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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:41:51 -0700 |
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HETZEL + + LIBRAIRIE MARESCO ET Cie + 5, RUE DU PONT DE LODI + + + + +KOURROGLOU + +ÉPOPÉE PERSANE + + + +NOTICE + +Kourroglou est toujours, à mes yeux, une oeuvre très-belle et +très-curieuse. Elle n'eut pourtant pas de succès dans la _Revue +indépendante_, où j'en publiai la traduction abrégée. Des raisons +d'amitié me firent suspendre ce petit travail que l'on me disait +préjudiciable aux intérêts de la Revue. Mais je protestai et proteste +encore contre l'intelligence des abonnés qui préférèrent les romans +nouveaux à ces chants originaux d'une littérature étrangère. C'était une +initiation à la manière des rapsodes et des improvisateurs de l'Orient, +et l'on sait qu'en fait d'art, connue en toutes choses, le public veut +être poussé par les épaules vers les découvertes, si faciles qu'elles +soient. + +La suite du poème, dont j'ai été forcée de résumer en deux pages les +derniers chants et le dénouement superbe, a été publiée en abrégé sur +le texte anglais de M. Chodzko, par M. C.-G. Simon, à Nantes. Cela fait +partie d'une suite de travaux intéressants et agréablement présentés, +qui ont paru dans les _Annales de la Société académique de la +Loire-Inférieure_, sous le titre de _Recherches sur la littérature +orientale_, Nantes, 1847. + +Il est à regretter que M. C.-G. Simon, par des raisons analogues à +celles que j'ai subies, n'ait pas continué son exploration dans cette +littérature persane, une des plus riches et une des plus belles du +monde, assurément, puisqu'on y trouve la manière d'Homère et celle de +Cervantes se coudoyant avec franchise, grandeur et naïveté dans les +mêmes récits. On me dira que tout cela est exploré déjà. J'objecterai +que peu de gens lisent ces poëmes dans le texte, et qu'on ne les lit +guère plus dans les traductions, puisque la mienne et celles de M. +Simon, allégées autant que possible des redites et longueurs inévitables +de la manière orientale, n'ont été goûtées et comprises que des +littérateurs. + +Et malgré ceci, j'insiste, et je dis: Lisez _Kourroglou_; c'est amusant, +_quoique_ ce soit beau. + +GEORGE SAND +Nohant, 24 juin 1833. + + + +PRÉFACE. + +Avez-vous lu Baruch? Peut-être! Mais vous n'avez pas lu Kourroglou. +Lecteur, que lisez-vous donc! Quoi, vous n'avez pas lu Kourroglou! +Kourroglou a été traduit du persan (car vous n'êtes pas obligé, ni moi +non plus, de savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus que +je ne m'en doutais la semaine dernière? Ah! si j'étais lecteur de mon +état, je ne voudrais pas avouer que je ne connais pas Kourroglou! En +vain vous m'alléguerez que Kourroglou a été traduit du perso-turc +en anglais, et que peut-être vous ne savez pas l'anglais: c'est une +mauvaise défaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi; mais je ne le +sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le comprends, +assez pour essayer de vous faire connaître Kourroglou, et je commence, +renvoyant ceux de vous qui lisent l'anglais couramment à la traduction +première, qui est toujours la meilleure, ayant été faite par un homme +versé dans les langues orientales et dans les dialectes tuka-turkman, +perso-turc, zendo-persan et autres, que nous connaissons aussi... de +réputation. + +Mais avant d'entendre cette merveilleuse et curieuse histoire, il est +bon que vous sachiez que le fond en est véritable, et que le célèbre +Kourroglou, dont vous n'aviez jamais entendu parler, eut un personnage +historique. Le nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont +pleins de sa gloire, et la récit de ses exploits est aussi populaire que +celui de la guerre de Troie au temps d'Homère. Il est vrai qu'un Homère +a manqué à notre héros jusqu'à ce jour, et qu'il a fallu la patience, +la curiosité et le génie investigateur d'un Européen pour rassembler, +résumer et coordonner les interminables fragments que les rapsodes +orientaux débitent aux oreilles ravies et enflammées de leurs auditeurs. +Honneur et grâces soient donc rendus à M. Alexandre Chodzko, l'Homère de +Kourroglou. L'épopée de sa vie n'avait jamais été écrite, et il n'est +pas bien prouvé que Kourroglou lui-même ait su écrire; il avait tant +d'autres choses à faire, le vaillant diable à quatre! boire, battre, +être un vert galant; mais ce n'est pas tout. Il avait encore le talent +de chanter en improvisant; sa poésie et sa voix résonnaient de la Perse +à la Turquie, de Khoï à Erzeroum, et sa guitare faisait presque autant +de miracles que son cimeterre. + +Mais qu'était-ce donc que Kourroglou? C'était bien plus qu'un poëte, +bien plus qu'un barde, bien plus qu'un lettré, bien plus qu'un pontife, +bien plus qu'un roi, bien plus qu'un philosophe. Il était ce qu'il y +a de plus grand... en Perse: il était bandit. Quand vous aurez fait +connaissance avec lui, vous verrez que ce n'est pas peu de chose; mais +vous conviendrez qu'à moins d'être Kourroglou, il ne faut pas s'en +mêler. + +Kourroglou était (c'est M. Alexandre Chodzko qui parle) «un +Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. Il a vécu dans la +seconde moitié du XVIIe siècle; il a rendu son nom illustre en pillant +les caravanes sur la grande route; mais ses improvisations poétiques +l'ont fait plus grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes +transplantées à différentes époques du centre de l'Asie aux vastes +pâturages qui s'étendent de l'Euphrate à la Méroë, ont religieusement +conservé ses chants et la mémoire de ses actions. Il est leur guerrier +modèle et leur barde national dans toute l'étendue du terme. On montre +encore aujourd'hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, bâtie +par Kourroglou dans la délicieuse vallée de Salmas, un district de la +province d'Aderbaïdjan. Encore aujourd'hui on manque rarement de réciter +dans une fête les chants d'amour de Kourroglou. Durant les querelles +intestines et les combats que livrent les Iliotes, pour leur +indépendance, aux Persans, leurs maîtres, quand les deux armées ennemies +sont au moment d'engager la bataille, ils s'animent les uns les autres, +et défient l'ennemi: les Perses en chantant des passages du schah-nama +de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de guerre de leur +Kourroglou. Sous les fenêtres du palais du schah, lorsque les trompettes +et les tambours du nekhara-khana (la garde d'honneur) saluent le soleil +levant, les musiciens ont coutume du jouer l'air guerrier de Kourroglou, +celui qui a servi de thème à ses poésies lyriques, et sur lequel il +improvisait ordinairement.» + +M, Chodzko établit un parallèle entre Ferdausy et Kourroglou. Il ne met +point en balance la valeur littéraire de ces deux poëtes; l'un écrivant +une magnifique épopée en langue arabe, achevant son oeuvre avec soin +au milieu des délices d'une cour; l'autre improvisant au milieu des +déserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes énergiques, mais +décousues et farouches comme sa vie, son caractère et ses compagnons +d'armes. Cependant M. Chodzko s'étonne avec raison que le plus renommé +et le plus populaire des deux (dans une plus vaste étendue de pays, ou +du moins chez des admirateurs plus passionnés et plus nombreux), le +bandit-ménestrel Kourroglou, soit resté jusqu'à ce jour inconnu aux +Européens. C'est après un séjour de onze ans dans ces contrées, après +avoir interrogé et écouté attentivement les rapsodes et les bardes qui +passent leur vie à raconter et à chanter au peuple les exploits et les +poésies de Kourroglou, qu'il est parvenu à écrire la vie épique, et à +transcrire fidèlement les hymnes de ce héros barbare. Les versions les +plus exactes, les récits les plus poétiques et les plus complets, il les +a trouvés, dit-il, dans la dernière classe du peuple; la où le souvenir +fanatique et l'amour enthousiaste de cette nature de faits et de +ce genre de poésie avaient dû nécessairement pénétrer et se graver +davantage. La nouveauté d'un tel personnage, l'intérêt de ses aventures, +et surtout la peinture énergique dos moeurs et du caractère des tribus +nomades dont Kourroglou est le type, et aux yeux desquelles il est un +type idéal, ont paru assez importants aux orientalistes de Londres pour +que le comité de _l'Oriental translation fund_ de la Grande-Bretagne et +de l'Irlande ait fait imprimer et publier, à ses frais, les aventures de +Kourroglou. Cette épopée, jointe aux chants des peuples qui habitent les +rives de la mer Caspienne (chants populaires des Kalmouks, des +Tatars d'Astrakan, des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des +_Highlanders_ Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), forment un beau +volume sous ce titre: _Specimens of the popular poetry of Persia_. «As +found in the adventures and improvisations of Kourroglou the bandit +menestrel of northern Persia: and in the songs of the people inhabiting +the shores of the Caspian sea. Orally collected and translated with +philological and historical notes, by Alexander Chodzko, esq.» + +Cette publication n'est pas, en effet, importante au seul point de vue +de l'amusement et de l'intérêt épique; ce n'est pas seulement un héros +de l'Arioste que la Perse nous révèle, c'est toute une histoire de +moeurs, c'est tout un génie national que Kourroglou. C'est le nomade +dans toute sa poésie plaisante et terrible, c'est le guerrier asiatique +dans toute son exagération fanfaronne, c'est le brigand de la Perse +dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace. +Kourroglou est cruel, ivrogne, glouton, libertin; c'est le plus grand +pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontré, même +chez nous, où ces qualités sont si fort répandues par le temps qui +court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de +plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colère. Il n'en est pas +moins l'idole de ses compagnons et de leur nombreuse postérité. Ces +peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles, +et les enfants rêvent de lui, non comme d'un croquemitaine, mais comme +d'un Tancrède ou d'un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est +un vrai chevalier, fidèle à son prince ou prosterné devant son Dieu, +Kourroglou ne connaît guère d'autre dieu que lui-même et n'est fidèle +qu'à son propre serment. A cet égard, il affiche une loyauté et une +générosité qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la +mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison +déshonore sa vie; mais il la pleure amèrement, et le remords lui inspire +le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour pénètre jusqu'au +fond de son âme, et fait de lui un être sympathique par quelque endroit, +c'est sa tendresse exaltée pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin, +le Renaud du poëme. Mais le véritable héros de la vie de Kourroglou, ce +n'est point Kourroglou, ce n'est pas le bel Ayvaz, ce n'est pas même le +spirituel marmiton Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une +femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, près duquel les coursiers +d'Achille et tous les palefrois renommés de la chevalerie ne sont que +de pauvres poneys. Le poëme s'ouvre par la formation céleste de Kyrat, +comme vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter +tout le poëme. Mais comme M. Chodzko l'a _oralement_ transcrit, je me +permettrai d'abréger et de résumer la traduction de M. Chodzko. Quand je +la citerai textuellement, j'aurai soin de l'indiquer. + +Le poëme est divisé par chants, que M. Chodzko intitule: _Entrevues; +meetings_ en anglais, _mejjliss_ en perso-turk que nous traduirons par +_rencontres_. Ce sont les rapsodies que l'haleine d'un _Kourroglou-Khan_ +peut fournir en une séance à l'attention d'un auditoire. Les +Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les +Koran-Khans du Prophète, des bardes de profession qui, en s'accompagnant +de la guitare, récitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes, +maximes et improvisations de leur héros. La mémoire de ces chanteurs, +dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; à toute sommation, ils récitent +d'une seule haleine, et durant des heures entières, sans la moindre +hésitation, à partir du vers qui leur est désigné par les auditeurs. + + + +PREMIÈRE RENCONTRE[1]. + +[Footnote 1: Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.] + +Kourroglou était un Turkoman de la tribu de Tuka; son véritable nom +était Roushan, et celui de son père Mirza-Serraf. Ce dernier était au +service du sultan Murad, gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en +qualité de chef des haras de ce prince. + +Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s'étendent le +long du Jaïhoun (l'Oxus), un étalon sortit de la surface des eaux, gagna +la rive, courut vers la troupe des cavales, et après s'être accouplé à +deux d'entre elles, il se replongea dans le fleuve, où il disparut +pour jamais. Cette étrange nouvelle ne fut pas plus tôt rapportée à +Mirza-Serraf, qu'il se rendit à la prairie, et ayant fait des marques +distinctes aux deux juments désignées, il recommanda aux gardiens d'en +avoir un soin particulier; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses +livres les détails de l'apparition de l'étalon, et enregistra la date +précise de cet événement. + +On sait qu'une jument donne toujours naissance à son poulain étant +debout; quand le terme fut arrivé, Mirza-Serraf, qui était présent à +leur naissance, reçut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin +qu'ils ne fussent point blessés par leur contact avec la terre. + +Il dirigea lui-même avec le plus grand soin leur première éducation +pendant les deux années suivantes, et surveilla les progrès de leur +croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n'était pas propre à +inspirer beaucoup d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids à la +première vue, et leur robe épaisse semblait être de crin plus que de +poil. + +Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf était de visiter, à tour +de rôle, tous les haras confiés à ses soins, afin de mettre à part les +meilleurs poulains pour les écuries du prince. Dans cette occasion, les +deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand +le prince vint en personne visiter ses écuries, il examina attentivement +les chevaux amenés par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, à +l'exception des deux poulains en question. + +Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener +en sa présence le chef de ses haras, et s'adressant à lui d'une voix +courroucée: «Vassal, lui dit-il qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu +donc dépourvu d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si +vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d'un mauvais? Que +prétends-tu en m'amenant ces deux misérables haquenées?» + +Alors, transporté de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf eût les +yeux crevés. Cette sentence fut immédiatement exécutée. Un fer rouge fut +appliqué sur le globe des yeux de l'infortuné Mirza, qui fut ainsi privé +pour jamais de la lumière. Aveugle et désolé, il fut reconduit dans sa +maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, étudiait +alors à l'une dés écoles de la ville. Aussitôt qu'il eut appris le +châtiment infligé à son père, baigné de larmes, il accourut vers lui. +«Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui était un des plus +habiles astrologues de son siècle; j'ai examiné ton horoscope, et ma +science infaillible ma découvert que tu deviendrais un héros célèbre. Tu +vengeras mes souffrances sur la personne de l'injuste tyran qui me les a +infligées. Va à l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: «Seigneur, +tu as fait crever les yeux de mon père à cause d'un poulain. Sois +miséricordieux, et fais-lui présent de l'animal; sans cela mon pauvre +père, qui est vieux et aveugle, n'aura pas de cheval à monter pour se +rendre à la distribution des aumônes qui se font dans ton palais.» +Roushan fit ainsi qu'il lui avait été dit. + +Le prince, dont la colère avait eu le temps de se calmer, accorda au +jeune homme la permission d'entrer dans ses écuries et de prendre celui +des deux poulains condamnés qui lui plairait le mieux. + +Roushan choisit celui qui était gris, parce que son père lui avait dit +que la jument qui l'avait porté était d'une plus noble race que l'autre. +De retour à la maison avec le don du prince, Roushan reçut de son père +l'ordre de creuser un souterrain. «Il nous servira d'écurie, lui dit +celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras +un réservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un certain nombre de +ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, l'orge et la paille seront +distribuées en temps convenable à notre poulain, qui mangera sa ration +sans l'assistance d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la même +manière en temps convenable. Tu maçonneras soigneusement la porte et +jusqu'aux moindres fentes de l'écurie; car il est indispensable que +notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l'oeil +de l'homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa +solitude.» + +Les instructions du père furent exécutées par le fils avec la plus +scrupuleuse fidélité. Le poulain fut introduit et enfermé dans sa +nouvelle demeure. Il y avait déjà trente-huit jours qu'il y demeurait, +caché à tous les regards, lorsqu'au trente-neuvième la patience de +Roushan fut épuisée. Il s'approcha de l'écurie, et ayant fait un trou de +la grandeur de l'oeil, il commença à regarder dans l'intérieur. + +Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant +comme une lampe; mais la lumière qui en jaillissait s'affaiblit +instantanément, et puis s'éteignit comme par l'effet du simple regard de +Roushan. Il eut peur, et, refermant précipitamment la petite ouverture, +il retourna vers son père, auquel il ne dit rien de ce qui était arrivé. +Le lendemain, juste à l'heure où venait d'expirer le quarantième jour +de la claustration du poulain, Mirza dit à son fils: «Le temps est +accompli, allons chercher notre cheval et commençons à le dresser.» +Ils furent ensemble à l'écurie. L'aveugle commença à tâter. la robe de +l'animal: il promena sa main sur la tête et sur le cou, sur les jambes +de devant et sur celles de derrière, comme s'il eût cherché quelque +chose, et tout à coup il s'écria: «Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il +eût mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas plus +tard qu'hier tu as laissé la lumière tomber sur le poulain.---Tu +as deviné juste, mon père; mais comment as-tu fait pour découvrir +cela?--Comment j'ai fait? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui +ont été brisées par suite de ton imprudence.» A ces mois le coeur de +Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une profonde tristesse. +Mirza lui dit alors: «Ne perds pas courage; nul cheval vivant ne pourra +jamais approcher de la poussière que soulèveront les pieds de ce +coursier.» + +Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna à son fils à seller le poulain avec +une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la manière +suivante: «Tu le feras trotter pendant les quarante premières nuits sur +les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante +nuits suivantes dans l'eau et les marécages.» Quand ceci fut accompli, +Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il soutint admirablement, soit +en avant, soit a reculons. L'éducation du noble animal ayant été ainsi +complétée, il commença à s'occuper de celle de son fils. «Monte ton +cheval, lui dit-il, fais-moi place derrière toi, et traversons l'Oxus.» +Pendant qu'ils s'amusaient ainsi, le vieillard expérimenté initiait son +fils à tous les stratagèmes de l'art de l'équitation et du métier des +armes. + +«C'est bien, dit-il un jour à Roushan, je suis content de toi. Mais il +nous reste encore une chose à faire. Notre prince vient quelquefois +chasser sur les bords de l'Oxus; c'est là que tu l'attendras. La +première fois que tu le verras venir de ton côté, revêts toutes les +pièces de ton armure, et, monté sur ton cheval, va hardiment à la +rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots: «Prince injuste et +cruel, contemple le cheval à cause duquel tu as fait crever les yeux de +mon père, regarde bien ce qu'il est devenu, et meurs d'envie.» + +Roushan obéit fidèlement à l'ordre de son père; la première fois qu'il +aperçut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de +l'Oxus, il revêtit son armure et courut droit à lui. Le prince, +émerveillé de la beauté peu commune du cheval, aussi bien que de la +noble apparence du cavalier, dit à son vizir: «Quel est ce jeune homme?» +Roushan, invité à s'approcher du prince, ne manqua pas de lui répéter +d'une voix ferme et menaçante le discours que son père lui avait +enseigné, et il ajouta: «Prince stupide, tu le crois un bon connaisseur +de chevaux. Écoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes +auxquels on reconnaît un cheval de noble race.» Cela dit, il improvisa +le chant suivant: + +_Improvisation_.--«Je viens, et je te dis: Écoute, ô prince! et apprends +à quoi se fait reconnaître un noble cheval. Actif et alerte, vois si +ses naseaux s'enflent et se distendent alternativement; si ses jambes, +sèches et déliées, sont comme les jambes de la gazelle prête à commencer +sa course. Ses hanches doivent ressembler a celles du chamois; sa bouche +délicate cède à la plus légère pression de la bride, comme la bouche +d'un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la +meule d'un moulin en mouvement, et il l'avale comme un loup affamé. Son +dos rappelle celui du lièvre; sa crinière est douce et soyeuse; son cou +est élevé et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le +monter est entre sa quatrième et sa cinquième année. Sa tête est fine et +petite comme celle du grand serpent chahmaur; ses yeux sont saillants +comme deux pommes; ses dents semblent autant de diamants. La forme de +sa bouche doit approcher de celle du chameau mâle; ses membres sont +finement dessinés, et plutôt arrondis qu'allongés. Quand on le sort de +l'écurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent à ceux de +l'aigle, et il marche avec l'inquiète impatience d'un loup affamé. Son +ventre et ses côtes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de +bonne famille prête une oreille obéissante aux leçons de ses parents; +il aime son cheval et en prend le plus grand soin Il sait par coeur la +généalogie et la pureté de son sang. Il essaie souvent la vigueur +des articulations de son genou; en un mot, il doit être ce qu'était +Mirza-Serraf dans sa jeunesse.» + +Dès que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa +suite: «C'est là le fils de Mirza-Serraf? Holà! qu'il soit arrêté!» + +Roushan fut immédiatement entouré de tous côtés; mais, sans paraître +s'en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad: + +_Improvisation_.--«Écoutez, mon prince; il me revient en mémoire +quelques stances de vers agréables; permettez-moi de vous les réciter.» +Le prince y consentit, et ordonna à ses gardes, de ne pas toucher +à Roushan qu'il n'eût dit ses vers. Alors ce dernier commença +l'improvisation suivante: «Mon prince a donné l'ordre de me punir; mais, +par Allah! je sais comment me défendre; je m'échapperai de ses mains. +En vain m'offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la +pâture à l'aigle vorace et affamé, je les rejetterais toutes.» + +Le prince l'interrompit et lui dit: «Cesse tes vaines bravades; viens, +et sers-moi fidèlement, autrement je te ferai mourir.» + +Roushan chanta alors ainsi: + +_Improvisation_.--«Je suis appelé Dieu dans ma maison: oui, je suis un +dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lâche comme toi. La cruche +a porté l'eau assez longtemps pour toi; mais, à la fin, la cruche s'est +brisée.» + +Le prince lui dit: «Ton père a été mon serviteur pendant cinquante ans. +Dans un moment de colère, j'ai ordonné qu'on lui crevât les yeux. Mais +qui déniera au maître le droit de punir son esclave, afin de pouvoir +ensuite le combler de ses faveurs? Viens avec moi, tu apprendras à +m'être agréable, et je te récompenserai.» Roushan répliqua: «Tu as +éteint les yeux de mon père, et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si +Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais +écoute!» + +_Improvisation_.--«C'est toi-même qui as construit l'édifice de la ruine +quand tu as prêté l'oreille à des calomniateurs. Je prendrai ta vie et +je renverserai ton trône.» + +Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement: +«Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour détruire mes villes et +pour renverser mon trône?» Roushan improvisa le chant suivant: + +«Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, soixante, ou même +cent de tes guerriers? Que sont vos rochers, vos précipices et vos +déserts sous le sabot de mon coursier? Je suis le léopard des montagnes +et des vallées[2].» + +[Footnote 2: Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs +avant qu'ils s'élancent sur l'ennemi.] + +Le prince reprit: «Viens plus près de moi, ne fuis pas. Je jure par +la tête des quatre premiers califes que je te ferai _sirdar_ (général +commandant en chef) de mes troupes.» Et pendant qu''il parlait ainsi, +il admirait le courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit: +«Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au +monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle dont tu as crevé +les yeux [3]. + +[Footnote 3: _Kurr_ signifie aveugle, et _oglou_ fils.] + +_Improvisation_.--«Écoute les paroles de Kourroglou. La vie m'est un +fardeau. De ce jour j'abandonne ma tête aux hasards de la fortune, +comme la feuille d'automne s'abandonne à l'âpre souille des vents. Avec +l'assistance de Dieu, j'irai en Perse pour y rétablir la religion d'Ali, +qui est vénéré dans ce pays.» + +Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au milieu de la suite +du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, à la fin convaincu +que toutes les armées de la terre ne pourraient venir à bout de le +vaincre, ordonna à son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et +inutile. + +Roushan traversa l'Oxus à la nage et se hâta de rejoindre son père sur +la rive opposée. «Tu m'as vengé, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu +t'en récompense! Quittons maintenant cette contrée: non loin d'Hérat, je +connais une oasis où tu vas me conduire. + +Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l'oasis, Mirza-Serraf tira de +dessous son bras un vieux livre d'astrologie qui ne le quittait jamais, +et dit: «O mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite +de l'apparition de deux étoiles, l'une à l'orient et l'autre à +l'occident.--Père, je l'ai trouvé! + +--Bien! L'oasis où nous sommes contient une source d'eau; quand la nuit +qui précède le vendredi sera arrivée, tu veilleras avec ce livre dans la +main, en répétant continuellement la prière qui se trouve a ce passage +du livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux +étoiles jusqu'au moment où elles se rencontreront. Alors tu verras la +surface de l'eau se couvrir d'une écume blanche. Prends ce vase que +j'ai apporté tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l'écume et me +l'apporteras sans délai.» + +Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit toutes les +instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait avec le vase plein +de l'écume mystérieuse; mais elle était si blanche, si légère et +si fraîche, que le jeune homme inexpérimenté ne put résister à la +tentation: il avala l'écume. «J'ai accompli toutes tes prescriptions, +dit-il à son père; l'écume cependant ne s'est pas montrée sur l'eau +de la source.» Mirza-Serraf répondit: «L'écume a paru sur l'eau de la +source; j'en suis certain. Confesse la vérité, qu'en as-tu fait?» + +Roushan était sincère; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant +son genou avec ses deux mains: «Qu'as-tu fait, malheureux? s'écria-t-il. +Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tête! Tu m'as ravi le +bonheur de te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, un +collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J'en aurais employé +une portion pour moi, et je t'eusse laissé boire le reste. Mais les +décrets du sort sont irrévocables; tu deviendras un guerrier invincible +et moi je mourrai aveugle. Tout est consommé, maintenant.» Le pauvre +vieillard commença alors à dicter ses dernières volontés. «Mes jours +sont comptés, dit-il, désormais tu prendras le nom de Kourroglou, le +fils de l'aveugle. Tes vers et tes actions seront attachés pour toujours +à ce surnom. Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat[4], +car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval.» + +[Footnote 4: Un cheval bai brun.] + +Kourroglou plaça son vieux père derrière lui, et marcha vers la ville +sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en peu de temps, grâce à la vigueur +surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrassèrent +la foi d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils étaient, devinrent _sheahs_ +et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici +quelles furent ses dernières paroles: «Aussitôt que je serai mort, +rends-toi dans la province d'Aderbaïdjan, dont le schah de Perse est +souverain. Il voudra t'attirer à sa cour, n'y va pas, mon fils; mais ne +te révolte pas non plus contre lui.» + +Il dit et il expira. + + + +DEUXIÈME RENCONTRE. + +Nous avons traduit textuellement la première rencontre pour donner au +lecteur une idée juste de la forme de ce récit. M. Chodzko déclare dans +sa préface, en qualité d'étranger, qu'il n'a point prétendu faire de sa +_transcription_ une oeuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne +possédons pas assez cette langue pour adresser des critiques à M. +Chodzko; mais nous la lisons assez pour espérer n'avoir point fait +de contre-sens, et pour nous être assuré que les rapsodies des +Kourroglou-Khans ne pouvaient pas nous être transmises avec plus de +concision, de franchise et de simplicité. Nous ne savons pas non plus si +le style de M. Chodzko a la véritable couleur orientale; mais on a pu +voir par ce qui précède (rendu mot à mot autant que possible) que c'est +une couleur nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans aucune +coquetterie déplacée pour chercher à flatter le goût européen. C'était, +je crois, la vraie manière et la seule bonne. + +La seconde _rencontre_ est consacrée à faire rencontrer en effet, +Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. Ce dernier prétend avoir +le monopole du pillage et du meurtre. Il rit de pitié en voyant un +ennemi si jeune venir tout seul pour le défier, au milieu de quarante +de ses meilleurs garnements. «Le monde entier retentit de ma gloire, +s'écrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de Modestie. + +«Et le pauvre diable ose me barrer le chemin?--Misérable! lui répond +Kourroglou; tu ne t'es jamais battu qu'avec des agneaux: tu ne sais pas +encore ce que c'est qu'un bélier.» + +Le bélier est apparemment chez cette race de pasteurs le type du courage +et de la force; car Kourroglou, qui n'est pas modeste non plus, se +compare de préférence à cet animal dans ses fréquentes vanteries, et +quand il a dit: «Je suis Kourroglou le bélier,» il a tout dit. + +Daly-Hassan ne se presse pas d'entamer le combat. Les bravades de son +ennemi l'amusent, et il lui permet d'improviser et de chanter les +stances qui lui _viennent à l'esprit_, comme dit Kourroglou en semblable +occasion. Ces stances sont toujours belles d'énergie sauvage, et le +refrain de celles-ci est un cri d'impatience, _«Ne combattrons-nous donc +pas aujourd'hui?»_ En voici une qui ne manque pas de caractère: + +«Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc! Montre-moi un homme qui, +_comme un bélier_, vienne frapper sa tête contre mon bouclier! Je puis +broyer l'acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh! ne +combattrons-nous donc pas aujourd'hui?» + +Pendant que Kourroglou chante ses trophées, Daly-Hassan examine Kyrat, +l'incomparable Kyrat, le fils de l'étalon-spectre, le coursier fidèle, +l'ami, le porte-bonheur de Kourroglou, et _il en devient épris_. +«Fais-moi présent de ton cheval, dit-il, et je m'abstiendrai de verser +ton sang.» Kourroglou répond par de nouvelles provocations, et le combat +s'engage. En un clin d'oeil vingt des compagnons de Daly-Hassan sont +_expédiés aux enfers_, les vingt autres prennent la fuite à travers le +désert. Daly-Hassan reste seul; dévoré de rage, il se précipite sur son +ennemi; mais Kourroglou lui fait mordre la poussière, pousse un cri +_comme celui d'un aigle_, descend de cheval, et s'asseyant sur sa +poitrine, tire tranquillement son khandjar pour lui couper la tête. +Daly-Hassan se prend à pleurer. «Misérable bâtard! lui dit Kourroglou, +es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l'effroi de ces contrées? +Tu n'es qu'une femme pusillanime. _Lâche! tu verses des larmes pour une +cuillerée de sang!»_ + +«Guerrier invincible, lui répond Daly-Hassan, _j'ai juré à Dieu et à +moi-même de servir fidèlement l'homme qui pourrait me renverser sur le +dos_. Prends-moi pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maître.» + +Kourroglou est ému de pitié. Il se lève, rengaine son poignard, et suit +Daly-Hassan dans une caverne où celui-ci le rend maître des richesses +immenses qu'il a amassées durant les sept années de son brigandage. +A partir de ce jour, il est le serviteur et l'ami de Kourroglou. Ils +demeurent ensemble plusieurs mois dans la caverne, et n'en sortent que +pour augmenter leur trésor en détroussant les voyageurs, et pour enrôler +des bandits sous leurs ordres. + +Quand ils ont réussi à se composer une bande de 77 hommes, ils chargent +leur butin sur des chameaux et sur des mules, et, poursuivant leur +voyage vers la province d'Aberdaïdjan, ils atteignent bientôt les +montagnes de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s'en vont tous deux +à la découverte pour s'assurer d'une retraite sûre. Ils trouvent dans +le district de Karadag une magnifique prairie où ils s'installent avec +leurs richesses et leurs compagnons. Leurs exploits répandent bientôt +la terreur dans le pays, et tout homme _courageux_ vient s'enrôler sous +leur bannière. + +«Il traitait ses gens comme un père, et la paie qu'il leur faisait était +si libérale, qu'elle pouvait remplir le creux du bouclier de chacun +d'eux.» + +En peu de temps, Kourroglou se voit à la tête de 777 hommes, nombre +sacré qu'il n'eût dépassé vraisemblablement que pour celui de 7777, s'il +lui eût été possible dès lors d'y atteindre. + +Cependant le gouverneur de la province commence à s'alarmer du voisinage +de Kourroglou. Il lui dépêche un envoyé qui, sans fleur de rhétorique, +lui parle ainsi: + +«Qui es-tu? Pourquoi es-tu venu ici? Si tu désires parler au souverain +d'Iran, va le trouver; mais ne demeure pas ici plus longtemps. Si tu as +quelque chose à me dire, je t'écouterai afin de savoir ce que c'est.» + +Kourroglou trouve le discours de l'ambassadeur un peu familier; mais il +se ressouvient de la défense que son père lui a faite, en mourant, de +se révolter contre le schah de Perse. Il traite donc l'envoyé fort +honnêtement, et lui promet d'évacuer le pays sous peu de jours. + +Il rassemble ses hommes et leur chante ceci: + +«L'heure du départ est arrivée. Que quiconque veut me suivre dans le +Kurdistan se tienne prêt! Qu'il me suive, celui dont les lèvres veulent +boire dans la coupe de la valeur!--Qu'il me suive, celui qui veut mettre +en pièces le linceul de la mort!» + +Les 777 brigands répondirent: «O Kourroglou, nous ne craignons pas la +mort; là où tu iras, nous irons.» Ils partent; ils arrivent dans la +vallée de Gazly-Gull, située dans le voisinage de Khoï, et débutent par +l'extermination et le pillage d'une caravane. Le gouverneur d'Erivan, +Hussein-Ali-Khan, se met en route à la tête de quinze cents cavaliers +pour aller réprimer ces brigandages. «Ne craignez rien, ô mes âmes! ô +mes _fous_ (_Dalcelar_)!» C'est le nom d'amitié que Kourroglou donne à +ses compagnons, c'est le titre glorieux que le postérité leur conserve: +«Ne craignez rien, je les disperserai en moins d'une heure.» Kourroglou +dit, et revêtu de sa cotte de mailles, armé de toutes pièces, il +attend, appuyé tranquillement sur sa lance, l'envoyé d'Hussein. Aux +interrogations et aux menaces de l'envoyé, Kourroglou répond comme de +coutume par une chanson: «Serdar, lui dit-il, j'ai l'habitude de chanter +quelques vers avant de combattre.--Chante, si tu y es disposé, répond le +serdar, amateur de poésie comme tous les Orientaux.» Kourroglou chante +ici une fort belle strophe: + +«Voici la vérité des vérités! Écoute-la bien, mon serdar. Je suis l'ange +de la mort. Regarde; je suis Azraïl. Mes yeux aiment la couleur du sang. +Oui, je suis venu pour arracher les âmes des corps; je suis le véritable +Azraïl. Nous verrons bientôt quelles entrailles, quels crânes seront +fouillée les premiers par la pointe de mon poignard. Ce jour même, +tu quitteras ce mondé; me voici. Comme un véritable Azraïl, je viens +arracher les âmes.» + +.......................................................... + +«Maintenant, j'enseignerai à rire à tes ennemis, et à tes amis à se +lamenter. Contemple en moi Azraïl, l'exterminateur des âmes».» + +Kourroglou s'élance au plus épais de la mêlée. Il tue tout ce qui est +digne d'être tué, il pille tout ce qui vaut la peine d'être pris. + +«Kourroglou cependant ne resta pas davantage à Gazly-Gull, il vint se +fixer définitivement à Chamly-Bill; sa gloire se répandit bientôt dans +les contrées environnantes, et de toutes parts on lui envoyait de l'or +et des présents.» + + + +TROISIÈME RENCONTRE. + +Kourroglou se prit de goût pour Chamly-Bill, et y bâtit une +forteresse[5]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et +de sa libéralité, s'empressèrent de se joindre à sa bande. En peu de +temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce +fut là que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub, +qu'il adopta, plus tard, pour son frère. Cet homme avait voyagé dans +tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la +description de ce qu'il avait vu. + +[Footnote 5: Un fort, _Kalka_ en Perse, village entouré de murs, avec +des tours et des meurtrières dans les angles. On voit encore aujourd'hui +les ruines du fort de Kourroglou à Chamly-Bill.] + +Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour à la ville d'Orfah, vit une +grande foule rassemblée sur la place du marché. Il s'avança et vit un +jeune garçon, tel que le dépeint le poète: + +«Mon coeur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arqués. Sa +ceinture est étroite; ses lèvres ressemblent à un bouton, à une rose +souriantes. Jeune homme, sacrifie ton âme à la beauté! contemple en moi +son esclave. Parcourez le monde entier: vous ne trouverez pas un enfant +de plus belle espérance. Son nom est Ayvaz-Bally. C'est la prairie du +huitième ciel! Son père est boucher de son état; le fils est une mine de +pierres précieuses.» + +Khoya-Yakub demanda: «De quel jardin est cette rose? de quelle prairie +est cette plante?» Quelqu'un répondit: «Son père est boucher du pacha +de cette ville; Ayvaz-Bally est son nom.» Le marchand pensa lors en +lui-même: «Kourroglou n'a pas d'enfants; pourquoi n'adopterait-il pas un +si beau garçon pour son fils? Mais que dois-je faire? Si, à mon retour à +Chamly-Bill, j'essaie de lui dépeindre ce que j'ai vu, il ne me croira +pas.» Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix +pour faire le portrait d'Ayvaz. + +Après un voyage de quelques jours, il revint à la forteresse de +Chamly-Bill. Il fut dit à Kourroglou que son frère Khoya-Yakub était +revenu. Il ordonna aussitôt à ses hommes d'aller à sa rencontre, et de +l'amener dans la ville avec les honneurs qui lui étaient dus. Dès qu'il +fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit +asseoir à ses côtés, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains, +comme à son supérieur. «Hourra! mes enfants, du vin! cria Kourroglou; +buvons en l'honneur de l'arrivée de notre frère.» Et ils s'assirent, et +ils burent au point que Khoya-Yakub commença à devenir gris, et sentit +sa tête s'allumer. Kourroglou lui demanda d'où il venait. Il répondit: +«D'Orfah!--Tu n'as pas vu, par hasard, a Orfah, un plus beau cheval que +mon Kyrat?--Je n'en ai pas vu.--Dis, as-tu vu là, des hommes plus beaux +et plus braves que mes compagnons?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu, dis +moi, une fête plus joyeuse que la mienne?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu +des échansons plus beaux et plus richement vêtus que les miens?--Frère +guerrier, j'ai vu là un jeune garçon que les mains de tous vos jeunes +gens ne sont pas dignes de laver. Voilà que tu deviens vieux, et que tu +n'as pas d'enfants: pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin +de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te +servir et de te succéder lorsque tu seras mort, aussi bien qu'un appui +et un fils tant que tu vivras?» Il commença alors à vanter la beauté +d'Ayvaz et sa mâle physionomie. Kourroglou dit: «Eh quoi! marchand qui +n'es bon à rien! ne pouvais-tu dépenser quelques tumans pour payer un +peintre et m'apporter sa ressemblance?» Le marchand sortit une miniature +de son habit et la tendit à Kourroglou. Kourroglou la prit; et quand il +l'eut examinée, _les rênes de sa volonté échappèrent des mains de sa +patience_, et il s'écria: «Daly-Hassan, qu'on apprête une chaîne et +des fers.» Le marchand, étonné, demanda ce que signifiait un ordre +semblable. «Je vais te faire enchaîner, misérable!» Pour quelle raison, +et quel est mon crime? Est-ce donc la récompense que tu me donnes pour +t'avoir trouvé un fils?