville, et +de là, pour Paris, où je suis attendu…</p> + +<p>Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit +le piano. Il resta un peu en arrière, attentif… Elle, +en tout son être, sentit cette attention ; elle comprit +qu’elle allait être jugée par un homme qui, autant +qu’elle-même, avait le culte de la poésie.</p> + +<p>Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus, +peut-être, elle ne devait les redire, frémissante de +la sensation d’une victoire qu’il fallait gagner ; et +aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à +voir son œuvre entendue et comprise par un merveilleux +connaisseur.</p> + +<p>Il s’était rapproché ; debout auprès du piano, +d’un air d’intense intérêt qui contractait son front, +il écoutait, l’interrompant parfois de son approbation +ou de sa critique : « C’est bien… Ce n’est pas +cela !… Vous auriez pu trouver mieux !… »</p> + +<p>Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes +parties du poème, lui offrant l’hommage +d’une attention dont elle sentait toute la valeur. +Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les +passages qu’il voulait entendre encore. Elle n’était +plus qu’une sensibilité vibrante, un admirable instrument +que l’ordre d’un maître faisait résonner…</p> + +<p>Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors +seulement, elle s’aperçut qu’elle était brisée par +l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui frémissaient +à l’exclamation de l’éditeur :</p> + +<p>— Décidément, c’est bien, c’est très bien !… +Vous êtes stupéfiante pour votre âge… Car vous +devez être très jeune… Vous avez l’air d’une gamine !</p> + +<p>Il avait pour la regarder un sourire paternel, +charmé de voir, à son âme de poète, une enveloppe +si joliment féminine.</p> + +<p>Elle eut un rire gai :</p> + +<p>— J’ai dix-huit ans et demi !… Je ne suis pas un +bébé comme vous paraissez le croire !</p> + +<p>— Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême +vieillesse !… Allons, vous voilà toute pâle… +Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je +suis… Vous auriez dû me le dire !</p> + +<p>Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa +sur sa bouche un peu contractée :</p> + +<p>— Ne regrettez rien… Grâce à vous, je viens de +vivre des minutes sans prix pour moi !… Jamais, +je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel que +vous !</p> + +<p>Il se mit à rire :</p> + +<p>— Bien, bien… C’est que nous sommes deux +prêtres d’un même culte… Allons, je ne m’étonne +plus que votre poésie soit si vivante !… Plus tard, +évidemment, vous pourrez avoir plus de science, +plus de maîtrise, mais je doute bien que vous +retrouviez quelque chose qui vaille cette fougue +de jeunesse !… Surtout, continuez à travailler !… +Ne vous fiez pas à votre don naturel… Ah ! pourquoi +n’êtes-vous pas un homme ?… Je suis sûr que +vous pourriez aller loin…</p> + +<p>— J’essaierai de faire comme si j’étais un +homme ! jeta-t-elle avec un rire léger.</p> + +<p>— Bah ! les femmes !… tant de choses les distraient +de l’art et des lettres !… Enfin, contentons-nous +du présent… Je suis diantrement ravi de +vous avoir découverte hier !… par hasard, c’est +vrai…</p> + +<p>— Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver ? +interrogea-t-elle d’un air de petite fille +heureuse.</p> + +<p>Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes :</p> + +<p>— Ça n’a pas été trop compliqué encore ! Je me +suis arrangé pour suivre, hier, le jeune homme qui +vous accompagnait… Il est entré au Casino. Je l’ai +abordé carrément ; je lui ai expliqué mon cas ; il +m’a répondu de très bonne grâce… C’est pour +vous un ami bien dévoué, mademoiselle, que ce +garçon-là !… Il m’a dépêché vers vous ce matin !… +Et maintenant, terminons vite notre affaire, car le +temps me presse… Quand vous allez avoir fini de +mettre au point votre poème, envoyez-le-moi ; ou +mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que +nous établissions notre petit traité… Seulement, +je dois, en toute honnêteté, vous avertir tout de +suite que je ne pourrai vous offrir de très brillantes +conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne +publier que des œuvres de valeur, dédaignées de +la foule incapable de les comprendre… Donc, +nous nous entendrons seulement si vous n’êtes pas +exigeante !…</p> + +<p>Elle allait s’écrier :</p> + +<p>— Je ne le suis pas du tout !</p> + +<p>Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle +désirait si passionnément aider… Et avec un sourire +qui demandait grâce, elle répliqua :</p> + +<p>— Mais c’est que… je suis exigeante… Je voudrais +tant avoir un peu d’argent gagné par moi !… +C’est si ennuyeux de devoir toujours en demander !</p> + +<p>De nouveau, l’éditeur se mit à rire ; et l’expression +de son visage fut paternellement bonne.</p> + +<p>— Un peu de patience, mademoiselle… La jeunesse +doit se résigner à être en tutelle. Le temps +viendra peut-être assez vite, où vous devrez +compter sur vous seule…</p> + +<p>France ne répondit pas… La porte du salon +s’ouvrait pour laisser passage à Mme Danestal, +retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la vue de +sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme +ébouriffé qui se découvrait poliment devant elle.</p> + +<p>— Mais, France, que se passe-t-il donc ?</p> + +<p>— Ceci, maman, que je te présente M. Flamin, +directeur de la <i>Revue mauve</i>, qui a bien voulu +m’exprimer le désir de publier mon poème.</p> + +<p>— Ton poème !… publier ton poème ?… Quel +poème ?… Et comment connais-tu monsieur ?</p> + +<p>Cette nouvelle incroyable la prenait tellement +par surprise que toute son habitude du monde ne +pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce fut +Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui +donner les explications nécessaires. Colette, arrêtée +au seuil du salon, écoutait, intéressée et curieuse.</p> + +<p>Flamin terminait, très correct :</p> + +<p>— Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas +vrai, madame, à ce que je traite avec mademoiselle ?</p> + +<p>— Oh ! pas le moindre ! D’ailleurs, en la circonstance, +c’est à elle seule qu’il appartient de décider +ce qu’il lui convient de faire de ses vers. +Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur +à ses essais.</p> + +<p>— Quelque valeur ! répéta l’éditeur presque +irrité… Eh ! madame, ils en ont une si réelle que, +depuis le moment où le hasard me les a fait entendre +à demi, je suis à la recherche de mademoiselle +pour la prier de me les faire connaître +tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de les +offrir à mes lecteurs !</p> + +<p>Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait +cruellement dénuée du sens poétique et demanda +à France, dont les yeux rêvaient :</p> + +<p>— Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle ?</p> + +<p>— Dans quelques semaines, je pense.</p> + +<p>— Pas plus tôt ! jeta Colette avec une telle certitude +dans la voix que France la regarda, attentive +soudain.</p> + +<p>— Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit +pour cette époque…</p> + +<p>— Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours +décidé à le publier ?</p> + +<p>Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui +voir cet air de fillette suppliante.</p> + +<p>— Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame, +je vous présente mes hommages… Au revoir, +mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir +eu l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel.</p> + +<p>— Je crois, en effet, que je vous pardonne ! Et +de plus, je vous remercie… Je vous remercie beaucoup !</p> + +<p>Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement. +Puis, après un dernier salut, il disparut +dans le flot des promeneurs que ramenait la cloche +du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie +par l’obsédant souci de l’exactitude, montait en +hâte ôter, dans sa chambre, ses vêtements de +sortie.</p> + +<p>Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la +pièce, un mystérieux sourire sur ses belles lèvres, +elle contemplait, avec des yeux qui étincelaient, +la dentelle frémissante des branches que la brise +balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et +son regard s’attacha sur le visage de France que +rosait une fièvre de joie.</p> + +<p>— Eh bien ! France, te voilà en route pour la +célébrité !… Cette journée est décidément favorable +aux Danestal…</p> + +<p>Elle s’arrêta une seconde ; puis reprit :</p> + +<p>— J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer… +Je suis fiancée ! Et c’est Mme Asseline qui m’a +elle-même demandé d’accueillir son fils !</p> + +<p>Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement +dans la voix de Colette. Elle l’avait gagnée, +la partie jouée avec une audacieuse volonté !</p> + +<p>France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser +l’espèce de honte qui lui meurtrissait le +cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa sœur ce +qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres ; et +cette fois devait être unique… D’un accent qui +tremblait un peu, elle articula :</p> + +<p>— Tant mieux, Colette, si tu es contente… Je +te souhaite de ne jamais regretter ce que tu as +voulu aujourd’hui !</p> + +<p>Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations. +Le front rayé d’un pli dur, elle se détourna ; +et, sans un mot, sortit de la pièce.</p> + +<p>France, immobile, ne songeait même pas à la +suivre. Il lui semblait qu’avec les paroles de sa +sœur, toute joie s’en était allée de son cœur, tant +était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle +éprouvait ; et arrachée à l’ivresse de son propre +rêve, elle murmurait :</p> + +<p>— Oh ! pourquoi faut-il que Colette se marie +ainsi !…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VII</h3> + + +<p>Sans souci des sages avertissements du <i lang="en" xml:lang="en">Touring-Club</i>, +France avait lancé, à rapide allure, sa bicyclette, +dans la descente d’Houlgate. Mais tout à +coup, elle en ralentit le mouvement à la grande +surprise de Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant +que, derrière eux, Asseline escortait sa fiancée +Colette.</p> + +<p>Il questionna vite :</p> + +<p>— Vous êtes fatiguée ?</p> + +<p>— Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue +de la vallée, puisque c’est sans doute la dernière +fois, de cette saison tout au moins, que je viens ici ! +Pour la bien contempler, je vais faire la descente +à pied…</p> + +<p>Elle avait arrêté sa machine ; et elle sauta à +terre avec cette grâce souple qui charmait, comme +au premier jour, le regard de Claude Rozenne. Lui, +aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde, +tous deux demeurèrent immobiles, contemplant le +paysage de verdure, d’eau et de clarté. Une brume +dorée flottait sur les lointains de Dives et de Cabourg ; +mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait +très clair, pareil à un immense bouquet d’arbres +qui ombrageait des terrasses fleuries descendant +vers la mer.</p> + +<p>Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir +des dieux de voir, à ses côtés, dans ce cadre lumineux, +une fine et enthousiaste créature comme celle +qui s’était remise à cheminer près de lui, toute +rose de la rapidité de sa course, les lèvres un peu +entr’ouvertes pour mieux aspirer la brise du large +qui baignait la brûlure de sa peau fraîche.</p> + +<p>Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son +harmonieuse silhouette.</p> + +<p>La jupe sombre moulait étroitement des hanches +de petite nymphe ; et sous la blouse, d’un bleu +pâle de pervenche, le buste se devinait modelé +d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune.</p> + +<p>Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée +que, dans quelques jours, ce serait fini de regarder +vivre près de lui cette séduisante créature… Certes, +à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait plus +la même chose. Il la rencontrerait dans des salons +pleins de monde où, sous peine de mettre en branle +le carillon des potinages, il ne pourrait plus librement +bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il +le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse.</p> + +<p>Et il demanda :</p> + +<p>— Est-ce que vous partez toujours lundi ?</p> + +<p>— Oui, maintenant que le mariage de Colette +est décidé, il faut revenir à Paris pour présenter le +futur époux à papa, retour d’Allemagne, et surtout +pour commencer les grands préparatifs de ces +justes noces. Paul Asseline et Colette désirent les +voir célébrer fin octobre… Ils ont à peine six semaines +devant eux…</p> + +<p>Distraitement, il fit :</p> + +<p>— Oui… je comprends…</p> + +<p>Puis, il interrogea :</p> + +<p>— Vous regrettez de partir ?</p> + +<p>— Beaucoup ! Je suis un peu de l’espèce +« chat »… Je m’attache, déplorablement !… aux +endroits où je vis et les départs sont toujours pour +moi une espèce d’arrachement, petit ou grand… +Vous savez, le poète l’a dit : « Partir, c’est mourir +un peu ! » Et je l’éprouve tout à fait… Oui, je +regretterai Villers pour lui-même… Pourtant, il +me paraît bien vide depuis que Marguerite en est +partie… Et si brusquement !</p> + +<p>Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il +savait bien qu’il ne comptait pas dans la vie de +France Danestal ; mais il lui fut désagréable de +recevoir ainsi la confirmation de son sentiment +intime.</p> + +<p>Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait +dur pour son amour-propre masculin une si parfaite +indifférence ; et parce que cette indépendante +petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait +fort mal de n’avoir pu éveiller en elle quelque +chose de l’attrait souverain qu’elle exerçait sur +lui.</p> + +<p>Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans +souci de lui, songeant sans doute à sa sœur, partie — Rozenne +le savait — à cause d’une folle et +grosse perte au jeu, d’André d’Humières au <i>Grand +Prix</i> de Deauville.</p> + +<p>Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme ; +mais, à cette heure, il était tout prêt à la maudire +de lui enlever la pensée de France ; et il éprouva +un intense plaisir à entendre Colette appeler :</p> + +<p>— France ! ne te sauve pas ainsi !… Nous allons +nous asseoir un moment, pour nous reposer, sur +les hauteurs du bois de Boulogne.</p> + +<p>— Très volontiers ! approuva-t-elle distraite de +sa songerie…</p> + +<p>Alors, elle remarqua l’expression assombrie du +visage de Rozenne ; et surprise, elle demanda drôlement :</p> + +<p>— Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable ? +Cela vous ennuie d’aller vous asseoir dans le bois ?</p> + +<p>— Pas du tout !… Cela m’ennuie de vous voir +partir…</p> + +<p>— C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement !</p> + +<p>— Très sincèrement. Vous en doutez ?</p> + +<p>Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne +raillait plus :</p> + +<p>— Non, je n’en doute pas… Je crois que… vraiment… +vous ne me trouvez pas ennuyeuse !… Et +je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut !</p> + +<p>Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et +gai. Une bizarre sensation de colère le secoua tout +entier. Pareil à une onde furieuse, le désir passait +en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant +rebelle ; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son +exaspérante sérénité ; de la voir tressaillir sous des +baisers qui meurtriraient sa peau fraîche, fleurant +la jeunesse…</p> + +<p>Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur. +Mais, décidément, cette petite fille le faisait +déraisonner ! Irrité contre lui, contre elle-même, +il ralentit un peu le pas pour se rapprocher +d’Asseline et de Colette qui marchaient en arrière.</p> + +<p>Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle +n’en témoigna rien et continua d’avancer de ce pas +léger qui semblait un vol… Quand il la rejoignit, +elle était déjà assise au bord du sentier ; les coudes +sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains +jointes, elle regardait vers l’horizon où étincelaient +des vagues lointaines.</p> + +<p>Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression +de rêve flottait… Il eut peur de la voir lui échapper +dans une de ces songeries où elle s’enfuyait si +volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse, +la soif de goûter encore au charme désormais +fugitif de sa causerie capricieuse.</p> + +<p>Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda, +debout près d’elle :</p> + +<p>— Mademoiselle France, est-ce que vous avez +subitement fait vœu de silence ?</p> + +<p>Elle releva la tête vers lui, une preste riposte +sur les lèvres ; mais elle rencontra son regard et la +riposte ne jaillit pas. Elle dit seulement, un pli +malicieux, soulignant sa bouche :</p> + +<p>— Quelle délicate manière de me rappeler que +les gens bien élevés ne restent pas silencieux en +compagnie de leurs semblables !… Mais depuis +près de six semaines que vous me connaissez, vous +ne vous êtes donc pas encore avisé que j’étais une +jeune personne très mal élevée ?…</p> + +<p>Elle s’interrompit ; puis jeta, gaiement :</p> + +<p>— Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse !… +Et asseyez-vous ici ; il y fait délicieux !… Je vous +promets que je serai très polie, que je causerai +probablement !</p> + +<p>Avec un sérieux affecté, il dit :</p> + +<p>— Très bien, je prends acte de la promesse et +je vous la rappellerai sans pitié, s’il y a lieu. Nous +demeurons installés sur ce talus ?</p> + +<p>— Oui ; je pense que nous y sommes suffisamment +loin des fiancés pour ne pas les gêner. Car +en la circonstance nous représentons les parents +qui chaperonnent ; et notre rôle est d’être discrets !</p> + +<p>— Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement +qu’elle se mit à rire.</p> + +<p>Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient +au souffle de la brise du large et animaient d’un +indéfinissable chant berceur l’air lumineux et tiède +où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur +de la mer, les vagues parfums qu’épandaient +les massifs en fleurs des villas.</p> + +<p>— Comme il fait bon ! murmura France qui, les +lèvres avides, humait le vent de la mer.</p> + +<p>Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit +pas ; elle regardait vers sa sœur et Asseline, +assis un peu plus bas ; son œil clairvoyant observait +le jeu de leurs deux physionomies. La voix de +Rozenne s’éleva :</p> + +<p>— Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler +votre promesse et vous demander quelle +pensée vous absorbe ainsi… Ce n’est pas agréable +du tout d’être condamné au silence quand on a +une terrible envie de causer !</p> + +<p>France eut un petit rire :</p> + +<p>— Mon Dieu ! quel homme curieux et bavard +vous êtes aujourd’hui !… Eh bien ! je songeais que +Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux +de caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon +que, vraiment, il méritait que Colette fît +quelque chose pour son bonheur !…</p> + +<p>— Mais elle fera beaucoup ! marmotta-t-il.</p> + +<p>Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le +froncement fugitif des sourcils de France qui +poursuivit, sans relever le propos :</p> + +<p>— J’espère que Colette ne lui laissera pas trop +sentir qu’il est tout à fait en son pouvoir…</p> + +<p>— Tout à fait… et il en exulte !</p> + +<p>Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens +très sages observent les plaisirs des enfants, ils +contemplèrent Asseline et Colette… Lui, presque à +ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration, +tandis qu’il écoutait les paroles qu’elle disait de +son air de jolie souveraine dictant des ordres, de +tout droit… Ah ! certes, ce qu’elle voudrait, il le +ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle +eût daigné le vouloir, heureux de lui rendre un +culte digne de sa beauté…</p> + +<p>France eut l’intuition de tout cela.</p> + +<p>Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle +murmura :</p> + +<p>— Oh ! oui, il est bien son humble sujet ! Et +vraiment, quand je le vois ainsi près d’elle, j’en +viens à penser que, tout de même, l’amour peut, par +aventure, exister ailleurs que dans les romans et +les contes de fées !</p> + +<p>— Par aventure !… Vous ne dites pas ce que +vous pensez en ce moment, avouez-le !</p> + +<p>Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité +absolue dans ses prunelles profondes.</p> + +<p>— Je dis absolument ce que je pense, au contraire. +Je crois que le beau, le fidèle, le généreux +amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui, cet +amour-là se rencontre surtout dans les livres des +auteurs persuadés que donner une illusion est un +bienfait… Mais dans la vie ?… Un amour éternel, +qui ne s’altère pas à l’usage ?… Ça n’existe pas… +ou guère ! Avouez à votre tour !</p> + +<p>— C’est rare !… Mais ça peut se rencontrer +pourtant, fit Rozenne qui écrasait rageusement les +aiguilles de sapin sous son pied…</p> + +<p>— Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites, +par hasard… Mais les petites filles sages et prudentes +ne comptent pas sur la rencontre d’un pareil +trésor !</p> + +<p>— Et vous êtes de ces petites filles-là ?</p> + +<p>— Bien entendu !… C’est pourquoi je me vois +toute sorte de chances pour devenir une vieille +demoiselle… Et je n’en suis pas effrayée du tout, +d’ailleurs.</p> + +<p>— Une vieille demoiselle ?… parce que ?…</p> + +<p>Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa +bague, d’une eau pareille à celle de la mer :</p> + +<p>— Parce que je me marierai seulement si je rencontre +un homme que je puisse aimer… comme +j’aime la musique, la poésie, les belles choses, par +exemple, — sans comparaison oiseuse, — avec la +même foi absolue, fortifiante… Un homme aussi +qui m’aime comme il faut que je le sois pour être +heureuse ! Et tout cela, c’est bien trop demander +pour pouvoir espérer l’obtenir ! Conclusion, je resterai +demoiselle…; sans doute, pour mon plus +grand bonheur.</p> + +<p>D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette +de bois mort qui se trouvait sous sa main. Le dédain +paisible de cette enfant lui semblait intolérable +parce qu’elle était une exquise petite vierge +moderne, d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait +pas de lui !… En cette minute il eût acheté, +par une folie même, le secret pour être aimé d’elle… +Presque rude, il lui jeta :</p> + +<p>— Vous parlez comme une enfant de ce que +vous ne savez pas !</p> + +<p>Marguerite aussi lui avait dit cela un jour… +Elle en eut le vague souvenir.</p> + +<p>— Oh ! si, je sais… Je sais très suffisamment… +Et c’est pour cela que je doute et que je n’espère +pas… Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a tant +d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant, +sinon mieux que l’amour !</p> + +<p>Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art, +qu’elle adorait à cette heure avec une ferveur d’enfant +illusionnée. Et dans la révolte de son orgueil +d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de +revanche et de conquête :</p> + +<p>— Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi !</p> + +<p>— Peut-être… C’est possible… Mais en ce moment +je pense… tout ce que je viens de vous +dire !… et même beaucoup d’autres choses encore ! +Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah ! +bien résolue ! à ne pas permettre à l’homme de me +faire souffrir… comme j’ai vu souffrir de pauvres +femmes trop généreuses ou trop lâches !</p> + +<p>— Souffrir ! Mais où avez-vous pris de pareilles +idées fausses !</p> + +<p>— Fausses ?… Croyez-vous sincèrement qu’elles +soient fausses ?</p> + +<p>Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention +presque grave. Il répéta seulement :</p> + +<p>— Souffrir !… Pourquoi souffririez-vous ?</p> + +<p>— Parce que c’est presque toujours là que nous +en arrivons quand nous livrons notre cœur ! C’est +tellement rare que les hommes méritent l’amour +que nous leur donnons !… Ils s’en amusent, ils +s’en distraient… Puis quand le jouet ne leur plaît +plus, ils le rejettent ou le brisent… Que Dieu me +garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce +qu’il pourra me faire !</p> + +<p>Elle parlait très simple, comme elle eût pensé +tout haut, les yeux arrêtés sur les eaux ombrées +d’or ; mais peut-être sans qu’elle en eût conscience, +sa voix, son visage trahissaient qu’elle +disait là des choses qui étaient pour elle la vérité +même. En lui, s’exaspérait le désir d’ouvrir ce cœur +fermé si jalousement…</p> + +<p>— Vous ne savez pas ce que vous dites là !… +Une folie ! un blasphème que vous regretterez un +jour et que… ah ! que je voudrais bien, moi, vous +faire regretter !</p> + +<p>— Ah !… Vraiment ?…</p> + +<p>Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité +dans son accent. Sa petite tête volontaire +s’était dressée et elle le regardait un peu inquiète, +curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière +heure, Rozenne allait imaginer de prendre +au sérieux sa fantaisie pour elle ?… C’était bien +inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu de +badinage :</p> + +<p>— Je vous en prie, parce que je vous ai laissé +voir bien franchement mes idées, ne vous croyez +pas obligé de protester et de me donner délicatement +à entendre que vous me trouvez spirituelle, +originale, délicieuse, quoi encore ?…</p> + +<p>— C’est vrai, je vous trouve tout cela !</p> + +<p>— Ne le dites pas, au moins ; vous auriez l’air +de me faire des compliments.</p> + +<p>— Je ne vous fais pas de compliments ; je vous +dis la simple vérité…</p> + +<p>Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie :</p> + +<p>— Ce que vous croyez être la vérité… parce que +vous êtes sous l’influence d’une jolie villégiature, +de la mer, du soleil, que sais-je ?… qui me font un +cadre poétique. Mais si vous me revoyez à Paris, +il y a bien des chances pour que vous vous étonniez +alors de votre enthousiasme d’aujourd’hui.</p> + +<p>— Si je vous revois ! Ah !… çà, quelle femme +êtes-vous donc pour ne pas comprendre, pour ne +pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à +n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je +veux à moi !</p> + +<p>Dans le regard bleu de France, une flamme +passa ; puis l’expression en devint singulièrement +profonde et sa bouche eut un pli d’ironie mélancolique :</p> + +<p>— Vous voulez mon cœur ! Pour en faire quoi ? +mon Dieu…</p> + +<p>— Pour en faire mon trésor !… Mais comprenez +donc enfin, France, que je vous aime et que vous +me faites perdre la raison avec votre indifférence +moqueuse !</p> + +<p>Les mots lui étaient échappés parce que, en +cette minute, il ne voyait plus au monde que cette +railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour, serait +une femme adorable… Parce que, fidèle à lui-même, +il allait au gré de son caprice sans souci +d’avoir à regretter des paroles follement prononcées.</p> + +<p>Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec +des yeux où leurs deux âmes apparaissaient, s’interrogeaient +passionnément : celle de l’homme impérieuse +et suppliante ; celle de la femme sceptique, +curieuse, troublée cependant… Très nette, +France avait l’intuition qu’en cet instant Claude +Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût… et elle +serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle +sortirait de l’ombre odorante des sapins…</p> + +<p>Mais nul désir semblable ne s’élevait en son +cœur, auquel Rozenne n’avait pas su donner la foi.</p> + +<p>Elle dit avec des lèvres qui tremblaient :</p> + +<p>— A quoi bon parler de ces choses ? Vous ne +m’aimez pas comme je veux être aimée !</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ? fit-il presque violemment.</p> + +<p>— Je le sens… Je suis pour vous un caprice… +qui passera… Ce n’est pas assez pour moi… Je +veux être aimée pour toujours ainsi que je veux, +moi, aimer pour toujours… avec une confiance +absolue, comme je me repose en Dieu !</p> + +<p>— Mais les hommes ne sont pas Dieu !… Et +cette confiance, je ne vous l’inspire pas ?…</p> + +<p>Elle secoua la tête et murmura lentement :</p> + +<p>— Non… Pardonnez-moi de vous dire cela… +Mais…</p> + +<p>— Mais ? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait.</p> + +<p>Son visage s’était contracté. Jamais plus il +n’avait souhaité la voir conquise par lui qu’à cette +heure où elle se refusait, si résolue.</p> + +<p>Elle hésita une seconde ; son regard errait, pensif, +sur le décor riant des choses, autour d’elle ; +puis, devenue grave, elle finit simplement :</p> + +<p>— Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut +en votre constance, en la profondeur, la force, le +sérieux du sentiment qui vous attire vers moi…</p> + +<p>Il mordit sa lèvre avec colère… Ah ! qu’elle +avait bien su discerner de quel alliage était fait +l’amour qu’il lui offrait !…</p> + +<p>— Comme vous me jugez !… Soit, je vous aime +peut-être mal, mais je vous aime comme je puis… +Et bien autrement que je ne le pensais moi-même !</p> + +<p>— En cette minute, oui… Je le crois et je vous +en remercie parce que c’est toujours une douceur +de se sentir aimée… Mais demain, dans un mois, +dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie +passée ?… Avec vous, il me faut du temps +pour être convaincue… Ne m’en veuillez pas, je +vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir +en vous un nouvel ami à qui je donne une très sincère +et grande sympathie…</p> + +<p>Il ne répondit pas. A quoi bon ?… Il était vaincu +et sa défaite lui était étrangement douloureuse. A +peine un ami !… Il n’était rien de plus pour elle.</p> + +<p>Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais, +c’est vrai, il n’avait précisé le rêve de l’avoir sienne +pour toujours, de faire de cette petite muse, de +cette fine et originale fille du monde, la femme +d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont +il était jaloux…</p> + +<p>Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que +ce fût, il en éprouvait un regret aigu, le regret +d’un paradis entrevu un instant et qui se fermait +devant lui…</p> + +<p>Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour +ce mal, oh ! léger, fugitif, elle en était sûre !… +qu’elle venait de faire ; et, un peu bas, avec une +grâce jeune, elle dit :</p> + +<p>— Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible +ni froide ainsi…</p> + +<p>— Ah ! Dieu, vous n’êtes rien de semblable ! +fit-il, amèrement… Au contraire, vous êtes une des +plus vibrantes créatures que j’aie jamais rencontrées… +Seulement…</p> + +<p>— Seulement ? répéta-t-elle se levant, car depuis +un moment Colette avait tourné la tête vers eux, +étonnée que sa sœur ne répondît pas à son appel.</p> + +<p>— Seulement, votre heure n’est pas encore +venue !</p> + +<p>Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait +vers la mer que le couchant moirait de rose et d’or +pourpre… Au plus profond de son âme, elle cherchait +à lire… Elle y trouvait, avec une réelle sympathie +pour Rozenne, la conviction, oh ! si forte ! +qu’il lui avait ainsi parlé dans une minute imprévue +d’entraînement… Non parce qu’il l’avait, +dans son cœur et dans sa pensée, librement choisie +afin qu’elle fût à jamais l’<i>Unique</i> pour lui…</p> + +<p>Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de +révolte et de terreur à l’idée d’avoir sa vie déjà +fixée, enserrée dans les soucis qu’elle avait vus +lourdement peser sur sa sœur Marguerite… Elle y +découvrait le désir passionné de demeurer libre +afin de réaliser son rêve d’une vie orientée toute +vers l’Idéal qui la ravissait… Et encore, elle y +voyait la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le +plaisir pour l’homme, la souffrance pour la +femme…</p> + +<p>Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que +sur son visage expressif Rozenne suivait le reflet de +sa pensée, et son accent avait une étrange gravité :</p> + +<p>— Vraiment, vous avez raison, je crois, mon +heure n’est pas encore venue… Jusqu’ici, personne +n’a pu éveiller en moi le désir de faire le don +entier de ma vie, en échange de celui qui m’est +offert… Je veux jouir, à mon gré, de ma jeunesse… +Je veux travailler pour acquérir un semblant d’indépendance, +dû à mon seul effort… Et aussi, parce +que j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans +désillusions, les seuls qui vaillent la peine d’être +souhaités !… Les autres ? ils ne me tentent pas… +Peut-être parce que je n’y crois pas !</p> + +<p>Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne +pas savoir qu’elle décidait peut-être de toute sa +vie, en ce moment ; mais aussi trop vraie, pour ne +pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait +de lui dire qu’il l’aimait… Et elle reprit encore :</p> + +<p>— Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du +mariage… J’ai peur de ses difficultés, de ses chagrins, +de sa chaîne qui me semble terrible… Peut-être, +plus tard, je le verrai différent…</p> + +<p>— Oui, quand l’amour vous le fera paraître +tout autre…</p> + +<p>Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur, +courut encore une fois, l’expression sceptique :</p> + +<p>— Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet +amour si puissant et si magicien ? Pourtant, de +toute mon âme, je l’accueillerais !…</p> + +<p>Il ne répondit pas ; Colette revenait vers eux, +appelant :</p> + +<p>— France ! France !… Il est l’heure de partir ! +Tu ne m’entends donc pas ?… Ah çà ! que racontez-vous +de si intéressant ?…</p> + +<p>Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu, +considérait curieusement le visage animé de sa +jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne ; et +le soupçon de la vérité traversa sa pensée en +éveil… Mais France, sans se livrer, répliquait hardiment :</p> + +<p>— Nous étions lancés dans une discussion psychologique +que votre vue, ô jeunes fiancés, nous +avait inspirée !</p> + +<p>Colette n’insista pas, sachant bien que France +ne disait jamais que ce qu’elle voulait… Seulement, +la certitude pénétra son esprit avisé que sa +sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle +avait laissée ouverte…</p> + +<p>Tous se remirent en marche. Mais Rozenne +n’avançait plus près de la jeune fille ; il demeurait, +sans parler, d’ailleurs, aux côtés des fiancés. France +ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier +qui rejoignait la route, et il n’osa s’approcher +d’elle, sentant que ce jour-là elle et lui n’avaient +plus rien à se dire. Il ne voyait pas son visage ; +mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée +de sa petite tête, d’ordinaire portée si droite, +à la lenteur inaccoutumée de son pas, au mouvement +distrait de sa main qui, au passage, arrachait +des brindilles, tout de suite jetées à terre.</p> + +<p>Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant +la bicyclette qu’il lui amenait.</p> + +<p>Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre +sous la lueur du couchant qui violaçait le fût +svelte des pins… La mer étincelait splendidement +irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air +tiède… C’était l’heure exquise où se sentent tout +proches les cœurs de ceux qui aiment…</p> + +<p>France le pensa avec un tressaillement… Elle +contemplait Rozenne qui venait vers elle… Il était +pourtant un homme que la plupart, sûrement, +trouvaient séduisant… Elle-même goûtait fort la +grâce capricieuse et l’ironie piquante de son esprit +très vif, comme aussi l’élégance nerveuse de sa +haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son +regard, le charme de son sourire qui savait +exprimer tant de choses… Alors pourquoi était-elle +demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même, si +jalousement désireuse de conserver sa liberté ; alors +qu’il l’implorait, avec une ardeur fervente, devant +l’horizon de mer qu’elle aimait, à cette heure de la +fin du jour qui lui était chère entre toutes ?… Pourquoi +n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux +qui enivre d’autres femmes ?…</p> + +<p>Sans doute, il avait dit vrai, « son heure n’était +pas encore venue… » Elle n’était pas mûre pour +l’amour… Pas encore !</p> + +<p>Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme +jamais encore elle ne le lui avait vu… Spontanément, +elle lui murmura comme une enfant, d’un +ton de prière très douce :</p> + +<p>— Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas… +J’ai réfléchi encore depuis que vous m’avez +quittée… Ne regrettez rien… A cette heure, je serais +une épouse détestable !</p> + +<p>Il la regarda dans l’âme même… Il était seul à +peu près avec elle, dans un paysage délicieux, +sous un ciel de couchant, beau comme un ciel de +rêve… La douceur du crépuscule les enveloppait… +En lui, criait le désir de la sentir frémissante dans +ses bras, de connaître la saveur des lèvres jeunes +dont il rêvait la caresse… Et elle était devant lui, +comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour +s’envoler hors du nid, insouciant, enivré de liberté !… +Les larges prunelles, ardemment lumineuses, +étaient, pour lui, sans amour, comme la +bouche qu’il voyait trembler un peu, dans l’ombre +dorée du bois… Et il n’avait pas le droit de l’effleurer +même du doigt, cependant qu’avec tout son +être, en cette minute, il l’appelait, il la désirait, il +la voulait… Alors, d’une voix basse, que l’émotion +brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le visage charmant :</p> + +<p>— Ne regretter rien, ce m’est impossible !… +Mais je ne vous en veux pas… Seulement, je pense +que, pour une chimère, vous venez peut-être de sacrifier +le bonheur de deux vies…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2> + + + + +<h3>I</h3> + + +<p>Conscient d’avoir conquis et de dominer en +maître son brillant auditoire, le conférencier achevait +son étude sur le <i>féminisme dans le roman</i>, +étude inspirée par une œuvre récemment parue +qu’avait signée un nom célèbre. Et avec une pénétration +de psychologue subtil et de moraliste +volontiers philosophe, avec une pensée alerte de +causeur très spirituel, il résumait les raisons qui +doivent rendre vaine la tentative de la femme +pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle, +dédaigneuse de l’amour comme du souci et +de l’orgueil de la maternité, prétendant demeurer +la « vierge forte » devant l’homme qu’elle méprise +et dont elle rejette l’égoïste protection.</p> + +<p>Il parlait éloquemment, avec une conviction +chaude et un tact parfait, disant des choses très +justes — conçues, d’ailleurs, par une intelligence +masculine — dans une langue forte et pittoresque, +souple pour exprimer toutes les nuances. Et comme +il eut le talent de terminer par une habile et délicate +esquisse du vrai rôle de la femme — compagne +aimante et généreuse de l’homme, dispensatrice +de la vie par les êtres dont la création est +sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent +dans la houle des applaudissements jaillis de tous +les rangs du très élégant auditoire qui emplissait +la petite salle de la Bodinière… Un auditoire +mondain à souhait ; où coquet, parfumé, curieux, +dominait l’élément féminin, attiré entre deux visites — les +visites de janvier ! pourtant… — par +la réputation du conférencier.</p> + +<p>Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt, +suivi l’évolution de sa pensée, que France +Danestal, amenée par une amie américaine, grande +admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements +accueillirent sa conclusion ainsi qu’une approbation +unanime, elle eut un petit mouvement +de tête qui protestait, comme l’expression de ses +lèvres qu’elle mordillait impatiemment. Son amie +s’en aperçut et se mit à rire, tout en se levant pour +suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie.</p> + +<p>— Eh bien, France, qu’y a-t-il ?… Vous n’êtes +pas satisfaite ?</p> + +<p>Elle eut un sourire gai.</p> + +<p>— Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur, +je vous l’accorde ; mais quant à la sagesse de +ses jugements et à la justesse de ses idées, il est au +niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes +sont tous pareils et toujours les mêmes… Ils ne +peuvent, ni les uns ni les autres, se résigner à admettre +qu’ils ne nous sont pas du tout indispensables !… +Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien +agréablement sans eux !</p> + +<p>Et avait dit cela d’un accent de conviction très +drôle, tandis que ses doigts distraits rattachaient +sa veste de fourrure ; Suzan Mackley l’enveloppa +d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore +de l’attention donnée à la conférence et si séduisante +sous son chapeau hérissé de larges ailes, +comme une coiffure de Walkyrie, qu’invariablement, +elle retenait le regard de tous ceux qu’elle +frôlait dans la cohue de la sortie.</p> + +<p>— France, décidément, le sexe fort est sans +attrait pour vous !… Je commence à désespérer que +nous vous voyions jamais enlevée par le prince +Charmant !</p> + +<p>— Ma chère amie, il faudrait d’abord que le +prince Charmant existât !… Je vous assure que je +l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le +prierai pas de repasser à une autre heure !</p> + +<p>— A moins, petite muse, que vous ne soyez +justement alors en l’absorbante société du dieu de +l’Inspiration !</p> + +<p>— Bah ! il y a du temps pour tout et chacun !</p> + +<p>Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de +la foule les séparait une seconde. Quand elles se +rejoignirent, Suzan demanda :</p> + +<p>— Je vous ramène, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— J’espère bien ne pas vous en donner la peine. +Maman m’a dit qu’elle viendrait me reprendre. +Seulement, elle va, je suis sûre, être en retard, +parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette ; +et quand elle est avec son petit-fils et sa petite-fille, +dame ! elle oublie tout le reste du monde, y +compris ma modeste personne ! Je vous en supplie, +Suzan, ne l’attendez pas… Une vieille fille de mon +âge peut bien rester seule un moment !</p> + +<p>— Vous avez calomnié votre mère, France. La +voici, et même Mme Asseline avec elle !</p> + +<p>En effet, remontant le flot qui se déversait vers +la sortie, saluant au passage des visages connus, +elles avançaient toutes deux parmi les groupes qui +encombraient la longue galerie dirigée vers la +porte.</p> + +<p>Les cinq années écoulées depuis le mariage de +Colette avaient laissé quelques traces sur les traits +un peu alourdis de Mme Danestal, dont l’embonpoint +s’était accru avec l’âge, malgré des soucis, +des préoccupations demeurés toujours les mêmes. +En revanche, elles avaient été douces à Colette, +épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux +et raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement +le nom dont elle était partout saluée, « la +belle Mme Asseline ».</p> + +<p>Très svelte, même avec son collet de zibeline, +ses cheveux blonds artistement mousseux sous la +précieuse dentelle rousse, piquée de roses, qui ourlait +sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule +un de ces passages sensationnels qui lui étaient +toujours nécessaires, cherchant sa sœur avec des +yeux qui notaient surtout l’effet produit.