--C'est pour le mensonge que tu as dit. Homme, +écoute-moi; je vais partir pour Orfah à l'instant même; et tu attendras +mon retour, enchaîné dans un cachot. Si le jeune garçon justifie +réellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne +couvre pas ta tête d'une pluie d'or et ne t'exalte pas au-dessus de la +voûte des cieux. Mais malheur à toi, si Ayvaz est indigne de tes éloges; +car j'arracherai la racine de ton existence du sol de la vie; et ton +châtiment servira d'exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois +pas mentir à tes supérieurs.» + +Cela dit, il donna ordre d'enchaîner le marchand par le cou et par une +jambe, et de le jeter ensuite en prison. + +«Daly-Hassan! que l'on selle Kyrat.» Daly-Hassan mit lui-même la selle +et le coussin sur le cheval de son maître, et les attacha sept fois avec +la sangle. «Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne ne de vous +ne se hasarde de boire de façon à s'enivrer jusqu'à ce que je sois de +retour. Malheur a celui dont la demeure retentira des sons de la musique +ou du tambourin. Souvenez-vous de cette défense, ou je vous arracherai +de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je +pars seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je +mourrai ou je reviendrai avec lui. Écoutez ma chanson. + +_Improvisation._--«J'adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally. +Attendez le jour d'adoption jusqu'à mon retour. Demandez-le en Turquie +et en Syrie jusqu'à mon retour. Un homme brave monte l'arabe gris ou le +bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux +pieds légers. Tuez des veaux, égorgez des moutons, et nourrissez-vous de +mes troupeaux jusqu'à mon retour. _Kourroglou dit:_ le diable emporte +l'ennemi; les braves galopent sur des chevaux arabes: allez et buvez +jusqu'à mon retour.» + +Ayant dit cela, Kourroglou prit congé de ses frères, monta sur Kyrat +et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville +d'Orfah. Il n'en était plus qu'à un fersakh de distance, quand il se +sentit une faim extrême; et, voyant un berger qui gardait son troupeau +sur la pente d'une colline, il se dit: «Le proverbe est bon: si tu as +faim, va au berger; si tu es las, au chamelier. Maintenant réfléchissons +un peu de quelle façon j'attraperai à déjeuner.» Alors il s'approcha, et +s'écria: «Que Dieu te bénisse, berger! ne peux-tu me donner à déjeuner?» +Le berger leva la tête; et, voyant un guerrier dont l'armure, à elle +seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-même par-dessus le marché, +il répondit: «Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais +si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en chercher.» +Kourroglou dit: «Dans ce désert une goutte de lait vaut le monde entier: +vas-en chercher, et me l'apporte.» Le berger était d'une haute stature +et taillé carrément; il tenait dans sa main une énorme massue, dont la +tête était armée de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux +cassés et de tout ce qu'il avait pu se procurer de tranchant; elle +pesait un men et demi[6]; une courroie, passée dans un trou, la +suspendait à son poignet. Le berger leva la massue: et, à ce signal, +toutes les brebis se réunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui +une écuelle de bois que les Kurdes appellent _moudah_ et qui pouvait +contenir trois mena de lait[7]. L'ayant rempli jusqu'aux bords, il la +mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour +qu'il pût manger, Kourroglou en eut à peine bu quelques cuillerées +qu'il se sentit très-faible, et dit: «Berger, n'as-tu pas une croûte de +pain?--J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un fils d'homme qui +puisse le manger.» Kourroglou reprit: «Il porte un nom mangeable; et +pour peu qu'il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi.» Le berger +dit: «C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai pétri pour mes +chiens.» Kourroglou dit: «N'importe, apporte-le tel qu'il est.» Le +berger répliqua: «Le soleil l'a séché; il est devenu tout à fait dur et +moisi: tu te rompras les dents.» Kourroglou dit: «Ne, crains rien, mon +garçon, et donne-le-moi promptement.» Un sac de peau était suspendu au +dos du berger; il l'en ôta, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier +était si prodigieusement affamé, qu'il plongea ses deux mains dans le +sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en +morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire; et +voyant que son hôte, qui avait déjà préparé de la nourriture pour quinze +personnes n'interrompait pas sa besogne, il se dit à lui-même: «La faim +l'a rendu fou; car assurément nul fils d'Adam ne pourrait avaler tout +cela; quand il aura mangé cinq ou six cuillerées, il jettera le reste; +avec ce qu'il a apprêté pour lui, je pourrais nourrir une semaine +entière, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau.» Pendant ce +temps, Kourroglou émiettait le pain, et en remplissait l'écuelle. A la +fin, enfonçant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position +verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui était debout, en +contemplation devant lui. Il lui dit: «Assieds-toi, berger, et mangeons +ensemble.» Le berger répliqua: «Beg, tu as préparé toi-même le repas, +mange-le tout seul, car je ne puis t'aider.» + +[Footnote 6: Environ vingt-deux livres anglaises.] + +[Footnote 7: Men, en turc _balma_, poids employé commumnément en Perse.] + +Alors, Kourroglou prit la cuiller et ce mit à l'oeuvre; ses énormes +et rudes moustaches gênaient le passage; et le pain lui sortait de la +bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en +colère, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient +par-delà ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable à l'entrée d'une +caverne, et, prenant l'écuelle de ses deux mains, il avala le contenu +jusqu'à la dernière goutte. Le berger le regardait avec stupeur, si +disait en lui-même: Par le saint nom d'Allah! ce ne peut être là un +homme, car aucun être humain ne pourrait avaler une telle quantité de +nourriture. Encore une fois, je le répète, voyons, au nom d'Allah! +ce qui va arriver. S'il s'enfuit maintenant, ce sera la vampire du +désert[8], ou Satan lui-même; s'il reste, c'est un fils des hommes. On +dit que la famine incarnée est arrivée sur la terre; c'est là sûrement +la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis; mais au bout +d'une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me dévorera moi-même.» +Kourroglou pensait en lui-même: «Comment vais-je faire pour me rendre à +Orfah et voir Ayvaz? Si je me montre sous ce costume, et monté sur ce +cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour +que je ne sois pas découvert. Prenons plutôt les habits du berger, et +entrons ainsi dans la ville.» Il dit donc au berger: «Viens là, et +faisons l'échange de nos habits» Le berger se mit à rire et lui dit: +«Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvreté? Le châle seul qui est sur ta +tête, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est +passé dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[9] et mon +troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi?» Cela dit, il cracha +dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d'une +façon menaçante, il dit à Kourroglou: «Toi, si confiant dans la largeur +de tes épaules, regarde aussi la largeur de mon cou.» Kourroglou sourit +et lui dit «Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi; +il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[10]. +Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il +m'échappera. Je suis venu pour une raison importante; faisons vite notre +échange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les +miens; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar +et le vendre. Son prix est de deux mille tumans; profites-en, et ne +m'oublie pas dans tes prières. Tu garderas aussi les autres choses qui +m'appartiennent.» Le berger dit: «A coup sûr cet homme est fou; je +ne puis expliquer autrement tout ce que j'entends. Allons, Beg, +déshabille-toi.» Kourroglou détacha sa ceinture et ôta tous ses habits. +Le berger en lit autant de son côté, et mit les vêtements de Kourroglou, +auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur +ses épaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui +dit: «Maintenant donne-moi ta massue;» car il voyait qu'en cas de besoin +elle pourrait lui être aussi utile qu'un sabre. La prenant à sa main, il +dit: «Berger! ton âme et l'âme de mon cheval.[11]» + +[Footnote 8: _Le fantôme du desert_, «Guli-Beiaban,» le vampire bien +connu des contes orientaux.] + +[Footnote 9: _Racheter mon sang_. Allusion au «jus tallionis» du Coran. +Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de +l'argent.] + +[Footnote 10: Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze +francs.] + +[Footnote 11: Phrase proverbiale très usitée chez les Persans, elle +signifie: Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu'ont prit soin +de toi-même.] + +Le berger répondit: «Je jure par la foi de Dieu! Que ton coeur soit en +paix; tu peux te fier à moi.» Et il disait en lui-même: «Dieu veuille +que cet homme ne revienne jamais; alors adieu la pauvreté; le cheval et +les vêtements me suffiront aussi longtemps que je vivrai.» + +Kourroglou prit congé du berger, et continua son voyage à pied; le +manteau du berger était sur ses épaules, la massue dans sa main, Il +aperçut bientôt là ville d'Orfah, et marcha jusqu'aux portes. Ayant +prononcé le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans +une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait +avec amour, priant et soupirant en même temps. Kourroglou lui demanda en +langue turque: «Quelle viande portes-tu là, que tu la convoites ainsi, +et sembles soupirer après?» Le Turc répondit: «Es-tu donc étranger, +seigneur, ou viens-tu de quelque contrée éloignée?» Kourroglou dit: +«Oui, je viens de loin.» Le Turc lui dit alors: «Ne sais-tu pas que dans +les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c'est la +viande qui est chère? J'ai une personne malade chez moi, à laquelle le +médecin a prescrit la viande; je vais chaque jour au bazar, mais je +regarde en vain, je ne puis en trouver; aujourd'hui, enfin, j'ai trouvé +de la viande dans la boutique d'Ayvaz, fils d'Ibrahim le boucher; j'ai +été obligé de payer un okha deux piastres, et c'est là ce qui me fait +soupirer.» Kourroglou demanda: «Se peut-il que la viande soit aussi +chère?--Oui, en vérité, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c'est +énormément cher.» Kourroglou dit en lui-même: «Bonnes nouvelles pour mon +berger! Attends seulement un peu, maudit; aujourd'hui même je vendrai +tes moutons.» De là Kourroglou s'en fut vers la boutique d'Ayvaz, devant +laquelle il aperçut une foule de gens, mêlés ensemble _comme les plis +d'un manteau froissé_: les hommes venaient là pour acheter de la viande, +les femmes pour admirer la beauté d'Ayvaz. Kourroglou désireux de le +voir aussi, regardait par-dessus les épaules de ceux qui étaient devant +lui. Les Turcs, le jugeant d'après son costume, le prirent pour un +berger et commencèrent à le frapper sur la tête. Alors Kourroglou se +baissa dans l'intention de regarder à travers leurs jambes, mais il +s'exposa ainsi à de plus graves insultes. «Je ne puis dompter ces Turcs +grossiers, dit-il; comment puis-je espérer d'enlever Ayvaz?» Il se mit à +coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa +massue en l'air, dans l'intention de se frayer un passage, en poussant +et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tête frappée eut le crâne +brisé; celui qui reçut le coup sur la jambe eut la jambe cassée; celui +qui le reçut sur les épaules resta sur la place. + +[Illustration: Il commença à regarder dans l'intérieur. (Page 3.)] + +De cette manière il chassa tout le monde de la boutique d'Ayvaz, quand +il l'aperçut assis et tenant tristement sa tête dans sa main. Kourroglou +dit dans son coeur: «Un vrai looty [l2] possède six tours; cinq +d'adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant.» +Il s'approcha alors d'Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une +piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant: «Frère, pèse-moi un okha +de viande, et rends-moi le reste en monnaie de cuivre. Seulement +sois prompt, mes compagnons sont partis, et il faut que je coure les +rejoindre.» Ayvaz se dit: «Voilà une bonne pratique pour moi; je vends +un okha de viande deux francs, il ne m'en donne qu'un, et me demande son +reste en monnaie, et cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont +partis.» Ayvaz était orgueilleux à cause de sa beauté, et il dit avec +aigreur: «Viens ici, approche-toi plus près, maître niais? Que veux-tu +dire?» Kourroglou s'approcha d'Ayvaz, et celui-ci ayant plié un de +ses doigts, lui donna un bon coup sur la joue avec les quatre autres. +Kourroglou dit: «Jeune espiègle, pourquoi me frappes-tu?» Mais il était +joyeux dans son coeur, et il ne ressentait aucune colère de cette preuve +de courage. Ayvaz repartit: «Drôle, tu veux déprécier ma marchandise; en +présence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha de viande pour +un sou, et avoir encore du retour, tandis que je vends un okha deux +livres.» Kourroglou dit: «Tu es un enfant; ce n'est pas pour acheter de +la viande mais pour en vendre, que je suis venu ici.--Que veux-tu dire, +demanda Ayvaz?--Sot que tu es, répliqua Kourroglou, j'ai neuf cents +moutons à vendre, et je venais ici pour connaître le prix réel de la +viande, savoir si elle est chère ou bon marché.» On dit, avec vérité, +que la raison abandonne la tête d'un boucher quand il entend le bêlement +d'un troupeau. Ayvaz n'eut pas plus tôt entendu parler de neuf cents +moutons, qu'il dit: «_Mon oncle_, je ne savais pas que tu étais un +maître berger; j'ai été grossier dans mon langage; tu es en droit de me +couper la langue. Je t'ai frappé, coupe-moi la main, pardonne seulement +ma faute.» + +[Footnote 12: _Looty_, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le +brave vénitien et l'aventurier français.] + +[Illustration: A la fin enfonçant la cuiller... (Page 7.)] + +Kourroglou fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--«Tu frapperas l'ennemi armé, fût-il enveloppé dans un +feuillet du Coran! Mon futur enfant! lumière de mes yeux! je ne me fâche +pas de semblables bagatelles.» Ayvaz dit alors:--«Pour l'amour de Dieu! +mon cher seigneur, que personne ne sache que tu as amené neuf cents +moutons. Notre ville a cinquante bouchers; ils vont tous te persécuter, +et tu seras obligé de diviser ton troupeau entre eux tous; de sorte +qu'il n'y en aura pas plus de vingt pour ma part. Tu feras bien mieux +d'attendre ici et de t'asseoir, tandis que je vais aller chercher mon +père. Nous achèterons à nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls +te donnerons l'argent.» Kourroglou répondit: «Va donc, je t'attendrai +ici.--Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers de viande; s'il +vient quelques pratiques, tu leur vendras un okha deux piastres si elles +ne veulent pas attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-même.» +Kourroglou répliqua: «Va, et repose-toi sur moi; j'ai été boucher +dix-sept ans, et je connais mon état; je vendrai bien à ta place.» Ayvaz +laissa la boutique à la garde de Kourroglou, et courut chercher son +père. Bientôt après, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit +Kourroglou, et pensa en lui-même: «Comment acheter d'un pareil monstre! +Je suis vraiment effrayé de lui.» Ainsi ruminant, il allait de long en +large. + +Kourroglou le vit et lui dit: «Tu vas et viens comme si tu étais malade; +de quoi as-tu besoin?» Le Turc prit une piastre dans sa poche, et +demanda un demi-okha de viande. Kourroglou lui dit de mettre l'argent +sur l'étal et d'entrer dans la boutique. Ayant choisi une tranche de la +meilleure viande: «Prends-la toute!» lui dit-il. Le Turc, pensant qu'il +y avait quelque tricherie là-dessous, ou bien qu'on voulait se moquer +de lui, répondit: «Tout ce que j'ai à recevoir, c'est un demi-okha de +mouton, et je n'en prendrai pas davantage.» Kourroglou leva sa massue +sur lui, et s'écria: «Es-tu sourd ou stupide? Je te dis de prendre +tout.» Le Turc dit dans son âme: «Il faut toujours profiter de +l'occasion; je vais essayer de prendre tout. S'il ne me dit rien, il +aura évidemment perdu le sens; si c'est le contraire, je jetterai +la viande par terre, et je me sauverai.» Il entra dans la boutique +lentement, et avec timidité prit la viande, la mit sur son épaule, +ayant, pendant tout ce temps les yeux fixés sur Kourroglou; ensuite +il quitta la boutique et commença à courir, et, tout en fuyant, il +regardait souvent derrière lui; mais personne ne le suivait. Il avait +toujours quelque appréhension, et il courait aussi fort que la vitesse +de ses jambes le lui permettait. Il n'était pas loin de sa maison quand +il rencontra quelques amis, qui lui demandèrent la raison de cette hâte. +«Oh! puisse votre maison ne tomber jamais en ruine! Un fou est assis +dans la boutique d'Ayvaz; pour une piastre, il m'a donné toute une +épaule de mouton; quel beau trafic! Il y a encore onze quartiers dans +la boutique; allez vite, et il vous les donnera sûrement.» Pendant que +Kourroglou vendait ainsi toute la viande d'Ayvaz pour douze piastres, ce +dernier arrivait à la maison de son père transporté de joie, et il dit: +«Il est venu à notre boutique un berger qui a neuf cents moutons; je +l'ai retenu, et nous achèterons son troupeau.» Son père, Mir-Ibrahim, +le boucher, se rendit promptement à la boutique, et dès qu'il vit +Kourroglou, il lui jeta ses bras autour du cou, et l'accueillit avec de +grands embrassements, l'appelant beg, et ami, et frère en même +temps. Kourroglou pensa en son coeur: «Je t'entends, coquin, tu veux +m'attraper.» Mir-Ibrahim dit: «Beg, votre nom a échappé de ma mémoire; +tout ce que je sais, c'est que vous aviez coutume de m'honorer de votre +présence quand vous nous ameniez des moutons. Il y a longtemps que nous +ne nous sommes vus; mes yeux vous cherchaient et vous désiraient.» +Kourroglou pensait dans son coeur: «Fripon! tu achètes le pain du +boulanger, et puis tu le lui revends ensuite[13].» Et alors il dit: «Mon +nom est Roushan.» Il ne disait pas un mensonge, car tel était vraiment +son nom. Le boucher sur cela commença à se plaindre: «Comment! nous +aviez-vous oublié? et pourquoi être resté si longtemps sans voir votre +ami et votre frère?» Kourroglou répondit: «Les moutons que j'avais +coutume d'amener ici venaient tous de la Perse; maintenant Kourroglou +demeure sur les frontières, à Chamly-Bill. La crainte de ce voleur m'a +retenu; mais, grâce à Dieu! Kourroglou étant mort, je te fournirai +désormais autant de moutons que tu peux désirer.» Mir-Ibrahim, le +boucher, demanda: «Est-il donc vrai que Kourroglou soit mort?--Mort et +enterré! J'ai moi-même assisté à ses funérailles.» Le boucher dit: «Dieu +soit loué! car vous saurez que notre pacha, ayant entendu parler de +ce bandit, a défendu à mon Ayvaz de sortir de la ville, de peur que +Kourroglou ne l'enlève et ne le couvre d'infamie. Depuis sept ans, Ayvaz +n'est jamais sorti de la forteresse.» Kourroglou disait en lui-même: +«Voyez cette sale tête; il m'a enterré vivant, mais je l'aurai bientôt +moi-même mis au tombeau; de sorte que chacun se moquera de lui jusqu'à +la fin du monde.» + +[Footnote 13: expression proverbiale pour dire: tu mens, tu m'as +trompé.] + +Ayvaz, voyant qu'il ne restait plus de viande dans la boutique, crut +d'abord qu'elle avait été vendue; mais quand il regarda dans la bourse, +il n'y trouva que douze piastres, et dit: «Berger, puisse ta maison +s'écrouler!» et alors il se mit à pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la +cause de ses larmes; et lui dit: «Père, j'ai confié à Roushan douze +quartiers de viande, et il les a vendus une piastre la pièce.» +Kourroglou répondit: «J'avais entendu dire que la corporation des +bouchers était renommée pour son avarice sordide, je vois que cela est +exact. A chacun des douze amis que j'ai dans la ville, j'ai envoyé un +morceau de viande. Quoi qu'il en soit, vous ne perdrez rien. Douze +quartiers font six moutons; quand tu viendras acheter mon petit +troupeau, tu pourras en prendre douze gratis.» Quand Mir-Ibrahim +entendit ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. «Retiens ta langue, +imbécile, dit-il, et _ne mange plus de bouc_. Ton oncle Roushan[14] sait +ce que c'est que d'être un homme; il nous donnera quatorze moutons.» +Kourroglou vit qu'il avait perdu deux moutons de plus, et dit en +lui-même: «Ta bouche est prête, ton gosier est ouvert, il ne manque que +la poire pour jeter dedans; mais la poire?» Mir-Ibrahim dit: «Allons, +Roushan Beg, levons-nous, et allons à la maison; nous apprêterons +l'argent, et réglerons nos comptes.» Ayvaz ferma la boutique, et ils +s'en allèrent tous trois à la maison. + +[Footnote 14: Cher oncle, est une expression affectueuse que l'on +emploie avec les personnes âgées.] + +Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz pendant qu'il irait +chercher l'argent. Quand ils se trouvèrent seuls, Ayvaz s'assit sur un +siège plus élevé que Kourroglou; Ayvaz se leva et prit dans une niche +une bouteille et un verre qu'il plaça devant lui, et alors, relevant +ses manches jusqu'au coude, il remplit son gobelet de vin et le vida. +Kourroglou n'avait pas bu de vin depuis quelque temps; son coeur battait +avec violence; il contemplait tendrement l'heureux buveur, et se léchait +les lèvres. Ayvaz dit: «Roushan, mon oncle, pourquoi lèches-tu ainsi tes +lèvres?» Kourroglou répliqua: «Que je devienne ton esclave! O phénix du +paradis! quelle est cette liqueur rouge que tu bois?» Ayvaz dit: «N'en +as-tu encore jamais vu, mon oncle? Cela s'appelle du vin.» Kourroglou +reprit: «Mon fils, mon petit-fils, remplis-en un verre pour moi, et +laisse-moi le boire.» Ayvaz dit alors: «Ce breuvage a cette mauvaise +qualité, qu'il rend fous ceux qui en boivent.--Comment cela?» Ayvaz +répliqua: «Donnez-en seulement une once à un bouc, et aussitôt il +aiguisera ses cornes et se battra contre un loup; donnez-en à un +poisson, et il chargera un vaisseau de marchandises, et naviguera le +portant sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu en bois, +tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant tout haut que tu as +amené neuf cents moutons. Les bouchers tomberont alors sur toi, et te +les prendront de force.» Kourroglou dit: «Ayvaz, puisse-je devenir +la victime de tes yeux! J'avais coutume d'en boire beaucoup; nous en +récoltons en grande abondance.» Ayvaz lui dit: «Comment le fait-on dans +votre pays?--Dans notre pays, on cueille les grappes et on les presse +jusqu'à ce que le jus en soit bien exprimé; alors on en remplit un vase +que l'on met sur le feu. Il bout et rebout jusqu'à ce qu'il soit réduit +d'un tiers, et que la quatrième partie demeure; alors nous jetons dedans +du pain coupé en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts.» Ayvaz +dit: «Puisses-tu mourir, oncle, tu m'as compris merveilleusement! la +chose dont tu parles s'appelle _Dushab_[15].--Comment? qu'est-ce donc, +alors, que tu bois ainsi, mon enfant?--C'est du vin.--Bien, bien, je le +vois à présent; nous en avons en abondance dans notre pays.--Comment le +faites-vous dans vôtre pays, mon oncle?--Nous prenons de la crème, que +nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu'à ce +que le beurre paraisse à la surface. On met le beurre dans le pilon, et +l'on boit ce qui reste.--Puisses-tu mourir, oncle! ceci est le abdough +(lait de beurre).--S'il en est ainsi, pour l'amour de Dieu! laisse-moi y +goûter.--J'ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras +bu.» + +[Footnote 15: _Dushab_, pâte sucrée préparée de la manière ici décrite, +dont on fait communément usage dans l'Orient au lieu de confitures ou de +sucre.] + +Kourroglou réitéra sa demande, jusqu'à ce qu'enfin Ayvaz, touché de +pitié, consentit à lui en donner un verre. «O Dieu! s'écria-t-il, +maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m'a offert à boire de ses +propres mains!» Il vida le verre, et, comme il n'avait mouillé qu'une +de ses moustaches, il dit: «Donne-m'en un autre verre, pour l'autre +moustache.» Il continua ainsi de boire et eut bientôt vidé la bouteille +jusqu'à la dernière goutte. Ayvaz dit alors d'une voix irritée: +«N'oublie pas que ce n'est pas du lait de beurre: tu sentiras bientôt ta +tête s'appesantir.» Kourroglou dit: «Mon petit oiseau de paradis! tu ne +penses à personne qu'à toi! regarde-moi aussi.» Cela dit, il se leva, +et, s'apercevant qu'il y avait encore six bouteilles d'eau-de-vie dans +la niche, il les prit l'une après l'autre, et les vida jusqu'à la +dernière goutte. Ayvaz s'écriait: «Ceci n'est pas du vin, mais de +l'eau-de-vie, rustre; pourquoi en as-tu bu plus d'une!» Kourroglou dit: +«O perroquet du paradis! elles se mêleront dans mon ventre.» Ayvaz était +fâché et se disait: «Il est ivre, il va bientôt tomber endormi; alors, +comment achèterons-nous ses moutons?» Kourroglou prit un siége, et, +regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et +commençant à jouer, dit: «Ayvaz, que je sois ton esclave! laisse-moi +tirer quelques sons de la guitare!--Quoi! sais-tu donc en jouer, oncle?» +Kourroglou dit: «Quand j'étais un enfant, un simple petit berger, mon +père fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cèdre; il y mit +des cordes faites avec les crins d'une queue de cheval, et j'ai +appris dessus à jouer un peu.» Ayvaz lui donna la guitare: Kourroglou +l'accorda, et elle résonnait sous ses doigts comme un rossignol. +L'enfant émerveillé écoutait avec ravissement. A la fin, reprenant +son sang-froid, il demanda: «Oncle, peux-tu chanter aussi bien que +tu joues?--Je vais l'essayer et chanter, si tu me le permets. Que +pouvons-nous faire de mieux?... Nous sommes tous deux gris; si je +ne chante pas ici, où chanterais-je donc?» Cela dit, il chanta +l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--«Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du +boucher! Mais il ne faut pas répéter mes paroles. La rosée est descendue +sur les joues de la rose[16]. Tu as vidé la coupe, tu es gris, même +ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd'hui fils du boucher, mais +qui seras bientôt le mien.» + +[Footnote 16: La sueur a couvert ta figure.] + +Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda: + +«Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou!» + +Kourroglou fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--Les roses du jardin sont en pleine floraison; les +rossignols amoureux chantent, les vallées de Chamly-Bill sont obscurcies +par de nombreuses tentes[17]. C'est là qu'est ma demeure. O fils du +boucher!...» + +[Footnote 17: Dans le texte _churdug_, sorte de tente avec quatre +piquets et une couverture d'étoffe de laine noire.] + +Ici Kourroglou s'arrêta et se dit: «Si je terminais cette chanson par le +nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore +berger un peu de temps.» Il chanta l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--«Dois-je le confesser? Non, je suis berger. La vie +des êtres créés doit avoir une fin. Quand je tire de l'arc, ma flèche +traverse le roc, ô fils du boucher!» + +Comme il disait ces mots, le père d'Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la +chambre avec l'argent destiné à l'achat des moutons et dit: «Lève-toi, +Roushan-Beg, et allons où est le troupeau, afin de terminer notre +marché.» + +Kourroglou, voyant qu'Ayvaz ne bougeait pas, dit: «Mir-Ibrahim, l'enfant +ne viendra-t-il pas avec nous?--Il faut qu'il reste à la maison; +le pacha lui a défendu de quitter la ville ainsi que je te l'ai +dit.--N'as-tu pas honte d'avoir peur du cadavre de Kourroglou? Vous +croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous +pas? Je te répète que Kourroglou est mort depuis plus d'un mois. +Maintenant, sois franc! ce n'est pas Kourroglou que tu crains; mais tu +as peur que je te force à être reconnaissant, quand j'aurai fait don à +Ayvaz de trente moutons.» + +Lorsque le boucher eut entendu qu'il s'agissait encore d'un présent +de trente moutons, il perdit la tête. Il donna à Ayvaz un vigoureux +soufflet sur la face, et s'écria: «Lève-toi, niais, et fais un grand +salut à Roushan-Beg! c'est un homme libéral, c'est un grand homme, et sa +parole est une parole.» Ayvaz, qui était excité par le vin qu'il avait +bu, non moins que tout ce qu'il venait de voir et d'entendre, sentit un +frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son coeur: «Cet +homme doit être Kourroglou lui-même ou quelqu'un de sa bande.» Il prit +sa guitare et dit: «Père, laisse-moi chanter une chanson et je vous +accompagnerai ensuite.» + +_Improvisation_.--«Père, ne confonds pas mon entendement! un homme comme +lui ne peut être un berger. Tu n'as qu'un fils, songes-y! Ne l'emmène +pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-là. J'ai comparé ses paroles +avec ses actions; c'est un fou étrange. Son amitié et sa haine ne durent +qu'un moment. Ce doit être Kourroglou lui-même ou Daly-Hassen: _cet +homme ne ressemble certainement pas à ton berger_.» + +Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa: «Cet enfant est pénétrant; +c'est le fils qu'il me fallait.» Ayvaz continuait ainsi: + +_Improvisation_--Père, ses marchands trafiquent dans les quatre parties +du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent à ses dépens. Il n'aime +aucun compte, mais distribue libéralement ses dons par cinq et par +quinze. Crois-moi, un berger n'a pas cet air-là.» + +Mir-Ibrahim dit: «Que faut-il faire, mon fils? Comment aurons-nous les +neuf cents moutons?» Ayvaz continua et chanta: + +_Improvisation_.--«Renvoyez-le; envoyez-le où nul oeil ne pourra le +voir. Que pas un hôte, pas un voisin ne s'aperçoive de sa venue. Qu'on +ne le voie pas même dans le sommeil! un homme de cette apparence ne peut +être, croyez-moi, ne peut être un berger. Le nom d'Ayvaz est attaché +à cette chanson. Un signe, en forme de croix, a déjà été brûlé sur ma +poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tête. + +«Père, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps!» + +Kourroglou, voyant qu'Ayvaz avait deviné ce qu'il était, se pencha +doucement vers lui, et lui dit à l'oreille: + +«Méchant enfant! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le +troupeau? Je te montrerai quatre belles cages attachées au dos d'un +jeune âne; chacune d'elles contient quantité d'alouettes, de cailles, +de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d'oiseaux +chanteurs. Aussitôt que nous serons arrivés, je t'en ferai présent, +ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, où ils +chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu écouteras leur +ramage, tu seras réjoui.» + +Ayvaz alors pleura et dit: «Je ne puis m'en défendre, viens, père, +allons.--Oui, allons, mon enfant, nôtre ami Roushan-Beg empêchera bien +que tu sois arrêté aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un +esclave avec nous.» + +Ainsi, après avoir pris l'argent pour payer les moutons, Ayvaz, +Kourroglou, Mir-Ibrahim et l'esclave se mirent en route. A un fersakh de +distance d'Orfah, ils arrivèrent à la montagne dont il à été parlé, sur +laquelle le berger faisait paître ses moutons. Quand le boucher aperçut +de loin le troupeau, il fut réjoui dans son coeur et dit: «Est-ce là ton +troupeau, Roushan-Beg?--Ce l'est.--Commençons donc nôtre marché. Nous +conviendrons d'abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y +a de moutons gras et en bon état; combien de maigres et +d'estropiés.--Qu'il en soit ainsi! Fais comme il te plaira.--Combien +as-tu de moutons?--Je t'ai dit ce matin que j'en avais neuf +cents!--Combien de maigres et combien de gras?--Je n'ai jamais de bétail +maigre, mâle ou femelle; tous mes moutons sont gras et en bon état. +Aucun d'eux n'a plus de deux ans, et les brebis n'ont pas encore +agnelé.--Bien, as-tu acheté ces moutons ou les as-tu élevés?--Un menteur +est pire qu'un chien, et je te dirai la vérité: j'en ai acheté la +moitié, et j'ai élevé moi-même l'autre moitié.--Combien veux-tu les +vendre la pièce?--Je veux les vendre en bloc.--A quel prix?--Maudit soit +celui qui ment. Je te dirai la simple vérité. Je les ai achetés cinq +piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j'aie au +moins une piastre de profit dans le marché. Je ne désire pas en avoir +davantage avec toi.» + +Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz suivait chaque +parole qu'ils prononçaient. Il dit tout bas, à son père: «Je lui ai fait +boire du vin, il ne sait pas ce qu'il dit. On ne peut pas acheter un +mouton moins de cinq tumans. Comptez l'argent sans délai, père, et +lorsqu'il l'aura reçu, il ne pourra plus se rétracter, quand même il +recouvrerait la raison.» + +Mir-Ibrahim ouvrit le sac où était l'argent, qu'il compta et versa +ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que +plus de la moitié était déjà payée et que le compte avançait rapidement, +dit dans son coeur: «Comment me débarrasserai-je de ce fripon de Turc?» +Il possédait une force de poignet si extraordinaire, qu'il pouvait +serrer entre ses doigts une pièce de monnaie assez fort pour en effacer +l'empreinte. Ayant ainsi effacé une piastre, il la jeta avec colère +devant le boucher et s'écria: «Ceci est de la fausse monnaie.» Mais +la ruse n'avait pas échappé à l'oeil perçant d'Ayvaz, qui dit: +«Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons emprunté la moitié +de cet argent; pourquoi l'altères-tu méchamment?» Kourroglou répliqua: +«Ayvaz, mon enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins +d'ouvriers de la monnaie ont oublié de frapper les chiffres du sultan +sur la piastre; et il faudra que je perde dessus.» En disant ces mots, +il se leva, jeta tout l'argent parterre, et dit d'une voix irritée: «Il +y a cent bouchers dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons, +et je vous vendrai l'autre.» Et il s'éloigna. Les prières du boucher +furent inutiles, et Kourroglou était sur le point de partir, lorsque +Mir-Ibrahim, au désespoir, dit à son fils: «Puisses-tu mourir jeune[18], +Ayvaz; va, cours après lui, et prie-le de venir terminer le marché; +peut-être t'écoutera-t-il.» + +[Footnote 18: «Mourir dans ton jeune âge», _djeuen merg skeyi_, et aussi +_merghi tu_ «tue la mort», sont deux étranges expressions de tendresse +employées par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de +quelqu'un ou le flatter.] + +Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains, +il le supplia, en disant: «Je t'en conjure, mon oncle, ne sois pas +fâché, et reviens.» Kourroglou, faisant semblant de s'adoucir, revint, +et s'assit à sa première place. Quand l'argent fut tout compté, +on s'aperçut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher dit: +«Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les +conduirons à la ville, où je lui paierai le reste de la somme. Tu +dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin.» Kourroglou +répliqua: «Je n'irai pas à Orfah, car j'ai entendu dire que ceux qui +y passent la nuit avec de l'argent sont assassinés. Il faut que tu me +payes ici même.--Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg; cependant je +ferai comme tu l'ordonnes. Reste ici avec Ayvaz; et toi, mon enfant, +sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je +courrai à la ville chercher le reste de l'argent.» + +Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de +Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse il partit pour Orfah. + +Kourroglou, sous prétexte d'aller chercher les quatre cages qu'il +avait promises à Ayvaz, laissa ce dernier avec l'esclave, tandis qu'il +retournait vers le berger. Il reprit son armure, _ainsi que ses dix-sept +armes_. Alors il demanda au berger: «Où est mon cheval?--Oh! puisse ta +maison tomber en ruine! Ton cheval est aussi fou que toi-même. Je l'ai +attaché par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s'il +est mort ou vivant.» Kourroglou lui dit: «Misérable! je souillerai le +tombeau de ton père! Tu as fait du mal à mon cheval, fils de chien!» Et +il courut sans délai vers le ravin, où il vit son Kyrat attaché d'une +telle façon, qu'il ne pouvait bouger. Il détacha les liens de son +cheval, le sella, serra la sangle, puis, l'ayant embrassé sur les deux +yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d'abord le sac de +piastres, qu'il attacha derrière la selle avec des courroies. +«Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et +partons!--Guerrier, tu te moques de moi; mon oncle Roushan sera bientôt +ici, et tu seras démonté par un seul coup de sa massue.--Frotte les +yeux, Ayvaz, et regarde; ne reconnais tu pas ton oncle?» Ayvaz l'examina +attentivement. «Oui, c'est lui, dit-il, c'est Roushan-Beg lui-même; +seulement son habit n'est pas le même.» + +Il commença à pleurer, et s'écria: O ma mère! ô mon père! où êtes-vous?» +Ses larmes et ses prières lui servirent peu. Kourroglou l'enleva sur sa +selle, le plaça derrière lui, et ayant lié un shawl autour de son corps +et de celui d'Ayvaz, il assujettit ce dernier à sa ceinture. Ensuite il +donna un coup d'éperon à son cheval, le fouetta, et emporta sa proie. +Le crédule esclave du boucher pensait que tout cela n'était qu'un jeu. +Cependant il courut après lui et cria: «Trêve à ce jeu, trêve à cette +plaisanterie.» A la fin il se fâcha, sortit un poignard du fourreau, et +l'élevant devant Kourroglou, il dit: «Laissez l'enfant, ou je vous passe +ce fer à travers le corps.» Kourroglou dit: «Voyez ce reptile! Il faut +que je montre quelque merci envers lui.» Alors il lança sa massue après +lui, et le crâne de l'esclave fut écrasé comme la tête d'un pavot. + +Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux; et, tremblant de +frayeur, il commença à réciter les prières des mourants. Kourroglou lui +ordonna d'approcher et d'ouvrir ses oreilles. Alors il délia sa bourse, +en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda: «Berger, as-tu vu +un chameau[19]?» Le berger répliqua: «Je n'ai pas même vu un mouton.» +Kourroglou dit: «Berger, tu vas conduire à l'instant ce troupeau à la +ville; pendant ce temps j'enlèverai Ayvaz.» Ainsi le berger conduisit +son troupeau à Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz à +Chamly-Bill. L'enfant désolé criait douloureusement: «Malheur à moi! je +laisse ma tante derrière moi; j'abandonne la femme de mon oncle; malheur +à eux, malheur à moi!» Ses yeux étaient rouges et enflés comme des +pommes. Kourroglou fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--«Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne +tourmente pas mon coeur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz!» + +[Footnote 19: «Avez-vous vu le chameau?» _Non! sirutur didi? Ne!_ Conte +perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.] + +Ce dernier, en réponse, fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_--«Tu dis qu'il ne faut pas pleurer! Comment puis-je +retenir mes larmes, ô Kourroglou? Tu me dis de ne pas te tourmenter de +mes chagrins; comment puis-je m'empêcher d'être triste?» + +Alors Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--«Je revenais des champs, je revenais des déserts, et +je demandais aux bergers s'ils ne t'avaient pas vu. Je t'ai séparé de +ton vieux père; Ayvaz, ne pleure pas.» + +Ayvaz chanta ainsi: + +_Improvisation_.--«Tu as rempli les sacs avec l'argent; tu as déchiré +le fond de mon coeur; tu as courbé sous le chagrin le dos de mon père. +Comment puis-je m'empêcher de pleurer, ô Kourroglou? + +Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--«Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan? Ne serai-je +pas pour toi un père, un tendre parent? Ne crie pas, ne pleure pas, +Ayvaz.» + +Ayvaz chanta alors: + +_Improvisation_.--«Mes fleurs, je vous ai laissées dans le jardin! +J'ai laissé derrière moi des beautés dont la ceinture mérite d'être +embrassée, j'ai laissé derrière moi mon nom et ma famille! Comment +puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou?» + +Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--«Plus de larmes, je t'en conjure, ou tu me feras +pleurer moi-même comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras +un guerrier, tu seras la gloire et l'orgueil de Kourroglou. Ne pleure +plus.» + +Ayvaz dit: «J'ai ouï dire que tu étais un guerrier; tu dois alors me +traiter comme il convient à un guerrier. Je ne puis dire si tu es un +homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m'empêcher de pleurer?» + +Kourroglou lui promit d'en faire son fils, de le faire vivre dans +l'abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuèrent leur +voyage à Chamly-Bill. + +Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher +l'argent, et dit à sa femme: «J'ai rencontré aujourd'hui un berger qui +est un grand niais. J'étais à court de quelques tumans pour payer les +moutons, et je lui ai laissé Ayvaz en otage. Va, et tâche de trouver +l'argent promptement.» Sa femme court chez quelques parents et amis; et, +ayant obtenu la somme nécessaire, elle l'apporta au boucher. Celui-ci +remonta à la hâte sur sa chétive rosse, et retourna vite au troupeau. +Mais à peine avait-il passé la porte, qu'il vit le berger entrant dans +la ville avec ce même troupeau. «Berger, tu es un fripon, un voleur! De +quel droit amènes-tu mes moutons à la ville? Je les ai achetés, je les +ai payés.» Le berger dit: «Je ne te comprends pas.» Mir-Ibrahim demanda: +«Quoi! n'es-tu pas le berger de Roushan-Beg?--Tu rêves comme si tu avais +la fièvre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est +celui que tu nommes Roushan-Beg.--Misérable! ne m'avez-vous pas +vendu ces moutons, il n'y a qu'un instant? n'avez-vous pas pris +l'argent?--Arrière, avec ton mensonge! Les brebis sont la propriété de +Reyhan l'Arabe, et je les amène en ville pour les traire. Les brebis que +l'on trait dans la place du marché se vendent un meilleur prix.» + +A ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir à la peau. Il +descendit pour tâter les mamelles des brebis, et s'aperçut qu'elles +avaient toutes du lait. Il dit: «Ce hâbleur, Roushan-Beg, me disait, +en me vendant son troupeau, qu'il ne s'y trouvait que des mâles ou des +brebis qui n'avaient jamais porté. Sans aucun doute, c'était Kourroglou, +qui, après m'avoir trompé, doit avoir emmené Ayvaz avec lui. N'as-tu pas +vu deux jeunes garçons sur la montagne?» Le berger dit: «Oui, j'ai vu +deux jeunes garçons jouant et luttant ensemble sur la montagne.» + +Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hâte, et courut au galop. Il +ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta +clouée à son palais; il commença à frapper ses tempes si violemment +qu'il tomba de cheval. Dans son désespoir, il se jeta sur la terre; et, +répandant de la poussière sur sa tête, s'écria: «Malheur à moi! il m'a +enlevé mon fils.» + +Mir-Ibrahim fut trouvé dans cet état déplorable par Reyhan l'Arabe. Ce +dernier était un riche seigneur, qui se rendait au delà des montagnes +pour chasser, accompagné de cent soixante cavaliers. Quand il se fut +approché, et qu'il eut examiné les choses, il reconnut son beau-frère +dans l'homme ainsi désolé: «Quoi! est-ce vous, Mir-Ibrahim? Pourquoi ces +larmes, et que signifie ce désespoir?» Le pauvre père, que la douleur +privait de la parole, put seulement prononcer ces mots: «Il l'a +emmené... il l'a emmené!...» Reyhan l'Arabe demanda en colère: «Fils +d'un père brûlé, qui, et par qui enlevé?» Une demi-heure se passa avant +que Mir-Ibrahim eût recouvré ses sens, et il dit: «Je l'ai vendu à +Kourroglou; il l'a enlevé, il s'est enfui.--Parle clairement. Si tu lui +as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriété.» Ce ne +fut qu'après de nombreuses questions que Reyhan l'Arabe dit, dans +son coeur: «Kourroglou, tu es un misérable, tu as passé ta main[20] +crasseuse sur ma tête, et enlevé le gibier de mes réserves.» Il appela +ses cavaliers, et dit: «Enfants, je vais courir après lui; suivez-moi.» +Alors ils galopèrent à la poursuite de Kourroglou, guidés par les traces +des pas de son cheval. + +[Footnote 20: C'est-à-dire: tu m'as trompé et déshonoré.] + +Reyhan l'Arabe était monté sur une jument. Kourroglou continuait de +marcher, sans être averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses +oreilles. C'était un signe certain de la présence de la jument, à +environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son coeur: «Mon Kyrat +doit sentir la jument de Reyhan l'Arabe. Celui-ci a sans doute tout +appris, et me poursuit maintenant.» Il regarda le ciel, et vit quelques +oies sauvages passer au-dessus de sa tête. Kourroglou pensa: «Je vais +décocher une flèche au guide de la bande: si l'oiseau tombe, je serai +vainqueur; mais si la flèche revient seule, Ayvaz ne sera pas à moi.» Il +prit une flèche de son carquois; et, après l'avoir placée sur son arc, +il l'envoya dans l'air. En très-peu de temps, l'oie descendit, et vint +tomber aux pieds de son cheval. + +Kourroglou se sentit très-heureux; il arracha une couple des plus belles +plumes de l'oie, et, ôtant le bonnet d'Ayvaz, les attacha, en guise de +plumet, à sa calotte. Ayvaz dit: «Tu as fait des trous, avec ces plumes, +dans ma calotte; j'ai une belle nièce qui m'en fera une neuve.