</p> + +<p>— Colette, nous voilà ! jeta France, glissant sa +fine personne à travers les rangs pressés, arrêtés +par la pluie, devant la sortie.</p> + +<p>— Ah ! très bien ! Nous vous avons fait attendre, +n’est-ce pas ? Mais maman ne pouvait se décider à +dire adieu aux petits… Bonjour, chère amie.</p> + +<p>Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait +de saluer Mme Danestal, et toutes deux échangèrent +quelques propos de pure politesse, car elles +n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre. +Suzan Mackley considérait comme une sorte de +poupée l’exquise mondaine qu’était la belle Colette. +Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées +philanthropiques, teintées de socialisme, de cette +richissime américaine, qui, veuve, n’ayant pas +d’enfants, usait de sa liberté et de sa fortune pour +s’occuper de toute sorte de questions scientifiques, +intellectuelles, voire même politiques, distraction +ordinaire des cerveaux masculins. « Une détestable +relation pour France, si férue déjà d’idées bizarres », +répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal, +qui en eût volontiers jugé de même si, en +bonne mère, elle n’avait gardé l’arrière-pensée que, +peut-être, dans la colonie américaine, France rencontrerait +le riche époux qu’elle lui souhaitait, +frère en fortune de Paul Asseline…</p> + +<p>Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin +atteint la porte ; pendant que France disait adieu +à son amie, Colette proposait :</p> + +<p>— Maman, veux-tu que je te remette chez toi ?</p> + +<p>— Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui +jouissait très volontiers des voitures de sa fille +favorite.</p> + +<p>Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec +une impeccable correction ; et, tout de suite, entre +Mme Danestal et Colette, ce fut une conversation +affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune +femme se créait, en collaboration avec son couturier.</p> + +<p>— Voyons, France, donne-nous ton avis, fit +Mme Danestal très occupée… Tu t’enfermes dans +un silence bien intempestif !</p> + +<p>— Je vous écoute, maman.</p> + +<p>— Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence, +remarqua Colette. Elle était intéressante ?</p> + +<p>— Très intéressante.</p> + +<p>La jeune femme n’insista pas. La conférence lui +était fort indifférente ; et elle se remit à discuter +avec sa mère le projet de robe dont elle était enthousiasmée. +Puis, ce fut le récit, lestement troussé, +d’une petite scène avec sa belle-mère qui s’était +permis de blâmer la somptuosité de ladite robe de +bal dont un hasard lui avait fait voir le modèle.</p> + +<p>France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels +papotages sur des chiffons, sujet intarissable +pour sa mère et Colette, lui semblaient insipides ; +et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir +la désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait +les opinions de sa belle-mère, car elle se souvenait +trop bien de la respectueuse déférence témoignée +jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à +la vieille dame qu’il fallait séduire. La conquête +faite, le mariage célébré, Colette, paisible dans sa +victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une volonté +inflexible, s’était mise doucement à agir selon +son seul bon plaisir, certaine d’être toujours approuvée +par un mari follement épris ; cela, à la +stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère, +qui ne s’attendait pas à cette transformation +inattendue.</p> + +<p>Elle avait bien essayé de ressaisir la domination +qu’elle considérait comme son juste privilège, de +diriger le ménage de son fils et de morigéner à son +gré sa belle-fille ; mais après quelques tentatives +absolument vaines, elle avait bien été forcée de +s’avouer qu’elle se trouvait en face d’une puissance +avec laquelle il lui fallait compter ; et pour ne pas +avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait, +la rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite. +Mais elle se vengeait par de mordantes paroles, +des critiques, des escarmouches dont Colette +n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs +se départir d’une parfaite correction de ton et de +langage.</p> + +<p>France avait violemment l’horreur des trahisons. +Or, elle estimait que sa sœur avait trompé Mme Asseline +et chaque circonstance qui le lui prouvait +réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte, +si peu sympathique que lui fût l’impérieuse vieille +dame, toujours pétrie d’idées mesquines, pitoyablement +bourgeoise, vaniteuse et omnipotente. Tout +autant que son père, qui ne mettait jamais les +pieds dans le monde des Asseline, elle redoutait +d’y aller ; mais enfin puisque Colette avait jugé +bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions +qu’elle y avait trouvés, il semblait à France d’une +stricte justice qu’elle payât loyalement la dette +contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce +que l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé +cette opinion à Colette, qui l’avait d’ailleurs fort +mal prise ; mais jamais plus elle ne lui en avait +reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action +pour ne pas respecter celle des autres. Et toutes +deux avaient continué, tout en se voyant très souvent, +à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant +il existait moralement peu de points de contact +entre elles. France savait à merveille que sa sœur +la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de se +créer dans le monde un brillant avenir comme le +sien ; et Colette, en secret, s’irritait de se sentir +jugée par la droite et inflexible conscience de sa +jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette séduction.</p> + +<p>La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la +maison des Danestal.</p> + +<p>— Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir, +chez les de Tavannes. Tu arriveras vers onze +heures ?</p> + +<p>— Ça, je n’en sais rien… J’arriverai quand je +serai prête…</p> + +<p>— Hum ! voilà qui promet encore quelques +quarts d’heure d’attente à ce bon Paul !… Un de +ces jours, il regimbera !</p> + +<p>Colette eut un rire expressif.</p> + +<p>— Lui ? Maman, tu ne connais donc pas encore +ton gendre ?… Tout ce que je veux, il le veut… +Tout ce qui me plaît, lui plaît !… Au revoir, maman. +France, à ce soir.</p> + +<p>Rapidement, les deux femmes descendirent ; derrière +elles, le valet de pied ferma la portière du +coupé qui s’éloigna tandis qu’elles commençaient +la montée de leurs quatre étages.</p> + +<p>A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut +et ouvrit. Dans l’antichambre, décorée de +vieux panneaux artistiques, mais mal éclairée, — ce +n’était pas jour de réception, — se trouvait +M. Danestal qui rentrait aussi. Encore enveloppé +de sa pelisse ourlée de fourrure, il prenait le courrier +du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa +fille.</p> + +<p>— France, la <i>Revue</i> est arrivée. Tu peux voir +l’effet qu’y produisent tes sonnets des <i>Heures +brèves</i>.</p> + +<p>— Un bon effet ?</p> + +<p>— Je n’ai pas encore constaté… J’arrive… Viens +en juger toi-même.</p> + +<p>Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment +une somptuosité de petit musée et se rapprocha +du bureau Empire — absolument authentique ! — surchargé +de papiers et de livres, sur +lequel brûlait une lampe.</p> + +<p>Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive.</p> + +<p>— Lis tout haut, dit son père.</p> + +<p>Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui +accusait le dessin de sa tête puissante dont les +yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était +sensuelle et passionnée, soulignée par le menton +volontaire qu’effilait la barbe encore brune, mais +largement striée de blanc.</p> + +<p>Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien +que cet amour pour la poésie qui les dominait tous +deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne suffisait +pas pour le retenir davantage dans un foyer dont +il s’était depuis longtemps détaché ; mais qui, entre +temps, lui faisait trouver plaisir dans la jeune société +de sa fille.</p> + +<p>Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la +sonorité musicale de sa voix et qui était en admirable +et instinctif unisson avec le caractère du +poème.</p> + +<p>Ah ! c’était bien la même artiste qui avait écrit +jadis, et qui lisait maintenant, cette poésie frémissante, +où palpitait la vie fugitive des heures dont +le souvenir demeure inoubliable…</p> + +<p>Le front appuyé sur sa main, dans un geste de +recueillement, Robert Danestal écoutait ; et il la +regardait, se demandant comment une fillette de +vingt ans à peine avait pu être capable de créer +une telle œuvre d’art d’une impeccable forme, +d’une stupéfiante intensité de pensée…</p> + +<p>Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui +avait soumis avant de les envoyer à la <i>Revue</i>. +Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient chez +cette fine créature, aux allures de simple fille du +monde qui songeait tour à tour en artiste, en philosophe, +et en femme exquisément vibrante…</p> + +<p>Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans +un réveil.</p> + +<p>— Eh bien ! France, tu peux être satisfaite de +ton œuvre, fit-il pensivement, avec un tel accent +de sincérité qu’une bouffée de joie la fit tressaillir, +car elle savait le prix d’une semblable approbation.</p> + +<p>Il la précisait en reprenant les vers, les uns +après les autres ; les étudiant avec un soin qui révélait +la valeur qu’il y trouvait.</p> + +<p>Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour +tous deux… Mais, par hasard, les yeux de Robert +Danestal tombèrent sur le cartel suspendu entre +les deux fenêtres.</p> + +<p>— Diable ! Comment, sept heures moins dix ?… +Je dîne au Cercle… Et je ne suis pas habillé pour +ce soir.</p> + +<p>— Ni moi déshabillée, dit France, apercevant +dans la glace sa tête brune, toujours coiffée du +chapeau aux grandes ailes.</p> + +<p>Elle se levait, prenant la <i>Revue</i>.</p> + +<p>— Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes, +père ?</p> + +<p>— Oui… J’irai y faire un tour… Ou doit m’y +présenter un jeune artiste — dont je ne me rappelle +plus le nom, d’ailleurs — qui illustrerait volontiers +mon volume des <i>Gloires</i>.</p> + +<p>— Alors, à ce soir, père.</p> + +<p>Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un +fauteuil, elle disparut prestement et regagna sa +chambre.</p> + +<p>C’était vraiment là son <i>home</i> d’élection, celui +qu’elle avait créé selon ses goûts, grâce à des meubles, +des livres, des gravures, des bibelots d’art +qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de +collectionneur toujours en quête.</p> + +<p>Dominant son étroite couchette, se dressait un +christ d’ivoire ancien qui était une pièce rare, découverte +par hasard chez un brocanteur où elle +était allée fureter avec son père. Dans une vitrine, +des figurines de Saxe voisinaient avec de précieux +éventails, des faïences curieuses, une fragile statuette +antique… Sur le piano, drapé d’une vieille +soie à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires +épanouissaient leur feuillage léger dans une jatte +d’étain qui devait dater de plusieurs siècles. Près +de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante +de livres, de feuillets, de portraits, — portraits +d’artistes surtout, mais la place d’honneur appartenant +à une petite photographie de sa sœur Marguerite ; — d’une +aiguière opaline, en cristal de +Nancy, jaillissait une gerbe d’œillets dont le parfum +montait vers les livres préférés de France, +placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien +à portée de la main.</p> + +<p>Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en +attendant que le dîner lui fût annoncé ; d’un regard +d’amie, elle enveloppait son harmonieux +petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une +grosse bûche ; et un sourire de malice flottait sur +sa bouche, car elle songeait à l’audacieuse — et +mensongère — affirmation du conférencier, décrétant +que, seulement par l’amour de l’homme, la +femme peut être heureuse. Oh ! la fatuité masculine ! +Dans quelle erreur elle faisait tomber même +un psychologue délicat ! N’en était-elle pas, elle-même, +la preuve vivante ? C’était dommage que, +pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une +seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée +et de son cœur. Il eût vu alors qu’une femme, +même jeune, — quoi qu’il en dît ! — peut +trouver son bonheur dans son indépendance, son +travail, l’affection d’amis de choix, et les jouissances +artistiques et intellectuelles données à ceux +qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents.</p> + +<p>Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui +manquait — sauf de l’argent ! Et, de nouveau, un +sourire souleva ses lèvres… Ce qu’elle en gagnait +avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas +des rentes bien brillantes. Et elle avait hérité — peut-être +pour son grand dommage ! — de la générosité +de son père ; toujours prête à donner, aux +autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude +bonté et son goût du beau.</p> + +<p>Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de +n’être pas mariée. Pas une fois elle n’avait eu le +désir ou même entrevu la possibilité d’accepter les +quelques partis convenables, selon le monde, qui +s’étaient offerts à elle ; partis d’ailleurs rares… +Car, de toute évidence, si simple qu’elle fût, elle +effrayait beaucoup d’hommes par sa valeur intellectuelle ; +et ceux qui n’en étaient pas effarouchés +s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui +ne pouvaient lui plaire… Pourtant, certes, l’exemple +de son père la protégeait contre le rêve de devenir +la femme d’un homme illustre !</p> + +<p>Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal +fait en laissant Claude Rozenne s’éloigner d’elle ; +et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite oubliée, lui +donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait +avoir pour elle. L’hiver même qui avait suivi leur +commun séjour à Villers, passant la saison en +Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et +très belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue.</p> + +<p>Quelquefois, elle pensait : « Je me marierai +quand je rencontrerai un homme qui mérite que +je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à +ne pouvoir la désirer meilleure !… »</p> + +<p>Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât ?… +Le conférencier prétendait que, fatalement, à une +heure ou à une autre, la femme éprouve la soif de +se donner… Cette soif, l’éprouverait-elle donc un +jour ?… Vraiment, en la sincérité de son âme, elle +ne le souhaitait pas. L’amour, instinctivement, elle +le considérait comme un beau joujou dangereux +auquel il est très sage de ne pas toucher, car il +blesse le cœur, presque toujours.</p> + +<p>Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait +pas. Le mariage d’amour de Marguerite +avait été une faillite. Colette ne voyait dans son +mari que la source de son luxe. Suzan Mackley, +une des femmes qu’elle fréquentait avec le plus de +plaisir, libérée du mariage, semblait vivre dans +l’allégement d’une délivrance…</p> + +<p>Qu’en adviendrait-il d’elle-même ?… Curieusement, +tout à coup, elle se le demandait. Se pût-il +qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art +lui créait ne lui suffirait plus ; où son existence, si +délicieusement remplie, lui semblerait vide ; où, +pour combler ce vide, il lui faudrait l’amour d’un +homme ?…</p> + +<p>Encore une fois, elle eut un instinctif geste +d’épaules, comme pour rejeter bien loin ces vaines +idées ; un sourire d’incrédulité sceptique et gaie +errait sur sa bouche… Mais elle continua pourtant +à songer aux mystérieux problèmes d’une vie de +femme, tout en regardant les braises qui s’écroulaient +avec des lueurs capricieuses.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>II</h3> + + +<p>Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement +achevé, France eut à elle un long moment de +liberté avant l’heure de s’habiller ; car Mme Danestal +avait regagné sa chambre pour y commencer +sa toilette, occupation aussi longue pour elle qu’au +temps même de sa jeunesse.</p> + +<p>C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience, +se prit à faire la sienne seulement quand +elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin un +heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même +s’habilla avec un soin instinctif, parce qu’elle était +artiste en toute chose. Elle s’intéressait à sa toilette +comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait +harmonieuse, pour satisfaire son propre goût ; mais +dans l’attention qu’elle y donnait, il y avait une +étrange absence de coquetterie.</p> + +<p>Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se +servir seule, la femme de chambre absorbée par sa +mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image que +lui renvoyait la glace : celle d’une mince créature +qui avait une fraîcheur de fleur blanche, de larges +prunelles profondes dans un iris très bleu, sous +les cheveux châtains où couraient des moires d’or, +qui était modelée comme une pure statuette par +l’étoffe soyeuse, couleur d’une rose jaunissante, +étroitement drapée sur sa forme svelte.</p> + +<p>Dans l’échancrure du corsage elle glissa des +roses vivantes qui confondirent le doux coloris de +leurs pétales avec la teinte délicate de la robe et +le jeune éclat de la peau… Puis, rapidement, elle +s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds, +chaussés de satin, exposés à la flamme du foyer, +elle se mit à lire des feuillets d’épreuves, à les +annoter avec une attention qui creusait un pli +entre les sourcils, tracés d’un seul jet.</p> + +<p>— France, tu es prête ? vint enfin dire à la porte +de sa chambre Mme Danestal qui était toute souriante, +sortant à son gré des mains de sa femme +de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment +très majestueuse, ses cheveux, dont la poudre +unifiait la blancheur, lui donnant un air de jeune +douairière. France le lui dit ; elle parut ravie et +arriva au bal d’humeur charmante.</p> + +<p>Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis +beaucoup de temps pour parfaire l’œuvre de sa +toilette. Les salons étaient encombrés par des +couples si nombreux de danseurs qu’à peine les +plus intrépides pouvaient accomplir la lente évolution +du boston.</p> + +<p>Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes +s’étaient réfugiés. Les curieux s’entassaient dans +les embrasures des portes pour contempler le très +brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup +de femmes étaient jolies, où toutes étaient +habillées, pour la joie des yeux, par les soins d’experts +couturiers.</p> + +<p>D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir +une place sur les banquettes de la galerie, devisaient +librement et, volontiers, appréciaient les +danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés +féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la +danse ni les femmes, que le seul devoir mondain +avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient discrètement, +les yeux ouverts à demi, sous les paupières +fatiguées, aspirant à l’heure du retour, dans +la bonne nuit glacée où ils oublieraient les salons +surchauffés et la senteur trop forte des fleurs répandues +à profusion pour fêter les vingt ans de la +petite Jacqueline de Tavannes.</p> + +<p>Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement +de sa robe de tulle, dansait avec des yeux +rieurs où, par éclairs, passait une gravité tendre, +quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine, +correctement confondue dans la foule des +habits noirs.</p> + +<p>Parmi leur phalange, France distingua tout de +suite son beau-frère qui, conscient d’être le mari +de la reine, s’effaçait discrètement, fier de la +beauté de la jeune femme, attendant, docile, son +bon plaisir pour regagner leur gîte fastueux.</p> + +<p>Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il +se précipita, s’empressant afin de leur découvrir +des sièges. Mais il n’eut pas la peine d’en chercher +un pour France. Tout de suite entourée d’un +cercle de danseurs, la jeune fille devait inscrire +une série de noms sur son carnet ; puis s’éloigner +au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent de +se faire agréer avant les autres et la conduisait +adroitement à travers le flot des couples dont la +musique rythmait l’évolution.</p> + +<p>La grâce souple de France faisait d’elle une +incomparable danseuse de boston et le cavalier +qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec un +plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une +ondulation berceuse et lente qui enroulait autour +d’elle la soie molle de sa robe, les joues un peu +plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont +l’expression était distraite, errant autour d’elle +pour reconnaître, au passage, des visages connus. +Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui, admirablement +habillée, décolletée comme le méritaient ses +belles épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet. +Aussitôt, elle détourna la tête et ses yeux +effleurèrent un groupe masculin immobilisé dans +l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une +surprise enleva à son regard l’expression indifférente +et une question lui monta aux lèvres :</p> + +<p>— Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune +homme debout, là-bas, près de la porte du petit +salon ?… Il me semble que je le connais…</p> + +<p>— Là-bas ?… qui cause avec Luzarches ?… C’est +un artiste, je crois, un certain Claude Rozenne qui +a, dit-on, beaucoup de talent…</p> + +<p>— Claude Rozenne… C’est bien ce qu’il me +semblait, fit-elle la voix un peu lente.</p> + +<p>Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit +pas.</p> + +<p>Claude Rozenne ! Brusquement, dans son souvenir, +se dressait la vision du bois d’Houlgate, où +un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait +d’amour, devant la splendeur du couchant sur la +mer. Et cela lui paraissait vieux, si vieux, comme +le dernier épisode d’un roman lu dans sa toute +jeunesse et un peu oublié… Depuis ce jour-là, elle +ne l’avait pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu +seulement dans la cohue du mariage de Colette. +Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union +imprévue.</p> + +<p>Que s’était-il passé ensuite ? Au bout de près de +deux années d’absence, Rozenne avait été revu +seul à Paris, pendant quelques semaines ; il n’avait +cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était +parti pour des voyages sans fin, semblait-il, ne se +rappelant au souvenir de personne… Aussi était-il +bien oublié quand, au commencement de l’hiver, +il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le +monde parisien. De sa femme, pas un mot ; tout +juste, aux quelques indiscrets qui avaient osé aventurer +une allusion à son mariage, il avait répondu +que Mme Rozenne vivait en Angleterre ; et son +accent eût suffi pour arrêter toute investigation.</p> + +<p>Ces détails, France se souvenait de les avoir +entendu donner par Paul Asseline, en diverses circonstances ; +et, récemment, l’entrefilet d’un journal +lui avait appris, par hasard, qu’une exposition +allait avoir lieu d’œuvres et croquis rapportés de +ses voyages par Claude Rozenne, exposition qui +était annoncée comme devant être absolument remarquable…</p> + +<p>Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur +la ramenait, la valse finie, et il lui semblait +un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu. De +silhouette, il restait un jeune homme ; mais sur +les tempes, les cheveux grisonnaient un peu et la +dure empreinte de la vie s’accusait dans les rides +précoces du visage fatigué, dans l’expression de +lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait +la bouche, au repos… Quelle tempête avait donc +passé sur cet homme qu’elle avait connu si joyeusement +insouciant, pour qu’il eût à ce point changé ?… +Un impérieux désir s’élevait en elle de lui parler, +d’évoquer avec lui les quelques semaines d’un passé +dont le souvenir lui demeurait souriant. La reconnaissait-il ?…</p> + +<p>D’un signe, elle appela Paul Asseline.</p> + +<p>Toujours complaisant, il approcha aussitôt.</p> + +<p>— Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui +est là, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui… Ç’a été pour moi une stupéfaction de +le voir ici. Il ne m’avait pas donné signe de vie +depuis son retour à Paris.</p> + +<p>— Je pense que vous n’êtes pas brouillés ?… +Amenez-le-moi… Cela me ferait plaisir de causer +avec lui du vieux temps de Villers…</p> + +<p>— Très bien… Je vais vous le chercher…</p> + +<p>Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait +si différent du Rozenne d’autrefois, qu’elle +ne songeait plus à la scène du bois d’Houlgate… +Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau +danseur ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait +pour une valse… Mais Paul Asseline reparut. Rozenne +le suivait. Un éclair de plaisir passa dans +les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne. +D’un geste spontané, elle lui tendit la main, +avec un joli sourire :</p> + +<p>— Alors, vraiment, c’est bien vous ?… Et vous +ne venez pas même saluer vos anciens amis ! Il +faut que ce soient eux qui vous reconnaissent !</p> + +<p>Il s’était incliné très bas ; mais à peine il avait +effleuré les doigts qu’elle lui donnait. Un pli barrait +son front et il n’y avait pas de sourire sur son +visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc +de quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs, +il se ressaisit et la regardant il dit :</p> + +<p>— Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle, +de venir si tardivement vous saluer. Mon excuse +est que vous aviez autour de vous une telle cour +que je n’ai pas osé aller vous importuner.</p> + +<p>— Hum ! Quelle cérémonie !… Peut-être, tout +simplement, la vérité est-elle que vous ne m’avez +pas reconnue !</p> + +<p>— Avant même d’avoir vu votre visage, je vous +avais devinée en vous apercevant de loin qui dansiez… +Vous avez une silhouette qu’on n’oublie pas !</p> + +<p>Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage, +peut-être involontaire.</p> + +<p>— Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru +revenu à Villers ! Ah ! que ce temps est loin déjà !…</p> + +<p>— Oui, bien loin !… Il y a des moments où il +m’apparaît comme un bon rêve dont la vie s’est +chargée de me réveiller.</p> + +<p>Il s’arrêta court… Sa voix était rude et, de nouveau, +une contraction fugitive avait crispé ses +traits, une seconde. Elle eut sur lui un regard rapide, +un peu saisie de son accent. Les années qui +venaient de s’écouler lui avaient donc été bien +lourdes ? Pourquoi et comment ?…</p> + +<p>Encore une fois elle eut, très forte, l’impression +que quelque événement douloureux avait ainsi +transformé l’homme qu’elle avait rencontré autrefois, +goûtant la vie comme un fruit savoureux.</p> + +<p>Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette +grâce qui la rendait si attirante :</p> + +<p>— Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce +moment, la tentation de bavarder un peu avec +vous sur ce séjour à Villers… Donnez-moi votre +bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque… +Mon danseur n’aura pas l’idée d’aller +m’y chercher.</p> + +<p>Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation +qui passait dans ses yeux. Évidemment, la +conversation qu’elle souhaitait lui était pénible, à +lui… Mais il se domina et la conduisant vers la +bibliothèque, il interrogea, avec une politesse un +peu machinale, comme s’il voulait échapper à la +hantise du souvenir, même par une question banale :</p> + +<p>— Alors, vous n’aimez pas à danser ?</p> + +<p>— Oh ! vous comprenez bien que c’est un plaisir +sur lequel je suis blasée depuis que j’en use… Je +suis maintenant presque une vieille fille, pas selon +les apparences, peut-être, mais au moral…</p> + +<p>— Non, c’est vrai, pas selon les apparences, +répéta-t-il après elle, avec un étrange sourire, s’effaçant +pour la laisser passer.</p> + +<p>La petite pièce où ils entraient était à peu près +déserte dans l’instant. Quelques hommes âgés y +causaient ; ils s’éloignèrent à la vue du jeune +couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler +un flirt.</p> + +<p>France le devina et, une seconde, ses lèvres +eurent une expression malicieuse. Elle et Rozenne +pensaient si peu à flirter !… Elle s’assit dans un +grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme +mince se découpa d’un trait délicat sur les verdures +sombres de la tapisserie. Lui resta debout, +adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux +d’artiste, il remarquait, même en de menus détails, +la charmante vision féminine qu’elle évoquait +ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui +enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive, +les épaules, les bras, d’une rare pureté de +ligne…</p> + +<p>Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné +d’elle, sa destinée, à lui, eût été autre, peut-être +très heureuse. Et, tout à coup, une sorte de colère +contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les +bas-fonds creusés par la vie. D’un accent bizarre, +il jeta :</p> + +<p>— Comme l’on devine mal la vérité !… J’aurais +juré que je vous retrouverais mariée !</p> + +<p>— Pourquoi ? Je ne montrais pourtant pas dans +ma prime jeunesse de très grandes dispositions +matrimoniales, si je me rappelle bien.</p> + +<p>Il haussa imperceptiblement les épaules.</p> + +<p>— Parce que vous êtes de celles que les hommes +veulent à tout prix conquérir.</p> + +<p>La bouche de France eut une moue gaiement +moqueuse.</p> + +<p>— A la condition, toutefois, que celles-là soient +des héritières… Et ce n’était pas mon cas.</p> + +<p>— Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée +comme il m’a été donné de le constater tout à +l’heure…</p> + +<p>Elle inclina sa tête fine.</p> + +<p>— Très entourée, comme vous dites… Vraiment, +je crois bien qu’il y a, pour le moins, ce soir, dans +le grand salon, une dizaine d’hommes, jeunes ou +mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout +prêts à me faire la cour pour peu que le jeu paraisse +m’agréer… Mais laissons là tous ces enfantillages +et parlons de choses plus intéressantes, +comme aux beaux jours de Villers, quand nous +bataillions si bien… Alors, vous devenez un homme +célèbre ?… Vous allez, paraît-il, exposer des pastels +dont on parle déjà…</p> + +<p>— Sans les connaître, oui. Je vais, en effet, +exposer le fruit de mes labeurs, comme disent les +bonnes gens. Car je travaille maintenant.</p> + +<p>— C’est très bien !… Vous êtes devenu tout à +fait un homme sérieux !</p> + +<p>— Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite, +fit-il ironique. C’est la nécessité qui me fait accepter +le joug… austère du travail. Ayant eu de +fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse +idée m’est venue de jouer ; et j’ai perdu +si remarquablement que ma modeste fortune en a +subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il +est peut-être fort heureux que je me sois vu dans +l’obligation de « peiner ». Quand la jeunesse est +finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie +est supportable à la seule condition de la surcharger +d’occupations qui en comblent le vide +effroyable !…</p> + +<p>Comme ces paroles sonnaient étranges dans une +atmosphère de fête… Mais avant que France y eût +répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un +regret peut-être de son aveu pessimiste :</p> + +<p>— En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être, +je vous rencontrerais, car je dois être présenté +à monsieur votre père, dont il m’est offert d’illustrer +les poèmes.</p> + +<p>— Ah !… c’était vous l’artiste dont mon père +m’a encore parlé tantôt ?… Comme c’est curieux !… +Je serais ravie que ce soit vous qui vous occupiez +des <i>Gloires</i>…</p> + +<p>— En attendant que vous me fassiez l’honneur +de me confier vos propres œuvres… Car vous avez +tenu tout ce que vos amis attendaient de vous. +Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est +arrivé plusieurs fois de lire de vos vers… Ils +n’étaient pas signés de votre nom ; mais je ne sais +quelle intuition m’avait fait deviner qui était +<i>Francis Danes</i>. Il pensait et sentait tellement +comme Mlle France Danestal… Pas en tout, pourtant…</p> + +<p>— Vraiment ?…</p> + +<p>— Oui ; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul +culte du beau et, d’instinct, fuyait la pensée et le +spectacle de toutes les laideurs, des problèmes de +la misère, de la maladie qui sont le partage de la +pauvre humanité et n’ont rien d’esthétique…</p> + +<p>— Autrement dit, j’étais un petit monstre +d’égoïsme !</p> + +<p>— Non ; vous étiez seulement une artiste, éprise +de beauté, comme les jeunes Hellènes auxquelles +vous ressemblez. Mais votre vision de la vie s’est +élargie, si j’en crois vos vers…</p> + +<p>— Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire. +Les années nous apprennent à voir et à sentir +tant de choses !… Vous souvenez-vous qu’à Villers +vous me taquiniez sur mon audacieux désir de +savoir et de comprendre toujours plus ?… Je crois +qu’avec l’âge ma curiosité s’est encore avivée ; mais +elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les +choses du passé qui m’intéressent le plus, mais +celles du présent… Mon temps me passionne tel +qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses erreurs, +ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je ? Peut-être +parce que je me sens tellement sa vraie fille !</p> + +<p>Elle disait tout cela très simple, jouant avec son +éventail, dont le battement effleurait son bras nu. +Lui, l’écoutait, la pensée envahie par le ressouvenir +de leurs causeries d’autrefois.</p> + +<p>Tout haut, il songea :</p> + +<p>— Comme vos vers portent l’empreinte de cette +évolution de votre pensée !… Je ne suis, moi, qu’un +profane en matière de poésie ; mais je me permets +pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents, +qu’ils sont absolument remarquables.</p> + +<p>Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis +dont la sincérité donnait une singulière force à +son éloge. Une flamme rose courut, puis s’éteignit +sur le visage de France ; et doucement, elle dit :</p> + +<p>— Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque +vous avez été un peu, en somme, mon parrain littéraire… +Je ne l’oublie pas et je vous en garde un +reconnaissant souvenir…</p> + +<p>— C’est beaucoup trop pour le peu, très peu, +que le hasard m’a fait faire…</p> + +<p>— Le peu ? Non, j’ai su comme vous aviez mis +en goût de connaître davantage ma poésie l’éditeur +qui en avait entendu quelques bribes, au passage. +Et ce premier succès a été pour moi un +immense encouragement ! Peut-être, si je ne l’avais +pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire des +vers… Et je me serais privée d’une telle jouissance !</p> + +<p>Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque +chose de dur. Lentement, il dit :</p> + +<p>— Alors, votre vie est ce que vous désiriez la +faire ? Vous êtes heureuse ?</p> + +<p>Une lumière passa dans les prunelles ardentes.</p> + +<p>— Je suis très heureuse !… J’ai la vie que je +souhaitais sans oser la croire réalisable… Mes +rêves les plus ambitieux ont été dépassés… Non +seulement, le public lettré — oh ! pas la foule, +sûrement ! — commence à connaître un peu le nom +de Francis Danes, — poète et compositeur ! — mais…</p> + +<p>Ici sa bouche prit une expression gamine.</p> + +<p>— … Mais ce qui me paraissait le plus enviable +des dons, je gagne de l’argent, — pas des sommes +considérables !… et avec ma prose plus qu’avec +mes vers et ma musique, bien entendu ! — mais +enfin !… Je n’ai plus à demander toujours des +capitaux à ma famille ! Et cela seul suffirait déjà +à me faire trouver le travail un délice…</p> + +<p>— Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps +votre existence de bénédictine ?</p> + +<p>— Oh ! de bénédictine !…</p> + +<p>Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que +son regard effleurait la soie rose de sa robe et les +fleurs qui se fanaient sur sa peau fraîche. Il corrigea, +toujours railleur sans gaîté :</p> + +<p>— Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle +et s’accommode des mœurs, des goûts, de l’esprit +de son temps… Et l’avenir que vous vous préparez +ainsi, volontairement, ne vous effraie pas ?</p> + +<p>— Pourquoi m’effraierait-il ? Je me donne à +moi-même mon bonheur, je ne me l’enlèverai pas !</p> + +<p>— Soit ; mais ce que vous voulez bien appeler +aujourd’hui du bonheur ne vous suffira peut-être +pas toujours…</p> + +<p>Elle se redressa inconsciemment ; et, avec une +imperceptible hauteur, elle jeta :</p> + +<p>— Je verrai bien, alors.</p> + +<p>— Oui, c’est vrai, vous verrez bien — et peut-être +trop tard !… Ainsi, l’heure n’est pas encore +venue.</p> + +<p>— L’heure ?…</p> + +<p>Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient.</p> + +<p>Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils +se rapprochèrent.</p> + +<p>— Me permettrez-vous de vous dire que je vous +trouve bien indiscret ?</p> + +<p>— Pourquoi ? fit-il, la regardant en face. Parce +que j’émets l’opinion que vous n’avez pas encore +trouvé votre maître ?</p> + +<p>— Quelle perspicacité !… Eh bien ! croyez, s’il +vous convient, que j’attends encore l’heure, comme +vous dites… l’entraînement de la passion… C’est +bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de +me voir goûter ?</p> + +<p>Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis +qu’elle soulignait les mots avec une emphase moqueuse, +ouvrant son éventail dont les paillettes +étincelèrent.</p> + +<p>Oh ! cette insolente quiétude de vierge sûre +d’elle-même… Un désir jaillit en lui comme une +flamme… Obtenir dans l’avenir, à n’importe quel +prix, l’audacieuse et exquise créature ; la sentir à +son tour, vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer… +Il se souvint ; jadis, sur la route d’Houlgate, +quand elle marchait insouciante devant lui, +épris follement, il avait connu déjà cette tentation +insensée de la saisir dans ses bras pour la meurtrir +de baisers, en lui murmurant, sur les lèvres, les +mots qui font défaillir… Et devenue plus femme, +elle était plus séduisante encore. D’un regard violent +il enveloppa la peau veloutée comme un pétale +de camélia, le visage mobile et fin, les yeux +ardemment profonds, la bouche que nuls baisers +n’avaient fanée, — il l’eût juré ! — la forme modelée +merveilleusement dans l’argile humaine que +trahissait l’étroite ligne de la robe… Ah ! aucune +des créatures auxquelles, depuis des mois, il s’était +tour à tour attaché dans une soif désespérée d’oubli, +aucune ne l’avait enivré comme eût pu le +faire cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait, +non seulement elle serait une incomparable +amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la +vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme…</p> + +<p>Après elle, il répéta, droit devant elle :</p> + +<p>— L’entraînement de la passion ! Vous en parlez +comme une enfant joue avec le feu, sans le connaître ! +Si j’étais charitable, je vous souhaiterais, +sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis +pas charitable. A quoi bon mentir ? Je désire, au +contraire, par amour de la justice, que vous connaissiez +un jour cette force de la passion dont vous +riez, dédaigneuse ; que vous soyez à votre tour +vaincue par elle, vaincue à crier grâce !</p> + +<p>Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta. +Elle ne souriait plus et se levait, les yeux presque +graves.</p> + +<p>— Vous semblez vraiment me jeter une malédiction. +Que savez-vous si je ne considérerai pas +ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître +très pâle mon bonheur d’aujourd’hui ?…</p> + +<p>— Je le souhaite de toute ma volonté.</p> + +<p>Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond +de l’âme… Dans celle de Rozenne, elle devina +tant de misère que son cœur de femme pardonna. +Le sourire charmant reparut sur ses lèvres.</p> + +<p>— Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans +que je l’aie mérité. J’ai si bonne envie que nous +soyons de vrais amis ! Nous sommes destinés à +nous voir souvent si vous devenez le collaborateur +de mon père… Et puis, maintenant, ramenez-moi +en plein bal, car nous accaparons un peu le sanctuaire +du flirt ! Et Dieu sait pourtant que nous +n’avons pas essayé ce jeu-là !</p> + +<p>Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son +bras. Elle était pour lui l’incarnation même d’un +éden où il n’entrerait pas ; la conscience lui en +était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais +revue… Et, pourtant, il éprouvait l’âpre désir +de la retenir encore, de l’avoir ainsi, quelques +minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité +de cette pièce paisible où se fondaient, très +doux, le chant de l’orchestre et la senteur chaude +des fleurs qui se mouraient dans l’air alourdi.</p> + +<p>Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à +demi la bibliothèque ; et la rumeur du bal les +enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes +fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules +nues, avivant l’éclair des satins. Devant eux, dans +la foule des couples, passait la petite Jacqueline +de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières +abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui +dont, secrètement, son jeune cœur faisait l’élu.</p> + +<p>France sourit de lui voir un air de petite fille +sagement heureuse. Rozenne ne l’aperçut même +pas ; il pensait, impatient, que les règles de l’étiquette +mondaine lui interdisaient de retenir davantage +France Danestal… Alors, il souleva la portière, +tandis qu’elle effleurait de ses doigts le bras +qu’il se résignait à lui offrir…</p> + +<p>— Où désirez-vous que je vous conduise ?</p> + +<p>Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait +leur réapparition.</p> + +<p>— Ah ! mais voici notre artiste ! Maître, il flirtait, +et c’était avec votre fille !</p> + +<p>France tourna la tête et vit son père qui les regardait, +elle et Rozenne, d’un air si surpris qu’elle +se mit à rire.</p> + +<p>— Père, ne t’étonne pas autant !… M. Rozenne +est pour moi une vieille connaissance que j’ai eu +grand plaisir à retrouver… Il y a cinq ans, nous +avons passé ensemble un mois bien gai à Villers. +Je lui rends sa liberté aussitôt qu’il m’aura découvert +un siège quelconque…</p> + +<p>— Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur, +je vous attends ici pour que nous causions dès +que vous aurez un moment à me consacrer…</p> + +<p>Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était +incliné ; mais il n’eut pas la peine de chercher, pour +France, la chaise demandée. Tout de suite, déjà, +elle était entourée par ses danseurs qui venaient +lui réclamer les valses promises. Alors, soulevant +les doigts qu’elle avait laissés sur le bras de Rozenne, +elle dit, et aux lèvres elle avait le sourire +où voltigeait une ironie caressante :</p> + +<p>— Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule, +m’abandonner pour mon père… Au revoir, n’est-ce +pas ?</p> + +<p>Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses +yeux passa l’expression qu’elle ne s’expliquait pas, +où il y avait quelque chose de violent et de dur. +Puis, se courbant très bas, il répéta après elle :</p> + +<p>— Au revoir.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>III</h3> + + +<p>L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un +printemps frileux encore, que glaçaient parfois de +brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi par +les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait +les branches, et de la terre vivifiée commençaient +à jaillir les jeunes pousses qui cherchaient +la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu fragile.</p> + +<p>France, dans le wagon qui l’emportait vers +Amiens, où son beau-frère d’Humières venait +d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre +abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières +senteurs d’avril.</p> + +<p>Mais absorbée par une songerie que berçait le +mouvement régulier du train, elle ne prenait point +garde au renouveau tardif du pays picard dont les +interminables plaines fuyaient, monotones, vers +l’horizon.</p> + +<p>C’était la première fois, depuis cinq années, depuis +leur commun séjour à Villers, qu’elle allait se +retrouver à vivre intimement près de sa sœur. Et la +même question qui, jadis, la troublait si fort, au +moment de leur réunion à Villers, l’occupait de +nouveau, anxieusement : Marguerite était-elle heureuse ? +Son généreux amour avait-il, comme elle +l’espérait, transformé son léger époux ?… Ou bien +était-il demeuré l’être égoïstement frivole qui, tant +de fois, avait révolté France, à Villers ?</p> + +<p>Villers ! ce nom qui traversait sa pensée en fit +dévier le cours, y ramenant, par l’impérieuse association +des idées, le souvenir de Claude Rozenne, +devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans +plus tôt. Elle l’avait revu souvent depuis deux +mois ; et chacune de leurs rencontres avait avivé +en elle l’impression de la première heure, quand +elle avait causé avec lui chez les de Tavannes. +Avec le Rozenne de jadis, il semblait n’avoir de +commun que son sens délicat et si aiguisé des +choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément +les poèmes de Robert Danestal ; et cela, avec +une telle intuition du caractère de l’œuvre, qu’elle +eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies +à elle…</p> + +<p>Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports +n’avaient pas repris le caractère de sympathie +joyeuse et confiante qui les avait rapprochés à +Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas +l’intuition qu’elle l’intéressait comme autrefois ; +elle sentait son attention tendue vers elle, dès que +les obligations de la vie mondaine les rapprochaient ; +mais, loin de la rechercher, il l’évitait ; et +si quelque circonstance les réunissait forcément, +elle retrouvait vite, sous la correction polie des paroles, +l’espèce de mordante et agressive rudesse +dont elle avait été frappée, le soir au bal. Que lui +avait-elle donc fait ?… Gardait-il contre elle une +mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné +sa capricieuse recherche, oubliée par lui tout le +premier, d’ailleurs, comme l’avait prouvé son +prompt mariage.</p> + +<p>S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée +qu’elle s’était créée, ne réalisant aucune des prédictions +par lesquelles il répondait autrefois à ses +déclarations de faire <i>seule</i> son bonheur ?…</p> + +<p>Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le +lui pardonner, d’abord parce qu’il avait beaucoup +de talent, et elle possédait pour les artistes des trésors +d’indulgence ; parce qu’il avait une intelligence +largement ouverte à toutes les idées ; surtout, +enfin, parce qu’elle devinait en lui une blessure +très douloureuse dont il n’était pas guéri, s’il devait +l’être jamais.</p> + +<p>De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer +dont toutes ses paroles semblaient imprégnées ; de +là, ses brusques sautes d’humeur qui, tour à tour, +faisaient de lui un étincelant causeur et un homme +morose et silencieux, indifférent à toute conversation.</p> + +<p>D’instinct, elle était désormais certaine qu’il +avait souffert par sa femme de façon inoubliable… +Mais comment ?… Tous l’ignoraient. Jamais il +n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et +il menait, au contraire, une vraie vie de garçon, +terriblement folle. France avait entendu conter sur +lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet, +édifié même de moins éclairées, et elle savait à +merveille quel nom de très belle comédienne on +accolait invariablement au sien.</p> + +<p>Donc, il était pareil à la majorité des autres +hommes. Alors pourquoi est-ce que, tout à la fois, il +l’intéressait et l’irritait ? pourquoi chacune de leurs +rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire +curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation ? +curiosité dont elle s’irritait toutes les fois +qu’elle en prenait conscience.</p> + +<p>Et de nouveau elle eut un petit froncement de +sourcils, quand une secousse plus brusque du train +la rappela soudain à elle-même. Alors elle fit un +geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le +souvenir même de Claude Rozenne.</p> + +<p>Amiens, maintenant, était proche, tout proche. +Le train filait entre les terres basses, découpées de +menus canaux… Puis apparurent les premières maisons +des faubourgs, aux briques enfumées. Après, +ce fut la lourde masse de la gare. Et la machine, +bruyamment, s’engagea sous la voûte noircie, entre +les quais dont elle faisait frémir l’asphalte.</p> + +<p>Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le +flot des voyageurs. France, entraînée par le mouvement +général, se glissa alertement à travers la +foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie ; et, +soudain, un sourire heureux lui monta aux lèvres, +car elle apercevait le cher visage de sa sœur qui +lui souhaitait la bienvenue, avant même que la +douce voix eût dit avec un accent de tendresse :</p> + +<p>— Ah ! France ! petite France ! te voilà, pour de +bon !… Jusqu’à la dernière minute, j’ai eu peur +d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais à +venir.</p> + +<p>— Que je renonçais… pourquoi ? mon Dieu…</p> + +<p>— Parce qu’il me semblait que notre province +et notre modeste petit intérieur n’avaient rien de +bien attirant !</p> + +<p>— Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je +reprends le train tout de suite et je refile vers +Paris… Je suis tellement contente de me retrouver +avec toi et les enfants ! Est-il possible que ce soit +Bob, ce grand garçon ? Veux-tu embrasser tante, +mon chéri ?</p> + +<p>Un peu timide, le petit s’approcha ; puis, tout +de suite conquis, il glissa sa menotte ronde sous +les doigts effilés de la jeune fille dont André +d’Humières venait de serrer chaleureusement la +main.</p> + +<p>— André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce +pas ? t’occuper des bagages de France. Nous rentrons +en avant parce que je ne veux pas laisser les +deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah ! +France, je vais pouvoir te présenter ta filleule !</p> + +<p>— Enfin ! enfin ! Il me semblait, Marguerite, que +jamais le moment de notre réunion n’arriverait ! +Il me faut vraiment, pour ne pas croire que je le +rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir +tes chers yeux et ton sourire. Que c’est donc bon +d’être ici !</p> + +<p>Une telle allégresse chantait dans son accent, +que la jeune femme eut vers elle un regard presque +reconnaissant, heureuse de cette joie qui lui montrait, +toujours si vivante, la tendresse de sa jeune +sœur. Et, leurs deux cœurs soudain rapprochés, +elles se mirent à causer avec une intimité joyeuse.</p> + +<p>Elles avaient laissé derrière elles une large rue +qui s’ouvrait devant la gare, animée par la course +incessante des tramways ; et elles marchaient dans +la paisible allée d’un boulevard où les croisaient +de rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient +pour regarder la jolie inconnue dont +Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite, +distraite de sa causerie par le salut d’un passant, +s’en aperçut tout à coup et, gaiement, lança :</p> + +<p>— France, demain le tout-Amiens va savoir ton +arrivée en nos murs et Dieu sait les visites que +j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la première +fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon, +mon petit salon !</p> + +<p>— Si petit que cela ?… Je croyais qu’en province +on avait tant de place !</p> + +<p>— Quand on peut largement payer cette place, +oui… Mais… mais ce n’est pas tout à fait notre +cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre <i>home</i> ; +nous arrivons…</p> + +<p>Elles s’étaient engagées dans une paisible petite +rue qui s’élevait en pente douce pour finir brusquement +sur un large horizon de ciel.</p> + +<p>France demanda, étonnée :</p> + +<p>— N’y a-t-il plus de maisons par là ?</p> + +<p>— Non, de ce côté, ce sont les champs… Et ce +m’est bien précieux pour mes trois poussins qui, +grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur bonne +mine. Ah ! te voici chez toi, chérie, dans un bien +modeste logis de gens pas fortunés du tout, qui, +pour tout luxe, ne peuvent te donner que de l’affection.</p> + +<p>— Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur, +que pourrais-tu m’offrir de meilleur !</p> + +<p>Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite, +et dans la pénombre d’un petit vestibule dallé, +donnant sur un jardin, France aperçut une fillette +toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis +qu’une bonne, sortant de la cuisine, apparaissait, +un poupon dans les bras.</p> + +<p>— Tes nièces, France, dit la jeune femme avec +un regard ravi ; et prenant le bébé, elle ajouta :</p> + +<p>— Ta filleule ! Tu peux en être fière, tu sais, car +elle est un des plus beaux bébés d’Amiens. Ne te +moque pas de mon orgueil, je suis sa nourrice !</p> + +<p>Sa voix avait le même accent de gaieté que +France ne lui entendait pas jadis. Évidemment, sa +triple maternité lui était un bonheur qui eût suffi +peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers, +ce devait être vraiment ces trois petites créatures +qui transfiguraient, pour elle, le modeste logis, arrangé +certes avec goût, mais où mille détails révélaient +une envahissante présence d’enfants : joujoux +tombés dans un coin, brassières de tricot dans +la corbeille à ouvrage, petits manteaux suspendus +aux patères du vestibule.</p> + +<p>Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés, +Bob et Étiennette, semblaient résolus à ne pas la +quitter ; même, la main de la petite fille tenait +ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle +ne lâcha pas, quand Mme d’Humières, le bébé toujours +dans les bras, s’engagea dans l’escalier pour +guider sa sœur.</p> + +<p>— Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère +qu’elle ne t’éveillera pas, car ta chambre n’est +pas loin de la nôtre. Chérie, j’aurais voulu te bien +mieux installer ; mais, du moins, c’est avec tout +mon cœur que je t’accueille dans cette humble +petite pièce.</p> + +<p>— Oh ! Marguerite, comme je vais y être bien +près de toi ! Si bien que le courage me manquera +pour retourner à Paris.</p> + +<p>Un sourire de malice, un peu mélancolique, +passa sur les lèvres de la jeune femme.</p> + +<p>— Malheureusement pour nous, ce n’est pas à +craindre… Tu te lasseras bien vite de la monotonie +de notre vie provinciale !… Maintenant, il +me faut te laisser un instant, car j’entends mon +unique camériste qui me réclame. Quand tu auras +ôté tes affaires, viens me retrouver en bas, petite +France, ou appelle-moi…</p> + +<p>Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le +bébé toujours blotti contre elle.</p> + +<p>France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier. +Ce fut, au rez-de-chaussée, un bruit de voix ; +puis le silence se fit, silence dans la maison, silence +dans la rue où ne circulait nul passant.</p> + +<p>— Que c’est calme ici ! calme à donner le spleen +ou la paix ! murmura-t-elle, saisie de cette complète +absence de vie qui la stupéfiait au sortir de +son fiévreux Paris.</p> + +<p>Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée +dans une atmosphère étrangère où son âme ne se +reconnaissait pas.</p> + +<p>Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre +s’ouvrait sur le jardinet où de petits parterres +s’étendaient, dans des bordures de buis, autour +d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les +premières pousses pointaient et leurs vagues senteurs +s’épandaient dans l’air vif. Par delà les murs +du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles, +aux branches encore nues, découpées sur le ciel rose +du couchant. Puis, plus loin, c’était l’infini des +champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon, plaine +sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque +falaise. Très haut, les premières hirondelles voletaient +éperdument ; et, dans la douceur du crépuscule, +une claire sonnerie de cloches tintait sans +relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une +église à l’autre, les carillons, vibrant à pleine volée, +semblaient se répondre, hymne joyeusement pur +que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable +d’artiste et de poète.</p> + +<p>Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément +dans sa pensée, évocateurs des sensations imprécises +qu’éveillaient en elle ces voix musicales des +cloches, dans le jour finissant… Elle entendit +son beau-frère qui rentrait et appelait dans le +jardin :</p> + +<p>— Marguerite !… Où es-tu, chérie ?</p> + +<p>« Chérie ! » L’appellation caressante la frappa. +Avec le temps enfin, en était-il venu à comprendre +quel trésor était sa jeune femme ?… Alors, Marguerite +pouvait être heureuse, malgré ses abominables +soucis de ménagère, ses tracas d’argent, ses +préoccupations maternelles ?…</p> + +<p>France entendit le rire de sa sœur, puis son +exclamation :</p> + +<p>— André, puisque tu as oublié ma commande +au pâtissier, il faut que tu ailles vite chercher mes +brioches ; Léonie n’a pas le temps d’y courir.</p> + +<p>De la fenêtre, France jeta gaiement :</p> + +<p>— Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne +sommes pas gourmands et nous attendrons à demain +pour croquer tes brioches.</p> + +<p>— Oh ! non, tante France, pas demain, ce soir ! +cria Bob avec un tel élan que tous se mirent à rire.</p> + +<p>— Alors, c’est moi qui irai à la recherche des +brioches, dit France.</p> + +<p>— Mais tu ne sais pas le chemin…</p> + +<p>— Eh bien ! j’emmènerai Bob qui me conduira.</p> + +<p>— Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous, +France, accepter le papa de Bob ? proposa +André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite, +je serai très flatté de vous faire faire votre première +promenade amiénoise.</p> + +<p>En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans +le petit vestibule où l’attendaient son beau-frère et +Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi de la promenade +inattendue.</p> + +<p>Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions +de Marguerite, elle regardait dans la rue +solitaire, qu’un unique passant traversait d’un pas +vif. Et une exclamation alors lui échappa :</p> + +<p>— Oh ! c’est singulier comme cet Amiénois a +l’allure de Claude Rozenne !</p> + +<p>— Qu’est-ce donc qui vous étonne, France ? interrogea +son beau-frère qui se rapprochait.</p> + +<p>— La ressemblance de silhouette d’un de vos +compatriotes actuels avec un de nos amis, Claude +Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon +père.</p> + +<p>— Claude Rozenne… Je me rappelle ce nom +vaguement…</p> + +<p>— Il y a cinq ans, il était à Villers en même +temps que nous.</p> + +<p>— Ah ! parfaitement ; je me souviens. Un grand +garçon très chic qui vous faisait la cour…</p> + +<p>— André ! quelle imagination rétrospective !… +Tenez-lui la bride, car, depuis Villers, Claude Rozenne +a pris femme !</p> + +<p>Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il +la conduisit vers la ville que dominait la flèche +aérienne de sa vieille cathédrale.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IV</h3> + + +<p>Trois jours s’étaient écoulés.</p> + +<p>France, maintenant, connaissait la physionomie +d’un dimanche en province. Une sortie de messe +d’onze heures qui offrait aux toilettes amiénoises +l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à +elle-même un succès de curiosité. Puis, dans +l’après-midi, quelques tours sur les grands boulevards +baignés de soleil, où les promeneurs circulaient +dans leurs atours du dimanche. Et, avant +de regagner les hauts quartiers où s’abritait le +petit foyer de Marguerite, une première visite à la +cathédrale ; une visite exquise au jour baissant, +alors qu’un dernier reflet du couchant empourprait +les verrières, que l’ombre envahissait les allées et, +autour de la vaste nef, les chapelles où, devant +l’autel, tremblait la flamme de quelques cierges.</p> + +<p>Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la +grande basilique silencieuse où flottait encore le +parfum d’encens d’une cérémonie achevée ! Mais +il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait, +Marguerite rentrée auprès de ses petites +filles qu’elle devait garder tandis que l’unique servante +s’affairait dans les préparatifs du repas du +soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale, +pensant à sa sœur dont, tout bas, elle plaignait +l’esclavage de toutes les minutes.</p> + +<p>Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis +qu’elle se trouvait auprès de la jeune femme ; et +elle savait déjà quelle vie de complet dévouement +aux siens était l’existence de sa sœur.</p> + +<p>Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans +cesse, avec les difficultés de tout petits revenus, la +lourde charge de trois enfants à élever, le soin +d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une +physionomie coquette et confortable… Aussi combien +fallait-il que Marguerite se prêtât, sans +compter, à toutes les tâches, même les plus humbles ; +des tâches tellement multiples que France, +observatrice discrète et aimante, était, tout à la +fois, remplie d’admiration pour la vaillance si +simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser +ainsi, en vulgaires besognes, toutes les belles +heures de sa jeunesse. Quel temps lui restait-il +pour cette vie intellectuelle et artistique qui semblait +aussi indispensable à France que l’air pour +respirer ? Tout juste, elle avait le temps de parcourir, +dérangée par les enfants, une revue ou un +journal ; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture +qu’André offrait de lui faire, car lui, avait des +loisirs pour se distraire.</p> + +<p>Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations +littéraires autant que France elle-même. +Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice comme +tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment, +lui parlait d’un livre qui venait de paraître, +elle avait répondu, avec son charmant sourire :</p> + +<p>— Ne me demande pas si je connais tel ou tel +ouvrage. Il n’existe plus pour moi aujourd’hui que +deux auteurs : Robert Danestal et Francis Danes. +Les autres, hélas ! je n’ai plus le temps de les lire… +Il est si rare que j’aie le loisir même d’ouvrir un +volume, maintenant, qu’il me semble goûter au +fruit défendu quand cela m’arrive par hasard.</p> + +<p>— Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite ? +avait involontairement laissé échapper +France.</p> + +<p>— Chérie, il faut bien que je m’en passe ! Les +mamans, tu verras cela un jour, les mamans doivent +lire surtout la vie de leurs tout petits !</p> + +<p>Et raccommoder leurs affaires, les promener, +leur donner la becquée, les faire jouer, voire même +leur apprendre à lire… De plus, être la compagne +d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes +femmes du monde, pomponnées, parfumées, +et qu’il fallait savoir garder tout en étant, par la +force des choses, une humble ménagère, obligée à +des prodiges d’économie qui devaient être dérobés +à la maligne clairvoyance du monde…</p> + +<p>Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la +seule idée réveillait, chez France, l’ivresse de son +indépendance, était fait le bonheur de Marguerite !</p> + +<p>Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite +de son sort, pourtant ; heureuse de se dévouer +à ses enfants, au mari à qui elle gardait le fervent +amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé.</p> + +<p>Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience +du prix d’une telle affection, prendre souci de la +reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger la tâche de +la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la +puissance de sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement, +l’idéale conception du mariage ?</p> + +<p>Cela, c’était une belle œuvre que comprenait +l’âme ardente de France ! Mais à elle, il eût semblé +impossible de donner son amour à un homme +qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de +lui son maître, si elle connaissait la nécessité de +le garder et de le soutenir pour qu’il marchât sans +mesquine défaillance.</p> + +<p>Ah ! quel mystère c’était un cœur de femme ! Et +savait-elle ce que la vie ferait du sien ? La veille, +à cette messe où elle était allée avec Marguerite, +elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que +chacun doit chercher sa voie… Se trompait-elle +donc en croyant avoir trouvé celle qui devait assurer +son bonheur ?…</p> + +<p>Vaguement, elle songeait à toutes ces choses, +pendant que, dans le tranquille petit jardin, elle +surveillait les jeux de Bob et d’Étiennette, afin de +donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans +la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut +et, une seconde, en silence, elle considéra France +qui, son livre tombé sur ses genoux, regardait dans +l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle +lui jeta :</p> + +<p>— France, ma chérie, j’ai une peur terrible que +tu ne t’ennuies dans ma calme province !</p> + +<p>France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre +où s’encadrait la tête blonde de la jeune femme.</p> + +<p>— Marguerite, tu me calomnies ! Je me sens +déjà, au contraire, une vraie âme de provinciale.</p> + +<p>— Tu en es sûre ?</p> + +<p>— Dame, il me semble…</p> + +<p>— Eh bien ! tu vas être mise à l’épreuve bien +vite. Aujourd’hui, je dois recevoir pour la première +fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon arrivée +ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va +être abondant…</p> + +<p>— Si abondant que cela ? laissa échapper France, la +mine un peu effrayée.</p> + +<p>— Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère +petite sauvage, d’autant plus qu’il va se mêler à +l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton endroit. +Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A +l’heure actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va +m’honorer de ses relations sait que j’ai chez moi +une jeune personne extrêmement chic, poétesse, +compositeur, qui mérite d’être vue de près.</p> + +<p>— Marguerite, tais-toi, je t’en supplie ! Tu vas +me faire sauver avec André et les petits dans les +champs pour toute l’après-midi !</p> + +<p>— Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi +qui es une personne d’expérience. Mais je bavarde +et il me faut aller fleurir le salon.</p> + +<p>— Laisse-moi faire ; par la fenêtre ouverte, je +surveillerai très facilement les enfants ; et tu sais +que je m’entends à arranger les fleurs !</p> + +<p>Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses +qui, avec ensemble, affluèrent quelques heures +plus tard dans la petite pièce, s’avouèrent — avec +plus ou moins de bonne grâce — que peu de +luxueux salons avaient meilleur air que celui de la +« jeune Mme d’Humières… ». Et comme celle-ci +était une femme du monde accomplie, sachant +mettre chacune sur son sujet favori, elle fut, ce +jour-là, sacrée « une charmante Parisienne ».</p> + +<p>France, habillée avec cette simplicité d’une élégance +si personnelle dont elle avait le secret, l’aidait +de son mieux ; mais, en dépit de sa bonne +volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait +d’elle peu à peu, devant ce défilé d’inconnues, +banales la plupart, qui toutes disaient les mêmes +paroles quelconques de politesse, racontaient les +mêmes menues histoires de la ville et, invariablement, +parlaient de la kermesse de charité qui se +préparait pour le mois de mai, dont les préparatifs +occupaient fort la société amiénoise.</p> + +<p>Une grosse dame, haute en couleur, qui était une +des dames patronnesses et s’en montrait ravie, dit +à France, d’un air entendu :</p> + +<p>— J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir, +pour notre concert, un programme illustré +par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la +négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste !</p> + +<p>Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence +de France. Dans son souvenir, jaillissait l’image +du promeneur entrevu le jour de son arrivée… Elle +demanda :</p> + +<p>— Est-ce que la famille de M. Rozenne habite +Amiens ?</p> + +<p>— Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà. +Elle est Amiénoise, d’ailleurs. Mais lui, Claude, y +vient fort peu, et seulement en passant, depuis son +malheur.</p> + +<p>Un tressaillement secoua les nerfs de France. +Jamais, jusqu’à cette heure, elle n’avait eu le désir +bien précis de savoir quel douloureux secret semblait +enfermer désormais la vie de Claude Rozenne. +Comme sous un choc mystérieux, ce désir, tout à +coup, s’avivait en elle, si impérieux que ses lèvres +prononcèrent, interrogatives, avant que sa volonté +les eût closes :</p> + +<p>— Depuis son malheur ?</p> + +<p>— Mais oui… Est-ce que vous ne savez pas ?… +Pourtant vous le connaissez…</p> + +<p>— Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers.</p> + +<p>— Avant son mariage… Son lamentable mariage !…</p> + +<p>France resta muette, s’interdisant une question. +Mais ses yeux parlaient, tandis qu’autour d’elle les +propos se croisaient ; et la vieille dame, enchantée +de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui +expliqua :</p> + +<p>— Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence +il s’était toqué d’une Anglaise très belle et +très riche, qui y passait l’hiver avec une parente. +Eh bien ! cette Anglaise était d’une famille de +fous. Elle s’est gardée d’en rien dire. Cet absurde +Claude, aveuglé par sa passion, ne s’est pas renseigné. +Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger. +Et un an après, à la naissance d’un enfant, la crise +a éclaté. Elle aussi est folle… Et inguérissable, +m’a dit Mme Rozenne.</p> + +<p>Sans en avoir conscience, France avait pâli, le +cœur frémissant d’une infinie pitié pour Rozenne. +Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris, un peu +inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles +ardemment attentives, elle demandait encore :</p> + +<p>— Et l’enfant, il est mort ?</p> + +<p>— Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à +Amiens. C’est un pauvre petit bonhomme très délicat. +Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison.</p> + +<p>— Et… la mère ?</p> + +<p>— Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans +son château, à moins qu’elle ne soit dans quelque +maison de santé. Je ne sais au juste. Jamais Claude +ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de +personnes, ici, croient qu’elle est morte. Mais je +suis sûre que non… Claude, alors, ne serait pas si +sombre ! Le fait est que c’est épouvantable de se +trouver ainsi lié à une folle.</p> + +<p>Ah ! oui, épouvantable !… Mais France n’eut pas +à répondre à la bavarde vieille dame ; de nouvelles +visiteuses entraient dans le salon exigu, si bien que +quelques personnes se levèrent et prirent congé.</p> + +<p>— France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces +dames ? demanda Marguerite.</p> + +<p>France obéit aussitôt, avec l’impression vague +qu’elle allait échapper à un cauchemar… Mais non, +elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre, il lui +suffisait de regarder le visage animé de la grosse +dame qui venait, si aisément, de lui raconter la +triste aventure conjugale de Claude Rozenne et n’y +pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de +la kermesse.</p> + +<p>Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper +du salon ; d’avoir quelques minutes au moins +de solitude pour se reprendre, pour réagir contre +l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée +la révélation du lamentable roman de Rozenne. +Mais c’était impossible ; elle était prisonnière +dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait +de nouveau ; cette fois, devant un homme jeune, — d’une +trentaine d’années, — vêtu avec un soin +correct, l’air provincial. Il avait des traits réguliers, +une physionomie intelligente, douce et un peu +froide…</p> + +<p>Profondément, il s’inclina devant la jeune +femme qui lui tendait la main et disait, l’accueillant +d’un sourire :</p> + +<p>— Comme c’est aimable à vous, si occupé, de +venir me voir !… France, je te présente M. Albert +Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé +à notre arrivée ici… Ma sœur, Mlle Danestal.</p> + +<p>Le jeune homme salua de nouveau ; et, volonté +ou hasard, prit une chaise voisine de celle de +France qui, la pensée distraite, avait à peine entendu +les paroles de sa sœur…</p> + +<p>Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une +politesse courtoise, entamait la conversation par +une question banale :</p> + +<p>— Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle ?</p> + +<p>— Depuis trois jours.</p> + +<p>— Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère +parisienne ?… Notre ville doit être tellement +morte, pour une femme habituée à une existence +remplie de distractions…</p> + +<p>— Vous voulez dire une femme mondaine ? Je +le suis si peu, que vraiment ce n’est pas la peine +d’en parler.</p> + +<p>— C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus…</p> + +<p>Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie +s’anima :</p> + +<p>— Votre réputation de poète vous a précédée, +mademoiselle.</p> + +<p>— Par les soins de mon beau-frère.</p> + +<p>— Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité +de Francis Danes, j’avais remarqué, dans la +dernière Revue, des vers dont l’inspiration m’avait +donné le très vif désir de connaître le poète qui les +avait écrits.</p> + +<p>— Ah ! vraiment ?… pourquoi ? interrogea-t-elle +machinalement, tant sa pensée demeurait obsédée +de la révélation qui venait de lui être faite…</p> + +<p>— Parce qu’il me semblait tout à fait sincère +dans sa pitié pour les humbles… Et c’est chose +très rare chez les auteurs qui, les trois quarts du +temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre.</p> + +<p>— Croyez-vous ?… dit-elle saisie d’un impérieux +désir d’échapper à la hantise du souvenir de Rozenne.</p> + +<p>— Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai +peu de loisirs pour lire les poètes. Je suis un +homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je dirige +une des plus importantes filatures du département. +Et c’est une tâche très absorbante.</p> + +<p>— Et intéressante ?</p> + +<p>— Intéressante… A vous, mademoiselle, elle +semblerait sans doute insipide… Mais il ne saurait +en être de même pour ceux qui en connaissent les +moindres rouages. De plus, elle me fournit de très +utiles documents pour des études sur les questions +ouvrières qui m’occupent beaucoup. C’est un problème +si grave aujourd’hui !</p> + +<p>— Oui, bien grave, je crois, dit France devenant +attentive.</p> + +<p>Pour la première fois de l’après-midi, son esprit +trouvait où se prendre dans la conversation ; et +c’était pour elle un plaisir dont elle savait gré à cet +étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente +sympathie il trouvait dans cette pensée de femme, +car il expliqua, avec une sorte d’abandon qui ne +devait pas lui être familier :</p> + +<p>— Vous ne sauriez croire quelles natures on +trouve dans ce peuple d’ouvriers !… Certes, il y en +a de misérables, de vicieuses ; mais il s’en rencontre +aussi qui ont une véritable valeur morale… Tenez…</p> + +<p>Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait +bien, presque trop bien, avec une parole facile +d’avocat, comme il eût parlé devant un auditoire. +Mais ce qu’il disait — en somme — était observé, +senti ; et, s’animant un peu à le dire, il sortait de +sa froideur correcte, légèrement compassée… Cette +froideur, dissipée peut-être, sans qu’il en eût conscience, +par la chaude clarté du regard bleu. France, +à son tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes +ouvrières, voulant savoir ce qu’il y avait de vrai, +rigoureusement, dans les études écrites à leur sujet, +pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de +sa philanthrope amie, Suzan Mackley.</p> + +<p>Bien volontiers il répondait à une curiosité qui +le stupéfiait chez cette jeune fille ; car elle lui semblait +ne devoir être qu’une créature de luxe. Par +quel phénomène, éprise de poésie, de musique, +comme il savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant, +s’intéresser si vivement à la sombre prose +d’humbles existences ?… Une telle femme ne ressemblait +à aucune qu’il eût encore rencontrées ; et +si peu romanesque qu’il fût, il se félicita d’avoir eu, +ce jour-là, l’inspiration d’aller présenter ses devoirs +de politesse à Mme d’Humières.</p> + +<p>Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses +coupa net sa conversation avec France, que +sa sœur appelait d’un signe. Et alors, seulement, +à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux +toujours de l’étiquette, avait totalement +oublié les personnes présentes en causant avec +Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en +être tirées !… Et une irritation contre lui-même +troubla son calme habituel, tandis qu’il s’appliquait +à réparer sa faute en se mêlant à la conversation +générale.</p> + +<p>Mais malgré lui, son regard allait encore par +instants chercher France Danestal, assise maintenant +à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne causait +plus avec son animation charmante, et il y avait le +reflet de quelque pensée absorbante dans le regard +distrait qu’elle attachait sur les hôtes de sa sœur. +Quand il s’inclina profondément devant elle, +pour prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir +qu’elle s’était intéressée à causer avec lui et, +avec un regret singulier, il la sentit lointaine…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>V</h3> + + +<p>C’était un joli matin clair et la Somme luisait +au soleil, creusée d’étincelants sillons quand, lourdement, +descendait vers la ville quelque large bateau +plat qui s’éloignait entre les rives poudrées +par la floraison blanche des cerisiers.</p> + +<p>— Quelle bonne promenade ! s’écria France. +Toute rose, elle revenait d’une course sur le chemin +de halage avec son beau-frère et Bob, ses deux +fidèles cavaliers.</p> + +<p>— Comme il est dommage que Marguerite n’ait +pu nous accompagner !… Il fait délicieux !</p> + +<p>Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air +tiède où le voisinage de la Somme mettait une +senteur fraîche ; et, une seconde, elle s’arrêta, ravie, +à considérer cette souriante aurore du renouveau. +Ce paysage lumineux, si proche de la ville, ce +n’était pas tout à fait la campagne ; mais pour une +Parisienne, cependant, c’était presque cela…</p> + +<p>— Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas +rentrer encore, proposa André, qui se plaisait fort +à promener sa jeune belle-sœur.</p> + +<p>— Oh ! oui, tante, restons en route, appuya Bob +bondissant comme un jeune chevreau.</p> + +<p>Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être +utile à Marguerite en revenant sans tarder ; et elle +ne se laissa pas séduire par la proposition d’André. +Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres +épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent +le paisible quartier où les passants se comptaient. +Dans la rue qu’ils suivaient, seule une +vieille servante marchait, tenant par la main un +tout petit garçonnet, presque un bébé, quatre ans +à peine, qui avançait près d’elle, trop sage, d’une +allure lente et fatiguée. Quand il passa près de +France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands +yeux dont le regard était vague, un petit visage +nerveusement contracté… Et une fugitive idée +courut dans son esprit :</p> + +<p>— Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne ?…</p> + +<p>Instinctivement, elle regarda vers les maisons +closes… L’une d’elles, peut-être, abritait l’homme +dont, la veille, on lui avait raconté la triste destinée…</p> + +<p>La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle +n’entendait plus le joyeux bavardage de Bob qui +trottinait près d’elle… Soudain, elle s’arrêta saisie. +Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant +à une femme âgée qui semblait l’accompagner, il +y avait Claude Rozenne… C’était bien lui !… Elle +n’était pas trompée par une ressemblance…</p> + +<p>Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne +entendit. Il regarda :</p> + +<p>— Oh ! Mlle Danestal !</p> + +<p>Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il +ne l’eût pas considérée avec plus de stupeur et +d’angoisse… Ce ne fut d’ailleurs qu’une seconde.</p> + +<p>La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser…</p> + +<p>Avant que France eût fait même un mouvement +pour reprendre son chemin, il s’était découvert, et, +s’avançant, il s’exclamait d’un accent de politesse +dont elle distingua l’altération :</p> + +<p>— Quelle surprise de vous voir ici !… Vous êtes +à Amiens en touriste ?</p> + +<p>— Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur, +Mme d’Humières.</p> + +<p>— Madame votre sœur habite Amiens ?</p> + +<p>— Mon beau-frère y a été nommé récemment.</p> + +<p>Du geste, elle indiquait André que, dans son +désarroi, Rozenne n’avait pas remarqué.</p> + +<p>Les regards des deux hommes se croisèrent tandis +que dans leur esprit s’élevait le confus ressouvenir +du passé qui, jadis, les avait rapprochés. +France sentit combien était forcé le sourire de +bienvenue de Rozenne. Sûrement il pensait que par +l’inévitable force des choses elle allait apprendre — si +elle ne le connaissait déjà ! — son lugubre +secret, et il en souffrait…</p> + +<p>Avec un désir instinctif de le distraire de sa +pensée, elle reprenait, souriant un peu :</p> + +<p>— Je ne vous savais pas ici… Je vous croyais +voyageant au loin… Depuis quinze jours, vous +vous êtes fait invisible !</p> + +<p>— J’étais venu travailler dans le calme… sans +pareil !… d’une maison de province, auprès de ma +mère…</p> + +<p>Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui +était demeurée dans le vestibule, occupée à examiner +des plantes vertes, et que son nom prononcé +ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa +porte.</p> + +<p>— Voulez-vous me présenter à madame votre +mère, dit France délicatement, car elle lisait une +question dans les yeux de Mme Rozenne.</p> + +<p>Il s’inclina :</p> + +<p>— Maman, Mlle Danestal, la fille du grand +poète pour lequel tu me vois travailler ces jours-ci…</p> + +<p>Le visage de Mme Rozenne s’éclaira :</p> + +<p>— Je sais… je sais… Et je sais aussi que mademoiselle +est un vrai poète comme son père… Je +n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à lire, +signés par elle… Comme au temps de ma jeunesse, +j’aime la belle poésie.</p> + +<p>Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait +de ses paroles toute autre chose qu’un compliment +banal. France le sentit, et son joli sourire lui vint +aux lèvres.</p> + +<p>— Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir +bien me dire que mes poèmes de débutante +vous ont plu un peu.</p> + +<p>— Ah ! mon enfant, vous faites trop d’honneur +à ma sympathie !… Vous devez être habituée à recevoir +l’hommage de lecteurs dont le jugement a +une valeur bien autre que celui d’une vieille femme +de province…</p> + +<p>Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon, +mais si frêle… un sourire de femme qui a beaucoup +pleuré. Et France eut l’impression qu’elle devait +souffrir encore, comme au premier jour, du +malheur qui avait brisé la vie de son fils. Quelle +mélancolie il y avait sur son mince visage creusé +de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair +qui demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable +expression !… Ainsi elle devait contempler +toute jeune fille qui eût pu être la femme de +son fils…</p> + +<p>Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles +échangées entre sa mère et France Danestal ; son +regard errait sur le clair lointain de la rue, et du +bout de sa canne il tourmentait une imperceptible +motte de terre jaillie entre deux pavés. Mais, +comme s’il eût pris une résolution, il se tourna +alors vers André et demanda :</p> + +<p>— Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur, +j’irai présenter mes hommages à Mme d’Humières.</p> + +<p>— Elle aura grand plaisir à renouveler les relations +si agréablement commencées autrefois à Villers… +Vous êtes encore à Amiens pour quelque +temps ?</p> + +<p>— Je ne sais cela !… Comme au temps de ma +jeunesse, je me laisse diriger par le hasard des +circonstances… Et du jour au lendemain je puis +repartir pour Paris…</p> + +<p>— Où tu vas faire de fréquentes apparitions, +remarqua doucement Mme Rozenne.</p> + +<p>Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir +de la belle comédienne dont elle savait le +nom lié à celui de Rozenne, dans les propos du +« Tout Paris »… Et sans qu’elle en eût conscience, +des paroles d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne…</p> + +<p>— Au revoir… Faites des merveilles ; et quand +vous serez redevenu Parisien, venez nous les montrer…</p> + +<p>Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant, +s’inclina pour prendre congé de Mme Rozenne, qui +la regardait de ses yeux tristes.