--O mon +fils! répliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma +maison, tes habits seront d'or et de soie.» En entendant cela, Ayvaz +pleura amèrement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson +suivante: + +_Improvisation_.--«Que ta tête semble belle avec cette plume! c'est +comme la tête d'une grue mâle. Je la garderai[21], je veillerai +soigneusement sur elle. Je t'ai cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé +sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquée de tes +sourcils a été dessinée par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en +âge, tu as quinze ans, ô jeune garçon! A tous ces ornements un seul +manque encore: c'est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le +modèle d'un guerrier. Je couvrirai ta tête d'une calotte d'or. O ma +jeune grue! ne pleure plus.» Après une pause, Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--«Je te vis, et mon coeur fut heureux. Tu trouveras en +moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou _le bélier_. Je suis +bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, à la tête de grue, ne pleure +plus.» + +[Footnote 21: _Terbatics_ «Je tournerai autour de ta tête», expression +prise d'une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu'un, afin +de le prévenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui, +et on en fait ensuite présent aux pauvres, ou bien on le fait pendre. +Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant, +baisent le pan de sa robe ou son éperon; ils demandent comme la plus +grande faveur la permission de tourner autour de son cheval; de là +l'expression _dourer beguerden_, c'est-à-dire «j'implore, je demande sur +tout ce qu'il y a de plus sacré».] + +Retournons maintenant à Reyhan l'Arabe. Il connaissait parfaitement +tous les chemins et sentiers des environs d'Orfah; il savait aussi +que Kourroglou y venait pour la première fois, et par conséquent ne +connaissait pas les localités. Il y avait une passe étroite au-dessus +d'un précipice qu'il fallait traverser au moyen de _quelque chose +ressemblant à un pont jeté dessus_. Avant que Kourroglou pût avoir passé +ce pont, Reyhan l'Arabe y était arrivé en faisant un détour, et il +se posta à l'entrée même. Kourroglou, voyant que sa route était +interceptée, se détermina à gravir la montagne rapide qui surplombait le +pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses éperons et le fouetta; Kyrat +grimpa comme une chèvre sauvage, et fut bientôt debout sur le sommet. +Kourroglou, regardant alors de tous côtés, ne vit rien que les murs +perpendiculaires des précipices horribles. On ne voyait aucun passage; +seulement, au pied d'un des flancs de la montagne, il y avait un ravin +large de douze mètres et de cent mètres de long. Kourroglou demeura à +méditer sur ce qu'il y avait à faire. + +Reyhan l'Arabe alors dit à ses gens: «Mes enfants, mes âmes, pas un pas +de plus. Restez où vous êtes: pas un de vous ne pourrait monter au +lieu où est maintenant Kourroglou; il faudra qu'il y meure ou qu'il +descende.» + +A tout événement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la +montagne; mais, ce qu'il eut de pire, c'est que Kyrat y tomba malade, +Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria: «O Dieu! si le jour +de ma mort est arrivé, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites.» Il +regarda alors Kyrat, et son coeur fut réjoui quand il vit que son cheval +paissait et mangeait l'herbe avec appétit, signe évident que sa santé +s'améliorait, grâce à l'intercession de la sainte âme d'Ali. Il alla +examiner le ravin, large de douze mètres, et pensa: «Quel que puisse +être le résultat, je veux l'essayer. Si Kyrat franchit le ravin, +nous sommes sauvés; s'il ne le peut, alors nous périrons tous trois +misérablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brisés en mille pièces au fond du +précipice. Je ne puis attendre plus longtemps.» Il sauta sur son cheval, +lia Ayvaz à sa ceinture avec un châle, et improvisa à son cheval le +chant suivant: + +_Improvisation._--«O mon coursier! ton père était bedou, ta mère kholan. +Sus! sus! mon digne Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ne me laisse pas +ici, parmi les mécréants et les ennemis, au milieu du noir brouillard. +Sus! sus! mon âme, Kyrat, emporte-moi à Chamly-Bill!» + +Aussitôt que Reyhan l'Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit à +rire et cria d'en bas: «Bien, maudit! tu as dit tes dernières paroles; +mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos +mains.» Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat: + +_Improvisation._--«Hélas! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu +seras couvert de harnais de soie à ta droite et à ta gauche; je ferai +ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derrière avec de l'or pur. +Sus! sus! mon Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ton corps est aussi rond, +aussi mince et aussi uni qu'un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon +cheval; que l'ennemi te voie et devienne aveugle d'envie[22]. N'es-tu +pas de la race de kholan? n'es-tu pas l'arrière-petit-fils de +Duldul[23]? O Kyrat! porte-moi à Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai +tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder exprès +pour toi. Nous nous réjouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux. +O mon Kyrat! toi que j'ai choisi entre cinq cents chevaux, sus! sus! +porte-moi à Chamly-Bill.» + +[Footnote 22: Littéralement: «Tu arracheras les yeux du scélérat.»] + +[Footnote 23: Duldul: nom du célèbre cheval arabe qui appartenait à Ali, +gendre de prophète.] + +Ayant fini ce chant, Kourroglou commença à promener Kyrat. Reyhan +l'Arabe le vit d'en bas, et, devinant que Kourroglou préparait son +cheval à franchir le ravin, il dit à ses hommes: «Voulez-vous parier que +Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce précipice? Son grand courage +me plaît. Je vous prends à témoin que s'il franchit le ravin, je me +garderai de persécuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui +laisserai emmener Ayvaz; s'il succombe, je rassemblerai leurs membres +dispersés et les ensevelirai avec honneur.» Il dit ces mots, et il +regarda la montagne tout le temps à travers un télescope. Kourroglou +continuait à promener Kyrat jusqu'à ce que l'écume parût dans ses +naseaux. Enfin, il choisit une place où il avait assez d'espace pour +sauter; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant. + +Le brave Kyrat s'élança et s'arrêta sur le bord même du précipice; ses +quatre jambes étaient rassemblées entre elles _comme les feuilles d'un +bouton de rose_. Il hésita un instant, prit de l'élan, et sauta de +l'autre côté du ravin; il retomba même deux métres plus loin qu'il +n'était nécessaire. + +Reyhan l'Arabe s'écria: «Bravo! bénis soient la mère qui a sevré et le +père qui a élevé un tel homme.» + +Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tête; il +ne regarda pas même en arrière, comme s'il ne fût rien arrivé +d'extraordinaire, et il s'en alla tranquillement avec Ayvaz. + +Reyhan l'Arabe dit à ses hommes: «Mes amis, mes enfants! un loup à qui +l'on n'ôte pas sa première proie s'enhardit et revient plus rapace que +jamais. Kourroglou a enlevé aujourd'hui le fils de mon beau-frère; +demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui +montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc.» + +Sur cela, ils s'élancèrent à sa poursuite. Aussitôt que Reyhan l'Arabe +aperçut Kourroglou, il cria: «Roi, parviendrais-tu à t'échapper jusqu'à +Chamly-Bill, je t'y atteindrais encore.» Kourroglou pensa: «Ce brigand +ne veut pas me laisser en paix.» Il fit descendre Ayvaz de cheval, +examina la selle, les étriers, resserra la sangle, et retourna +au-devant de Reyhan l'Arabe, auquel il demanda: «Que veux-tu de moi, +mécréant?--Écoutez cette belle question, ce que je veux? Tu as passé ta +main crasseuse sur ma tète.» Kourroglou demanda: «Veux-tu combattre avec +moi comme un homme ou comme une femme?--Qu'entends-tu par combattre +comme un homme ou comme une femme?--Si tu ordonnes à tes cavaliers de +sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme; si, au contraire, +tu consens à te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il +convient à des hommes. + +--Soit, battons-nous donc comme des hommes.» Kourroglou, qui voyait que +les cavaliers de Reyhan l'Arabe attendaient tranquillement, rangés en +ligne, dit dans son coeur: «Malgré ses promesses, je ne puis me fier à +la parole des Sunnites; commençons donc par éloigner d'ici au moins une +partie de ses cavaliers. Écoutez-moi, Reyhan l'Arabe, j'ai coutume de +chanter avant le combat. Voici mon chant: + +_Improvisation._--«Guerrier Reyhan! tu es venu avec une armée contre +moi seul. Où est ton honneur, où est ta valeur si vantée? Pourquoi +cherches-tu à détruire mon âme? Guerrier Reyhan, tu es fou!» + +Le son de sa voix, aussi bien que le chant, étaient si terribles, que +les cavalières de Reyhan furent frappés de peur. Kourroglou continua: + +_Improvisation_.--«Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc. +Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tête comme un bélier +contre mon bouclier. Je puis broyer l'acier entre mes dents, et je le +crache alors avec mépris contre le ciel. Oh! pourquoi ne pas combattre +aujourd'hui?» + +Les cavaliers de Reyhan l'Arabe, saisis d'horreur, murmurèrent l'un à +l'autre: «Pour la gloire de la race d'Osman, pas un de nous n'échappera +au tranchant du sabre de Kourroglou.» Plusieurs d'eux prirent la fuite. +Kourroglou dit dans son coeur: «Est-ce ainsi? Fuyez donc.» Et il +improvisa. + +_Improvisation_.--«Donne ordre à ton armée de se diviser par bataillons. +Ah! ont-ils tant de confiance dans leur nombre? Je suis seul, que cinq +cent, que six cents de vous s'avancent! Reyhan est venu, il est fou, en +vérité.» + +Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul +resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa. + +_Improvisation_.--«Un guerrier ne chasse pas ses frères guerriers dans +le couvert. Il menace avec son épée égyptienne bien affilée, élevée en +l'air. Pense à toi, Reyhan, avant qu'il soit trop tard. Es-tu fou? Tu +n'as jamais éprouvé la force du bélier, le front de Kourroglou; tu n'as +jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore la, Reyhan, es-tu +fou?» + +Reyhan l'Arabe était un seigneur d'un grand courage; on parlait de sa +gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s'écria: +«Retourne dans ta maison, Reyhan; regarde la fuite de tes cavaliers.» Sa +réponse fut: «Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent résister à +un hibou comme toi.» Cela dit, Reyhan lança sa jument arabe sur le +railleur. Kourroglou, de son côté, donna de l'éperon à Kyrat. Le choc +fut terrible. + +Les dix-sept armes qu'il portait avec lui furent employées tour a +tour, et cependant aucun avantage ne fut remporté de part et d'autre. +Kourroglou vit que Reyhan l'Arabe était un homme d'un courage et d'une +habileté supérieurs. + +Ils s'approchèrent plusieurs fois à cheval poitrine contre poitrine et +dos contre dos. Ils se prirent l'un l'autre par la ceinture. Reyhan +tirait Kourroglou afin de le désarçonner, et criait: «Tu n'emmèneras +pas Ayvaz.» Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait: +«J'emmènerai Ayvaz.» + +Ils descendirent de cheval en même temps et commencèrent à lutter à +pied, le cou enlacé avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la +jambe. On aurait dit deux chameaux[24] mâles se battant ensemble. Le +soleil commençait déjà à baisser. Kourroglou se sentait fatigué de la +puissante résistance de son ennemi, et s'écria dans son coeur: «O Dieu! +préserve-moi de malheur, ô Ali!» Cela dit, il éleva Reyhan l'Arabe en +l'air et le rejeta par terre; il s'assit sur sa poitrine, et, tirant +son couteau, il se préparait à lui couper la tête; mais il dit dans son +coeur: «S'il demande merci, je le tuerai; s'il ne le demande pas, ce +serait pitié de tuer un si brave jeune homme.» + +[Footnote 24: Les combats de chameaux sont beaucoup plus féroces que +ceux de taureaux, de béliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches +oisifs en Perse parient souvent à leur sujet. Il est presque impossible +de ne pas éprouver une sorte de plaisir sauvage à être témoin de ces +combats. Ces deux énormes corps, tout en se battant, demeurent presque +sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlacés l'un l'autre ne donnent +signe de vie que par de convulsives contorsions. Deux têtes avec des +yeux presque hors de leur orbites, des bouches écumantes, d'affreux +rugissements complètent le tableau.] + +Il regarda son visage, mais il était rouge, tranquille, et ne laissait +voir aucun changement. Alors il détacha la courroie qui était derrière +sa selle, et s'en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan. +Ce dernier dit: «Au moment où tu lançais ton cheval pour franchir le +précipice, je te faisais présent d'Ayvaz. J'ai été infidèle à ma parole, +et pour un péché si énorme, le malheur tombe sur ma tête coupable.» +Kourroglou répliqua: «En vérité, nul autre homme que moi n'osera te +poursuivre, J'ai pitié de toi, et n'ai pas envie de te tuer. J'ai +seulement lié tes mains et tes jambes. Si une armée me poursuivait, +elle ne serait pas assez hardie pour continuer après t'avoir vu ainsi +garrotté.» + +Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant +remonté sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il plaça Ayvaz +derrière lui, et ils arrivèrent ainsi à Chamly-Bill. Les sentinelles +de Kourroglou le virent venir de loin et informèrent les bandits de +l'arrivée de leur maître. Sept cent soixante-dix-sept hommes allèrent à +sa rencontre. Kourroglou commanda qu'on fût chercher une robe d'honneur +pour Ayvaz. Ayvaz la mit: Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout +le temps de l'absence de Kourroglou, avait été enchaîné et confiné dans +une sombre prison, fût amené devant lui. Il le reçut tendrement, lui +ôta ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitôt que Khoya-Yakub fut +revenu, il le revêtit d'un superbe habillement, et l'invita à s'asseoir +près de lui, à la place d'honneur. + +Les bandits s'enquirent avec empressement des détails de la capture +d'Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement à la fin, +n'épargnant pas les louanges à Reyhan sur sa force et son courage. Il +dit son conte en vers et en prose, fidèle à sa coutume de dire la vérité +à la face des gens, disant à un poltron qu'il était un poltron, à un +brave qu'il était un brave. Voici une des improvisations faites en +l'honneur de Reyhan: + +_Improvisation_.