</p> + +<p>— Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant ? +Vous n’êtes ici qu’un oiseau de passage, +sans doute.</p> + +<p>— Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une +dizaine de jours, madame.</p> + +<p>— Eh bien ! si vous avez une minute à perdre ; +si la maison d’une vieille femme ne paraît pas trop +triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir à vous +recevoir, ainsi que madame votre sœur.</p> + +<p>France eut un remerciement et quelques mots +de politesse, sans vouloir engager Marguerite. +Mais son beau-frère, lui, acceptait ; se répandait en +propos courtois auxquels France, impatiente, sans +trop savoir pourquoi, coupa court en reprenant la +main de Bob pour partir. Rozenne, lui, n’avait +rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un +pli dur creusait son front. Sans un mot, il s’inclina +devant France, puis serra la main d’André d’Humières.</p> + +<p>— Il paraît avoir terriblement changé d’humeur +depuis Villers, votre ami Rozenne, remarqua André +quand, de nouveau, il marcha auprès de sa belle-sœur +qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait +rien et répondit par quelques paroles vagues ; puis +elle détourna la conversation avec une question à +Bob.</p> + +<p>Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement +de cette rencontre, la lui racontant dans un moment +où la jeune femme était distraite par la +garde des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa +pensée soudain occupée de Rozenne ; d’être hantée +par le souvenir de l’expression d’angoisse désespérée +qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il +l’avait aperçue soudain ; d’éprouver pour lui un +intérêt jailli de la pitié que lui inspirait son malheur… +Mais ce malheur, après tout, il en était responsable ; +et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il +s’en consolait…</p> + +<p>Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail, +s’absorbant vite dans ses <i>Croquis de province</i>, +que lui inspirait la révélation d’existences orientées +si différemment de la sienne.</p> + +<p>Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien +ne la distrayait de son œuvre de création et les +minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle, +dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait +d’un coup d’aile enivrant. Puis, les vers esquissés, +elle se mit au piano pour se les réciter à demi-voix, +rythmés par le murmure des sons…</p> + +<p>Le tintement de la sonnette la fit tout à coup +tressaillir, l’arrachant au songe où elle venait +d’oublier le monde entier…</p> + +<p>Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix ; +puis, presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et +la petite bonne, peu stylée encore, déclara :</p> + +<p>— Entrez, monsieur ; madame est sortie, mais +Mlle France est là…</p> + +<p>France, stupéfaite et mécontente, s’était levée +du piano, se demandant quel visiteur provincial il +allait lui falloir accueillir…</p> + +<p>Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant +dans le cadre de la porte Claude Rozenne… +En le voyant, elle comprit qu’elle avait été certaine +qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle +savait…</p> + +<p>Elle eut un battement de cœur qu’un effort de +volonté domina ; et maîtresse d’elle-même, en souriant, +elle lui tendit la main :</p> + +<p>— C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous +recevoir de son mieux, en attendant le retour de sa +sœur, qui ne tardera pas beaucoup…</p> + +<p>Il dit :</p> + +<p>— Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret +sans le vouloir, en venant ainsi vous troubler… +Peut-être vous travailliez…</p> + +<p>— J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est +finie… J’ai bien droit maintenant à une récréation.</p> + +<p>— C’en est une piètre que la venue d’un visiteur +tel que moi !</p> + +<p>Elle l’interrompit du geste :</p> + +<p>— Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues +de vérité, pour vous comme pour moi !… +Vous savez bien que les amis sont toujours les +bienvenus…</p> + +<p>Une étrange expression — douloureuse et résolue, +presque rude — passa sur le visage de Rozenne. +Il interrogea :</p> + +<p>— Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est +vrai ?… Eh bien, alors, il me faut vous faire une +confession pour ne pas pécher davantage contre +la sincérité…</p> + +<p>Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux +d’un geste d’attention. Il continua durement :</p> + +<p>— J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en +venant ici je savais fort bien, grâce au hasard d’une +rencontre, que je ne trouverais pas Mme d’Humières +et que vous étiez seule.</p> + +<p>Elle comprenait trop bien pourquoi il avait +souhaité la voir sans présence étrangère entre eux.</p> + +<p>Cependant, ses lèvres articulèrent :</p> + +<p>— Et vous désiriez me trouver seule ?</p> + +<p>— Oui ; et cela, je le désire depuis que, ce matin, +je vous ai soudainement vue apparaître. Ah ! +la destinée est une terrible force… Pourquoi vous +a-t-elle amenée dans cette ville ! Il y en a tant +d’autres où votre beau-frère eût pu être envoyé !…</p> + +<p>Il allait vers le but de sa visite, insouciant de +garder à ses paroles le caractère mensonger d’une +conversation mondaine.</p> + +<p>Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait +silencieuse, hésitant sur ce qu’il fallait lui +dire :</p> + +<p>— On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait +à battre à coups pressés…</p> + +<p>— On vous a dit une histoire que, usant de +toute ma volonté, j’étais parvenu à taire, pour +qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris +et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu. +A l’expression de vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude +que vous aviez appris… Avant même que la +réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû +se trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous +renseigner, si vous aviez adressé la moindre question +à mon sujet.</p> + +<p>Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle +sentait d’émotion poignante dans la rudesse de +son accent :</p> + +<p>— Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous +taisiez ne me regardait pas. C’est un hasard qui a +fait prononcer votre nom et amené une explication +que je n’avais pas à demander.</p> + +<p>Il eut un haussement d’épaules.</p> + +<p>— Qu’importe après tout !… Je suis toujours à +la merci d’un hasard qui renseignera le premier +venu sur ma misérable aventure et m’en rappellera, +bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver +que mon histoire ressemblait terriblement à un roman +d’outre-Manche. Mais je vous jure que cela +n’a pas été un roman drôle à vivre…</p> + +<p>Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement :</p> + +<p>— Je le crois… Et quand je l’ai appris, je vous +ai plaint de toute mon âme… Et je vous plains +toujours autant !…</p> + +<p>Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette +expression d’ironie et de colère qu’elle y avait surprise +déjà, sans parvenir à se l’expliquer. Puis, +âprement, il jeta :</p> + +<p>— Oui, vous pouvez être compatissante pour +moi, et ce ne sera que justice ! Car, dans une mesure +que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous +êtes responsable de mon malheur !</p> + +<p>— Moi !</p> + +<p>— Oui… vous ! Aussi, combien de fois je vous +ai maudite !</p> + +<p>— Pourquoi ?… fit-elle ardemment.</p> + +<p>Il la regardait en face.</p> + +<p>— Parce que je savais clairement que si, à Villers, +surtout le jour de notre dernière promenade, +à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé, c’est +à vous que ma vie aurait appartenu… Et aujourd’hui, +je ne me trouverais pas jeté dans un enfer +dont je n’ai aucune espérance de sortir !</p> + +<p>Elle le regarda avec une sorte de stupeur.</p> + +<p>Elle était devenue blanche et sa main tourmentait, +d’un geste inconscient, la même bague d’opale — couleur +de mer — qu’elle portait en ce jour +lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate… +Ce qu’il lui disait, était-ce donc la vérité ?… +Se pouvait-il que, vraiment, elle eût sa part de +responsabilité — et une part bien grande — dans +le malheur dont lui seul portait le poids !… C’était +impossible !</p> + +<p>Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse +de cette idée, et lentement elle dit :</p> + +<p>— Si je vous avais écouté, votre destinée eût été +autre, mais peut-être elle n’eût pas été meilleure… +Je n’étais pour vous… qu’un caprice…</p> + +<p>Presque violent, il lui jeta :</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ?… Moi, je sais bien que +de ce caprice, comme vous dites, vous auriez pu +faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre +bonheur… Si vous l’aviez permis alors, je vous +aurais tant aimée !…</p> + +<p>— Aimée pour toujours ?… Je ne le crois pas… +Et puis, à quoi bon rappeler ces choses du passé, +ce qui aurait pu être ?… Ce ne sont qu’inutiles paroles…</p> + +<p>Elle disait cela sans le regarder, de la même +voix un peu lente, avec des yeux qui contemplaient, +sans le voir, le doux ciel d’avril dont l’azur se +rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout +bas que s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien +vite oubliée ; et dans la profonde pitié qu’elle +éprouvait pour lui, il y avait un détachement sceptique.</p> + +<p>— Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles +et vaines ! J’espère que je ne vous en ferai plus +entendre de semblables… Mais retenez bien ceci, +qui est la simple vérité… Au beau temps de ma +jeunesse, ce temps que je n’aurai pas assez de +larmes pour pleurer, vous avez été pour moi la +<i>seule</i> que j’aie désiré faire ma femme… Si vous +m’aviez écouté, à Houlgate, je suis sûr… vous +entendez, <i>sûr</i>, que sous votre influence toute-puissante +je serais devenu l’homme que vous souhaitiez… +C’est pour vous oublier, par un besoin stupide +de me détacher de vous qui m’aviez dédaigné, +de vous rendre indifférence pour indifférence, que +je me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie +étrangère où j’ai trouvé… ce que vous savez…</p> + +<p>Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme +une soif s’emparait d’elle de savoir comment cette +femme l’avait conquis. Il disait l’avoir aimée profondément, +elle ; mais combien vite cette inconnue +l’avait remplacée dans son cœur et sa vie…</p> + +<p>Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait, +car il reprit, d’un ton un peu étrange, envoûté par +le souvenir :</p> + +<p>— J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner +dans la première aventure qui me tenterait. +Ah ! cette femme était la séduction même, +quand elle le voulait… Une séduction capiteuse, +bizarre, malsaine, oui… — c’était celle d’une malade ! — mais +qui aurait fait défaillir toute +volonté chez de bien plus sages que moi… qui enivrait +comme le font ces parfums très forts et pénétrants, +dont on subit la griserie, affolé, avec une soif +de les respirer encore et encore, dût-on en mourir !</p> + +<p>Un pli s’était creusé entre les sourcils de France.</p> + +<p>Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un +sceau eût été soudain rompu sur ses lèvres, il continuait, +du même accent assourdi et violent, oublieux +peut-être même qu’une pensée recueillait la +sienne :</p> + +<p>— Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner, +c’est de m’avoir caché à quelle race de misérables +malades elle appartenait. Sa mère était +morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était +pas le premier accident de ce genre qu’on eût pu +trouver dans sa noble famille qui, pour cette raison, +sans doute, daignait s’ouvrir à un humble +roturier de mon espèce.</p> + +<p>— <i>Elle</i> savait la vérité et elle ne vous en a rien +dit ?…</p> + +<p>— Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine, +la belle comtesse dans le salon de qui je l’ai rencontrée… +Car elle était de très bonne naissance et +de fortune… incontestable ! Si j’avais eu la prétention +de faire un mariage d’argent, je pourrais +m’estimer satisfait et j’aurais vraiment mauvaise +grâce à me plaindre… Seulement, je n’avais +pas tant d’ambition… J’étais absurdement conquis, +comme on pouvait l’être par une telle créature !… +J’imagine que la Circé antique eût pu être ainsi… +Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine +de ce qu’il adviendrait si le mal héréditaire se +déclarait… Elles étaient lasses, l’une de chaperonner, +l’autre d’être chaperonnée !… Elles ont rencontré +un individu assez stupide pour se laisser +affoler par une femme que n’effrayait pas une +audacieuse partie à gagner…; assez naïf pour +croire… tout ce qu’on voudrait bien lui faire +croire… Et les choses se sont passées, comme elles +l’avaient souhaité… Ah ! cette Maud, elle possédait +une adresse de démon, comme disent les +bonnes gens.</p> + +<p>De toute son âme, France écoutait :</p> + +<p>— Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner, +vous arrêter…</p> + +<p>— Personne ne s’est trouvé… Mais après tout, +ai-je même cherché à être renseigné ?… Elle +m’avait ensorcelé… Et l’on prétend que le scepticisme +nous ronge, nous autres enfants du vingtième +siècle !… J’ai été candide comme un amoureux +de dix-huit ans… J’ai accepté tout ce qui m’a +été dit… Je n’ai consulté personne ; et les objections, +les craintes, les questions de ma pauvre +vieille maman qu’un semblable mariage épouvantait, +ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure +d’hésitation ou de doute… Je vous ai maudite !… +C’est bien injuste à moi… Seul, je suis responsable +de ma destinée, que j’ai faite… C’est par +ma faute que je suis lié à une créature insensée, +que je suis le père d’une misérable petite larve +humaine à qui, charitablement, je ne peux que +désirer une fin prochaine !</p> + +<p>Elle eut une exclamation sourde :</p> + +<p>— Pourquoi dites-vous cela ?… Vous ne devez +pas… C’est cruel !…</p> + +<p>Il passa la main sur son visage contracté.</p> + +<p>— Cruel ?… Ce qui serait cruel, ce serait de lui +souhaiter de vivre ! Avec le sang que sa mère lui a +donné, que voulez-vous qu’il devienne ?… S’il dépendait +de moi, — et je vous jure que ce n’est pas +là une parole vaine, — je terminerais aujourd’hui +même sa chétive existence, certain de lui épargner +les pires douleurs…</p> + +<p>Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée… +Et elle l’avait connu si joyeux et ardent +pour goûter la saveur de la vie !… Quelles heures +il avait dû traverser depuis ce temps-là !… Elle +aurait voulu trouver des mots qui lui eussent fait +un peu de bien. Mais qu’étaient-ce que des paroles +devant une épreuve comme celle qui s’était abattue +sur lui ! Instinctivement, elle serra ses deux mains, +écrasée par son impuissance, tandis qu’elle reprenait :</p> + +<p>— Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se +fortifiera… Il est votre fils aussi… pas seulement +l’enfant de… de celle qui vous a fait souffrir…</p> + +<p>— Je ne peux pas voir en lui mon fils ! Ah ! ce +n’est pas de l’amour qu’il m’inspire, c’est du dégoût… +C’est une espèce d’horreur… Si ma pauvre +mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand +elle a appris… la vérité, je l’aurais laissé bien loin +de moi, dans sa vraie famille, celle de sa mère… +Peut-être alors aurais-je pu oublier plus facilement… +Ah ! oublier !! ! Je ferais l’impossible pour +y arriver !… Il n’y a pas de folie devant laquelle +j’hésiterais, si je croyais à ce prix ne plus me souvenir…</p> + +<p>Comme elle le sentait d’une terrible sincérité ! +et qu’elle trouvait triste, affreusement triste de lui +entendre dire ces choses alors que l’idée, impérieusement +entrée en elle, lui demeurait — telle +une épine dans la chair — que peut-être elle avait +été, sans le vouloir, la cause première de son +malheur.</p> + +<p>Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura :</p> + +<p>— Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que +tout, c’est le travail…</p> + +<p>— Le travail ?… Pour moi, il est maintenant la +nécessité… Ne vous ai-je pas dit que je m’étais à +peu près ruiné en jouant ?… Vous voyez que je +suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder +un peu de pitié ; me pardonner cette colère contre +vous qui m’a saisi quand, à ce bal où je vous +retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement +montré votre joie de posséder la vie que vous +aviez souhaitée !</p> + +<p>Très douce, elle dit presque bas :</p> + +<p>— Je ne savais pas… je ne pouvais savoir… Je +regrette de vous avoir fait souffrir et je vous plains +de tout mon cœur…; aussi, avec le regret que vous +me donnez de mon involontaire responsabilité…</p> + +<p>Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait +les yeux pleins de larmes. Un cri lui échappa :</p> + +<p>— France, je vous en supplie, ne pleurez pas à +cause de moi !</p> + +<p>Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné +son nom, jeté ainsi passionnément ; et le choc +fut si fort que, une seconde, ses paupières s’abaissèrent +avec un battement des cils, comme si elle +avait peur qu’il ne lût en elle. Il y eut un silence +entre eux…</p> + +<p>D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit… Un +frêle sourire effleura sa bouche. Alors elle dit, +essuyant d’un doigt vif les larmes qui avaient +glissé sur sa joue :</p> + +<p>— Chut ! il ne faut pas m’appeler « France », +mais me promettre que vous ne serez plus dur pour +moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous +viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie +profonde comme celle que je vous offre…</p> + +<p>Il l’écoutait avec un regard où il y avait le +regret aigu et douloureux de ce qu’elle aurait pu +être pour lui, le désir irréalisable d’oublier par elle +la souffrance connue ; où il y avait aussi une reconnaissance +pour la pitié donnée par son cœur de +femme. Quand elle se tut, il se courba et, prenant +sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa. +Avec la même amertume désespérée, il la regardait :</p> + +<p>— Vous êtes bonne, très bonne ; vous faites généreusement +l’aumône aux misérables… Vous oubliez +que vous êtes heureuse — et par votre propre +soin — pour compatir à l’épreuve des autres… +Pourquoi vous ai-je parlé de moi ?… Parce que les +hommes de mon espèce sont très égoïstes ; et comme +les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin +d’être plaints… Savez-vous que vous êtes la première +à qui j’aie parlé de tout ce passé ?… Avec ma +mère, jamais nous ne l’effleurons… A quoi bon lui +rappeler le supplice que j’ai connu !… Elle n’y +songe déjà que trop, la pauvre femme… Mais j’ai +senti votre sympathie et je suis devenu lâche… J’ai +succombé à la tentation de crier, au moins une fois, +mon mal… C’est fini, je ne vous importunerai +plus…</p> + +<p>Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il +parlait :</p> + +<p>— Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée… +Je voudrais tant pouvoir vous faire un +peu de bien !…</p> + +<p>— Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai, +depuis si longtemps, le désir mauvais de troubler +votre quiétude en vous révélant la part que je vous +donne dans… l’événement qui a brisé toute ma +vie… Car je vous connaissais trop bien pour ne pas +savoir que cela ne vous laisserait pas indifférente…</p> + +<p>Ah ! oui, il la connaissait bien !… Mieux encore +qu’elle ne se connaissait elle-même… Car jamais +elle n’eût soupçonné que le malheur de Claude +Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion, +ce désir éperdu de panser la plaie vive qu’elle +devinait en lui, d’être pour lui douce et bonne infiniment, +parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il +avait souffert.</p> + +<p>Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie ; et son +regard errait autour d’elle avec une surprise inconsciente +de sentir, demeurée la même, la paisible +atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression +de sortir d’une tempête… Debout devant +la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait silencieux, +les traits tendus, songeant à toutes ces choses du +passé dont il venait de remuer les cendres…</p> + +<p>Dans le jardin, une voix s’éleva ; par la croisée +ouverte, la brise faisait frissonner les rideaux. Rozenne +tressaillit. Alors il eut un geste instinctif +comme pour effacer de la main l’altération de son +visage ; et il dit, revenant vers la jeune fille :</p> + +<p>— J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps +que je vous retiens. J’ai été bien indiscret ! Voulez-vous +m’excuser… et ne pas vous étonner si je n’attends +pas le retour de madame votre sœur… Je +n’aurais pas le courage, en ce moment, de causer +de choses indifférentes. Je préfère ne pas voir aujourd’hui +Mme d’Humières.</p> + +<p>— Oui, je comprends… Allez, avant que Marguerite +ne revienne. Au revoir… mon ami.</p> + +<p>Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit +tout ce que, spontanément, de toute son âme, elle +lui donnait ; tout ce que, bien mieux que les lèvres, +disait le regard…</p> + +<p>Un instant, il la contempla, comme jadis il +l’avait contemplée dans le bois d’Houlgate quand +il savait l’avoir perdue, — avec le regret douloureux, +comme une blessure, du bonheur insaisissable. +Oh ! être guéri par son amour !… Pourquoi ne pouvait-il +souhaiter cela ?… Ce que les autres femmes +étaient incapables de lui donner, comme elle eût +été, elle, puissante pour le lui apporter !…</p> + +<p>Après elle, il répéta :</p> + +<p>— Au revoir… et merci !</p> + +<p>Puis, sans se retourner, il sortit.</p> + +<p>Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas +qui s’éloignaient sur les dalles du vestibule ; ses +yeux étaient tombés sur les feuillets qui l’absorbaient +quand Claude Rozenne était entré. Mais elle +n’éprouvait nul désir de reprendre son travail qui, +tout à coup, lui apparaissait misérablement vain… +Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata +en sanglots…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VI</h3> + + +<p>— Vraiment vous trouviez quelque intérêt à +venir visiter notre usine comme mon frère y avait +invité Mme d’Humières ? demanda Albert Chambry +qui marchait auprès de France, à travers le +jardin séparant la maison d’habitation des bâtiments +de la filature.</p> + +<p>France eut un sourire :</p> + +<p>— Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez +que je suis demeurée incapable, malgré conseils, +reproches, etc., de dire ce que je ne pense +pas !… Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de +tout près un grand centre ouvrier… Ce sera la première +fois… Et tout ce qui est nouveau pour moi +me tente !</p> + +<p>Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris +par la franchise de son aveu. Lentement, Marguerite +cheminait près d’eux, escortée de Lucien +Chambry et de sa femme, une gentille provinciale +un peu timide, pas jolie, très fraîche sous des cheveux +blonds, lissés soigneusement, qui causait fort +peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait +entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à +son frère. C’était la même régularité de traits, +mais chez lui, trop accentuée ; le masque avait +quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme +habitué à commander, avec la conscience de ses +pouvoirs et de ses droits, comme la conviction que +toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et +devaient être tenues pour indiscutables.</p> + +<p>Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer +dix minutes, écouté avec déférence par sa femme, +pour être édifiée ; et comme ce genre d’homme lui +semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le +soin de l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir +pour guide Albert Chambry. Lui, du moins, semblait +admettre que tout le monde ne pensât pas +comme lui.</p> + +<p>Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais +aussi avec sa correction un peu froide, il répondait +aux questions de France sur son peuple d’ouvriers, +auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles.</p> + +<p>— Mon beau-frère est, en effet, président du +nouveau patronage pour lequel aura lieu la vente +dont vous avez peut-être entendu parler depuis +votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était +rapprochée, sur un signe de son mari, du groupe +formé par France et son beau-frère.</p> + +<p>En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry +ne trouvait pas sage que son frère s’absorbât +dans un tête-à-tête avec cette jolie fille qu’on lui +avait dit être sans fortune, et qui cependant était +d’une élégance incontestable, habillée de drap fin, +couleur mastic, juponnée de soie, — chacun de ses +pas le révélait, — gantée de blanc, coiffée d’une +capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement +seyante… Comme l’avait dit son frère +après la visite chez Mme d’Humières, elle ne pouvait +être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui +aussi, apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant +pas, il avait pu dédaigneusement la traiter +de <i>bas bleu</i> ; mais force lui était bien de constater +que cette <i>poétesse</i> était une vraie fille du monde +qui ne trahissait rien de ses goûts littéraires +et n’avait nullement des allures de demi-vierge.</p> + +<p>France, sans soupçon du muet examen de Lucien +Chambry, détournait adroitement les explications +trop souvent entendues déjà au sujet de la vente +de charité et, au hasard, demandait à la jeune +femme si elle-même était dame patronnesse.</p> + +<p>— Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages +de dames. C’est mon mari qui m’a choisi +celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon élément. +J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille… +C’est que je ne suis pas capable, moi, +d’avoir des occupations remarquables comme les +vôtres, mademoiselle.</p> + +<p>France, amusée, se mit à rire.</p> + +<p>— Je vous assure que mes occupations n’ont +rien de remarquable, madame.</p> + +<p>— Oh ! si ! Vous écrivez de si beaux vers !… +Tout le monde le dit… Comme vous devez être +fière d’être célèbre ainsi à votre âge !</p> + +<p>— Mais je ne suis pas célèbre du tout…</p> + +<p>— Oh ! je sais bien que vous l’êtes… J’ai bien +deviné ce que pensait de vous mon beau-frère +Albert qui, pourtant, est très sévère pour les +femmes occupées d’autres choses que de leur famille +et de leur ménage… Je veux dire pour celles +qui prétendent travailler comme le ferait un +homme !</p> + +<p>Les prunelles de France luisaient avec la même +expression d’amusement, et elle eut un coup d’œil +rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme qui +maintenant marchait auprès de son frère et de +Marguerite.</p> + +<p>— C’est un travail masculin d’écrire des vers et +de composer de la musique ?</p> + +<p>La petite femme rougit, soudain confuse.</p> + +<p>— Je m’explique très mal… Je trouve qu’il est +rare qu’une femme soit assez bien douée pour être +capable de tels travaux ! Mon mari le dit toujours +et il le répétait encore ces jours-ci…</p> + +<p>« A propos de France Danestal ! » finit, en sa +pensée, la voyant s’arrêter, France qui devinait, +rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte +façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni +l’autre ne semblaient disposés à goûter fort les +Èves modernes, compagnes hardiment instruites et +bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième +siècle…</p> + +<p>Mais la conversation fut interrompue, car tous +étaient arrivés devant l’entrée de la filature et +Albert Chambry ouvrait la porte du premier atelier.</p> + +<p>Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent +entendu parler de la classe des humbles travailleurs… +Mais jamais encore il ne lui avait été +donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat ; +et avec un intense intérêt elle se prit à observer.</p> + +<p>Elle pénétrait dans un hall immense, bien +éclairé, où vibrait, assourdissante, la rumeur des +métiers en mouvement. Devant ces métiers, d’un +geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient +et surveillaient la marche immuable des bobines +que faisaient mouvoir les machines. Sans relâche, +elles allaient et venaient devant la longueur des +métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante +des bobines.</p> + +<p>Le regard de France enveloppa la phalange de +ces femmes, quelques-unes très jeunes, presque des +fillettes, toutes avec le même visage fané, que la +rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres +créatures qui, les unes comme les autres, avaient dû +connaître, quelque jour, l’angoisse du manque de +travail. Ce travail, pour elles, le pain même…</p> + +<p>Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles +semblaient des machines humaines vouées à un +éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de France.</p> + +<p>— Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre +tâche que celle-ci ? murmura-t-elle à Albert Chambry, +près de qui elle avançait, attentive.</p> + +<p>— Ces ouvrières-là ? Non, certes, puisque c’est +celle qu’elles connaissent !</p> + +<p>— Et elles font, combien de temps, cette insipide +besogne ?</p> + +<p>— Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il +en souriant, du ton où il eût répondu à une +enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne qualifient +pas aussi durement que vous leur travail.</p> + +<p>Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes +contemplaient avidement les ouvrières que +la présence du maître rendait plus attentives encore +à leur tâche.</p> + +<p>— Mais comment, mon Dieu ! leur intelligence +peut-elle résister à une occupation si stupidement +machinale !… Des journées entières occupées à +pousser des bobines, à surveiller des fils qui se +cassent, à les renouer… Je me demande comment +leur cerveau ne s’atrophie pas !… Les malheureuses +créatures ! Leur existence est vraiment celle des +travaux forcés.</p> + +<p>Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement, +se révoltait, dans une sorte d’épouvante, +devant cette destinée d’un travail sans +pensée.</p> + +<p>Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé.</p> + +<p>— Quelle intellectuelle vous êtes !… Je vous +affirme que toutes ces femmes n’ont pas même +soupçon du souci qui vous agite pour elles. Croyez-moi, +elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité +du travail qui leur est donné… Ce qui les inquiète +seulement, c’est d’avoir ce travail. Il ne faudrait +pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites par les +fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait.</p> + +<p>Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert +Chambry était vrai. Pourtant ses paroles ne pouvaient +dissiper en elle l’impression de révolte et +d’effroi, devant l’existence de machines qui était +celle de ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour +gagner leur pain quotidien, soit… Cela, c’était +l’antique loi sous laquelle tous, plus ou moins, +mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur +fût tel qu’il dût fatalement anéantir, peu à +peu, en elles toute activité de pensée, cela lui semblait +monstrueux, comme un crime.</p> + +<p>Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite +de sa vie de mère de famille, de maîtresse de +maison, absorbée par mille détails matériels dont +l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette +existence, si austère fût-elle, était paradisiaque +comparée à celle de ces malheureuses qui, éternellement +condamnées à un labeur stupide, n’avaient +pas le loisir d’être des mères pour les petits dont +elles devaient gagner le pain.</p> + +<p>Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis +qu’elle avançait à travers les ateliers, distraite aux +explications que donnait largement Lucien Chambry +avec une compétence un peu autoritaire. Au +passage, son regard inspectait les ouvrières qui +semblaient affairées devant les métiers, mais, le +groupe passé, se détournaient pour examiner les +jeunes « dames » étrangères, avec des yeux de +prolétaires fixés sur des patriciennes.</p> + +<p>Albert Chambry, qui semblait s’être fait le +guide particulier de France, voyant son expression +attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer, +comme on explique à une femme, le jeu des engrenages +dont elle semblait observer curieusement la +marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une +visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait +les diverses pièces, intéressé par ses propres explications.</p> + +<p>A peine elle l’entendait. Que lui importait ce +savant mécanisme ? Devant toutes ces pièces métalliques, +admirablement assemblées, elle ne voyait +que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers +tout le jour dans cette atmosphère brûlante, +poudrée de charbon, où résonnait, sans arrêt, l’effrayante +rumeur des machines…</p> + +<p>Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait +de voir dans les ateliers, avaient une existence où, +nécessairement, devait mourir leur intelligence… +Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur +monde obscur d’un peu de lumière. Et cependant +d’autres êtres, des privilégiés par excellence, +ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence +une source de jouissances, de plaisirs de +toute sorte, tandis que toute une fourmilière humaine +était soumise à un labeur qui meurtrissait +les pensées bien autrement que les corps.</p> + +<p>Soudain, comme elle ne répondait pas à une +explication qu’il venait de lui donner, Albert +Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas. +Une seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris +son visage ; et de bonne grâce, il dit :</p> + +<p>— Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes +explications ?… Voulez-vous m’excuser ?… Je n’ai +pas souvent l’honneur de me trouver dans la société +d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui +peut les intéresser. Je comprends que mes explications +techniques vous paraissent bien arides !…</p> + +<p>Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient +lentement vers le jardin, la visite achevée, elle +dit :</p> + +<p>— J’étais un peu distraite parce que je songeais +à la terrible destinée de toutes les misérables qui +travaillent là-bas.</p> + +<p>— Terrible ?… Mais en quoi ?… Je vous assure +que nous ne les rendons pas malheureuses !</p> + +<p>— Vous, non. Mais la force des choses… Je +trouve épouvantable que des créatures intelligentes +soient condamnées, sous peine de mourir de +faim, à un métier qui, forcément, tue en elles toute +pensée… Il me semble que, maintenant, leur souvenir +m’empêchera de jouir sans remords du bonheur +que me donne mon propre travail, qui est un +plaisir d’art…</p> + +<p>De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné. +Décidément, il n’avait jamais rencontré de femme +qui ressemblât à France Danestal… Pensif à son +tour, il dit :</p> + +<p>— Il est évident que, envisagée au point de vue +où vous vous placez, l’existence de nos ouvrières +doit paraître lamentable. Croyez que nous ne nous +désintéressons pas autant que vous le supposez +de leur vie morale. Pour les jeunes ouvriers et +ouvrières, nous venons encore de créer deux patronages +où nous nous efforcerons de les distraire +avec des plaisirs honnêtes ; et l’un des comptoirs +de notre vente de charité est destiné à pourvoir à +l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut +installer dans la salle des réunions dominicales.</p> + +<p>Plus sympathique, le regard de France s’attacha +sur Lucien Chambry qui s’arrêtait devant la +porte de la grande maison d’habitation, pour en +offrir l’entrée à Marguerite.</p> + +<p>A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon +où, tout de suite, la petite Mme Chambry s’empressa +pour les recevoir. C’était l’intérieur correct +et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés +à demeurer intacts pendant des générations +successives, disposés soigneusement dans un ordre +qui devait être immuable. Près de la fenêtre, ouverte +sur la perspective du jardin, était disposé un +métier à broder qui supportait une nappe de toile, +ouvragée avec un art minutieux et compliqué, +œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant +celle-ci causer avec Marguerite, Lucien Chambry +s’était rapproché de France, avec qui il jugeait correct +de parler un peu, en attendant le goûter.</p> + +<p>— Vous avez été bien aimable, mademoiselle, +de vous prêter ainsi à une visite qui n’était guère +pour plaire à une artiste telle que vous.</p> + +<p>— Pourquoi donc ?</p> + +<p>— Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière +à charmer un poète dans la vue de vulgaires +travailleuses.</p> + +<p>— Sans doute, les poètes transfigurent tout ce +qu’ils voient. La visite de votre filature m’a, au +contraire, tellement intéressée, que je n’oublierai +jamais l’enseignement qui m’a été donné par le +spectacle de toutes ces pauvres ouvrières…</p> + +<p>Il eut la même exclamation que son frère, avec +une nuance de mécontentement :</p> + +<p>— Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses. +Leur travail leur fournit du pain.</p> + +<p>France sourit un peu :</p> + +<p>— Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur +donne pas… Jamais encore, je n’avais compris +combien ont raison ceux qui tentent de le procurer +à ces misérables !</p> + +<p>Le regard un peu impératif de Lucien Chambry +chercha celui de France.</p> + +<p>— Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit ?</p> + +<p>— Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a +besoin, comme le corps lui-même !… Aussi c’est +pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler à +développer un peu le niveau intellectuel de ces +pauvres gens…</p> + +<p>— Oui… par des lectures ? des concerts ?… Je +sais qu’à Paris on a imaginé cela. A quoi bon ?… +Pour arriver à faire des déclassés, dégoûtés de leur +vrai milieu !… C’est inutile et dangereux…</p> + +<p>— Peut-être, si l’enseignement est donné d’une +façon inintelligente, jeta France, impatientée du +ton dogmatique et absolu de Lucien Chambry… +Autrement non… Pourquoi serait-il mauvais de +distraire un peu un être de sa misère quotidienne +en lui révélant de belles œuvres, en l’aidant à les +comprendre ?</p> + +<p>M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment, +il n’était pas habitué à ce qu’une femme, surtout +une jeune fille, se permît de discuter ses opinions. +Avec une condescendance où il entrait une sorte +de dépit, il déclara :</p> + +<p>— Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout +vos bonnes intentions, soyez-en persuadée. J’ai +été, mieux que personne, à même d’étudier la classe +ouvrière ; je m’en suis beaucoup occupé ; eh bien ! +j’ai la conviction, reposant sur des faits, que ce +qu’il lui faut, ce sont des leçons pratiques pour la +conduite ordinaire de la vie… Il faut développer +chez ces êtres primitifs le sentiment moral ; apprendre +aux hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène ; +aux femmes, la science du ménage, les soins +pour leurs petits… Le reste, la connaissance d’un +monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux, +cette connaissance-là est inutile, je le répète, +et j’ajouterai même mauvaise. Elle ouvre à leur +esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive, +que leur faire prendre en dégoût leur travail journalier. +Croyez-moi, mademoiselle, je suis dans le +vrai…</p> + +<p>Il en était tellement convaincu, que France n’essaya +même pas de lui répondre. Autant elle aimait +la discussion avec un esprit accueillant à toutes les +idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand +son interlocuteur était incapable d’admettre des +opinions autres que les siennes propres.</p> + +<p>D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui +en apportait une tasse avec un sérieux de petite +fille soigneuse de ne commettre aucune bévue. A +tout instant, son regard cherchait celui de son mari, +demandant une approbation. La conversation redevenait +générale. A la demande de Marguerite, +les enfants avaient été amenés.</p> + +<p>Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot +pour intervenir, mais très attentif, la conversation +de son frère et de France, se rapprocha de la jeune +fille debout près de la table à thé. A belles dents, +elle croquait une mince galette. Et avec son calme +sourire, il demanda :</p> + +<p>— Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne +vous a pas convaincue ? Il va à l’encontre de toutes +vos idées.</p> + +<p>Elle, aussi, sourit :</p> + +<p>— Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous +parlons des langues qui sont tout à fait étrangères +l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne songe qu’au +pot-au-feu pour ses ouvrières ; et moi, je suis peut-être +trop préoccupée des roses que je voudrais +auprès du pot-au-feu…</p> + +<p>— Parce que vous êtes poète et que vous jugez +la vie et les êtres à travers votre amour du beau.</p> + +<p>Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine +et moqueuse.</p> + +<p>— Quelle singulière créature vous tenez à faire +de moi parce qu’il m’est arrivé d’écrire des vers +pas trop mauvais ! Je vous assure que, moi aussi, +comme M. Chambry, je parle en connaissance de +cause. Je possède, à Paris, une amie américaine +qui est une fervente philanthrope. Elle m’a enrôlée +sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes +très artistes, très bons, très généreux, j’ai pris part +à ces concerts, à ces lectures d’œuvres littéraires +que condamne si dédaigneusement monsieur votre +frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous +écoutaient ces simples, vous ne vous étonneriez +plus que les appréciations de M. Chambry ne me +découragent pas du tout et me laissent toute prête +à reprendre ma modeste tâche !</p> + +<p>Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction +qui avivait l’éclat de son regard si bleu.</p> + +<p>Il la contempla avec une sympathie où il y avait +une curiosité presque naïve :</p> + +<p>— Et moi qui me figurais qu’une <i>poétesse</i>, doublée +d’une élégante femme du monde, devait vivre +les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres !</p> + +<p>— C’est-à-dire en parfaite égoïste… Ah ! autant +que je puis, j’essaie qu’il n’en soit pas ainsi… +J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon amour +pour les belles choses…</p> + +<p>Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne +lui avait reproché d’avoir voulu garder sa vie +pour l’employer à un égoïste culte du beau, et elle +revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait… +Un moment, elle fut très loin de ce salon +provincial où s’échangeaient d’indifférents propos, +toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même +qu’elle en eût conscience.</p> + +<p>Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela +à elle-même :</p> + +<p>— Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en +vous entendant soutenir si chaudement cette théorie +que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la manne +intellectuelle ?…</p> + +<p>— Vous pensiez ?…</p> + +<p>— Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez +pas Amiénoise, car alors je vous aurais demandé, +de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône +de votre temps… Et au lieu de cela, je ne +puis que vous dire : « Vous retournez bientôt à +Paris ? »</p> + +<p>— Oui, dans quelques jours…</p> + +<p>— Et vous reviendrez ?…</p> + +<p>— Ah ! je n’en peux rien savoir…</p> + +<p>— Peut-être pour voir la fameuse vente de charité +dont vous avez été si copieusement entretenue ?… +Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles +la charité de dire à cette vente quelques-uns +de vos poèmes…</p> + +<p>A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle +se mit à rire.</p> + +<p>— Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là ! +Si vous me connaissiez, vous sauriez qu’à peine +dans un cercle intime, où je me sens en absolue +communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns +de mes vers…</p> + +<p>— Alors, il me faut renoncer à vous rien demander ?…</p> + +<p>Il y avait un regret très sincère dans la voix +d’Albert Chambry. Sur ses lèvres, à elle, courut le +joli sourire, ironique et charmeur.</p> + +<p>— Je suppose que mes « rêvasseries » vous sembleraient +des billevesées…</p> + +<p>— Que nous ne sommes pas dignes d’entendre, +nous autres gens de province.</p> + +<p>— Qui, sans doute, ne vous plairaient guère. +Croyez-moi sur parole, je vous assure.</p> + +<p>Il eût voulu insister, causer encore un instant au +moins avec elle. Mais elle avait fini son thé et se +rapprochait du cercle général où sa sœur l’appelait +d’un signe, trouvant l’heure largement venue +de prendre congé.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VII</h3> + + +<p>Dès que la porte fut retombée derrière elles, +Marguerite eut un coup d’œil d’excuse tendre vers +sa sœur.</p> + +<p>— Chérie, quelle visite, n’est-ce pas ?… Ne m’en +veuille pas trop de te l’avoir infligée… Je ne me +doutais pas qu’elle pourrait être si longue !</p> + +<p>— Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée +du tout chez ces braves gens. Ils m’ont intéressée +chacun en leur genre. Le docte Lucien est +exaspérant ; mais sa petite femme est touchante +de modestie et de docilité ; et le sage Albert a l’air +d’un excellent jeune homme !</p> + +<p>— S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas +autrement flatté.</p> + +<p>France eut un rire gai.</p> + +<p>— Parce que je lui rends justice ?… Il serait +bien difficile.</p> + +<p>— Il y a manière et manière de rendre justice, +glissa Marguerite. Et je trouve qu’en ce moment tu +te montres très ingrate envers Albert Chambry.</p> + +<p>— Pourquoi ? interrogea France avec des yeux +surpris.</p> + +<p>Marguerite la regarda avec une affectueuse malice.</p> + +<p>— Parce que tu parais tout à fait insensible à +l’impression évidente que tu as produite sur lui.</p> + +<p>— Elle m’est si indifférente, cette impression !</p> + +<p>— Ah ! ah ! petite France, vous êtes à ce point +blasée sur vos conquêtes ?</p> + +<p>— Oh ! des conquêtes comme celles que nous +faisons, malheureuses filles sans dot, ça ne vaut +pas la peine de les remarquer même… N’en parlons +pas, veux-tu ? Guite… Causons plutôt de nos +petites affaires et rentrons par les boulevards, non +par la ville… J’aime tant ces grandes allées qui me +donnent tout de suite une impression de campagne…</p> + +<p>— Prends garde, France, tu finiras par froisser +l’orgueil des Amiénois, s’ils apprennent que tu +considères leur ville à peu près comme un grand +village.</p> + +<p>— Bah ! ils n’en sauront rien !… Oh ! voilà +André ! Quelle surprise !… Et avec lui, Claude Rozenne…</p> + +<p>Une telle expression de plaisir éclaira les traits +de Mme d’Humières que France en fut saisie. +Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont +la légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir…</p> + +<p>Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement +par tous les chagrins qu’elle avait acceptés +de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs qui se sont +donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables +trésors pour pardonner — et accepter le +joug qui apparaissait à France si redoutable, alors +que d’autres, pourtant, le trouvaient doux, semblait-il.</p> + +<p>Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle +regardait approcher les deux hommes.</p> + +<p>Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama :</p> + +<p>— Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages ?</p> + +<p>— J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne +que j’ai entraîné et qui a reconnu France +du plus loin que vous êtes apparues.</p> + +<p>Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put +deviner s’il y avait une malicieuse intention dans +sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son +mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux +arrêtés sur la perspective fuyante des boulevards +dont les branches s’estompaient sous la brume +verte des premières feuilles.</p> + +<p>Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière +dont la fraîcheur, en d’autres jours, l’eût +ravie. La soudaine présence de Rozenne réveillait +trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation, +quelques jours plus tôt… Pourtant, il +n’avait pas la physionomie douloureuse qu’elle +lui avait vue alors. Au contraire, une expression +presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour +un instant, le Rozenne d’autrefois — insouciant et +jeune.</p> + +<p>Comme au vieux temps, il s’était tout de suite +mis à marcher près d’elle. Mais en ces heures enfuies +elle avançait avec une âme étrangère à lui, +sereine et libre… Aujourd’hui…</p> + +<p>Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui +lui interdisait une inutile investigation. Et tout de +suite, alors, d’un accent de conversation mondaine, +elle commença :</p> + +<p>— André vous a raconté que, tantôt, Marguerite +et moi, tout comme de sages petites filles soucieuses +de s’instruire, nous sommes allées visiter +la filature de MM. Chambry ?</p> + +<p>— Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien +parce qu’il aura sûrement trouvé l’occasion de +manifester son universelle compétence ; le grave +Albert parce que vous lui avez produit un effet +foudroyant, si j’en juge d’après les quelques paroles +dont il m’a honoré à votre sujet, il y a deux +jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury.</p> + +<p>Le ton de Rozenne était sarcastique ; et l’expression +gaie de son visage avait disparu. Elle dit, +avec le même imperceptible haussement d’épaules +qui avait répondu à une semblable déclaration de +Marguerite :</p> + +<p>— Je crois que vous vous faites de singulières +illusions sur l’état de « foudroiement » où vous +voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite +santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout +ce qu’il m’a raconté de ses ouvriers. Mais des +beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie +cependant remplie de compassion pour les pauvres +créatures qui doivent y peiner et ravie de retrouver +le jardin plein de soleil qui sentait bon le +printemps… Le renouveau, vraiment, me grise un +peu ! Il me donne une soif de campagne, d’horizons +sans fin, d’air vif, fleurant la verdure fraîche !… +Vous ne pouvez imaginer combien, en ce +moment, je trouverais délicieux de marcher en +pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts qui +sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite… +d’y regarder le soleil couchant… et les +paysages de féerie qu’il crée divinement !</p> + +<p>Il l’avait écoutée sans la regarder… Et pourtant +il voyait — avec quels yeux ! — le dessin charmant +du profil, l’éclair bleu du regard sous la +grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante +des lèvres entr’ouvertes. Et la voix un peu +basse, il dit :</p> + +<p>— A moi aussi, une telle promenade semblerait +délicieuse !… Et si la seule volonté suffisait, vous +seriez déjà transportée sur ces chemins que vous +aimez et j’y marcherais près de vous… Ce qui me +serait une douceur… Je sais maintenant ce que c’est +que la compassion d’un cœur comme le vôtre…, +mon amie…</p> + +<p>Pour la première fois, il l’appelait de ce nom +qu’il venait de prononcer d’un indéfinissable accent, +avec une sorte de gravité tendre, amère, douloureuse. +« Mon amie ! » elle lui avait donné le +droit de la nommer ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli +de l’entendre ? et, peut-être parce qu’il lui +avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre +en elle la source vive de sa pitié pour lui, avec le +désir passionné de lui faire un peu de bien ?…</p> + +<p>Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait, +trouvant un apaisement à dire sa misère :</p> + +<p>— Maintenant, je redoute à tel point d’être seul +dans la campagne ! Son silence me permet trop +bien de me souvenir… Je m’y trouve, plus que partout +ailleurs, face à face avec ce que, de toute +ma volonté, j’essaie d’oublier… Ah ! ce calme +effroyable de la nature !… Il m’est presque aussi +terrible que celui de la province… que je suis incapable +de supporter plus de quelques jours.</p> + +<p>— Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour +Paris, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Demain soir.</p> + +<p>— Ah ! demain…</p> + +<p>Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain +fuyant de l’allée avec, soudain, une image dans +les yeux : celle d’une très jolie femme dont les +journaux illustrés avaient récemment reproduit le +portrait, car elle venait de s’affirmer grande comédienne +dans une création récente. Celle-là, +mieux que n’importe quelle autre, savait consoler +la misère de Claude Rozenne.</p> + +<p>Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même +souci ?…</p> + +<p>Machinalement, elle dit :</p> + +<p>— Madame votre mère doit être triste de vous +voir partir…</p> + +<p>— Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps. +C’est au-dessus de mes forces. Trouvez-moi +égoïste, lâche, que sais-je ? Mais c’est la vérité, +quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse +petite créature que vous savez, dont la vue +me parle sans cesse… du passé, il me faut, si je ne +veux devenir fou, moi aussi… m’enfuir, retrouver +la fièvre de la vie, m’en étourdir… Quelquefois +jusqu’à l’ivresse, c’est vrai !… Il me faut sentir que, +malgré tout, il me reste des jouissances qui font +juger, même à des misérables de mon espèce, que +l’existence a encore une saveur moins amère que +la mort !</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément, +considérait un vol d’hirondelles dans le ciel devenu +rose… Elle savait bien comment Rozenne +essayait d’oublier ; et soudain cette idée semblait +glacer en elle la compassion… Cependant pourquoi +était-elle plus sévère pour lui que pour d’autres, +alors qu’elle lui connaissait une excuse que les +autres, sûrement, n’avaient pas ?…</p> + +<p>Confuses, ses impressions se heurtaient tandis +qu’elle avançait près de Rozenne dans la paisible +allée où de rares promeneurs les croisaient. Derrière +eux, à quelques pas, Marguerite marchait, +causant avec son mari… Mais elle et Rozenne les +avaient oubliés. Étonné de son silence, il la regardait. +Et parce qu’il connaissait toutes les expressions +de son visage, il devina ce qu’elle pensait…</p> + +<p>Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif +et suppliant :</p> + +<p>— Soyez-moi indulgente !… Que voulez-vous +que je fasse de ma vie ?… Je ne suis pas un saint… +Je ne puis me cloîtrer dans la solitude ; j’ai maintenant, +je vous l’ai dit, la terreur de la solitude… +Si vous connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser, +vous n’auriez plus le courage de me condamner ! +Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté… +Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son +cœur à une créature qui le torture en se jouant ! +Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa +liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant +traversé un brasier, demeure avec l’épouvante de +la fournaise, et des cicatrices que rien ne peut effacer !… +Oh ! ma sereine petite amie, ne me jugez pas +et pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que +je suis un malheureux !</p> + +<p>Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de +prière tremblait soudain dans sa voix :</p> + +<p>— Il ne faut pas faire de folies… A quoi bon ? +Ce n’est pas là ce qui vous fera oublier ni vous +consolera…</p> + +<p>— Rien, vous entendez, <i>rien</i> ne me consolera de +ma vie gâchée !… J’appartiens maintenant au +monde des misérables qui sont sans espoir, et je ne +peux m’y résigner… Mais ne parlons plus de +moi… La pitié dont vous voulez bien me faire la +charité me rend trop lâche… Si j’osais, je vous +adresserais une demande…</p> + +<p>— Laquelle ?</p> + +<p>— M. d’Humières m’a dit que madame votre +sœur veut bien aller voir ma pauvre vieille mère… +Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner ?</p> + +<p>Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne +rencontra pas ses yeux qui regardaient au loin, +droit devant lui.</p> + +<p>Elle dit pensivement :</p> + +<p>— Si je suis encore à Amiens quand Marguerite +ira chez madame votre mère, je ferai volontiers +ce que vous me demandez…</p> + +<p>— Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je +vous le demande, n’est-ce pas ? finit-il. Je sais que +ma mère aura plaisir à vous voir… Vous l’avez +spontanément conquise…</p> + +<p>Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle +avait deviné chez la vieille femme, voyant près de +son fils une jeune fille… Doucement, elle dit :</p> + +<p>— Ce qui ferait plus de plaisir encore à +Mme Rozenne, ce serait, j’en suis bien sûre, que +vous lui restiez quelques jours de plus…</p> + +<p>— Cela, c’est impossible !… Il faut que je +parte… Il le faut !</p> + +<p>Pourquoi ?… Était-il attendu ? Ou était-ce seulement +la paix accablante de la province qui le faisait +fuir ?… La double question traversa l’esprit de +France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite +se rapprochait. Il s’en aperçut ; et alors, rapidement, +il pria :</p> + +<p>— A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon +secret ?… Je suis encore incapable d’être plaint +ou raillé. Avec le temps seulement, je m’aguerrirai.</p> + +<p>Elle eut un regard qui promettait le silence, car +André était près d’eux. Et Rozenne, courtoisement, +prit congé de Mme d’Humières ; puis s’inclinant +devant France, il lui serra la main dans une +étreinte brève, mais si doucement forte qu’elle la +sentit jusque dans son cœur.</p> + +<p>Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez +les d’Humières. André taquinait sa belle-sœur sur +les perturbations évidentes, prétendait-il, qu’elle +causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry.</p> + +<p>— Prenez garde, France, il va vous disputer à +votre grand flirt, Claude Rozenne.</p> + +<p>Elle eut un tressaillement d’impatience :</p> + +<p>— André, ne dites donc pas de pareilles folies !</p> + +<p>— Des folies… hum ! hum !… Enfin, laissons +Rozenne puisque vous le souhaitez et plaignons +seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville +d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante +Parisienne, retournée dans son paradis…</p> + +<p>— Son paradis, c’est Paris ?… André, vous devenez +tout à fait lyrique.</p> + +<p>— Ah ! oui, c’est un paradis après lequel je soupire !… +Quand donc me sera-t-il donné d’y vivre !</p> + +<p>Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout +en surveillant Bob qui barbouillait son assiette de +confitures :</p> + +<p>— Mon pauvre André, quelle figure y feraient +de petites gens comme nous !</p> + +<p>— Bah ! chérie, tu es une telle fée que, grâce à +toi, nous arriverions peut-être à ce que cette figure +fût brillante…</p> + +<p>— Ce serait, je le crains, trop demander à la fée +qui n’a pas de baguette magique pouvant lui +donner des rentes, ou même, tout simplement, le +costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour +être un brin élégante !</p> + +<p>— Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume ? +dit France, affectueuse.</p> + +<p>La jeune femme sourit :</p> + +<p>— Parce que mes petits ont tellement grandi +depuis l’année dernière qu’il me faut les rhabiller +des pieds à la tête… Puis, nous avons eu nos frais +de déménagement… Alors ma belle robe neuve +sera pour l’hiver prochain… si mes ressources me +le permettent !</p> + +<p>Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune +qui lui manquait. France pensa à Colette, insatiable +de luxe ; Colette, à qui l’admiration fervente +de son mari offrait chaque année, pour ses +toilettes, des sommes bien supérieures au revenu +entier du ménage d’Humières ; Colette, qui se délectait +à remplir brillamment son personnage de +divinité mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation +que le souci constant de ses succès de +femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle +avait si âprement souhaitée ; une destinée que +France jugeait mesquine et misérable, indigne +d’être comparée même à l’humble bonheur de Marguerite, +créé par son amour dévoué.</p> + +<p>Tout bas, France songeait, regardant la jeune +femme qui, en hâte, pliait sa serviette pour aller +coucher les petits.</p> + +<p>— S’il me fallait choisir, que prendrais-je, +l’existence de Colette ou celle de Marguerite ?… +Ah ! ni l’une ni l’autre ne me tentent !… Quelle +âme ai-je donc ?… Suis-je insensible, ou lâche, ou +trop exigeante ?… Colette est heureuse, très heureuse… +Marguerite semble l’être aussi… Moi… +mais moi, je le suis aussi…, autrement encore…</p> + +<p>L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait, +avec tant de sincérité, deux mois plus tôt ? Avait-elle +toujours absolue la certitude que sa destinée +n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à +regretter ni à souhaiter ?…</p> + +<p>Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête, +comme pour chasser une pensée importune ; et elle +entendit alors son beau-frère qui interrogeait, un +peu impatient :</p> + +<p>— Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te +sauver en haut ?</p> + +<p>— Pour mettre les enfants au lit ; il est huit +heures.</p> + +<p>— Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela ?</p> + +<p>— Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle +s’occupe de son ménage du soir, dit paisiblement +Marguerite.</p> + +<p>— Eh bien ! elle dînerait un quart d’heure plus +tard… Il est insipide de te voir toujours absorbée +par une foule d’occupations que tu te crées à +plaisir !</p> + +<p>— Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea +Marguerite avec douceur. Tu m’excuses, +France ?</p> + +<p>— Chérie, veux-tu que j’aille t’aider ?</p> + +<p>— Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de +coucher seule mes petits… Je te confie André pour +qu’il attende sagement mon retour, sans maugréer +contre nos poussins. Ah ! mon Dieu, voilà +Bébé qui se réveille ; je l’entends crier. Elle réclame +son lait… Vite, les enfants, montons.</p> + +<p>Rapidement, elle les envoyait présenter leur +front à France et à leur père ; puis elle les fit sortir +et, dans l’escalier, résonna son pas hâté, avec le +piétinement des deux petits.</p> + +<p>Les traits d’André s’étaient rembrunis ; et un +peu ironique il jeta, se levant pour suivre France +dans le salon :</p> + +<p>— Et voilà pourtant ce que le mariage fait +d’une femme !</p> + +<p>— Vous voulez dire une mère admirable et la +plus dévouée des épouses ! riposta France, vertement.</p> + +<p>— Dites mieux, une nourrice absorbée par toute +sorte de soins stupides pour ses poupons. Ah ! +France, comme vous avez mille fois raison de ne +pas vous marier !… Restez la femme d’élégance +et de poésie que vous êtes pour la joie de nos yeux +et de notre esprit !…</p> + +<p>— André, vous perdez un peu la tête… Je l’espère, +du moins… pour oser dire de pareilles inepties !… +Comment pouvez-vous comparer la vie de +Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement +remplie par les soucis de ma propre satisfaction !</p> + +<p>Elle ne continua pas, frappée soudain par +l’idée qu’elle venait de juger son existence comme +l’avait fait Rozenne lui-même.</p> + +<p>André d’Humières n’avait pas répondu, un peu +saisi de la vive réponse de la jeune fille. Il avait +parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il +supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de +ses ressources… Mais avec les années il avait appris +à connaître tout ce que valait la femme qui +s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que +pour la joie…</p> + +<p>Dans le salon, un silence régna. André, comme +France, songeait. Elle regardait vers le ciel de +printemps qui se découpait étoilé dans le cadre +de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait +qui sentait la jeune verdure et les violettes.</p> + +<p>— France, vous avez très mauvaise opinion de +moi, vous me jugez fort mal, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau, +échappé et s’attachait anxieusement à ce +problème de sa destinée que, depuis quelque +temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec +une insistance qui la troublait un peu. Alors elle +s’aperçut qu’une fois encore elle venait de songer +à la responsabilité que Rozenne lui donnait dans +son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre ; et +aussitôt, elle dit hâtivement :</p> + +<p>— Je ne vous juge pas mal, je crois, André.</p> + +<p>— En êtes-vous bien sûre ?…</p> + +<p>Hésitant un peu, elle continua :</p> + +<p>— Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de +n’être pas pour Marguerite tout ce qu’elle méritait +que vous fussiez…</p> + +<p>— C’est-à-dire ?… interrogea-t-il avec une espèce +de gravité bien inaccoutumée chez lui. Dites, +France, j’aime mieux savoir pour ne plus mériter à +l’avenir des reproches trop justes.</p> + +<p>Sincère, elle avoua :</p> + +<p>— Je vous en voulais d’accepter que Marguerite +prît toujours pour elle la peine, le souci, les +ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous simplifier +l’existence autant qu’il dépendait d’elle… +Ce que vous paraissiez trouver tout naturel… Je +parle au passé, André.</p> + +<p>— Autrement dit, vous me trouviez un parfait +spécimen d’égoïste ?</p> + +<p>L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les +lèvres de France. Son regard demeurait attaché +sur le ciel obscur où montait un lumineux croissant +qui poudrait de clarté l’allée du jardin.</p> + +<p>— Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais… +Et je n’en avais guère le droit, moi qui toute la +première ne songeais qu’à mon propre bonheur…</p> + +<p>Du même accent pensif et sérieux, il dit :</p> + +<p>— Vous n’aviez pas, comme moi, charge +d’âme… Vous n’aviez pas accepté le don d’un +cœur venu à vous plein de foi, de dévouement, +d’amour ; qui méritait de tout recevoir pour tout +ce qu’il apportait…</p> + +<p>Le don d’un cœur !… A elle aussi, il avait été +offert, en ces jours morts, qu’aucune volonté ne +pouvait ressusciter…</p> + +<p>Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir +et cessa de regarder vers la nuit printanière. +André était debout devant la cheminée et la lumière +de la lampe éclairait, presque violemment, +ses traits dont l’expression avait changé. Tout à +coup il semblait avoir, non pas vieilli, mais mûri +de plusieurs années.</p> + +<p>— Vous avez eu raison, France, d’être sévère +pour moi. Je ne méritais pas mieux. Mon excuse +pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel trésor +m’avait été donné… Je ne savais pas ce que +c’est qu’une femme comme Marguerite…</p> + +<p>— Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas, +André ?</p> + +<p>— Oui, je l’espère… Et par la grâce de son +amour, si fidèle que rien n’a pu le lasser, rien !… +C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu la révélation +inoubliable de tout ce qu’elle valait… pendant +une crise difficile qu’il nous fallait traverser, +par ma faute…</p> + +<p>France pensa qu’il devait faire allusion à sa +folle perte au jeu, le jour du <i>Grand Prix</i> de Deauville ; +mais elle n’en trahit rien et demeura attentive, +assise dans l’ombre.</p> + +<p>— Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si +patiente, j’ai eu, pour la première fois, conscience +d’être, près d’elle, une espèce de monstre moral ; +et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration +et une estime qui n’égalaient que le sentiment +de ma propre indignité. Vous voyez, +France, que je suis bien de votre avis en ce qui +me concerne et je vous l’avoue humblement, pour +me réhabiliter un peu à vos yeux…</p> + +<p>Elle le regarda avec une sympathie amicale +que, rarement, elle avait éprouvée pour lui ainsi.</p> + +<p>— André, vous êtes tout réhabilité parce que +vous pensez maintenant, comme moi, que Marguerite, +si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite bien +que les autres, à leur tour, pensent à elle sans +cesse…</p> + +<p>Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce +séduisante :</p> + +<p>— France, je vous assure que je fais de mon +mieux ; mais c’est très difficile de dépouiller le +vieil homme !… Je suis tellement habitué à être +gâté par elle qui semble trouver cela la chose la +plus naturelle du monde, que j’ai beaucoup de +peine à ne pas me laisser faire tout simplement.</p> + +<p>France eut un rire léger.</p> + +<p>— Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour +gâterie. Cela lui semblera si bon !… Aimez-la autant +qu’elle désirait l’être quand elle était votre +précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de +bonheur… Je vous remercie beaucoup, André, de +m’avoir parlé comme vous venez de le faire. Vous +m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me +semble que Marguerite va être enfin heureuse, +comme je le désire… de toute mon âme !</p> + +<p>— Et comme je le souhaite, France, autant que +vous-même…</p> + +<p>— Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec +une sorte de gravité.</p> + +<p>Il inclina la tête : et tous deux, alors, demeurèrent +silencieux, songeant à mille choses du passé +et de l’avenir.</p> + +<p>Au dehors, le jardin était maintenant baigné +d’une lueur d’argent et la rosée perlait la pelouse. +Les murs avaient des lignes très nettes sur le ciel +lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le +salon, faisait doucement battre comme une aile la +mousseline d’un rideau… Les minutes coulèrent. +La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi +que dans un réveil.</p> + +<p>— Neuf heures déjà !… Comme Marguerite est +longue à revenir !… Peut-être elle est retenue auprès +des enfants. Je vais voir…</p> + +<p>Elle se levait. André dit alors, il avait repris +son accent habituel :</p> + +<p>— En vous attendant toutes deux, je vais fumer +dans le jardin.</p> + +<p>Très doucement, pour ne pas réveiller les petits, +France monta au premier étage que le silence enveloppait. +La même clarté blanche qui ruisselait +sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A +travers les vitres, France aperçut son beau-frère +qui suivait lentement la petite allée dont les cailloux +luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare +brillait en un point clair.</p> + +<p>A quoi songeait-il ?… Peut-être encore à la +femme qu’il commençait à savoir aimer comme +l’<i>Unique</i> ?… Un jour allait venir où, l’un par +l’autre, ils seraient heureux infiniment.</p> + +<p>France appuya son front contre les vitres, +comme pour écraser des pensées confuses qu’elle +avait l’instinctive crainte de voir se préciser… +L’amour, c’était donc la source par excellence du +bonheur !… Un bonheur supérieur à celui dont +elle-même vivait depuis des années, n’en désirant +pas d’autre… Un bonheur fugitif, redoutable, fragile, +criminel parfois même, soit ; mais un bonheur +tel que, pour le goûter, nul sacrifice n’arrêtait +ceux que la soif en possédait… Elle le savait +bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde +où elle se mouvait !</p> + +<p>L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline, +épousé pour sa fortune seulement… L’amour, il +avait été le viatique de Marguerite et il avait +transfiguré son humble vie… Mais aussi, il avait +dévasté celle de Rozenne, dont il était le maître, +quand il le jetait, la volonté morte, vers cette +femme qui, sans scrupule, préparait son malheur.</p> + +<p>L’amour… Était-ce donc lui encore qui, jadis, +amenait près d’elle ce même Rozenne, par qui +elle eût été adorée si elle l’avait voulu, disait-il.</p> + +<p>Avec un tressaillement elle se redressa, écartant +son front de la vitre. Cette nuit de printemps la +faisait déraisonner. Comment pouvait-elle s’abandonner +ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque +et pourquoi s’y attardait-elle stupidement, +au lieu d’aller retrouver Marguerite ?…</p> + +<p>Impatiente, elle se détourna du clair de lune +enchanté et se dirigea vers la chambre des enfants. +Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte. Sous la +frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur, +assise auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné +vers la forme mince qui soulevait la couverture. +A la vue de France, Mme d’Humières se dressa +un peu et murmura :</p> + +<p>— Comment, c’est toi, chérie ?… Tu te demandais +ce que j’étais devenue ?… Étiennette s’est réveillée +et j’attendais, pour aller te retrouver, +qu’elle fût bien rendormie…</p> + +<p>France s’était approchée du petit lit ; silencieuse +près de sa sœur, elle contemplait l’enfant. Sous la +lumière voilée, elle distinguait le duvet clair des +cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes, +la main menue qui serrait la couverture…</p> + +<p>Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de +cet autre petit qui dormait dans une maison +presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant pour +veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille +femme, tandis que la mère était loin, et non pas +seulement séparée par la distance, mais par l’abîme +de sa raison perdue… Alors, France eut infiniment +pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du +père…</p> + +<p>Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir +si l’enfant dormait bien ; et son visage avait une +telle expression de sollicitude joyeuse et tendre +que France lui murmura :</p> + +<p>— Comme tes enfants te rendent heureuse, ma +chérie !…</p> + +<p>— Pas seulement les enfants, France, mais lui +aussi, André…</p> + +<p>Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait +maintenant le divin appel de ce cœur aimant. Le +jour approchait où ils iraient dans la vie comme +les bénis qui sont deux en une seule âme…</p> + +<p>Et soudain France se sentit toute seule dans +l’existence.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VIII</h3> + + +<p>A son ordinaire, Mme Danestal était en courses +et visites avec Colette ; et France qui rentrait +pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle pouvait +espérer une heure de pleine liberté pour faire +de la musique tout à son gré, sans être incessamment +dérangée par sa mère qui n’avait jamais cure +qu’elle fût occupée.</p> + +<p>Parce que, la veille, il y avait eu réception pour +quelques hôtes de choix, la pièce, riche de meubles +artistiques, demeurait somptueusement fleurie, +les roses de juin épanouies en profusion dans ces +vases précieux qu’affectionnait le goût de Robert +Danestal. Mais quelques-unes déjà s’effeuillaient +et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la +soie des tapis, distillant une senteur capiteuse. +Pourtant, du balcon s’épandait un souffle d’air +chaud, sous le store encore baissé que le soleil +poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous +la menace de lourdes nuées d’orage.</p> + +<p>France s’assit devant le piano à queue, mais elle +ne joua pas. Elle se mit à feuilleter un cahier de +mélodies un peu étranges que, la veille même, elle +avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien, +qui, très empressé à lui être agréable, les lui +avait envoyées le matin même.</p> + +<p>— Tout simplement parce qu’il sait combien +j’aime la musique et qu’il m’a vue intéressée par +la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de +Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier, +voyait des intentions matrimoniales dans le +plus insignifiant hommage offert à sa fille…</p> + +<p>Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement +que son charme de femme, tout autant +que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste garçon +du Nord pour qui elle était la révélation d’une +race féminine qu’il ne connaissait pas encore. Et +de même elle savait que la soirée de la veille avait +été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses +ont conscience…</p> + +<p>Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi +quand elle s’était regardée dans la glace, au moment +de quitter sa chambre, svelte dans sa longue +robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec +une hardiesse discrète ; car elle avait, en toute simplicité, +la coquetterie de sa forme très pure, +comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes.</p> + +<p>Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la +glace, elle avait murmuré, comme s’il se fût agi +d’une étrangère :</p> + +<p>— Tiens, je suis jolie, ce soir !</p> + +<p>Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle +ne se trompait pas, l’approbation d’autrui, le seul +regard de Rozenne surpris par hasard sur elle, +eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette, +elle pouvait être comparée…</p> + +<p>Rozenne… Qu’il avait encore été bizarre avec +elle, la veille !… Sa pensée ramenée vers lui, elle +ne songeait plus aux mélodies qu’elle avait voulu +revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier ; et, +les mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit… +Rozenne avait dû arriver dans la soirée, +vers dix heures et demie, tandis qu’elle écoutait, +avec un plaisir, évident sans doute, la musique +originale de Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas +vu entrer. Encore un long moment, elle était restée +à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans +qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre +une conversation qui l’intéressait profondément, +puisque c’était un échange d’idées et d’impressions +sur la composition musicale…</p> + +<p>— Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec +Stavensend ?… Vingt minutes, peut-être ? songea-t-elle +les yeux arrêtés sur le battement léger du +store que la brise soulevait.</p> + +<p>Tout à coup, tournant la tête pour répondre à +une question de sa mère, elle avait aperçu Rozenne +qui la regardait… Et, dans les yeux, il avait cette +expression qui, bien autrement que les paroles, dit +à une femme qu’elle est mieux que belle…</p> + +<p>Mais, en même temps, elle avait remarqué que +son visage était celui des mauvais jours, un visage +douloureux et révolté qu’elle avait appris à reconnaître, +même sous le masque impassible que le +monde imposait.</p> + +<p>Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller +à lui, qui ne venait pas même la saluer cependant. +Mais elle était prisonnière des convenances et elle +se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés +illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient +avec une attention flatteuse.</p> + +<p>Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de +Claude, elle lui avait demandé, rieuse et amicale :</p> + +<p>— Alors, décidément, vous ne voulez pas même +m’honorer d’un pauvre salut ?</p> + +<p>— Je me serais fait scrupule de vous enlever à +des admirations qui paraissent vous charmer !</p> + +<p>Lui, ne souriait pas ; et son accent était âprement +ironique. Elle avait riposté :</p> + +<p>— Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux ! +Et les amis, vous savez, n’ont pas le droit d’être +jaloux !</p> + +<p>— Je le suis, moi ; et je ne partage mes amis +avec personne…</p> + +<p>Elle avait pensé :</p> + +<p>« Mais les vôtres doivent être moins exclusifs ! »</p> + +<p>Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de +telles paroles. Elle avait dit simplement.</p> + +<p>— Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques…</p> + +<p>Sa voix avait quelque chose d’un peu dur ; elle +l’avait senti et, tout de suite, regretté… Alors, +avec la grâce caressante que, inconsciemment, elle +apportait maintenant dans leurs rapports, elle +avait repris, la voix changée :</p> + +<p>— Nous nous disputons comme des enfants ! +Faisons la paix, voulez-vous ?</p> + +<p>Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré :</p> + +<p>— A quoi bon ?…</p> + +<p>Puis il s’était détourné, profitant de ce que +Mme Danestal appelait de nouveau sa fille.</p> + +<p>Un moment après, elle avait constaté qu’il +n’était plus dans le salon. Et un regret, aigu à en +devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il fût +ainsi parti, irrité contre elle, si injustement !</p> + +<p>Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses +doigts erraient sur le piano, le murmure des notes +berçant sa songerie :</p> + +<p>— Comme il est bizarre avec moi, quelquefois !</p> + +<p>Ah ! oui, bien bizarre ! fantasque d’humeur, parfois +rude et agressif sous les dehors d’une politesse +froide ; et pourtant, prodigue d’attentions +délicates, toujours… Si attirant d’esprit avec sa +pensée admirablement ouverte et sa sensibilité +d’artiste ; et de cœur aussi, car il savait trouver des +mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance +de la sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis +qu’elle savait…</p> + +<p>Il ne faisait jamais allusion au tragique événement +qui pesait sur sa vie ; et, pas davantage, il +ne parlait de son fils. Mais cette connaissance +qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir +noué entre eux un lien dont elle avait conscience — et +lui aussi… Vraiment, pour lui, elle paraissait +être devenue l’amie par excellence, à laquelle +il trouvait bienfaisant et doux de venir ; — à certaines +heures surtout, quand il avait trop torturante +l’angoisse du souvenir… Jalousement alors, +il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa +compassion, l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait +à lui-même, le distrayait, berçait sa désespérance…</p> + +<p>A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs +le malheur avait mises en sa pensée. +L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait +mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa +conception de la vie, éveillant, en lui, une source +vive de sympathie, que des actes trahissaient, pour +la misère des destinées humaines.</p> + +<p>Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse +sagesse, elle savait bien que Claude Rozenne +avait, à l’heure présente, une valeur morale +bien supérieure à celle que possédait le nonchalant +Rozenne d’autrefois.</p> + +<p>Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une +saveur qu’elle ne se dissimulait pas à cette amitié +d’homme entrée tout à coup dans sa vie ; pourquoi +elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence +sentimentale qu’il partageait entre elle et +d’autres auxquelles il ne donnait pas la meilleure +part… C’est pourquoi elle ne s’irritait pas qu’une +destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y +mêler avec une mystérieuse force qu’elle subissait +sans révolte… Toujours, pour faire du bien à une +créature éprouvée, elle avait été prête à donner de +son âme sans compter.</p> + +<p>Cette fois, du moins, la charité lui était bien +facile et apportait dans sa vie un rayonnement qui +l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait pas +avoir, depuis bien des années, passé un printemps +comparable à celui qui venait de s’écouler, ni possédé +une pareille intensité de vie intérieure ; ni +joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la +charmait ou de ce qu’elle aimait…</p> + +<p>Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait +emporter par la course des jours, reconnaissante +parce qu’ils étaient bons…</p> + +<p>… Ses doigts modulaient au gré de sa songerie…</p> + +<p>Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation +qu’elle n’était plus seule dans la pièce. Elle +se détourna, regardant autour d’elle… Alors, à +l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne…</p> + +<p>Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées +par la surprise, elle le contemplait :</p> + +<p>— Comment, vous êtes là ?… Depuis longtemps ?…</p> + +<p>— Non, depuis un instant… J’apportais pour +votre père des croquis que je lui avais promis hier +soir. J’ai entendu votre piano… Et je suis entré +pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient +tenté pour vous…</p> + +<p>Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables +œillets qu’il venait, sans doute, d’y poser.</p> + +<p>Elle eut une exclamation ravie :</p> + +<p>— Oh ! qu’ils sont beaux !</p> + +<p>Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait +son visage, si avidement que des gouttelettes +d’eau mouillèrent ses lèvres.</p> + +<p>Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli +sourire affectueux où était un peu de malice :</p> + +<p>— Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce +pas ?… Pourquoi êtes-vous parti sans me dire +adieu, hier, comme si vous étiez fâché après moi +de… je ne sais quoi ?…</p> + +<p>Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum +des œillets dont elle avait doucement caressé les +pétales. Il se pencha et baisa ses doigts. Puis, la +regardant, il dit :</p> + +<p>— Parce que j’étais à bout de résignation, de +patience… de vertu… Mettez le mot que vous voudrez !</p> + +<p>Elle s’était rassise sur le tabouret de piano ; les +plis légers de sa robe, d’un bleu pâle de lavande, +ruisselaient autour d’elle ; et elle l’écoutait, regardant +droit devant elle, vers les sombres iris, au +cœur tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée.</p> + +<p>Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du +même accent où elle mettait volontairement un +badinage gai :</p> + +<p>— Avouez, en toute humilité, que vous avez +montré, hier soir, un détestable caractère, sans +motif… Et n’en parlons plus.</p> + +<p>— Sans motifs ? vous pensez, répéta-t-il amèrement. +Croyez-vous qu’il y ait beaucoup d’hommes +qui, ayant… une amie telle que vous, accepteraient +de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres… +de la voir surtout se laisser très volontiers accaparer !</p> + +<p>Elle ne voulut relever que les derniers mots de +Rozenne ; et, tout en détachant, de la gerbe, quelques +œillets qu’elle glissa dans sa ceinture, elle +dit, très simple :</p> + +<p>— C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend +m’intéressaient beaucoup… Et elles vous auraient +intéressé également si, au lieu de bouder +dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer +avec nous !… Vous n’avez pas entendu ses mélodies ?… +Voulez-vous que je vous en chante quelques-unes, +pour vous tout seul ?… J’ai encore un +petit instant de liberté !</p> + +<p>— Pourquoi « petit » ?</p> + +<p>— Parce que… C’est toute une histoire… +Asseyez-vous là, près du piano, et je vous la conte +en deux mots… Imaginez-vous que, ces jours-ci, +j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au +nom des Chambry, une bien singulière demande, +celle de faire entendre, au concert de la vente de +charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de +<i>l’Eau dormante</i>, avec la musique dont je l’ai agrémenté… +Cela, pour l’amour des pauvres !… Vous +pensez bien que j’avais décliné l’honneur trop +grand… Et puis, sur de nouvelles instances, de +plus en plus pressantes, j’ai faibli et promis de +demander à Marceline Herrène qui a récité <i>l’Eau +dormante</i>, il y a trois semaines, chez Colette, si +elle consentirait à la redire à Amiens, par charité ! +Elle doit venir à six heures m’apporter sa réponse. +Vous comprenez maintenant pourquoi je +vous disais n’avoir qu’un moment pour vous faire +de la musique.</p> + +<p>— Oui, je comprends que vous êtes insaisissable +toujours et qu’il ne m’est presque jamais donné de +vous voir à mon gré, mon amie…</p> + +<p>Oh ! ce nom ! toujours il la faisait tressaillir, à +cause de l’indéfinissable accent dont Rozenne le +disait, avec une sorte de douceur tendre, qui lui +donnait la même sensation qu’un baiser très aimant +mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant, +elle avait l’impression d’être chère encore +à Claude Rozenne… Et cela lui semblait bon…</p> + +<p>Mais, avec une instinctive volonté de fuir un +charme qu’elle ne voulait pas subir, elle ouvrit le +cahier des mélodies et le feuilleta. Alors, tout de +suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse +d’elle-même.</p> + +<p>Il le sentit et une angoisse crispa tout son être, +de l’avoir si près de lui, et pourtant lointaine, +dans cette pièce solitaire, où la senteur trop forte +des fleurs lui montait au cerveau comme une +ivresse. Debout près d’elle, il la contemplait, fine +sous le voile de sa robe pâle. Sur la floraison +pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif +se découpait d’un trait délicat, le regard voilé par +l’épaisseur sombre des cils ourlés d’or, les lèvres +entrouvertes, un peu humides car elle les mouillait, +par instants, d’un preste petit mouvement de +la langue, très jeune.</p> + +<p>Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère +à observer Rozenne. Elle disait, indiquant deux +pages du cahier qu’elle feuilletait :</p> + +<p>— Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises !</p> + +<p>A mi-voix, elle les commença ; et ce quelque +chose de contenu que prenait ainsi son accent donnait +une émouvante intimité aux brèves chansons +d’amour, passionnément plaintives et tendres, que +la musique modulait en sonorités inattendues, +d’une expression rare…</p> + +<p>Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander :</p> + +<p>— N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais +petits chefs-d’œuvre ?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise, +une question aux lèvres. Mais elle se tut… Dans +le regard de Rozenne qui rencontrait le sien, elle +apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante, +qu’elle avait surprise déjà en d’autres regards +arrêtés sur elle — expressive plus encore +que l’aveu des lèvres… Seulement dans les yeux +de Rozenne il y avait, de plus, quelque chose de +douloureux et de désespéré, de suppliant…</p> + +<p>Et une pensée bouleversa son âme :</p> + +<p>— Il m’aime !… Il m’aime plus encore qu’autrefois !</p> + +<p>Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait +et dont elle avait peur — que cependant elle +souhaitait ne pas voir s’éteindre…</p> + +<p>Et ce fut une seconde telle que jamais encore +elle n’en avait vécu de semblable — enivrante à +lui donner le vertige, splendide comme ce couchant, +pareil à une gloire, dont elle voyait luire le +reflet d’or incandescent.</p> + +<p>Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir +de la misérable créature à qui Rozenne était lié… +Et la clarté merveilleuse s’éteignit…</p> + +<p>D’un geste vif elle referma le cahier et se leva. +Un frémissement ébranlait tous ses nerfs. Elle +respira profondément, avec un besoin d’air pur… +Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit :</p> + +<p>— Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce +pas ?… Je voudrais, puisque Marceline est en retard, +vous lire les vers que j’ai retravaillés dans +le sens que vous m’avez indiqué… Mais, auparavant, +montrez-moi les croquis nouveaux que vous +apportez.</p> + +<p>Instinctivement elle allait vers le balcon et releva +le store. La lumière du couchant envahit victorieusement +la pièce avec une bouffée d’air chaud +qui emporta une seconde la senteur capiteuse des +fleurs.</p> + +<p>Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage +altéré, une contraction aux lèvres, comme s’il eût +voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses yeux, +dont elle aimait le regard, cette expression qui +attirait à lui toute son âme…</p> + +<p>Elle eut peur un peu… de lui… d’elle ?… Sa +pensée n’aurait pu préciser. Presque impérative, +elle répéta :</p> + +<p>— Montrez-moi vos croquis !</p> + +<p>Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant, +jeté sur une table et le lui tendit, sans un mot.</p> + +<p>Comme si la pensée de Rozenne était devenue +pour elle un livre ouvert, elle y voyait clairement, +en cette minute, un détachement absolu pour les +œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait, +parce qu’elle le voulait, n’existaient même +plus pour lui. Seule, une créature l’absorbait tout +entier… Et cette créature, elle en avait l’intuition +souveraine, en cet instant, c’était elle-même… Les +mêmes mots alors palpitèrent éperdument en son +cœur : « Il m’aime !… Il m’aime !… »</p> + +<p>Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans +sa ceinture. Elle se pencha vers le portefeuille +qu’il lui avait ouvert, sur le piano à queue. Restée +debout, elle regardait les feuilles, avec un effort +pour fixer sa pensée qui lui échappait.</p> + +<p>Tout à coup, pourtant, son attention se tendit… +Un détail la frappait impérieusement, auquel, +dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris +garde… Mais elle ne se trompait pas… Cette +jeune femme qui apparaissait presque sur chacune +des esquisses… c’était elle-même, elle-même poétisée +par le rêve d’un artiste, telle une créature de +songe, soit ; mais cependant si reconnaissable ! Et +avant que sa volonté eût fermé ses lèvres, elle +avait laissé échapper :</p> + +<p>— Comme cette femme me ressemble ! Vous +m’avez fait poser sans me le dire, n’est-ce pas ?… +Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela ?</p> + +<p>Sans la regarder, il dit :</p> + +<p>— Il s’agissait d’une œuvre de votre père…</p> + +<p>Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un +ton qu’elle s’efforçait de rendre léger :</p> + +<p>— Alors, cette ressemblance est volontaire ?</p> + +<p>Il secoua la tête.</p> + +<p>— Non, elle n’est pas volontaire… Je n’en +avais pas conscience quand mon crayon a créé. Je +travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je +ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi. +Il y en a certaines qui me hantent… Je ne vous ai +pas offensée ? dites… Vous êtes une petite muse, +comme cette femme à qui j’ai donné vos traits.</p> + +<p>Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard :</p> + +<p>— Non, je ne suis pas offensée…</p> + +<p>Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût +ainsi usé de son image. Pourtant, elle éprouvait +une joie mystérieuse à lui être si présente toujours…</p> + +<p>— Non, je ne suis pas offensée… Mais cela +m’effarouche un peu de me voir ainsi livrée au +public.</p> + +<p>— Vous lui livrez bien plus que vos traits +quand vous lui donnez des vers où vous avez mis +votre âme… Ah ! ces vers-là… Comme je voudrais +les garder pour moi seul, jalousement !… être seul +à en connaître certains dans lesquels vous êtes +toute… A cause de cela, sans doute, ils me sont +précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au +monde, pour moi… Et cependant…</p> + +<p>— Cependant ?… répéta-t-elle presque bas, enveloppée +par la caresse des mots. D’un geste inconscient +elle déchirait un œillet dont la senteur +imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers +le lointain du ciel empourpré où s’amoncelaient +des nuages lourds, cernés de flamme ; mais son +âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement +à lui…</p> + +<p>— Cependant je voudrais pouvoir, dans mes +heures mauvaises, vous enlever à jamais ce don +d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un +monde où vous m’échappez, parce que vous y êtes +heureuse seule… Je voudrais vous enlever, non pas +seulement votre talent, mais aussi votre beauté qui +appelle trop de regards…</p> + +<p>— Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement.</p> + +<p>— Ah ! si, vous l’êtes !… mais à la façon des +glaciers qui se dressent orgueilleusement en plein +ciel, en pleine lumière !… Et je voudrais que vous +fussiez une simple femme, pitoyable et tendre, +qui n’ait à donner que son cœur et en fasse le don +suprême à celui qui crie vers elle…</p> + +<p>Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante, +elle articula, ses lèvres tremblaient :</p> + +<p>— Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui ?… +Vous déraisonnez !… Ne dites pas de +ces choses inutiles et folles qui sont mauvaises +et ne peuvent que nous faire du mal à tous les +deux !</p> + +<p>Il demeura silencieux… La tentation grondait +en lui, si forte ! de crier à France Danestal qu’elle +lui était chère, mille fois plus encore que jadis, +quand un juvénile attrait le jetait vers elle… La +tentation aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître +enfin la saveur de ses lèvres, l’abandon de +son corps souple, la douceur des paupières closes +sous le baiser qui les fermerait… Oh ! la sentir +entre ses bras, sur son cœur et l’emporter ainsi, +vaincue enfin !… pour oublier tout ce qui ne serait +pas elle.</p> + +<p>Si vague, la conscience lui demeurait encore que +céder à une telle tentation serait une infamie, à +lui qui était aussi misérablement enchaîné qu’un +criminel… Car elle n’était pas une femme brûlée +par la vie, mais une vierge ayant droit à son respect. +Et parce qu’il sentait sa volonté défaillir, il +eut peur, à son tour. Résolument, il se leva :</p> + +<p>— Vous avez raison ; aujourd’hui, je ne saurais +vous dire que des folies que je regretterais ensuite, +comme j’ai dû en regretter bien d’autres. Adieu !</p> + +<p>Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner +l’appel du timbre. Ce devait être Marceline +Herrène. Son arrivée allait le sauver de lui-même… +C’était bien !</p> + +<p>Comme lui, France avait entendu ; et en elle un +bizarre sentiment s’élevait, fait d’un regret aigu +et d’une sensation de délivrance.</p> + +<p>Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne +eût été là, déjà, pour l’entendre :</p> + +<p>— Adieu, ma chère, bien chère petite amie… +Faites-moi la charité de penser à moi avec beaucoup +de douceur et de compassion parce que je +suis très malheureux.</p> + +<p>Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine. +La porte du salon fut ouverte. Marceline +Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous +le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne +élégante, un joli sourire sur le masque tragique du +visage où étincelait la flamme des prunelles. Gaiement, +elle s’exclamait :</p> + +<p>— Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle +petite muse ?</p> + +<p>Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement, +prenait congé. France présenta :</p> + +<p>— Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon +père va devoir l’illustration de ses sonnets des +<i>Gloires</i> !… Vous, Marceline, je n’ai pas à vous +nommer, vous êtes une femme célèbre !</p> + +<p>Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient +un hommage pour la tragédienne. Puis, se courbant +très bas, il baisa la main que France lui tendait. +Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux, +les yeux arrêtés sur elle :</p> + +<p>— J’enverrai donc à monsieur votre père les +autres esquisses.</p> + +<p>Elle pencha la tête et dit simplement :</p> + +<p>— Merci… Et au revoir.</p> + +<p>Marceline Herrène les considérait de ses yeux +brûlants dont l’expression était si franche. Quand +la portière fut retombée sur Rozenne, elle demanda, +affectueuse et spontanée :</p> + +<p>— Est-ce enfin celui que vous épouserez ?…</p> + +<p>France eut la sensation d’un choc en plein cœur, +et une ondée de sang courut sur son visage.</p> + +<p>— Claude Rozenne n’est pas à marier.</p> + +<p>— Ah !</p> + +<p>Leurs deux regards se confondirent : celui de +la tragédienne sympathiquement sceptique et curieux ; +celui de France, large ouvert, avec une +assurance orgueilleuse… Mais, de nouveau, tintaient +follement en elle les mots qu’elle ne pouvait +étouffer : « Il m’aime !… Il m’aime ! »</p> + +<p>— Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre. +N’attendez pas trop tard pour aimer, France… Ne +vivez pas seulement pour être une divine petite +muse… Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement, +vous sentirez qu’il ne suffit pas à un cœur +de femme d’inspirer de beaux vers… Un cœur, +c’est un être qui vit, qui appelle ; qui veut sa joie, +son bonheur, ce bonheur comparable à nul autre, +et à qui ne suffit pas l’immatérielle beauté des +choses…</p> + +<p>Elle se tut une seconde ; puis, plus bas, de sa +belle voix de contralto, si aisément émouvante, +elle dit, la main sur l’épaule de France :</p> + +<p>— Écoutez mon conseil, petite France, aimez, +aimez ! même dussiez-vous en souffrir… Et dans +votre amour, donnez-vous toute, généreusement, +pour en être enivrée, comme le plongeur se jette +dans la mer, pour s’y perdre !… Autrement, vous +arriverez à connaître, un jour plus ou moins +proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur, +le pire de tous les supplices, sentir qu’on n’est +pour personne au monde, la vie, l’âme, le tout, +l’<i>Unique</i>… Aimez, France, pendant que vous êtes +jeune ; que, sûrement, il y a des cœurs qui appellent +le vôtre… Aimez ; quand vous en aurez +connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée +d’avoir si longtemps voulu vivre dans votre +beau rêve glacé !…</p> + +<p>Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières +s’étaient abaissées, voilant son regard. Sur +ses joues blanches, les cils battirent très vite, tandis +que Marceline finissait avec un sourire :</p> + +<p>— Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit +pas l’élu… Il semblait fait pour vous… Et je m’y +connais en hommes, je vous jure !</p> + +<p>Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête +qui lui était familier et ses lèvres articulèrent les +mots que sa pensée lui criait impérieusement :</p> + +<p>— Je ne veux pas aimer… Je ne peux pas !…</p> + +<p>Les yeux de la jeune femme disaient la question +que sa bouche ne prononçait pas. Mais France, +changeant de ton, jeta avec une vivacité gamine :</p> + +<p>— Je ne peux pas aimer… Je n’ai pas le temps, +j’ai trop de choses à faire ! Chère bonne amie, causons +vite de ma requête, voulez-vous ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IX</h3> + + +<p>Une rumeur de curiosité courut à travers la très +nombreuse assemblée que réunissait le concert de +charité, — dans l’hôtel particulier qui abritait la +kermesse, — car, sur l’estrade, venait d’apparaître +Marceline Herrène pour dire le poème de Francis +Danes.</p> + +<p>Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent. +Les regards féminins étudièrent la sobre +richesse de la robe de mousseline de l’Inde, incrustée +de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis +que les yeux des hommes s’attachaient au buste +admirable sous l’étoffe souple, au visage qui semblait +modelé dans la lumière, coiffé de cheveux +sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd.</p> + +<p>Debout, immobile, une sorte de rêve dans la +chaude profondeur des prunelles, elle semblait +écouter le chant que modulait l’orchestre et par lequel +s’ouvrait le poème, — un chant si admirablement +adapté au caractère du poème que, seul, un +même cerveau pouvait avoir conçu la musique et +la poésie.</p> + +<p>Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura :</p> + +<p>— Elle est bien belle !… Tu es gâtée, chérie, +d’avoir une pareille interprète !</p> + +<p>France inclina la tête en silence. De loin, elle +souriait à Marceline qui venait de la distinguer +dans la foule du public et lui avait envoyé un imperceptible +signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se +prit à écouter cette musique qui était la sienne, +pour elle, évocatrice puissamment d’impressions +vécues par elle.</p> + +<p>L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi +toutes les répétitions, était vraiment très bon. +Mais elle ne l’entendait pas avec cette attention +qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler +le jeu des musiciens. Son regard errait sur +les rangs des auditeurs, cherchant, sans qu’elle en +eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait +pas. Dans cette réunion du tout Amiens +<i lang="en" xml:lang="en">select</i>, — où fraternisaient pour quelques heures +armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même +noblesse, protectrice des bonnes œuvres, — presque +toutes les physionomies lui étaient étrangères. A +peine elle reconnaissait quelques femmes rencontrées +dans le salon de Marguerite… Devant elle, +un peu, elle apercevait le groupe des Chambry, +la petite femme habillée avec un soin correct et +une richesse toute provinciale, assise entre son +mari et son beau-frère… Tous trois, l’air très +attentif.</p> + +<p>A travers la distance, France sentait, tendue +vers elle, toute la pensée d’Albert Chambry, avec +une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à +son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte +dans la foule où elle demeurait discrètement +confondue ; et, si soucieux qu’il fût des convenances, +il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder +dès qu’il croyait pouvoir le faire sans être +remarqué — par elle surtout. Il n’était pas connaisseur +en musique et la valeur des harmonies +originales du prélude, dont un mélomane eût été +ravi, lui échappait complètement. Mais l’oreille +charmée par les sonorités expressives et colorées +du chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté +par l’idée que c’était vraiment cette jeune fille qui +avait créé cela, que tout ce public était réuni pour +être enchanté par la beauté de son œuvre de +femme — et de femme de vingt ans à peine !</p> + +<p>D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel +était Francis Danes, observaient aussi, avec la +même curiosité, la fine créature habillée de linon +rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs, +qui se tenait auprès de sa sœur, comme une fille +du monde très bien élevée, auditrice correcte ; de +telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait +pu soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette +musique et ce poème.</p> + +<p>Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle +excitait ainsi ; sourdement nerveuse, elle continuait +sa recherche inconsciente, parmi tous ces inconnus… +Non, décidément, elle n’apercevait pas +Claude Rozenne. Il n’était pas là !… Il n’était pas +venu assister à cette audition solennelle, devant un +public <i>payant !</i> de l’œuvre de sa « précieuse petite +amie », comme il semblait se plaire à l’appeler. +Pourquoi ?… Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille +encore. De loin, elle l’avait aperçu, en arrivant +de Paris, quand elle sortait de la gare avec +Marguerite… Mais il n’avait pas paru chez sa +sœur, bien que certainement il sût qu’elle était à +Amiens, où les plus petites nouvelles étaient vite +colportées.</p> + +<p>Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait +le faire depuis quinze jours… Même, il se désintéressait +de ce qui la touchait.</p> + +<p>Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si +fort qu’une paillette blessa la peau sous le gant.</p> + +<p>Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où +la jetait l’absence de Rozenne ; et irritée contre +elle-même, sans remuer les lèvres, elle murmura :</p> + +<p>— Qu’est-ce que cela peut me faire après tout, +qu’il soit là ou non ?</p> + +<p>… Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline +commençait le poème ; et son admirable +voix, grave et pleine, d’une souplesse caressante, +donnait si merveilleusement aux vers leur relief, +leur couleur ; en faisait jaillir, si lumineuse, la +pensée, que toute préoccupation étrangère disparut +du cerveau de France, dans la jouissance aiguë +d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste +telle que celle-là.</p> + +<p>La musique accompagnait la parole humaine, +qui, parfois, faisait silence un moment, pour laisser +la mélodie lui répondre ; puis reprenait la légende +symbolique, contée en une langue d’une incomparable +poésie dont les moins lettrés eux-mêmes subissaient +le charme. Mais France ne s’apercevait +pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des +regards qui allaient à elle, l’auteur !… Même, elle +avait oublié l’absence de Rozenne. Rien n’existait +plus pour elle que l’intense plaisir artistique +qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit +dans une sensation de brusque réveil quand des +applaudissements éclatèrent enthousiastes, alors +que l’orchestre achevait le motif final. Marceline, +rappelée éperdument, reparaissait les mains +pleines de fleurs, jetant le nom du poète que saluaient +les acclamations.</p> + +<p>Avec une malice un peu émue André glissa à sa +belle-sœur qui, devenue toute rose, écoutait, une +petite fièvre au fond des prunelles :</p> + +<p>— Quel succès ! France… Prenez garde, on va +vous enlever pour vous porter en triomphe !</p> + +<p>— Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier +Marceline qui mérite bien, elle, d’être +portée en triomphe !… Quelle artiste !… Guite, tu +me retrouveras dans le petit salon…</p> + +<p>Correctement escortée par son beau-frère, elle +se glissait parmi les groupes qui se formaient ; car +la première partie du concert était achevée et les +dames patronnesses commençaient la quête dans +les rangs nombreux du public.</p> + +<p>Tous les regards invariablement la suivaient, +autant parce que la rumeur commençait à la désigner +pour le poète de <i>l’Eau dormante</i> que parce +qu’elle était une très jolie femme, totalement différente +des plus élégantes Amiénoises réunies +dans le hall, par son allure et par la discrète originalité +de la toilette créée par son goût.</p> + +<p>Elle, indifférente, passait vite ; et bientôt elle +disparut, entrant dans le salon où, avant le concert, +elle était avec Marceline.</p> + +<p>Devant la glace, la tragédienne attachait sa +longue mante, déjà prête à partir.</p> + +<p>Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à +France qui venait à elle, une clarté rayonnante +dans les yeux.</p> + +<p>— Oh ! Marceline ! Marceline ! quel don royal +vous m’avez fait ce soir encore !… Je ne connais +pas, je crois, de jouissance comparable à celle +d’entendre mes vers récités par vous !</p> + +<p>— Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse ?</p> + +<p>D’un geste spontané, France, comme une enfant, +enlaça la jeune femme, jetant un chaud baiser sur +son visage… Ardemment, elle admirait son talent +qui, si souvent, était du génie ; elle aimait son inépuisable +bonté et, sans effort, elle lui pardonnait +les généreuses folies où l’entraînait son cœur +d’amoureuse…</p> + +<p>— Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous +entendent, ivre de la musique de votre voix, de +vos paroles…</p> + +<p>— Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres, +France.</p> + +<p>— Oui ; mais comme vous les avez dites ! Jamais +je ne vous remercierai assez d’avoir bien +voulu faire ainsi connaître mes vers… Ah ! je +comprends que mon père ne veuille permettre à +personne de réciter, devant lui, certains de ses +sonnets qu’il vous a entendus !</p> + +<p>Marceline eut un imperceptible recul. Elle se +souvenait de la manière dont Robert Danestal +avait jadis souhaité lui témoigner son admiration, +alors qu’elle aimait ailleurs…</p> + +<p>Mais ce fut, chez elle, impression fugitive ; sa +main effleurant les cheveux de France, elle dit :</p> + +<p>— Maintenant que je ne suis plus bonne à rien, +France, je vais vite filer à l’hôtel, car je repars +tout à l’heure pour Paris… et voilà la foule qui va +envahir cette retraite afin de vous apporter ses +félicitations…</p> + +<p>Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus +vive la rumeur des conversations, car l’entr’acte +continuait.</p> + +<p>— Marceline, attendez une seconde, je vais appeler +mon beau-frère pour vous mettre en voiture.</p> + +<p>— Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma +chère petite amie.</p> + +<p>Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille +qu’elle avait vue presque enfant, alors qu’elle-même, +en ses débuts au théâtre, venait réciter des +vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître… +Puis, soulevant une portière, elle s’échappa, +tandis que la porte du salon s’entr’ouvrait devant +Marguerite qui, discrète, demandait :</p> + +<p>— Chérie, peut-on entrer ?… Tu es seule ? Marceline +est partie ?… Alors, il est possible de venir +te féliciter, sans vous déranger… Oh ! ma petite +France, tu peux être fière de toi !… Moi qui viens +d’entendre ce que tous disent, je suis pénétrée +d’orgueil !</p> + +<p>Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui +murmurant cela, tandis que le salon s’emplissait +de visiteurs qui souhaitaient être présentés au +poète de <i>l’Eau dormante</i>.</p> + +<p>France les regardait ; et, sourdement, une pensée +lui faisait battre le cœur d’un regret âpre :</p> + +<p>« Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là +qui s’empressaient autour d’elle ?… Oh ! pourquoi ?… »</p> + +<p>Jamais elle n’eût soupçonné que son absence +pourrait lui être ainsi pénible ; qu’elle aurait, à ce +point, trouvé bon, ce soir-là, de rencontrer son +regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus +oublier, de sentir autour d’elle l’indéfinissable +sentiment qui lui était devenu cher…</p> + +<p>De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que +lui — son ami ! — demeurait invisible, ainsi qu’un +indifférent, une sensation aiguë de désillusion, +une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle ; un +désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller +toute seule, dans l’ombre bleue de la nuit qu’elle +apercevait par les portes-fenêtres, grandes ouvertes +sur le jardin…</p> + +<p>Pourtant, bravement, elle jouait son personnage +de femme célèbre dans sa petite sphère. Elle répondait, +comme il convenait, à tous les compliments ; +aux félicitations majestueuses de Lucien +Chambry, aux exclamations enthousiastes de sa +petite femme…</p> + +<p>Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant +qu’il lui fût possible d’aborder, à son tour, +la jeune fille trop entourée. Avec un regard qui +n’avait plus son calme coutumier, il contemplait +la jolie tête expressive, les lèvres souples, les prunelles +d’eau bleue, les moires dorées des cheveux +sous la capeline de fleurs. Pour la première fois, +il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie +qui animait le cerveau et l’âme de France Danestal, +et il en demeurait ébloui et troublé.</p> + +<p>Soudain rapprochée de lui par un remous dans +le flot des visiteurs, elle rencontra, par hasard, ces +yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans, réfléchir +alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement :</p> + +<p>— Pourquoi donc me regardez-vous ainsi ?</p> + +<p>— Parce que je vous admire… comme je n’ai +jamais admiré aucune femme !</p> + +<p>— Rien que cela ! fit-elle rieuse, un peu saisie, +mais touchée de l’aveu. Lui-même en avait l’air si +stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il commença, +suppliant :</p> + +<p>— Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie… +Je sais très bien que mon admiration est de mince +valeur ; mais je vous l’offre bien sincère…</p> + +<p>— Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un +jour où nous serons plus tranquilles que ce soir, +vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers vous +ont plu ?… Cela m’intéressera beaucoup !…</p> + +<p>Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte +un peu malicieuse.</p> + +<p>— Si vous restez quelques jours à Amiens, me +permettrez-vous d’aller vous dire toute mon impression +chez madame votre sœur ?… Je suis…</p> + +<p>Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un, +derrière elle, venait de prononcer le nom de Rozenne, +et les nerfs tendus elle écoutait, oublieuse +de l’existence même d’Albert Chambry qui lui +parlait. Que disait-on ?</p> + +<p>Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois, +pensé dans la soirée :</p> + +<p>— Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici !</p> + +<p>Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry +prononçait, mordante :</p> + +<p>— Rozenne ici ?… Vous ne savez donc pas que +ce soir Gillette Harcourt reprend le rôle qui a été +son triomphe au commencement de l’hiver ? Une +nouvelle <i>première</i> à laquelle ses… admirateurs ne +pouvaient manquer d’assister !</p> + +<p>France n’entendit rien de plus ; car André +d’Humières approchait, lui amenant un ami qui, +à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit +cet inconnu comme elle en avait accueilli tant +d’autres depuis un moment, avec une indifférence +souriante. Mais les mots qu’il lui disait lui arrivaient +dépourvus de sens. Tressaillante comme +après un choc très douloureux, elle pensait :</p> + +<p>« C’est pour cela qu’il n’est pas là !… Je comprends +maintenant ! »</p> + +<p>Ah ! oui ! elle comprenait… Et c’était si simple !… +Ayant à choisir, ce même soir, entre +l’amante et l’amie, « la précieuse petite amie ! » +ce n’était pas vers celle-ci qu’il était allé !… De +quoi donc s’étonnait-elle ?… Tous, ils étaient pareils, +les hommes, elle le savait bien, depuis très +longtemps… Et après tout, il était si naturel que +Rozenne eût agi ainsi… Elle, France, était tellement +peu de chose dans sa vie, dont elle n’avait +pas voulu…</p> + +<p>— Oh ! France, qu’est-ce que tu as ?… Comme +tu es devenue pâle !… lui murmura la voix +anxieuse de Marguerite.</p> + +<p>Un sursaut de colère contre elle-même, contre +Rozenne l’ébranla tout entière. Au hasard, elle +dit :</p> + +<p>— Je suis lasse de tout ce monde… Et puis, il +fait si chaud ici… Je vais respirer une seconde sur +la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma chérie.</p> + +<p>Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se +glissa dehors, sur le perron qui s’allongeait en +terrasse, et descendit les marches.</p> + +<p>Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux, +odorant d’une senteur de verdure et de fleur, où +dominait l’arome des œillets qui montait d’un +massif tout proche… Un souvenir jaillit en elle ; +celui de l’après-midi où Rozenne lui parlait dans +le salon si fleuri, qu’il semblait distiller l’ivresse…</p> + +<p>Oui, elle était follement grisée, ce jour-là, +quand son cœur bondissait d’allégresse parce que +la croyance était entrée en elle que Rozenne l’aimait +encore, l’aimait plus qu’autrefois… Oh ! la +stupide allégresse ! dont la seule pensée était pour +elle, en ce moment, une humiliation intolérable… +Ah ! oublier, oublier, oublier !… Sentir descendre +en elle quelque chose de la grande paix de la +nuit…</p> + +<p>Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à +l’infini, c’était un tel silence, après le vain bruit +des conversations !… A peine, le bruissement léger +de la brise, à travers les feuilles. Les allées +fuyaient dans l’ombre des arbres ; une seule, qui +enserrait la pelouse, semblait un chemin de lumière, +sous le reflet de lune qui argentait aussi les +arbustes…</p> + +<p>France détourna la tête pour ne plus voir les +fenêtres éclairées qui lui rappelaient que le monde +était là, tout proche, prêt à la reprendre… Et instinctivement, +dans sa soif douloureuse d’être pénétrée — un +peu ! au moins… — par cette sérénité +des choses impassibles, elle ferma les yeux, — comme +une enfant très lasse qui appelle le +repos…</p> + +<p>Mais alors, sous les paupières abaissées, des +larmes jaillirent et vinrent mouiller ses lèvres…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>X</h3> + + +<p>Septembre s’achevait, avec une température +d’été, aux heures lumineuses du jour ; et seul, l’or +fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient +l’approche de l’automne.</p> + +<p>Tout particulièrement, Colette était ravie de ces +beaux jours persistants. Elle recevait beaucoup en +son château de Chevregny, pendant la saison des +chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées +féminines par de longues promenades en +voiture, à travers la jolie campagne de l’Aisne, +tandis que les hommes abattaient le gibier.</p> + +<p>— Colette, quel est, en définitive, le programme +de la journée ? lui demanda sa mère, comme elle +arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la pelouse, à +l’ombre des tilleuls, confortablement installés +dans de larges fauteuils de paille, attendaient que +les voitures fussent annoncées.</p> + +<p>La jeunesse était encore dispersée dans les +allées du parc. Seules, les « personnes d’âge » +étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal : +les femmes causaient ; les hommes fumaient ou +parcouraient les journaux ; quelques-uns somnolaient +un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains +dorés… Tous, en vérité, avaient un air de +béatitude parfaite ; et, leur attention réveillée par +la question de Mme Danestal, ils regardèrent, avec +des yeux charmés, la belle maîtresse de maison +qui approchait, vraiment digne de toutes les admirations. +Habillée de mousseline blanche ourlée +de précieuses guipures, des roses pourpres dans +sa ceinture, sa jolie tête blonde coiffée d’un grand +chapeau fleuri, elle réalisait, en vérité, la vision +d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer +toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir +se dire heureuse.</p> + +<p>— Ce que nous faisons tantôt, mère ?… Eh +bien ! nous allons goûter au bois de la Brosse et +nous reviendrons par Vauclair. La voiture va +nous attendre à trois heures ; mais s’il y a des +amateurs de marche, ils pourront aller à pied jusqu’à +la Brosse.</p> + +<p>— Nous autres, alors ! jetèrent des voix jeunes, +celles de la petite Jacqueline de Tavannes et de +son fiancé, Maurice Derombies, qui passaient, sortant +de la bibliothèque, dont l’asile leur était gracieusement +abandonné pour abriter l’intimité de +leurs tête-à-tête.</p> + +<p>Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la +grande liberté qu’elle jugeait nécessaire d’accorder +aux fiancés pour qu’ils pussent bien se connaître.</p> + +<p>— Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à +pied ! Tu auras chaud ! Tu seras fatiguée !</p> + +<p>— Oh ! maman, vous savez bien que jamais je +ne suis fatiguée.</p> + +<p>— Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois +seule avec Maurice !</p> + +<p>— Eh bien !… nous demanderons à… à… à +France de nous chaperonner. Elle est aussi marcheuse +que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au +tennis… Ah ! la voilà !</p> + +<p>Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de +petites mèches folles moussant autour du front, +sous la paille du chapeau, très rose de l’animation +de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat +des prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée +pour le jeu, elle avait l’air d’une toute jeune +fille et elle semblait, absolument, la contemporaine +d’âge de Jacqueline, malgré les quelques +années qu’elle avait de plus.</p> + +<p>La petite fiancée avait couru vers elle.</p> + +<p>— France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir +à pied avec nous à la Brosse ? Dites oui, chérie, +vous serez si bonne !… En voiture, c’est tellement +ennuyeux !… Nous sommes tous en « paquet » et +Maurice et moi, nous ne pouvons causer !…</p> + +<p>France, amusée, se mit à rire.</p> + +<p>— Oui… oui, je comprends… C’est convenu, +Jacqueline, nous n’irons pas à la Brosse en « paquet », +mais tous les trois, gentiment ; et je vous +promets d’être très discrète, de marcher toute +seule, en avant, sans me retourner !</p> + +<p>La petite l’embrassa joyeusement.</p> + +<p>— France, vous êtes un amour ! Maurice, c’est +arrangé ! Maman, soyez satisfaite, nous aurons +France pour veiller sur nous !…</p> + +<p>Mme de Tavannes — qui était paisible et douce — eut +un sourire indulgent.</p> + +<p>— Allons ! bien, bien… Seulement, je trouve +que le chaperon n’a pas l’air plus respectable que +les chaperonnés !… Enfin…</p> + +<p>— Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez +pas l’air de vous le rappeler… Je n’ose plus dire +mon âge, glissa France gaiement, tandis que d’un +doigt vif elle détachait les épingles qui avaient +raccourci sa jupe.</p> + +<p>— France, vous avez l’air d’une vraie gamine +comme Jacqueline.</p> + +<p>— Ah ! elle devrait bien lui ressembler en choisissant +enfin un mari ! soupira Mme Danestal, qui +ne se consolait pas de voir sa fille libre encore du +lien conjugal.</p> + +<p>Le brillant mariage de Colette était pour elle la +félicité quotidienne ; d’autant qu’elle-même profitait +fort du luxe de la jeune femme, grâce à l’aimable +bonté de Paul Asseline et à la communauté +de ses propres goûts mondains avec ceux de sa +fille.</p> + +<p>Aussi, il lui semblait intolérable que France, +douée comme elle l’était, d’une incontestable séduction, +ne se mît en peine nullement de trouver, à +l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné ; +même plus, eût, jusqu’alors, laissé échapper avec +une indifférence absolue les partis, quelques-uns +vraiment tout à fait « convenables », qui lui +avaient été offerts.</p> + +<p>Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait +fort satisfaite de sa destinée. Elle ne s’inquiétait +point de la modeste position de sa fille Marguerite, +puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants +la ravissaient, ceux de Colette surtout +qu’elle se faisait une joie de « pomponner ». Il y +avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des +excursions — à peu près constantes — de son mari +hors du foyer conjugal, et elle se tenait pour satisfaite +de vivre dans le rayonnement de sa célébrité ; +à la longue, résignée à le voir dépenser +comme s’il eût possédé d’inépuisables rentes. L’habitude +l’avait rendue habile à réparer tant bien +que mal — surtout en apparence — les brèches +ainsi causées dans leurs piètres revenus.</p> + +<p>Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus +rien désiré. Mais quand se produirait enfin l’événement +tant désiré ?…</p> + +<p>La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation +de sa mère. Tout en causant avec Jacqueline +et Maurice Derombies, caressant d’un geste +instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de +ses doigts rafraîchis, elle regardait approcher son +beau-frère suivi d’un domestique porteur du courrier +que venait d’apporter le facteur.</p> + +<p>Cinq années d’existence sans souci et de complète +félicité — Paul Asseline n’était pas difficile +sur la qualité de son bonheur — avaient fait +de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu +paraître un peu vulgaire d’aspect s’il n’avait eu, +stylé par Colette, des allures de parfait homme du +monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant.</p> + +<p>La mine épanouie, il avançait vers Colette qui +respirait discrètement le parfum d’adulation dont +l’entourait sa cour masculine, et lui tendant une +petite boîte :</p> + +<p>— Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant +d’un regard enchanté. Même après cinq +années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle +femme lui eût été donnée.</p> + +<p>Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage +est dû, elle prit l’écrin, trop accoutumée aux gâteries +pour s’étonner ; un peu ennuyée que devant +tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité. +Heureusement, à son gré, le domestique qui présentait +à chacun son courrier distrayait l’attention ; +et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt +les mouvements de sa fille, dont la calme lenteur, +en la circonstance, l’impatientait un peu :</p> + +<p>— Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis +pas d’ouvrir cette boîte !…</p> + +<p>— Voici, voici, maman. Quelle curiosité !</p> + +<p>Elle pressa le bouton de l’écrin ; et sur le velours +pâle une bague étincela d’une somptuosité +princière, arrachant à Mme Danestal une exclamation +enthousiaste :</p> + +<p>— Oh ! Paul, c’est superbe !… Vous comblez +votre femme, mon ami.</p> + +<p>— Rien n’est trop beau pour elle ! Est-ce bien +ce que vous désiriez, Colette ?</p> + +<p>Elle souriait, regardant les jeux de lumière +dans les gemmes étincelantes, serties avec art.</p> + +<p>— Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement +rappelé le modèle qui m’avait plu. Je vous +remercie.</p> + +<p>Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de +prix, qu’elle lui tendait. Puis, heureux de l’idée +qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant de ton :</p> + +<p>— A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que +je vous dise tout de suite… Le courrier m’a apporté +un mot de Rozenne ; il m’écrit qu’il ne peut +venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu +à Paris par toute sorte d’affaires, paraît-il, +car il part pour l’Espagne le mois prochain, afin +d’y passer une partie de l’hiver.</p> + +<p>Une voix masculine jeta :</p> + +<p>— Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne +ne pourraient pas s’appeler Gillette Harcourt ?</p> + +<p>— Chut ! chut !… glissa discrètement Mme de +Tavannes. Nous avons ici des jeunes filles. Les +hommes ne respectent rien !</p> + +<p>Colette n’avait pas répondu. Mais son regard, +facilement aigu, avait glissé vers sa sœur. Elle +n’aperçut pas le visage de la jeune fille. Auprès +des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait +vers l’étang dont la nappe luisait sous le +voile des saules ; et Mme Asseline ne vit pas que, +dans les plis de sa robe, la main de France s’était +crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique +venait de lui remettre.</p> + +<p>D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le +break était avancé, et sur le pavé de la cour, on +entendait battre le sabot impatient des chevaux. +De la maison, des allées, surgissaient les « jeunes », +que le flirt, le tennis et autres occupations avaient +distraits avant l’heure de la promenade ; les +femmes, toutes non moins élégantes que Colette.</p> + +<p>— Décidément, alors, mes enfants, vous allez à +pied ? soupira Mme de Tavannes. Elle avait, pour +sa part, horreur de la marche.</p> + +<p>— Oh ! oui ! certes !…</p> + +<p>France avait laissé répondre les deux fiancés. +Elle demeurait silencieuse, derrière eux, sans +prendre garde qu’autour d’elle rôdaient quelques +membres de la cour masculine de Colette, qui se +seraient très volontiers arrangés de l’accompagner +à travers bois. Mais comme elle ne les y invitait +pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où, +très empressé, Paul installait les femmes les plus +âgées. Les jeunes bavardaient autour du grand +break, tandis que Colette embrassait au passage +ses enfants que la gouvernante emmenait jouer +dans le parc. Elle était fière de son fils qui avait +hérité de sa propre beauté, mais supportait mal +que sa fille fût une vraie Asseline.</p> + +<p>Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la +capote de batiste ; puis, la dernière avant Asseline, +elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit place +à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière +et s’élança près du cocher qui, raidi sur son siège, +enlevait les chevaux, en maître conducteur, les +faisant évoluer par une courbe savante, dans la +cour seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette +brillait avec cette expression de muet orgueil +que lui donnait encore, au bout de cinq années, la +conscience de posséder la fortune qu’elle avait +voulue… Une fortune dont elle jouissait si pleinement, +qu’il ne restait pas en elle place pour le +désir d’une vie sentimentale.</p> + +<p>France et les fiancés étaient demeurés devant le +perron, regardant sortir la voiture. Quand elle eut +disparu, la petite Jacqueline eut un bond de joie :</p> + +<p>— Ah ! nous voilà libres !</p> + +<p>— Oui, libres de nous mettre en route…</p> + +<p>— Oh ! France, nous sommes si bien seuls !</p> + +<p>— Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons +quand les autres seront partis…</p> + +<p>— Alors, nous irons très lentement ?</p> + +<p>— Aussi lentement que vous le souhaiterez, +mais il faut partir…</p> + +<p>Elle avait un impérieux besoin de mouvement +et en même temps de solitude ; un désir âpre de +voir clair en elle-même et aussi une frayeur de ce +qu’elle y découvrirait.</p> + +<p>Ce qu’elle y découvrirait ?… Ah ! déjà, elle le +savait bien, sans même se le demander. Il lui semblait +que tout son être criait son regret que Rozenne +ne vînt pas.</p> + +<p>Pourquoi ne venait-il pas ?… A cause de Gillette +Marcourt, comme on l’avait insinué ? d’une +autre, peut-être ?… Ou à cause d’elle-même que, +depuis quelques mois, il semblait fuir résolument.</p> + +<p>Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et +jamais plus dans l’intimité, depuis le jour de juin +où elle avait eu, si forte, l’impression qu’elle lui +était chère, plus encore que jadis…</p> + +<p>Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il +n’avait pas paru à la kermesse de charité. Elle +avait écouté, sans la relever, l’explication brève +qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand +dîner chez Colette ; et, très simple, elle avait répondu +à ses questions sur cette soirée dont il semblait, +d’ailleurs, connaître déjà tous les détails.</p> + +<p>Il avait dû venir à Villers, où elle passait le +mois d’août. Et là, non plus, il n’avait pas paru, +écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu +l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à +chasser à Chevregny, toujours pour une raison ou +une autre il s’était excusé. Et voici que, de nouveau, +il ne tenait pas une promesse qui semblait +cependant bien précise… Elle avait entendu Colette +lire la lettre à sa mère, devant elle.</p> + +<p>Pourquoi ?… Et pourquoi, aussi, ce désir presque +douloureux, à cause de son acuité sans doute, +qu’elle avait de le revoir comme au printemps ; de +causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui +le touchait, lui ! de ce qui l’intéressait, elle !… +Pourquoi eût-elle souhaité sentir de nouveau autour +d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de +son âme ?…</p> + +<p>Ah ! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler, +elle ne le pouvait plus, maintenant qu’elle se savait +encore toute meurtrie de la déception qui +s’était abattue sur elle quand elle avait entendu +les paroles de son beau-frère. Alors, en cette seconde, +comme on voit les choses dans une lueur +d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait…</p> + +<p>Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura +énervée :</p> + +<p>— Je suis folle… mais je suis folle !… Que +m’arrive-t-il ?</p> + +<p>Et pour fuir sa pensée elle adressa une question +à Maurice Derombies, qui marchait près d’elle, +Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble, correctement, +descendaient la grande rue du village, +suivis par les yeux des vieilles qui tricotaient devant +les portes, par la curiosité des filles qui les +croisaient et se retournaient ensuite pour regarder +les « demoiselles du château ».</p> + +<p>Puis, les dernières petites maisons laissées en +arrière, la route s’enfonça dans la pleine campagne, +d’abord à travers les prairies veloutées par +l’herbe drue ; puis sous le dôme léger des arbres, +dont le feuillage se cuivrait çà et là, touché par le +souffle de l’automne.</p> + +<p>Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement +pour ralentir son pas. France le vit et tout +de suite, elle dit :</p> + +<p>— Maintenant que nous sommes à l’abri des +regards curieux, je vous abandonne et vais trotter +en avant.</p> + +<p>— Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers, +mademoiselle France, lança gaiement Maurice Derombies.</p> + +<p>Rêver à des vers !… Oui, autrefois, l’année précédente, +même quelques mois plus tôt, marchant +ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée de +soleil ; ses yeux charmés par la floraison rose des +bruyères, par la verte fraîcheur de l’herbe que +foulait son pied, par les lointains délicatement +embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle +des branches ; oui, elle eût avancé ravie de la +beauté des choses dont elle eût joui ardemment…</p> + +<p>Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à +cette beauté qu’elle la remarquait à peine. Et cela +pourquoi ?… Parce que Claude Rozenne avait écrit +qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il +allait partir pour plusieurs mois ?…</p> + +<p>De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour +lui donner cette âme nouvelle qu’elle ne reconnaissait +plus pour la sienne, à qui, tout à coup, ne +semblaient plus suffire les idéales jouissances dont +elle faisait son bonheur depuis des années, pourtant !…</p> + +<p>Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure +détresse, cet effroi d’une vérité pressentie, encore +cachée en elle. C’était à Amiens, le soir du concert +où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas ; +quand réfugiée un instant dans le jardin désert +elle avait, une minute, sangloté follement, comme +on le fait seulement après une déception très +cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise… Du +moins, elle l’avait cru. Résolument, elle s’était appliquée +à ne plus songer à cet homme dont la vie +appartenait à une autre — à d’autres… Elle +s’était donnée à ses multiples travaux, avec la +fougue dont elle était coutumière ; à Villers, elle +avait rempli des heures par les longues courses +qu’elle aimait, que son insatiable pensée peuplait +d’images et de souvenirs. Même, elle avait été +mondaine, pendant cette saison ; elle avait accompagné +Colette au casino pour les soirées musicales +ou théâtrales — elle qui avait horreur des +casinos !</p> + +<p>Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même, +échappée au charme que Rozenne semblait exercer +sur elle — à son tour, lui qui, autrefois, n’était +pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant…</p> + +<p>Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère +une branche fleurie qui avait jailli dans +l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de +subir les clairvoyantes révélations de sa pensée +qu’elle cessa de marcher, pour se rapprocher des +deux jeunes gens, qui cheminaient en arrière.</p> + +<p>Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés +au milieu de l’allée, Maurice le bras enroulé autour +des épaules de sa petite fiancée et leurs deux +visages si proches, si proches…</p> + +<p>Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement +comme des enfants en faute, avec des +mines saisies et confuses dont elle eût souri en +d’autres jours… Mais elle pensa seulement à +l’amour qui joignait leurs bouches… Elle n’avait +vu que l’expression de leurs visages… Et sourdement, +sa pensée précisa, avec une telle netteté +qu’une rougeur empourpra ses joues :</p> + +<p>— Je voudrais que Rozenne fût près de moi, +marchant dans cette allée, sous cette ombre… Je +voudrais l’entendre me parler, comme il savait le +faire ; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me +dit que je lui suis chère, très chère… qui semblait +me le dire il y a deux mois…</p> + +<p>D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir +et ses lèvres articulèrent avec une impérieuse +résolution où frémissait sa détresse éperdue :</p> + +<p>— Je ne veux pas penser à lui ainsi… Je ne veux +pas… Oh ! comment me guérir ?… Comment ?</p> + +<p>Se guérir de quoi ?… De l’aimer ?…</p> + +<p>Les mots déchirèrent sa pensée… Aimer !… Elle +aimait Claude Rozenne !</p> + +<p>Là, dans la solitude de ce bois où elle était en +face d’elle-même, dont le silence laissait bien haut +parler la vérité, elle ne pouvait plus se le dissimuler… +Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait +possédé, à cette heure il appartenait tout entier à +Claude Rozenne. Depuis deux mois, sans se l’être +jamais avoué, elle l’avait bien compris…</p> + +<p>— Je l’aime… mais je ne veux pas l’aimer ! Il +est le mari de cette femme… Il est épris d’une +autre et il ne songe guère à moi… Je ne veux pas +l’aimer !</p> + +<p>Sa bouche tremblante martelait tout bas les +mots que nul ne devait entendre. Paroles vaines ! +Elle pouvait se révolter sous le joug qui s’était +lentement appesanti sur elle. A quoi bon ?… Elle +était vaincue… Lui, Claude, triomphait à son tour. +Elle le connaissait, et par lui !… ce mal d’aimer +qu’il avait jadis appelé sur elle… Et c’était dans +son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation, +la colère, la souffrance de sa défaite — et +aussi une sorte de joie éperdue dont elle avait +peur…</p> + +<p>Ah ! si Rozenne eût été libre encore, même se +fût-il détaché d’elle, peut-être, insouciante de +l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet amour +qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait +le mari d’une autre femme la révoltait comme une +déchéance à laquelle elle se refusait… Pourquoi… +comment l’avait-elle aimé ?… Elle avait eu pitié +de lui… Oh ! oui, une pitié immense… Pour lui +faire du bien, elle s’était montrée accueillante et +douce infiniment, elle lui avait donné une place +dans sa vie… Alors elle l’avait mieux connu ; et +cette âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait +peu à peu conquise, si absolument qu’elle se demandait, +avec épouvante, comment elle recouvrerait +jamais sa liberté…</p> + +<p>Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres ! +D’abord l’amitié… Puis l’amour… Folle, de +s’être crue invulnérable, d’avoir ainsi marché droit +devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille +naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine +avait faite bien clairvoyante pour les autres !… +Et maintenant, où allait-elle ?… Comment +pourrait-elle guérir du mal d’aimer ? Elle savait +bien, instruite par l’exemple, à quel prix l’on y +échappe. Et puis, tout bas, il lui semblait qu’elle +ne souhaitait pas sincèrement être guérie… Ah ! +c’était doux et effrayant d’aimer !… C’était aller, +dans un infini de joie, vers la souffrance… Ah ! +quelle torture de penser toutes ces choses !… La +solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice. +Elle aurait voulu être jetée dans une foule +qui l’arracherait à elle-même, entendre autour +d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de songer, +de comprendre, de se souvenir…; être comme +les insectes qu’elle regardait voler dans la lumière, +comme les feuilles luisantes de soleil, comme +l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible…</p> + +<p>Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent +tout à coup le frôlement des lettres qu’elle +avait glissées dans sa poche, d’un geste machinal, +quand elle les avait reçues, au moment de sortir. +Elle se souvint… Sur l’une des enveloppes, elle +avait reconnu l’écriture de Marguerite… Puis elle +avait oublié cette lettre comme le reste du monde. +Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle +allait calmer un peu la fièvre qui tendait tous ses +nerfs…</p> + +<p>Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls +lisaient les lignes affectueuses de la jeune femme +qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux premiers +jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur +les enfants. En finissant, elle racontait encore :</p> + +<p>« Que je te confie aussi, ma chère aimée, une +nouvelle apprise par hasard, hier, de source très +sûre, dont je suis encore toute saisie. Il paraîtrait +qu’il y a six semaines environ la femme de Claude +Rozenne est morte subitement dans un accès de +folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne se soit pas +tuée ; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il +parlé de cet événement dont sa mère ne m’a rien +dit, convaincue, sans doute, que j’ignorais la situation +de son fils… »</p> + +<p>France releva la tête avec l’impression qu’elle +rêvait… Et pourtant, c’était bien dans la réalité +qu’elle marchait, suivant une longue allée moussue, +la lettre de Marguerite dans les mains, sans +tourner la tête, pour ne plus troubler les jeunes +gens qui cheminaient derrière elle…</p> + +<p>Était-il possible que Rozenne fût libre tout à +coup, libre de recommencer sa vie, délivré de +l’horrible lien… Libre !… C’était tellement inattendu, +stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot, +machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait +la vérité… Libre !</p> + +<p>Il était libre… Et à elle, qu’il appelait son +amie, il n’avait rien dit d’un événement si grave… +Il n’était pas venu à Villers, alors qu’elle s’y trouvait ; +il se refusait à paraître à Chevregny où il +savait la retrouver… Et il partait pour plusieurs +mois en Espagne…</p> + +<p>Ah ! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle +s’était stupidement imaginé être encore aimée par +lui… Peut-être, tout simplement, dans un désir de +revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il +était enchaîné à une autre femme ; puis, du jour où +il avait recouvré son indépendance, il s’était dérobé, +trouvant sans doute le jeu dangereux, +n’ayant plus besoin d’une amie compatissante…, +vengé parce qu’il lisait en elle, avant elle…</p> + +<p>Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle +eût voulu pouvoir arracher d’elle-même jusqu’au +souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il existait… +Oublier !… Est-ce que cela se pouvait ainsi, +à volonté !… Comment ferait-elle pour y parvenir ?…</p> + +<p>… Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline +qui accourait vers elle :</p> + +<p>— France ! France ! ne rêvez plus… Chérie, +nous voilà arrivés… Vous allez toujours droit devant +vous ; il faut tourner…</p> + +<p>Avec un regard de songe, France contempla les +deux jeunes gens, puis l’admirable cirque de verdure +qui entourait la clairière où le goûter était +dressé ; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix +arrivaient à son oreille. Il lui semblait que tous +étaient des étrangers pour elle qui revenait de si +loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XI</h3> + + +<p>Sous le jour blafard de la gare, France aperçut +son beau-frère qui l’attendait, seul, sans Marguerite.</p> + +<p>Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement +ses deux mains :</p> + +<p>— Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas, +France, de n’être pas venue vous recevoir ? Elle est +restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné une +grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux +croup. Nous avons eu très peur.</p> + +<p>— Mais maintenant, vous êtes tranquillisés ? +questionna France anxieuse, avec l’intuition des +minutes d’angoisse vécues par sa sœur.</p> + +<p>— Oh ! oui, heureusement. Le médecin nous a +tout à fait rassurés ce matin et, en même temps, +il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence +à vous laisser venir… Sans quoi, nous vous +aurions télégraphié.</p> + +<p>Elle eut un geste d’indifférence.</p> + +<p>— Les grandes filles comme moi n’attrapent +pas le faux croup ! Seulement, j’ai peur de vous +embarrasser si Bébé est encore malade…</p> + +<p>— La crise est passée ; demain, elle sera remise. +N’ayez aucun regret. Marguerite se fait une telle +joie de vous avoir quelques jours… Vous êtes un +oiseau fugitif, France.</p> + +<p>— Mon ami, je fais ce que je puis !… Vous +voyez, cet été encore, je suis venue…</p> + +<p>Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se +ravivait en elle — si fort ! — de cette soirée où, +pour la première fois, elle avait souffert de voir +Rozenne demeurer loin d’elle.</p> + +<p>Rozenne !… toujours Rozenne !… Ah ! quels +jours troublés elle lui avait dus, pendant ces dernières +semaines surtout ! Jamais jusqu’alors elle +n’en avait traversé de semblables… Où était sa +sérénité d’antan, ses joies idéales quand son travail +la ravissait, quand elle vivait soucieuse seulement +des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art +qui la passionnaient et qu’elle les goûtait sans +désir d’autres bonheurs… Ah ! qu’il était fini, ce +temps-là !</p> + +<p>Comme toute sa volonté était impuissante — autant +que celle d’un petit enfant — pour lui +rendre son indépendance d’âme !</p> + +<p>Tous, heureusement, l’ignoraient ; mais elle savait +bien, elle, qu’elle n’était plus qu’une pauvre +petite créature dont l’amour avait fait sa proie. +Elle disait encore : « Je voudrais guérir ! »</p> + +<p>Parole menteuse ! Maintenant que Claude Rozenne +était libre, elle avait perdu le désir âpre +et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux, +bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont +elle souffrait, comme d’un cilice qui aurait enserré +son cœur.</p> + +<p>A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir ; +apprendre quelque chose de lui, de ses projets ; +savoir le pourquoi de son silence, de ses absences, +de son départ…</p> + +<p>Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère, +instinctivement, dans le jour qui tombait, elle observait +les rares passants sur les boulevards à peu +près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient, +tout humides, sous les pas. Mais nul ne ressemblait +à Rozenne.</p> + +<p>Confusément, elle songeait à cette fin de jour +printanière, où revenant de chez les Chambry elle +l’avait rencontré… Tout de suite, alors, il s’était +pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là +elle était sûre d’elle-même… Et comme lui, se +montrait avide du peu qu’elle voulait bien lui +donner…</p> + +<p>Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était +répété si souvent depuis quelques semaines :</p> + +<p>« Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était +sans le savoir… Je ne mérite pas d’être punie pour +cela !… Où vais-je maintenant ?… »</p> + +<p>Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un +être qui se voit emporté par un courant irrésistible, +ignorant sur quelle rive il sera jeté.</p> + +<p>Elle secoua la tête pour échapper à la hantise +du souvenir. La nuit venait ; des réverbères s’allumaient +dans l’obscurité grandissante. Protégée par +l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait +les lèvres :</p> + +<p>— Est-ce que Claude Rozenne est ici ?</p> + +<p>— Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu… +Je dis « entrevu », car il paraît dans une crise +de sauvagerie et ne nous honore pas de ses visites. +On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en +Espagne.</p> + +<p>Encore ce voyage ! France eut un frémissement, +mais elle ne questionna pas davantage son beau-frère +et se reprit à parler du mal qui, la veille, +avait subitement frappé le bébé.</p> + +<p>— Marguerite ne s’est pas trop affolée ?</p> + +<p>— Elle ?… Ah ! vous la connaissez… Jamais +elle ne se plaint ni ne se révolte. Sur sa pauvre +figure décolorée, je voyais son inquiétude ; mais +elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait +dit le médecin. Marguerite ! C’est le courage même, +un admirable courage très simple, sans phrase, ni +éclat !… Ah ! comme elle mérite que le mieux ait +continué !</p> + +<p>— Nous allons le savoir… Nous arrivons !… +Oh ! Guite, es-tu tranquillisée ? jeta France courant +à sa sœur qui apparaissait au coup de sonnette.</p> + +<p>— Oui, grâce à Dieu !… Le médecin sort d’ici +et m’a répété que tout danger était écarté. C’est +bien bon !… Comme cela, chérie, je vais pouvoir +jouir, le cœur en paix, de ta chère présence.</p> + +<p>Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie, +insouciante que la lampe éclairât l’altération de +son visage. France la regarda avec une tendresse +compatissante.</p> + +<p>— Guite, tu as bien besoin de te reposer après +cette alerte !</p> + +<p>— Bah ! ce n’est rien… Le tout est que le mal +ne soit plus qu’un souvenir. Mais c’est vrai, +qu’André et moi, nous avons passé une dure +nuit !… Je voulais qu’André allât se reposer, +puisque je restais debout. Mais il n’a jamais voulu +me laisser seule.</p> + +<p>— Il a eu joliment raison !</p> + +<p>— N’est-ce pas, France ? Dites donc à votre +sœur que je ne mérite pas d’être traité comme +l’aîné de ses poupons.</p> + +<p>Il avait dit cela si plaisamment que tous trois +se mirent à rire ; et France envoya un coup d’œil +amical à son beau-frère. La certitude pénétrait en +elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite +l’époux qu’elle avait souhaité.</p> + +<p>Le miracle s’était donc accompli ; le généreux +amour de la jeune femme avait peu à peu transformé +l’homme égoïste et léger par qui elle avait +connu des heures bien cruelles.</p> + +<p>Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de +France tombait un peu. Cette nuit-là, elle dormit +plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis bien des +nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours +la sensation d’apaisement et de sécurité qui +lui était si bonne au temps de sa jeunesse. A son +réveil, elle jouit d’être enveloppée par la tranquillité +berceuse de la province ; d’entendre, pour tout +bruit, de rares appels de marchands dans la rue, +et, dans la maison, la douce voix de Marguerite +qui donnait des ordres, son pas glissant sur le +parquet, et les bonds joyeux de Bob qui courait +comme un poulain échappé, à travers le couloir. Il +ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de façon +discrète, à la porte de « tante France », pour recevoir +la permission d’une petite visite. Elle venait +de se lever et dit :</p> + +<p>— Entrez !</p> + +<p>Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante +du matin, ses cheveux sur les épaules, retenus +à demi par un ruban ; et sautant autour +d’elle, il cria, ravi :</p> + +<p>— Tante France, vous êtes gentille !… Vous +avez l’air d’une petite fille !… Et puis, vous sentez +bon comme une fleur !…</p> + +<p>Dans sa joie, il appela sa sœur :</p> + +<p>— Étiennette ! Étiennette ! Viens voir tante ! +Elle veut bien ! Tu peux arriver !</p> + +<p>La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre, +accourut vite, un peu timide d’abord, puis bientôt +enhardie, pour regarder avec son frère, la mine +curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de +voyage — ce fameux sac d’où, la veille, étaient +sortis pour eux joujoux et bonbons.</p> + +<p>Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer +avec ces petits qui la dévoraient de caresses et de +baisers, et, finalement, s’assit par terre, comme +eux, pour leur conter une merveilleuse histoire +qu’ils écoutaient les lèvres entr’ouvertes, buvant +ses paroles. Avec peine, elle put les décider à +partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer +pour s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage +avaient été pour elle une détente bienfaisante.</p> + +<p>Le bébé était vraiment remis et sa figure menue, +un peu pâlie, s’égayait aux jeux turbulents de Bob +et d’Étiennette.</p> + +<p>— Guite, veux-tu que je les emmène promener ? +proposa France après le déjeuner, voyant un rai +de soleil filtrer entre les nuées grises.</p> + +<p>— J’aimerais mieux que tu accompagnes André, +qui a besoin d’aller demander un renseignement +chez les Chambry. Ils sont encore à leur campagne +de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade +à travers champs ; tu es un peu pâle, ma petite +France. L’air de Chevregny ne paraît pas t’avoir +très bien réussi.</p> + +<p>France détourna la tête, tressaillante, avec une +frayeur de la perspicacité de sa sœur. A quoi bon +trahir son secret ?… Marguerite ne pourrait rien +pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus. +Alors elle se devait à elle-même de bien cacher +sa défaite. Pas encore elle n’avait parlé, avec la +jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances +qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite +était absorbée par son enfant, et elle eût +mieux aimé apprendre tout par André. Aussi, volontiers, +elle se laissa tenter par la proposition de +sa sœur. Mais le même besoin de mouvement qui, +à Chevregny, l’entraînait en d’interminables +courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui +offrait pour la conduire à Dury.</p> + +<p>Elle préférait mille fois marcher sur la grande +route qui fuyait entre des plaines sans fin, balayée +par la brise humide, presque tiède, dont le +souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée +par les pluies récentes. Le pâle soleil +s’était perdu sous un voile de nuées, et le ciel, +ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd +d’averses, strié par des vols noirs de corbeaux.</p> + +<p>Ses yeux errant sur les lointains embrumés, +où s’estompaient quelques bouquets d’arbres, des +meules isolées, brunies par les mauvais temps, +France causait avec son beau-frère, la pensée distraite, +cherchant à engourdir, dans la griserie de +l’air qui battait son visage, le désir, douloureux +comme une soif, de savoir enfin quelque chose de +Rozenne.</p> + +<p>Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui +demandait, du même ton de causerie :</p> + +<p>— Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne +lui avait parlé de la fin inattendue de sa +belle-fille ?</p> + +<p>Ah ! enfin, elle allait donc savoir… Enfin !… +S’appliquant à ne pas laisser frémir sa voix, elle +dit :</p> + +<p>— Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps +de me raconter cela… Comment est-ce arrivé ?</p> + +<p>— Dans une crise de cette malheureuse. Elle +s’est échappée et est allée se jeter dans un étang +proche de la maison où elle était gardée.</p> + +<p>— Et elle s’est noyée ?</p> + +<p>— Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais +elle avait été saisie par le froid. Elle a eu une +congestion qui l’a emportée…</p> + +<p>Tout bas, France murmura :</p> + +<p>— Pauvre, pauvre créature !</p> + +<p>Vaguement, elle entendait André déclarer bien +heureux pour Rozenne d’avoir été libéré ainsi d’un +épouvantable mariage, et d’autres choses encore +auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner +attention, tant ses propres pensées l’absorbaient.</p> + +<p>Heureusement, pour la dispenser de poursuivre +cette conversation, le petit village de Dury apparaissait +et, par delà les arbres du parc, se dressait +la toiture effilée du château.</p> + +<p>Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne, +la jeune Mme Chambry, sur le désir exprès +de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois +que tentait une promenade à la campagne ou une +partie de tennis. Et le domestique qui apparut, +appelé par la cloche de la grille, expliqua tout de +suite, introduisant les visiteurs :</p> + +<p>— Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle +et monsieur veulent me suivre…</p> + +<p>France enveloppa d’un œil charmé les perspectives +ombreuses auxquelles le feuillage d’or roux +donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son +beau-frère, elle murmura, distraite un instant +d’elle-même :</p> + +<p>— C’est joli, ici !</p> + +<p>— Oui, le parc est très beau… Vous allez +voir…</p> + +<p>Guidés par le domestique, ils traversaient de +grandes allées paisibles qui s’allongeaient entre +les pelouses décorées de statues un peu verdies par +la mousse, et les massifs admirablement fleuris de +chrysanthèmes dont la senteur d’automne imprégnait +l’air. Une rumeur joyeuse montait du tennis, +et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées +de rires et d’éclats de voix.</p> + +<p>L’allée tourna et le large espace sablé apparut, +enserré par la fragile muraille du filet, derrière +lequel se mouvaient des hommes en tenue de jeu, +des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient, +alertes, suivant le caprice des balles.</p> + +<p>Devant le <i>tennis court</i>, Mme Chambry était +assise au milieu du groupe de ses visiteurs, de la +phalange des parents qui chaperonnaient les +joueuses.</p> + +<p>A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement, +avec un cri de plaisir :</p> + +<p>— Oh ! vous êtes à Amiens ?… Quelle bonne +surprise de vous voir ! Que vous êtes aimable +d’être venue jusqu’ici !… Seulement je suis désolée +que mon mari ne se trouve pas là pour vous +recevoir ; il est à la chasse. Mais mon beau-frère, +du moins, est des nôtres !</p> + +<p>Oui, il était là ; et il contemplait France avec +une sorte de stupeur ravie. S’il eût été aussi sincère +que sa jeune belle-sœur, il se fût, lui aussi, +écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était +livré tout entier :</p> + +<p>— Oh ! la bonne surprise… Est-il possible que +ce soit bien vous !…</p> + +<p>Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne +rien trahir de l’émotion qui vibrait en lui comme +un hosanna ; et simplement, il saluait France par +quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile +effort ! Clairement, avec son intuition de femme, +elle le devinait bouleversé par son apparition imprévue, +car il ne pouvait commander à l’expression +de ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa +voix. Se pouvait-il vraiment qu’elle eût produit +pareille impression sur ce garçon si calme ?…</p> + +<p>— Mademoiselle France, vous allez faire une +partie de tennis, n’est-ce pas ? proposa, un peu +timide, Mme Chambry, qui ne savait comment +montrer à la jeune fille son plaisir de la voir chez +elle. Tout à son gré, elle eût voulu pouvoir causer +avec cette France Danestal à qui elle avait voué +une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à +ses autres visiteuses, de respectables mères de famille +qui eussent trouvé très mauvais de voir la +maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante +Parisienne dont elles examinaient avec une +attention aiguë le sobre costume tailleur, d’un +brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque +de faisan doré dont les ailes avaient le chaud +reflet des feuilles d’automne.</p> + +<p>France n’était nullement tentée de se mettre à +jouer avec ces jeunes gens inconnus et elle préféra +la promenade dans le parc que la jeune femme +proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le +froid si elles s’attardaient à contempler les +joueurs. Ah ! que France eût aimé s’en aller seule, +à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne +poudrait les branches d’or et de pourpre ! +Mais quel inutile vœu ! Il lui fallait poliment +tenir des propos quelconques avec les respectables +dames qui se complaisaient dans la paraphrase +des menues nouvelles amiénoises…</p> + +<p>— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de +vous faire les honneurs de notre parc ?</p> + +<p>Près d’elle était Albert Chambry. Résolument +il avait laissé les joueurs, les vieilles dames, les +spectateurs masculins, parmi lesquels André d’Humières ; +et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait +vers la filature, par le jardin fleurissant, il +marchait lentement, à ses côtés.</p> + +<p>Elle sourit :</p> + +<p>— Votre parc est beau comme un jardin des +fées, ainsi vêtu par l’automne !</p> + +<p>— Réellement, il vous plaît ?… J’en suis très +heureux !… Je l’aime comme un ami. Quand j’étais +enfant, il était mon univers, et un univers enchanté +où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me +croire libre ! Plus tard, ses allées discrètes ont +reçu la muette confidence de mes espoirs… Oui, ce +parc renferme vraiment quelque chose de ma vie +même… Et il me semble que je fais un rêve qui, +éveillé, m’aurait semblé irréalisable, en vous y +voyant marcher ainsi près de moi !…</p> + +<p>Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé +que le correct Albert Chambry pût ainsi +sortir de sa réserve, surtout avec elle, presque une +étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une +forme un peu trop littéraire, le sentiment qui les +inspirait paraissait très sincère ; et, séduite par +cette sincérité, elle dit avec un abandon amical :</p> + +<p>— Je vous envie de posséder ainsi un petit empire, +tout peuplé de souvenirs chers !… Moi, dans +tous les lieux que j’ai aimés, j’ai presque toujours +été seulement une passante et j’ai laissé un peu de +mon cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être +jamais… Aussi quand il me faut partir, sans +espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie sensation +de déchirement. Et maintenant, j’en arrive +à ne plus souhaiter voir certains pays lointains, +dont j’ai rêvé passionnément !… parce que j’ai +conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter, +sachant n’y plus revenir jamais.</p> + +<p>A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle +lui livrât ainsi quelque chose de sa pensée intime. +Il reprit :</p> + +<p>— Je crois que le déchirement dont vous parlez, +on peut l’éprouver même avec la vision du retour… +J’en ai eu la sensation, cet été même, +quand ayant accepté un mandat de député j’ai +pris conscience nettement que je venais de renoncer +à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma +vieille cathédrale, pour me lancer… dans un inconnu +plus ou moins hostile…</p> + +<p>— C’est vrai, vous êtes devenu député depuis +notre première rencontre ! Alors la politique vous +tentait ?</p> + +<p>Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement +sceptiques et moqueurs. Il dit, un peu lentement :</p> + +<p>— Non, pas la politique…</p> + +<p>Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et +se reprit :</p> + +<p>— Vous avez raison. Ce n’est pas la politique +qui vous a attiré. C’est, je suis sûre, le désir de +pouvoir mieux défendre les intérêts de vos ouvriers !</p> + +<p>Mais il secoua la tête. Son visage était grave et +ses yeux contemplaient le visage de France avec +une sorte de douceur ardente :</p> + +<p>— Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous +laisser une aussi haute opinion de ma générosité. +Ce serait hypocrisie… Non, si j’ai tant souhaité +être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers…</p> + +<p>Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre. +Le regard de France, entre les cils, filtrait +surpris vers lui qui, maintenant, avançait près +d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le +groupe des promeneurs ne les suivait plus. Au +hasard, tous deux suivaient de petites allées désertes +qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue +charmille que l’automne dorait magnifiquement. +Dans l’air humide, tintait la sonnerie des cloches, +annonçant le <i>Salut</i> à l’église de Dury.</p> + +<p>La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau +et son accent avait quelque chose de résolu, de +vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure +émotion dont il n’était pas maître :</p> + +<p>— Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez +la vérité ; j’étais décidé à vous la dire… bientôt… +Ce n’est ni par ambition, ni par philanthropie +que j’ai souhaité obtenir la députation…</p> + +<p>Il s’interrompit encore ; mais ce ne fut qu’une +seconde et il acheva :</p> + +<p>— … C’était à cause de vous.</p> + +<p>— De moi ?…</p> + +<p>— Oui, de vous…</p> + +<p>Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli ; mais +ses traits avaient une expression de calme volonté.</p> + +<p>Où prétendait-il en venir ? Lui, n’était pas un +<i>flirt</i> prompt à faire entendre de vagues déclarations +aux jolies filles sans dot. Ses paroles étaient +réfléchies, mesurées ; il en acceptait la responsabilité.</p> + +<p>Alors… quoi ?… Se pût-il que cet homme sagement +pondéré fût cependant un romanesque et se +fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard +avait quelquefois rapprochée de lui ?… Si vraiment +elle était devenue plus qu’une passante dans +sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour lui enlever +une inutile espérance. Et, avec une gravité +pensive, elle dit :</p> + +<p>— Je ne comprends pas pourquoi, à cause de +moi, vous avez désiré venir à Paris…</p> + +<p>— Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me +rapprocher de vous… parce que j’espérais ainsi +parvenir… oh ! peu à peu ! lentement ! à réaliser +un rêve auquel je pense, à toute heure, je puis +dire… dès que je suis seul avec moi-même surtout… +Un rêve qui est entré en moi, dès le premier +jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement +cette après-midi où vous êtes venue à la filature… +Vous vous souvenez ?</p> + +<p>Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant +la terre brunie sous la rouille des feuilles ; et elle +pensait, non pas à Albert Chambry, mais à celui +qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée +de devenir, pour lui, l’<i>Unique</i>… Comme une +enfant ignorante et folle, elle avait refusé de l’entendre, +dédaigneuse de l’amour humain, ayant +cette foi orgueilleuse que le travail, le culte du +Beau suffiraient à lui donner le bonheur… Aujourd’hui, +elle savait la vérité ; impérieusement, le cœur +veut plus… Et pour cela, elle avait pitié — ah ! +grand’pitié — de cet homme qui, peut-être aussi, +allait souffrir par elle.</p> + +<p>Lentement, après Albert Chambry, elle répéta :</p> + +<p>— Oui, je me souviens du jour dont vous parlez. +Je voudrais connaître le rêve qu’il vous a apporté. +Je crois que je puis vous le demander, +puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée…</p> + +<p>— Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en +êtes l’âme même. Ce rêve, je vous l’avoue, avec +tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce que +je ne sais quand il me sera encore donné de vous +voir seule… Ce rêve… c’est qu’un jour vienne où +vous consentirez à me confier votre vie pour que +j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous +me donnerez ainsi…</p> + +<p>Une légère flamme monta au visage de France. +Ce qu’Albert Chambry lui disait depuis un instant, +elle était certaine qu’il allait le lui dire… +Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de +la charmille qui les enveloppait du voile fauve de +son feuillage, elle apercevait, au delà des plaines, +le lointain de la ville où la vie les appelait… +Mais lui, la regardait seule, une expression de +prière dans les yeux.</p> + +<p>Avec effort, elle articula :</p> + +<p>— Vous souhaitez faire de moi votre femme, +mais…</p> + +<p>— Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent… +Je le sais… Aussi, je n’ai pas l’espérance +orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout +de suite, accueillir la demande que je vous conjure +seulement de ne pas oublier. Je n’espère que dans +l’avenir.</p> + +<p>— Alors… alors pourquoi m’avez-vous parlé +aujourd’hui ?</p> + +<p>— Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions ? +Je vous ai vue apparaître tout à coup, +quand je vous croyais très loin… Et cette joie +inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre, +si je me taisais plus longtemps… Et puis, je me +suis trouvé seul avec vous dans ce parc où vit +ma jeunesse ; où, pendant ces derniers mois, j’ai +tant pensé à vous… Et mon secret m’a échappé… +Ne me répondez pas… En ce moment, je le sais, +vous direz <i>non</i> à ce que je désire… comme je +n’avais encore rien désiré au monde !…</p> + +<p>Elle murmura, tressaillante :</p> + +<p>— C’est vrai, je ne souhaite pas me marier…</p> + +<p>— Maintenant, oui… Mais il faut penser à +l’avenir… Croyez-moi.</p> + +<p>L’avenir !…</p> + +<p>Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son +âme s’enfuyait vers Rozenne.</p> + +<p>Ah ! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi ?…</p> + +<p>Elle s’était remise à marcher dans la charmille, +lumineuse sous son feuillage de légende. Au loin, +les cloches sonnaient toujours et leur chant semblait +emplir l’infini pâle du ciel d’automne.</p> + +<p>Albert Chambry répéta avec une autorité douce :</p> + +<p>— Oui, l’avenir, il faut y penser ! En ce moment, +comme vous êtes très jeune, vous n’y songez pas. +L’heure présente vous suffit, parce qu’elle est +bonne… Vous avez près de vous votre mère, votre +père… Vous ne connaissez pas la solitude !… +Mais qu’ils vous manquent, vous regretterez de +n’avoir pas votre foyer à vous ; de ne pas sentir +autour de vous une protection très tendre, dévouée +infiniment, qui remplace celle des parents que vous +avez aimés…</p> + +<p>Un pli un peu amer souligna, une seconde, la +bouche de France. Il ne connaissait pas le foyer +où elle avait grandi ; sans quoi, il aurait su qu’elle +y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais +l’être dans la vie !… Il continuait à lui parler, +mais elle l’entendait à peine. Si vivant se réveillait +en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été +dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par +le couchant, de la voix ardente de Rozenne qui +l’implorait… Aujourd’hui, c’était l’automne… Et +celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu, +le don de sa vie, était un homme en pleine +possession de sa volonté, qui savait bien ce qu’il +souhaitait pour y avoir longtemps pensé…</p> + +<p>Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées +étroites où elle avançait distraite et il parlait, dans +un désir profond de la convaincre. Il lui disait les +mêmes choses que Rozenne lui avait dites cinq ans +plus tôt… Des choses que Marguerite aussi lui +avait fait entendre, que Marceline Herrène lui +avait répétées ce jour où Rozenne avait aux lèvres +un aveu qu’elle ne voulait pas écouter — alors…</p> + +<p>— Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez, +je vous assure, que le travail, les jouissances +artistiques ne suffisent pas à satisfaire le +cœur… Vous arriverez à penser qu’il est bon de se +sentir chérie ; de devenir pour quelqu’un l’être par +excellence, celle vers qui vont toutes les pensées, +les tendresses, les désirs, comme vers une divinité +adorée… Ah ! je sais bien que je n’ai pas les +mêmes goûts que vous, que nous avons vécu dans +des milieux intellectuels très différents, que je ne +suis pas artiste du tout… Mais j’apprendrai à +aimer les choses que vous aimez… Et puis, ne +pensez-vous pas que l’affection peut rapprocher +même les esprits ?… D’ailleurs, vous vous intéressez +aux questions ouvrières qui sont, pour moi, +capitales… Ce serait un lien entre nous… Je vous +laisserais, naturellement, toute liberté pour vous +livrer aux travaux que vous aimez… Tant que ma +vie était fixée à Amiens, je jugeais impossible de +vous demander le sacrifice d’accepter la monotone +existence de la province, même auprès de votre +sœur. Et c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation +qui m’amène à Paris, et qu’une circonstance +imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que +je remplace a dû, pour raisons de santé, donner +sa démission…</p> + +<p>Ah ! comme il avait pensé à tout, comme il avait +prévu toutes les objections !… Une sorte d’effroi +s’emparait d’elle devant cette tranquille volonté +qui s’appliquait à dominer la sienne ; un désir fou +la prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle +ne voulait pas être à lui, qu’un autre lui avait pris +le cœur ; de voir la fin de ces allées qui se suivaient +éternellement comme dans un bois enchanté… +Et, instinctive, d’un accent d’enfant en +détresse, elle murmura :</p> + +<p>— Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit… +Mais… il faut retourner vers les autres… Ramenez-moi… +Je ne sais pas le chemin… Il me +semble que je suis perdue dans un labyrinthe !</p> + +<p>Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la +vit près de lui, une expression anxieuse au fond +de ses prunelles qui étincelaient dans son visage +que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres +gardaient leur éclat de fleur de sang…</p> + +<p>Il respira profondément, avec un effort pour +dominer l’émoi qui bouleversait tout son être ; +puis il dit, la voix assourdie :</p> + +<p>— Vous avez raison, il faut que je vous ramène, +je suis fou, je l’ai été de vous parler ainsi. +Venez.</p> + +<p>Il se remit à marcher et, un instant, tous deux +avancèrent en silence. Son angoisse, à elle, se calmait, +car elle ne se sentait plus perdue dans cet +immense parc solitaire… Et, tout à coup, elle demanda :</p> + +<p>— Vous avez parlé à votre frère de… de votre +désir ?</p> + +<p>— Non, je lui en parlerai seulement le jour où +vous m’aurez autorisé à le faire…</p> + +<p>— Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui +déplairait ?</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Ah ! pour bien des raisons !… D’abord, parce +que j’appartiens à un monde de lettrés et d’artistes +qui, je le sais, ne lui est pas sympathique… +Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant, +une Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne !</p> + +<p>Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce +de tendresse fervente :</p> + +<p>— Et encore ?… Qu’allez-vous trouver ?</p> + +<p>— Ceci… Je suis sans fortune. Mon semblant +de dot ne valant pas même la peine qu’on en +parle !</p> + +<p>Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence +absolue :</p> + +<p>— Je vous en supplie, ne pensez pas même à +cette misérable question d’argent !… Je suis, grâce +au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à m’en +préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le +luxe qu’elle désirera, les belles choses qui la tenteront…</p> + +<p>Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il +était prêt à lui donner :</p> + +<p>— Vous êtes bon, très bon !</p> + +<p>— Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais +avoir le droit de vous faire la vie aussi heureuse, +aussi large qu’il me serait possible… Vous le méritez +tellement !… Jamais je n’avais rencontré de +femme pareille à vous !</p> + +<p>— Vous ne me connaissez pas ! fit-elle avec une +ombre de sourire.</p> + +<p>— Oh ! si je vous connais !… Bien plus que +vous ne le supposez… Je vous connais par ce que +vous avez écrit… par ce que je vous ai entendu +dire, par ce que ceux que vous voyez disent de +vous… Et c’est pour cela que je vous supplie de +penser à ma prière, quand vous allez être partie, +quand vous aurez regagné votre Paris où vous me +permettrez bien, n’est-ce pas, d’aller essayer de +gagner ma cause près de vous ?</p> + +<p>Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite +qu’elle était certaine que cette cause, il ne la gagnerait +pas ?… Pourquoi avait-elle cette lâcheté +de redouter ainsi la déception que lui infligerait +un refus trop brusque ?… La voyant silencieuse, il +interrogea, une anxiété soudaine dans l’accent :</p> + +<p>— Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant +si franchement ?… J’aurais dû d’abord exprimer +mon désir à madame votre sœur, mais je vous +ai dit comment j’avais succombé à la tentation de +vous avouer la vérité… Vous me pardonnez ?</p> + +<p>— Vous pardonner !… Vous avez eu bien raison +de vous adresser à moi-même… Je suis une +femme, à mon âge !… C’est vrai, aujourd’hui, il +me serait impossible de vous répondre comme +vous le souhaitez et je ne sais pas ce que sera +l’avenir ; mais je vous remercie de tout cœur de +vouloir me faire une existence très douce, tranquille, +protégée… Je vous en demeurerai toujours +reconnaissante… Seulement…</p> + +<p>Elle s’arrêta… Le tennis était tout près maintenant. +Elle entendait, très nettes, les exclamations +des joueurs :</p> + +<p>— Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez +pas ainsi en moi parce que… je crains bien +de vous donner une déception !…</p> + +<p>— Jusqu’au moment où vous me direz : « J’en +aime un autre !… » j’espérerai…</p> + +<p>Elle eut aux lèvres un cri instinctif : « Oui, j’en +aime un autre !… » Mais sa fierté de femme lui +scellait la bouche.</p> + +<p>Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis +et le groupe des spectateurs que présidait de nouveau +Mme Chambry qui servait le thé. Il devait y +avoir très longtemps qu’elle était seule dans le +parc, avec Albert Chambry. Que devait penser +toute cette réunion provinciale ? Un petit sourire +ironique lui montait aux lèvres… Mais il s’effaça, +à peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout +entière. Auprès de Mme Chambry, la regardant +approcher, elle apercevait Rozenne.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XII</h3> + + +<p>Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer. +Leurs regards se croisèrent. Elle eut la peur de ce +que le sien pouvait trahir. Dans celui de Rozenne, +il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi d’indéfinissable +souffrance, et elle le connaissait trop +pour ne pas le deviner énervé jusqu’à l’angoisse… +De quoi ?</p> + +<p>Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il +ne lui était permis de trahir la joie éperdue qui +s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un souffle +de tempête. Ah ! où était-il, le temps où, près de +lui, elle était si calme !</p> + +<p>Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul, +son extrême usage du monde lui permettait de +rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien +de l’émotion qui la brisait, elle put aller à +Mme Chambry et lui dire en souriant :</p> + +<p>— Votre parc est une merveille, madame. Mais +il est, je crois, enchanté un peu, car les allées y +sont sans fin… J’ai cru, un moment, que jamais +je ne retrouverais le chemin du tennis !</p> + +<p>— C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite +dans notre labyrinthe dont nous sommes +très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre !</p> + +<p>Mais France ne distinguait pas le sens de ses +paroles. Elle sentait sur elle, pareil à un appel, le +regard de Rozenne qui semblait la supplier… +Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha. +Ses yeux avaient la même expression, amère et +douloureuse.</p> + +<p>Elle dit, très doucement, et son cœur battait +toujours à gros coups pressés :</p> + +<p>— Comme il y a longtemps que nous ne nous +sommes vus ! Vous êtes donc de ceux qui oublient +leurs amis ?…</p> + +<p>— Dites que je suis de ceux qui ont la prétention +d’être discrets…</p> + +<p>— Discrets ?… En quoi ?</p> + +<p>— On m’avait offert une partie de tennis avec +vous, en m’engageant à aller dans le parc à votre +rencontre. Mais il semblait vous plaire de demeurer +seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas +voulu vous troubler.</p> + +<p>Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il +souffrait. Il avait l’accent des jours où il semblait +jaloux d’elle… Puis, avec la même douceur, elle +murmura :</p> + +<p>— Qu’avez-vous, mon ami ? Ce n’est pas ainsi +que vous devriez me parler, la première fois que +nous nous retrouvons !</p> + +<p>Qu’allait-il lui répondre ? Quelque chose, sûrement, +qu’il ne devait pas lui dire, car il mordit sa +lèvre violemment comme pour retenir les mots +inutiles ; puis, entre les dents, il jeta, pour elle +seule :</p> + +<p>— J’admire la femme nouvelle que j’ai vue +surgir en vous !…</p> + +<p>Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne +pouvait lui demander aucune explication dans un +milieu où tous les regards l’examinaient, pleins +d’une médiocre bienveillance… De plus, Albert +Chambry s’empressait pour lui servir une tasse de +thé ; et son beau-frère, venu près d’elle, lui murmurait +que l’après-midi était bien avancée et qu’il +fallait songer à regagner Amiens.</p> + +<p>Docile, elle dit :</p> + +<p>— Quand vous voudrez !…</p> + +<p>Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à +l’idée qu’il allait peut-être lui falloir partir sans +avoir une minute encore de conversation avec Rozenne, +sans pouvoir lui demander ce qu’il avait +contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle +strictement féminin, attendant la voiture que +Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition +pour regagner Amiens.</p> + +<p>Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant +absorbé par les péripéties d’une nouvelle +partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait même +plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression +confuse d’un entretien grave qu’elle avait eu +avec lui. Tout son être frémissait de l’humiliation +et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais +pareillement mesurée ; et aussi d’une joie, qui la +pénétrait divinement parce que, sans cesse, le regard +de Rozenne la cherchait, comme insatiable +de la contempler… S’il eût été détaché d’elle, il +n’eût pas eu cette expression dans les yeux qu’il +arrêtait sur elle…</p> + +<p>Ah ! que n’avait-elle le droit de courir à lui +pour lui murmurer ce que répétait son faible cœur +de femme :</p> + +<p>— Ne soyez plus triste !… Oubliez le passé et +pardonnez-moi de vous avoir fait souffrir autrefois… +Je suis à vous et je vous aime !</p> + +<p>Mais elle ne disait rien de semblable ; et lui, il +parlait de son très prochain voyage en Espagne, +où il désirait aller faire des études, et qui l’entraînerait +peut-être jusqu’en Afrique.</p> + +<p>— La voiture est avancée, vint annoncer le domestique.</p> + +<p>Partir ! Il fallait partir ! André se fût étonné +que sa belle-sœur prolongeât encore la visite. +Partir, il le fallait… Elle se leva ; et sans se +trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant +les autres visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne. +Alors, souverainement, une résolution la domina ; +et sans hésiter, presque impérative, elle prononça :</p> + +<p>— Je voudrais bien causer avec vous, avant de +regagner Paris. Si vous avez un moment, demain, +voulez-vous passer chez ma sœur ?… Nous ne sortons +jamais avant trois heures.</p> + +<p>Il s’inclina :</p> + +<p>— Je suis tout à vos ordres.</p> + +<p>Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert +Chambry les accompagnait jusqu’à la voiture. +Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se +souvenant de tout ce qu’il lui avait offert ; mais +elle se savait si loin de lui !</p> + +<p>La voiture roula, et elle se trouva seule avec son +beau-frère. Il était trop courtois pour se permettre +de la questionner ou même lui faire une allusion +à sa longue promenade solitaire avec Albert +Chambry. Mais peut-être il pensait qu’elle en avait +rapporté une préoccupation sérieuse, car, la voyant +distraite dans ses réponses, il cessa de lui parler. +Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de +ses pensées la bouleversait.</p> + +<p>Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa +sœur et aux petits, laissant à André le soin de +raconter la promenade, elle monta dans sa chambre, +car elle avait soif de silence et de solitude. +Très vite, au hasard, elle rejeta son chapeau, sa +veste ; puis, sans allumer de lampe, elle vint s’asseoir +devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard +fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle +chercha à voir dans son âme… Si fort elle avait le +sentiment que, de nouveau, elle arrivait à une +heure très grave de sa vie !… Qu’allait-elle faire, +vouloir, devenir dans la tempête morale qui s’abattait +sur elle ?… En son cœur elle trouvait le confus +souvenir des paroles d’Albert Chambry ; une allégresse +affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir +près d’elle, dans la même ville ; de posséder l’espoir +de sa venue, le lendemain ; mais aussi l’inquiétude +lancinante de son attitude à Dury, de +l’incertain avenir qui échappait à sa volonté…</p> + +<p>Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie +quand elle avait demandé à Rozenne de venir lui +parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne pouvait +plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté +de lire en lui… Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait, +ainsi qu’il l’avait fait tant de fois depuis +l’été, pour une raison qu’elle ignorait…</p> + +<p>Comme une enfant, elle murmura passionnément :</p> + +<p>— Mais je ne veux pas qu’il parte… surtout +qu’il parte ainsi !… Nous pourrions être si heureux !…</p> + +<p>Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps, +être les deux qui vont en une seule âme…</p> + +<p>Ah ! comme elle comprenait maintenant la sublime +simplicité de l’amour de sa sœur !… Comme +elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis +par les cœurs qui se donnent !… Bizarrement, +revenaient à son esprit des paroles de l’<i>Imitation</i> +que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises sous +les yeux, le matin même : « C’est quelque chose +de grand que l’amour et un bien au-dessus de tous +les biens… Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte… +Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner +entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait +pas ce que c’est que d’aimer… Il faut que celui +qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de plus +dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune +traverse ne le détache de lui… »</p> + +<p>C’était vrai, vrai, vrai, tout cela ! De toute son +âme, elle le sentait !… Elle avait été insensée de +croire que nul bonheur ne vaudrait jamais les +joies de la pensée, les enthousiasmes, les admirations +dont elle se leurrait, misérablement ignorante +du divin poème de l’amour.</p> + +<p>Comme si elle eût répondu à quelque reproche, +elle murmura :</p> + +<p>— Je ne savais pas… J’étais bien sincère et je +n’ai jamais dit que je voulais garder mon cœur… +J’attendais que le désir me vînt de le donner… +Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense… Je +l’ai fait souffrir… C’est juste que je souffre par +lui…</p> + +<p>Elle cacha dans ses deux mains son visage que +l’émotion brûlait. Qu’allait-il arriver s’il était détaché +d’elle et ne l’aimait plus assez pour la vouloir +sienne à jamais ?… S’il souhaitait garder sa +liberté reconquise ?… C’était bien possible, cela, +après tout, et ce serait l’expiation de son orgueilleuse +témérité…</p> + +<p>Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue, +elle le pressentait, par Albert Chambry qui aurait +pour alliés sa mère, sa famille entière, ses amis, +unanimes à approuver ce brillant mariage ?…</p> + +<p>Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne, +était inutile, s’il partait pour revenir… Dieu seul +savait quand !… s’il ne prétendait plus qu’à des +Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle +à la douce et tenace volonté d’Albert +Chambry ?… Il ne lui serait pas offert une seconde +fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement +dévoué… Ce qu’il lui offrait, c’était +une vie large, paisible, honorée…</p> + +<p>Un mariage comme celui de Colette, alors ?… +Un mariage d’argent, d’ambition ?…</p> + +<p>Elle dressa vivement sa tête enfiévrée :</p> + +<p>— Non ! Albert Chambry est, intellectuellement, +bien supérieur à Paul… N’importe qui le jugerait +un homme de valeur !</p> + +<p>Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle +aimait, lui laissant toute l’indépendance qu’elle +réclamerait dans sa vie morale… D’esprit, oui, elle +serait libre… Mais de corps…</p> + +<p>Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge +ignorante ; et elle savait bien que, mariée, elle ne +pourrait ni ne devrait se refuser à l’homme dont +elle aurait accepté la fortune, la protection, le +serment d’éternelle fidélité, après être librement +venue à lui… sans amour… Car elle n’en avait ni +n’en aurait pour lui… Tout au plus, elle lui donnerait +une reconnaissante affection et une estime +profonde… Peut-être, cela lui suffirait, à lui… Il +était si calme, si pondéré… Mais elle-même, que +pourrait-elle devenir dans une pareille union ?… +Ah ! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus ! Le +cœur qui, maintenant, battait dans sa poitrine, +était autrement exigeant… Il voulait, pour en +faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre +saint, l’amour dont on souffre, dont on vit, dont +on meurt…</p> + +<p>Et elle pensa, farouche :</p> + +<p>— Si Claude me repousse, non, je n’épouserai +pas Albert Chambry… Je resterai seule !… Je reprendrai +ma vie de cérébrale. J’aimerai seulement — avec +mon travail — les belles choses créées par +Dieu et par les hommes ; et aussi, les pauvres êtres +dont j’aurai pitié !… J’ai été heureuse ainsi pendant +des années. Pourquoi ne le serais-je plus ?</p> + +<p>Pourquoi ?… Parce qu’elle n’était plus la +même !…</p> + +<p>La flamme l’avait touchée ; et la destinée qui +jadis lui semblait meilleure que toute autre ne lui +suffisait plus. Tout son être se révoltait devant la +seule vision d’un avenir semblable, si mortellement +vain dans sa solitude glacée, avec ses joies +et ses consolations illusoires, autant que le bruit +des grelots qu’un enfant agiterait dans une boîte +vide pour passer les heures…</p> + +<p>Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de +femmes demeurées sans époux, presque toujours +par la force des choses, hélas ! et qui, n’ayant pas +le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle +créature née de leur chair et de leur cœur, restaient +de pauvres épaves tristes, dans la foule des couples +unis.</p> + +<p>Ah ! la vie, c’était de se donner à un autre être, +pour sa joie, généreusement, corps et âme, avec le +beau mépris de l’épreuve, acceptée bravement, +comme la rançon de l’ivresse d’aimer…</p> + +<p>Et tout bas, avec la même sincérité passionnée, +France murmura encore :</p> + +<p>— Ah ! je veux vivre !… vivre par <i>lui !</i></p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XIII</h3> + + +<p>— M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent +le recevoir ?</p> + +<p>— Très bien ; nous descendons, dit Marguerite +qui considérait d’un regard ravi sa toute petite, +occupée à jouer sur le tapis.</p> + +<p>France s’était levée, devenue toute blanche.</p> + +<p>L’heure qu’elle avait appelée commençait et, +parce qu’elle la savait décisive peut-être, une émotion +poignante l’abattait tout à coup.</p> + +<p>Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie +en elle-même… Puis, résolue, elle se pencha vers +sa sœur avec un baiser et demanda, la voix un peu +assourdie :</p> + +<p>— Guite, veux-tu me permettre d’aller seule, +d’abord, recevoir Claude Rozenne ?… J’ai besoin +de lui parler. Peut-être… peut-être mon avenir dépend +de cette conversation… Tu as confiance en +moi, n’est-ce pas, ma grande sœur chérie ?</p> + +<p>Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine +demande. Mais ce ne fut chez elle qu’une +surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la +longue promenade faite, la veille, à Dury, par +France et Albert Chambry ; et, bien que la jeune +fille ne lui eût rien dit au retour, elle la connaissait +trop bien pour ne pas la deviner troublée par +quelque préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement, +elle n’avait pas même fait allusion.</p> + +<p>Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le +visage devenu grave de la jeune fille qu’elle attira +dans ses bras :</p> + +<p>— Oui, j’ai confiance en toi, petite France… +Mais si ton avenir est en jeu, je t’en supplie, sois +sage, réfléchis, ne l’aventure pas follement… Va. +Je descendrai seulement quand tu me feras demander.</p> + +<p>France murmura :</p> + +<p>— Merci !</p> + +<p>Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur +mutuelle affection. Puis, spontanément, Marguerite +eut le geste dont elle bénissait, chaque soir, +ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front +penché de France.</p> + +<p>— Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi !</p> + +<p>France se détourna. Elle sentait bien que nul +conseil n’eût pu en ce moment l’influencer. A elle +seule, il appartenait de préparer l’avenir.</p> + +<p>Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle +s’arrêta derrière la porte close du salon, avant +d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres articulèrent, +sous l’impérieux effort de sa volonté :</p> + +<p>— Il faut !… Il faut !…</p> + +<p>Et elle entra.</p> + +<p>Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les +traits étrangement altérés, quelque chose de dur +dans l’expression. Peut-être pensait-il voir apparaître +Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement +brusque quand il reconnut France. Elle lui +tendit ses deux mains, ainsi qu’elle faisait dans +les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse. +Il les enveloppa d’une étreinte presque violente +et les porta à ses lèvres qui les effleurèrent +d’un baiser lent…</p> + +<p>Puis les laissant retomber, il demanda :</p> + +<p>— Mme d’Humières n’est-elle pas là ?</p> + +<p>France s’assit, inclinant la tête.</p> + +<p>— Ma sœur descendra dans un instant. Mais je +l’ai priée d’attendre un peu pour le faire… Je +vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler…</p> + +<p>Lui, était demeuré debout. Il la regardait +comme s’il avait peur de ce qu’elle allait dire.</p> + +<p>— Vous souhaitez me parler ?… à moi ?… et de +quoi ?</p> + +<p>Elle aussi le regardait, soudain très calme parce +qu’elle savait où elle voulait aller, parce qu’il était +là, devant elle, enfin ! et qu’elle était certaine qu’il +ne la tromperait pas… Pourtant, une seconde encore, +elle resta silencieuse, songeant…</p> + +<p>Puis, avec une franchise fière, gravement, elle +dit, très simple et très douce :</p> + +<p>— Je ne puis supporter que mes amis aient à me +reprocher quelque chose qu’ils me cachent ; et +puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni +quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous +demander ici… — à Paris, vous avez l’air de me +fuir !… — en quoi encore j’ai pu vous faire mal, +involontairement… Vous demander ce que vous +avez contre moi ?…</p> + +<p>— Ce que j’ai contre vous ?… Moi ?…</p> + +<p>— Oh ! ne dites pas que vous n’avez rien ! Mes +intuitions ne me trompent jamais… Et j’ai… oh ! +si forte !… celle que, volontairement, vous vous +éloignez de moi depuis cet été… que je ne suis +plus pour vous une amie…</p> + +<p>— Jamais vous n’avez été pour moi une amie +plus chère ! fit-il sourdement.</p> + +<p>— Oh ! non ! puisque…</p> + +<p>— Puisque ?</p> + +<p>— Puisque vous m’avez tu un événement qui +était pour vous la délivrance !</p> + +<p>Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas +qu’elle devait savoir. Il la contemplait comme le +bonheur irréalisable…</p> + +<p>— C’est vrai, je me suis interdit de vous en +parler ! jeta-t-il avec une sorte d’âpreté douloureuse.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,… +qu’il était inutile de vous occuper encore une +fois de moi, à ce sujet.</p> + +<p>Elle prononça lentement :</p> + +<p>— Ici même, dans ce salon, au printemps, je +vous ai dit que jamais plus ce qui vous touchait +ne me laisserait indifférente… Et je crois que +depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie, +très fidèle… Alors pourquoi depuis plus de trois +mois m’avez-vous laissée sans un signe de souvenir ?… +Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement +sans que…</p> + +<p>— Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas ? +interrompit-il violemment. Ah ! ne me parlez pas +d’hier… A moins que ce ne soit pour m’annoncer +ce que vous avez décidé avec M. Albert Chambry… +Que je sois, du moins, le premier à vous +féliciter !</p> + +<p>— Me féliciter !… Que supposez-vous donc qu’il +m’ait demandé ?…</p> + +<p>D’un geste inconscient, il passa la main sur son +visage contracté.</p> + +<p>— Je ne suppose pas… Je <i>sais !</i>… Car il y a +deux mois Chambry, avec une candeur confiante, +m’a parlé de vous… Et parlé de telle sorte que +j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis…, +comme les autres… Seulement…</p> + +<p>Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite +qu’il la rendait haletante :</p> + +<p>— Seulement ?</p> + +<p>Il martela les mots :</p> + +<p>— Seulement je crois que vous ne l’éconduirez +peut-être pas comme les autres…</p> + +<p>— Parce que ?</p> + +<p>— Parce que c’est un excellent parti qui vaut +la peine d’être accueilli !</p> + +<p>— Vous voulez dire qu’il est intelligent ?… très +bon ? d’une famille honorable et de sentiments délicats ?</p> + +<p>Elle parlait lentement, comme elle eût récité +une leçon ou comme si elle eût voulu se pénétrer +de ce qu’elle disait.</p> + +<p>— Tout cela est très vrai ! Je comprends que +tant de qualités réunies vous donnent enfin le +goût du mariage et culbutent vos résistances et +vos appréhensions… Votre heure est venue !… +Mais je ne pensais pas qu’elle viendrait pour un +homme comme celui-là !</p> + +<p>Quelle souffrance criait désespérément dans son +accent !… Ah ! il n’eût pas ainsi parlé s’il n’avait +été jaloux d’Albert Chambry ! Alors… alors c’était +donc le bonheur qui venait à elle ?… Elle demanda :</p> + +<p>— Pourquoi supposez-vous que l’heure dont +vous parlez est venue ?</p> + +<p>— Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes +les expressions de votre visage, je n’aie pas compris +tout de suite quand enfin… enfin ! vous êtes +reparue avec lui, qu’il venait de vous dire… ce +que vous étiez devenue pour lui, de vous offrir son +cœur… et sa bourse !</p> + +<p>Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu +amère :</p> + +<p>— Sa bourse !… Et vous avez tout de suite +pensé que j’acceptais l’offre ?… Vous qui prétendez +me connaître ?</p> + +<p>— Il n’avait pas le visage d’un homme dont on +a brisé l’espoir… Je n’ai pas eu de peine à comprendre +que vous avez dû lui dire que vous réfléchiriez… +Autrefois, c’est en un instant que vous +avez résolu de prononcer le « non » qui a fait +mon malheur…</p> + +<p>— J’étais une enfant, alors… J’ai répondu +comme une enfant… Maintenant les années m’ont +rendue plus sage…</p> + +<p>— Et plus pratique !</p> + +<p>— Oh !</p> + +<p>Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit +blanche jusqu’aux lèvres, une expression de souffrance +dans les yeux qu’elle levait vers lui… Et +avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était +debout devant elle, emprisonnant les mains qui +tremblaient et, penché vers elle, il suppliait tout +bas :</p> + +<p>— France, ma précieuse, mon adorée petite +amie !… pardonnez-moi !… Je suis fou… Vous +savez bien que je ne pense pas la chose insensée +que je viens de vous dire… pour vous faire mal… +parce que je suis incapable, comme autrefois, plus +encore !… — de supporter de vous avoir perdue… +de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est +refusé !… France, vous avez raison, épousez Albert +Chambry. C’est un honnête homme qui vous aime +et dont la tendresse vous sera infiniment bonne… +Je vous jure que tout cela, je me le répète sans +cesse depuis qu’il m’a parlé… Vous avez raison… +Vous êtes sage en l’écoutant !</p> + +<p>Il avait gardé entre les siennes les mains toujours +frémissantes ; et elle sentait la souffrance qui +le broyait à cause d’elle et lui apportait la certitude +bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle +seule !…</p> + +<p>Elle le regarda :</p> + +<p>— Alors… vous me conseillez d’épouser Albert +Chambry ?… Dites-le-moi, vos yeux dans les +miens… Dites-le-moi…</p> + +<p>Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui +enlever ses mains. Elle continuait à le regarder. +Presque bas, elle prononça, avec son âme qui se +donnait :</p> + +<p>— Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez +rien de ce qui aurait pu être, il y a cinq +ans… de ce qui pourrait être maintenant puisque +vous, comme moi, vous êtes libre… Jurez-moi cela, +Claude… Et, selon votre conseil, j’épouserai Albert +Chambry…</p> + +<p>Violemment, il laissa retomber ses mains et +recula :</p> + +<p>— Oh ! France, vous êtes cruelle !… Pourquoi +me tentez-vous ?</p> + +<p>— Ah ! Dieu ! enfin !! !</p> + +<p>Le mot lui était échappé comme un cri de joie.</p> + +<p>— Je vous tente, pourquoi ?… Parce que vous +m’aimez ?</p> + +<p>— France, par pitié, taisez-vous !… Ne me +faites plus de mal !</p> + +<p>— Répondez-moi, Claude… Parce que vous +m’aimez ?…</p> + +<p>— France, cette nuit, je suis resté debout, ivre +de jalousie, arpentant ma chambre comme une +bête en cage, parce que j’avais compris que cet +homme vous avait parlé…</p> + +<p>— Parce que vous m’aimez ? répéta-t-elle une +troisième fois.</p> + +<p>— Ah ! oui, parce que je vous aime !… Oh ! +France, pourquoi voulez-vous que je vous le dise ?</p> + +<p>— Maintenant, vous en avez le droit !…</p> + +<p>Il l’arrêta avec le même emportement désespéré :</p> + +<p>— France, ne me faites pas entrevoir l’impossible !… +Je ne suis pas un saint !… Je suis un +pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif +de bonheur… Ne me tentez pas !… Je n’aurai pas +le courage de vous repousser !…</p> + +<p>— Me repousser… pourquoi ?…</p> + +<p>Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore +grandissait au fond de son regard.</p> + +<p>— Mais je serais criminel, France, de ne pas +vous repousser !… Maintenant, je suis presque +pauvre… J’ai le souci terrible d’un malheureux +petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai +l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère +seulement pourrait accepter… Non, je n’ai pas le +droit, maintenant, de vous demander votre vie que +d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée… +Qu’aurais-je, moi, à vous offrir !… Jamais je ne +l’ai vu si clairement que le jour où j’ai recouvré +ma liberté… Alors, je me suis appliqué à vous +fuir, car je savais ma faiblesse !… comme je le +faisais depuis le moment où j’avais compris que +je vous aimais trop pour continuer à voir en vous +une amie !</p> + +<p>— C’était pour cela !! !… Oh ! que c’est bon de +vous l’entendre dire !!… Claude, je veux votre +pauvreté… Je veux votre petit enfant pour qu’il +soit à moi… Je veux…</p> + +<p>Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient ; +mais, dans ses prunelles dilatées, il y avait l’infini +de l’amour humain :</p> + +<p>— … Je veux votre âme entière, et fidèle, et +confiante !… Je ne vous demande que cette richesse-là +pour en faire mon bonheur…</p> + +<p>— Votre bonheur !… France, vous ne jouez pas, +n’est-ce pas ?… Vous savez quelle espérance… +merveilleuse ! vous me donnez ?… Est-ce qu’il serait +possible… Votre bonheur !… sincèrement, et +non par pitié, par générosité, vous pensez cela ?…</p> + +<p>— Claude, laissez-moi être heureuse par vous… +Prenez-moi pour toujours… si vous voulez bien +encore de moi !</p> + +<p>Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans +ses bras, sous ses lèvres, comme son trésor :</p> + +<p>— Mais, France, comprenez donc que c’est une +vraie vie de sacrifices que vous voulez accepter ! +Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les +belles choses qui vous charment, vous connaîtrez +peut-être les soucis d’argent dont vous avez l’horreur…</p> + +<p>Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire +joyeux passait sur sa bouche :</p> + +<p>— Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec +moi pour les supporter… Je ne suis plus un bébé… +J’ai compris — très tard, c’est vrai ! — qu’il faut +accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle +apporte d’épreuves, de difficultés ; parce qu’elle +peut aussi donner des bonheurs qui consolent de +tout… Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai +rien d’autre…</p> + +<p>— Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir !… +Albert Chambry, lui, vous serait fidèle, +sans défaillance !</p> + +<p>— Vous aussi, vous le serez ! jeta-t-elle dans un +cri passionné où il y avait de la ferveur et de la +fierté… Je saurai bien vous ôter la tentation de +me délaisser !</p> + +<p>La délaisser !… Il était bien certain qu’il l’adorerait +aussi longtemps qu’un souffle de vie l’animerait. +Elle n’était pas de celles qu’on délaisse +quand elles se sont données !</p> + +<p>— Vous délaisser ! vous, mon amour, vous que +j’ai toujours aimée avec ce que j’avais de meilleur +en moi !… Il y a cinq ans, à Villers, c’était ainsi +déjà… Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je +vous ai retrouvée si sereine, si étrangère au mal +que vous m’aviez fait, j’ai eu la tentation bien violente, +je vous jure, de tout essayer pour me faire +aimer de vous et alors me venger de ce que vous +m’aviez fait souffrir… Cela, me le pardonnez-vous, +France ?</p> + +<p>Elle dit, songeant à d’autres choses encore +qu’elle devait oublier généreusement :</p> + +<p>— Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner…</p> + +<p>— Oui, <i>tout</i>, répéta-t-il, la comprenant. Tout, +parce que j’ai bien lutté contre la tentation pour +agir en honnête homme !… Autant que je le pouvais, +je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet +amour que vous aviez mis en moi, qui était entré +dans ma vie pour n’en sortir jamais !… Mes folies, +que votre regard condamnait, c’était pour m’éloigner +de vous, pour mieux vous fuir ; pour essayer +de me détacher de vous, puisque je n’étais pas +libre !… Vous savez toute la vérité, maintenant… +Oh ! France, mon amour, mon unique, est-il possible +que vous vouliez bien être à moi enfin… et +malgré tout !…</p> + +<p>Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur +jaloux, car il l’avait bien conquise… Elle, soumise +délicieusement, appuya la tête contre sa poitrine. +Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle +se fût laissée emporter par lui dans la mort même, +comme dans un paradis… Et les paupières closes, +frémissante sous les baisers dont il lui couvrait le +visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle +murmurait lentement :</p> + +<p>— Claude, c’est divin, le mal d’aimer !…</p> + + +<p class="c gap">FIN</p> + + +<p class="c gap xsmall">PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge b">3 <sup>FR.</sup> BIBLIOTHÈQUE PLON <sup>FR.</sup> 3</p> + +<p class="c">ROMANS — NOUVELLES — MÉMOIRES<br> +<span class="xsmall">PUBLIÉS IN EXTENSO<br> +SOUS COUVERTURE ILLUSTRÉE</span></p> + +<p class="c b">QUELQUES TITRES</p> + + +<p class="cc"><span class="b">Paul BOURGET</span><br> +<i>Un Cœur de femme<br> +Monique</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">Henry BORDEAUX</span><br> +<i>La Neige sur les pas</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">A. LICHTENBERGER</span><br> +<i>Petite Madame</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">H. GRÉVILLE</span><br> +<i>Les Épreuves de Raïssa</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">Paul ARÈNE</span><br> +<i>La Chèvre d’or</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">Albert SOREL</span><br> +<i>La Grande Falaise</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">H. ARDEL</span><br> +<i>La Faute d’autrui</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">Eug. FROMENTIN</span><br> +<i>Dominique</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">Élémir BOURGES</span><br> +<i>Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent</i> (2 vol.)</p> + +<p class="cc"><span class="b">E. DAUDET</span><br> +<i>Les Victimes de Paris</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">MISTRAL</span><br> +<i>Mémoires et Récits</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">G<sup>al</sup> B<sup>on</sup> de MARBOT</span><br> +<i>Mémoires</i> (2 vol.)</p> + +<p class="cc"><span class="b">Louis MADELIN</span><br> +<i>Le Chemin de la Victoire</i> (2 vol.)</p> + +<p class="cc"><span class="b">Gabriel HANOTAUX</span><br> +<i>Jeanne d’Arc</i></p> + +<p class="cc"><span class="b">Émile MOSELLY</span><br> +<i>Jean des Brebis ou le livre de la misère</i></p> + +<p class="c"><span class="b ssf g">DEUX NOUVEAUX VOLUMES</span><br> +le premier mercredi de chaque mois</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c b top2em">E. SAINTE-MARIE PERRIN</p> + +<p class="c"><span class="large">LA BELLE VIE</span><br> +<span class="xsmall">DE</span><br> +<span class="xlarge">SAINTE COLETTE</span><br> +<span class="large">DE CORBIE</span><br> +(1381-1447)</p> + +<p class="c sc">Avec une Préface de Paul Claudel</p> + +<p class="c">Un volume in-16 7 fr. 50</p> + + +<p class="small">Dans cet exposé consciencieux, ému, fortement +documenté, la figure de la sublime visionnaire qui +accomplit, dans l’ordre surnaturel, la mission de +restauratrice de l’unité catholique, de l’unité nationale +et de la stricte observance franciscaine, apparaît +avec une merveilleuse clarté. Colette explique, +précède et permet Jeanne d’Arc, avec qui elle dut +être liée, car leurs voies étaient parallèles.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em b">ERNEST PÉROCHON</p> + +<p class="c xlarge">NÊNE</p> + +<p class="c">Un volume in-16 7 fr.</p> + +<p class="c"><span class="box b">PRIX GONCOURT 1920</span></p> + + +<p class="small">Imaginez un livre complètement affranchi des modes +littéraires d’aujourd’hui : il commencera par surprendre +jusqu’à ce que cette première impression le cède au délicieux +étonnement d’avoir devant soi une œuvre qui ne +date pas. Tel est le cas de <i>Nêne</i>.</p> + +<p class="small">En prenant soin des enfants d’un veuf, une servante de +ferme, Madeleine ou Nêne, comme ils l’appellent, en +vient à les aimer comme si elle était leur mère et qu’elle +dût toujours vivre pour eux. Trois ou quatre ans se +passent. Le veuf se remarie et Nêne, aussitôt chassée par +la jeune femme qui la hait, pâle de douleur, se jette dans +un étang.</p> + +<p class="small">Contée sans l’ombre d’artifice, cette simple histoire est +de celles où l’on ne sent nulle part l’auteur. Tout l’intérêt +se porte sur les personnages, qui vivent de leur vie propre. +Êtres simples qui ne s’analysent point : tout instinctifs +parfois, ils sont vrais et leur vérité nous émeut.</p> + +<p class="small">M. Ernest Pérochon a fait une œuvre humaine, et c’est +un grand éloge.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c large b">ROMANS POUVANT ÊTRE MIS +ENTRE TOUTES LES MAINS</p> + +<p class="c">Cartonnage toile, fers artistiques, médaillon en couleurs +dessiné par <span class="sc">Pierre</span> BRISSAUD<br> +Tête de couleur. — Chaque volume : <b>10</b> francs.</p> + + +<ul> +<li><span class="b u">ACKER (P.).</span> +<ul><li>Les Exilés.</li></ul></li> +<li><span class="b u">ALANIC (M.).</span> +<ul><li>Les Roses refleurissent.</li> +<li>Romance de Joconde.</li></ul></li> +<li><span class="b u">ARDEL (H.).</span> +<ul><li>Cœur de sceptique.</li> +<li>Le Mal d’aimer.</li> +<li>Mon Cousin Guy.</li> +<li>Renée Orlis.</li> +<li>Le Rêve de Suzy.</li> +<li>Seule.</li> +<li>Au retour.</li> +<li>Heure décisive.</li></ul></li> +<li><span class="b u">BORDEAUX (H.).</span> +<ul><li>La Petite Mademoiselle.</li></ul></li> +<li><span class="b u">BOURGET (Paul).</span> +<ul><li>Laurence Albani.</li> +<li>Monique.</li> +<li>Un Saint.</li></ul></li> +<li><span class="b u">DELLY (M.).</span> +<ul><li>Entre deux âmes.</li> +<li>Esclave… ou Reine ? +La Fin d’une Walkyrie.</li> +<li>La Petite Chanoinesse.</li> +<li>Sous le masque.</li> +<li>Le Secret du Kou-kou-noor.</li></ul></li> +<li><span class="b u">GRÉVILLE (H.).</span> +<ul><li>Dosia.</li> +<li>La Fille de Dosia.</li> +<li>Perdue.</li> +<li>La Seconde Mère.</li> +<li>Sonia.</li></ul></li> +<li><span class="b u">LA BRÈTE (J. de).</span> +<ul><li>Mon Oncle et mon Curé.</li> +<li>Caractère de Française.</li></ul></li> +<li><span class="b u">LE MAIRE (E.).</span> +<ul><li>Le Prince.</li> +<li>Le Cœur et la Tête.</li></ul></li> +<li><span class="b u">LICHTENBERGER.</span> +<ul><li>Les Contes de Minnie.</li> +<li>Notre Minnie.</li> +<li>Mon Petit Trott.</li></ul></li> +<li><span class="b u">MARGUERITTE (P.).</span> +<ul><li>Ma Grande.</li></ul></li> +<li><span class="b u">MARGUERITTE (P. et V.).</span> +<ul><li>Zette.</li></ul></li> +<li><span class="b u">NOËL (Alexis).</span> +<ul><li>Paulette se marie.</li></ul></li> +<li><span class="b u">SCHULTZ (Y.).</span> +<ul><li>Dzinn.</li></ul></li> +<li><span class="b u">THÉLEN (M.).</span> +<ul><li>La Mésangère.</li></ul></li> +</ul> + + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75447 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75447-h/images/cover.jpg b/75447-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6898413 --- /dev/null +++ b/75447-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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