--«Frères, Aghas! un homme doit être un homme comme +Reyhan. Il a arraché des larmes d'admiration de mes yeux. Son bouclier +est d'argent; il répand le sang de l'ennemi avec abondance. Il a uni +mon âme à la sienne. Il a gravé à la fois dans mon coeur le respect et +l'attachement. Un homme juste doit être comme Reyhan. Puisse chaque père +avoir cinq fils comme lui; puissions-nous avoir des guerriers comme lui +pour compagnons! Il mérite d'être le frère de Kourroglou. Un homme juste +doit être un homme comme Reyhan[25].» + +[Footnote 25: Le texte de cette belle pièce de poésie sert d'exemple +de la force des participes turcs, qui ne peut être égalée dans aucune +langue européenne.] + +Kourroglou ordonna qu'on servit un repas. Ayvaz fut nommé chef des +échansons; le vin coula, les mets tombèrent comme la pluie, et toute la +bande festoya ensemble. + + + +QUATRIÈME RENCONTRE. + +Le chapitre qui précède nous a paru si coloré et si original, que nous +n'avons pas eu le courage de l'abréger beaucoup. Au ton héroïque se mêle +dans le récit la gaieté rabelaisienne, et l'ensemble est, comme dans +toutes les oeuvres naïves, un composé de terrible et de bouffon. Le +déjeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il pas, en effet, +une scène de Grangousier? N'y a-t-il pas aussi un peu du frère Jean des +Entommeures et de Panurge en même temps, dans les niaiseries malicieuses +qu'emploie Kourroglou pour obtenir d'Ayvaz la permission de boire de son +vin? Mais bientôt viennent les touchantes lamentations d'Ayvaz enlevé, +et là, il y a la simplicité élevée de la forme biblique. Enfin, +l'admiration de Reyhan l'Arabe pour Kourroglou franchissant le précipice +finira dans la chevalerie merveilleuse de l'Arioste. + +La rencontre suivante pénètre plus avant dans les moeurs et usages de +l'Orient. La princesse Nighara est toute une révélation de l'idéal de la +femme dans ces contrées. Idéal bizarre et qui, pour le coup, n'est pas +le nôtre. L'examen en sera d'autant plus curieux; et ce serait peut-être +ici le lieu de donner comme préface à ce chapitre un travail que M. +Chodzko nous a communiqué sur les pratiques, usages, superstitions, +idées religieuses et sociales qui défraient la vie mystérieuse des +harems. Mais nous craignons de nuire à l'intérêt que peut inspirer +Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons à la fin +de notre analyse la publication des curieux documents qui viennent à +l'appui. + +La quatrième rencontre traite donc de la princesse Nighara; mais comme +elle en traite fort longuement, nous abrégerons le plus possible, ayant +regret, toutefois, à tout ce que nous passerons sous silence. + +Et d'abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou comme ne se rattachant +pas à l'action de cette aventure; mais nous devons le retrouver dans la +suite de la vie de Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de +le faire connaître au lecteur, d'autant plus qu'il y a là un trait +d'affinité avec l'aventure de Guillaume Tell, et raffiné dans tous ses +détails par l'ingénieuse exagération des Orientaux. On a dû remarquer +aussi dans le chapitre précédent la supériorité de l'invention persane, +à propos de Kourroglou effaçant, par la seule pression de ses doigts, +l'effigie d'une monnaie d'or. Les héros de chez nous se contentent de +briser la pièce en deux, et croient avoir fait l'impossible. Mais le +véritable impossible ne se trouve que dans l'Orient. + +Voilà donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, du fond de sa +ville du Nakchevan, entend parler de la gloire et de la magnificence du +bandit. _Mon coeur éclate ici faute d'action_, dit Demurchi-Oglou, et le +voilà parti avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait +aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit d'abord: «Voilà un +beau garçon!» Demurchi lui présente sa requête. «_Mon âme_, lui répond +le maître, tu dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux +lâches.--Amis, dit-il à ses chasseurs, _j'ai trouvé ici mon gibier _.» +Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, _à la manière des chameaux +mâles_, et lui fait ôter son bonnet. Puis il demande une pomme, tire +son anneau de son doigt, le fixe sur la pomme qu'il pose sur la tête de +Demurchi, se place à distance, tend son arc, et fait passer les soixante +flèches de son carquois à travers l'anneau. + +Content de voir que Demurchi n'a pas sourcillé, il dit à ses compagnons: +«Mes âmes, mes enfants, que celui qui m'aime contribue à équiper +Demurchi-Oglou.» A l'instant même, nos bandits, sans aucune crainte de +passer pour communistes, se dépouillent chacun de son habillement, de +son armure ou du harnachement de son cheval, «et il lui fut donné tant +de choses, qu'en un instant l'étranger se trouva riche.» + +On l'emmène à Chamly-Bill, on fêta sa venue; Kourroglou improvise pour +lui au dessert, et, dans une de ses strophes, il lui dit: + +«Personne sur la terre ne connaîtrait mes hauts faits sans mes jolies +chansons. Oui, tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour mes amis, et la +passion d'un gain égoïste ne s'est jamais élevée dans mon âme.» + +[Illustration: Kourroglou s'approcha d'Ayvaz. (Page 9.)] + +«Mais écoutez maintenant, s'écrie le rapsode, l'histoire de la princesse +Nighara, fille du sultan de Constantinople.» + +La belle princesse a entendu parler de Kourroglou, et elle s'est éprise +de lui sur sa brillante réputation. Un jour qu'elle était sortie pour se +promener dans les bazars de la ville, et qu'au son des tambours, tous +les promeneurs et tous les marchands s'enfuyaient pour ne pas payer +de leur tête le bonheur de l'apercevoir, un certain Belly-Ahmed +(c'est-à-dire _le fameux_ Ahmed), qui se trouvait là, se dit en +lui-même: «Ton nom est Belly-Ahmed, et tu ne verrais pas cette belle +princesse?» Il la vit, en effet, et faillit le payer cher; car la +princesse, qui n'entendait pas raillerie, le foula aux pieds, et l'eût +fait étrangler par ses eunuques, s'il n'eût eu l'heureuse inspiration de +lui dire, tout en la suppliant, qu'il était natif d'Erzeroum. Aussitôt +la princesse lui demande s'il n'a point vu dans ces contrées un certain +Kourroglou, et Belly-Ahmed, qui n'est point sot, se hâte de se donner +pour un de ses serviteurs. Alors la princesse lui jette de l'or à +poignées, et lui remet, pour son maître, son propre portrait avec une +lettre ainsi conçue: + +«O toi qui es appelé Kourroglou! la gloire de ton nom a jeté un charme +sur nos contrées. Je me nomme Nighara, fille du sultan Murad. Je te dis, +afin que tu l'apprennes, si tu ne le sais pas encore, que j'éprouve +un ardent désir de te voir. Si tu as du courage, viens à Istambul, et +enlève-moi.» + +Belly-Ahmed part pour Chamly-Bill, et se présente aux sentinelles qui +s'emparent de lui et le conduisent à Kourroglou. Celui-ci lui trouve +bonne mine, le fait asseoir, et envoie son bel échanson Ayvaz lui +chercher du vin. Alors recommence avec Ahmed un dialogue dans la +forme de celui qu'on a vu au chapitre précédent, entre Kourroglou et +Khoya-Yakub. «As-tu vu un plus beau cheval que mon Kyrat?---Je n'en ai +pas vu.--As-tu vu un plus beau guerrier que mon Ayvaz?--Je n'en ai pas +vu.--As-tu vu une plus belle fête, etc.--Mais, ô Kourroglou! j'ai vu, +à Istambul, la princesse Nighara!» Kourroglou dresse l'oreille, lit le +billet, regarde la miniature, fait seller Kyrat; et part en laissant +Belly-Ahmed enchaîné dans un cachot, comme il avait fait pour +Khoya-Yakub; en pareille circonstance, c'est sa façon d'agir. + +[Illustration: Ayant entendu la proclamation... (Page 2l.)] + +Ayant passé les portes de la ville (Constantinople), il descendit +de cheval, et Kyrat le suivit par les rues. Ce merveilleux cheval +(descendant à coup sur de celui qui portait les quatre fils Aymon), +sachant bien qu'il pourrait éveiller, par sa beauté, la convoitise des +étrangers, ou _craignant qu'on ne jetât sur lui quelque charme_, «avait +l'esprit de laisser tomber ses oreilles comme un âne, de rebrousser +son poil, d'emmêler sa crinière, enfin de se donner l'apparence et la +démarche d'une rosse.» + +Kourroglou vit une femme décrépite dont le dos _avait la forme courbée +de la nouvelle lune_, et connut à son air que c'était une sorcière. Il +lui demande l'hospitalité. Elle s'excuse sur sa pauvreté. Il lui donne +de l'or, elle s'attendrit. Mais arrivés à la maison de la vieille, +Kourroglou, qui veut y faire entrer Kyrat, trouve la porte si basse, +qu'il est obligé de partager la muraille en deux d'un coup de sabre. La +dame pleure, le bandit l'apaise en lui promettant de lui faire rebâtir +une _belle grande porte_. L'écurie était confortable; mais il n'y +avait dans les mangeoires qu'un peu de paille et de ronces sèches. +Heureusement Kyrat n'était pas dégoûté, et, comme son maître, mangeait +ce qui se trouvait, _pourvu que ce fût un peu moins dur que la pierre_. + +Kourroglou trouva la maison propre et bien aérée, mais dépourvue de +tapis. Or, un Persan se passera de tout volontiers plutôt que de tapis. +Une chambre honorable doit en avoir un en laine étendu au milieu, deux +étroits en drap feutré, placés de chaque côté du premier, dans le sens +de la longueur, et un quatrième en pur feutre, appelé le serendaz, placé +en travers sur le tout. C'est là qu'un gentleman persan boit, mange, +cause, et digère convenablement. «Mère, dit Kourroglou à la vieille, va +m'acheter au bazar un assortiment de tapis; que le feutre soit de +la manufacture de Jam, et que celui du milieu soit des fabriques du +Khorassan. Voici encore une poignée d'argent.» + +Il s'installe bientôt sur ses beaux tapis, ôte son armure, dont la +vieille suspend une à une les diverses pièces à la muraille, et lui +donne encore une poignée d'argent pour qu'elle aille acheter une robe +neuve; car la sienne est si vieille et si malpropre, que le sybarite +Kourroglou _ne peut la regarder_. «Voici un vrai fils pour moi! dit la +sorcière. Puissé-je rencontrer une douzaine de tels enfants!» Elle s'en +va chercher des habits neufs tout faits dans la boutique d'un tailleur, +et enveloppe sa bouche d'un mouchoir blanc pour cacher à son hôte +délicat sa bouche édentée. Sous prétexte de l'arrivée prochaine de douze +prétendus amis qu'il doit régaler, Kourroglou lui commande un énorme +souper, riz, beurre, épices et viandes en abondance, le tout dans un +grand bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand il fut +rempli et prêt à servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de +laver Kyrat; il s'était lavé aussi les pieds et les mains, avait récité +dévotement son Namaz, ni plus ni moins qu'un bon père de famille, et +se sentait grand appétit. Il alla chercher lui-même à la cuisine la +montagne de riz et de viande, et après que son hôtesse eut étendu sur +lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit +sa main comme _la patte d'un lion_, et se mit à jeter des poignées de +viande dans sa bouche comme dans une caverne. + +Au milieu de ce repas pantagruélesque, dont le récit détaillé et répété +doit, je m'imagine, faire une vive impression quand les rapsodes +le déclament à un auditoire de pauvres diables maigres et affamés, +Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agréablement. «Ma vieille, je +veux dire ma jeune beauté (car la sorcière trouve la première épithète +grossière et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur +que le souffle de la destruction ne vienne à s'élever dans ton estomac, +et que je n'aie à rendre compte de toi au jour du jugement.» La vieille +se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour +vivre une semaine et régaler encore ses voisines. Elle disait s'être +rassasiée à la seule odeur des mets en les faisant cuire; mais quand +elle vit la dévastation que son hôte portait dans l'édifice, elle +craignit d'aller se coucher à jeun, et plongea sa main décharnée dans +le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un accès de toux +durant lequel Kourroglou mit à sec le fond du plat; et quand elle voulut +ramasser ses nappes, elle s'aperçut avec effroi que la nappe de cuir +avait disparu, «Qu'en as-tu fait, mon fils?--Était-ce donc la nappe? dit +Kourroglou; j'ai trouvé le dernier morceau un peu dur et amer. J'ai eu +quelque peine à l'avaler. Pourquoi ne m'as pas tu averti?--Hélas! pensa +la vieille, mon hôte n'est autre que la famine personnifiée. Si sa faim +recommence, il avalera mon pauvre corps.» + +Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya +beaucoup la vieille. «De quoi t'inquiètes-tu? lui dit-il; si tu veux +sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me +marcher sur le corps; je ne m'en apercevrai point.» + +Couchée dans la même chambre, la vieille, pensant que son hôte avait +de mauvais desseins, _parce qu'il avait beaucoup mangé_, ne put fermer +l'oeil. «Veilles-tu, mère? + +--Hélas! oui; je me demande si tu n'es pas Nazar-Djellaly. + +--Non.--Tu es donc Guriz-Oglou--Erreur. + +--En ce cas, tu es Reyhan l'Arabe?--Encore moins. + +--Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu es +Kourroglou!--Tu l'as dit. Je viens ici pour enlever la princesse +Nighara.» + +_La langue de la vieille se raidit dont sa bouche_. «Allons, n'aie pas +peur, vieille carcasse.--Comment serais-je rassurée? Quand un enfant +crie, sa mère lui dit pour le faire taire: «Tais-toi, ou le loup viendra +te manger;» et l'enfant crie encore. La mère dit: «Voici le léopard;» +l'enfant crie plus fort. La mère dit alors: «Voici Kourroglou qui va +t'emporter;» l'enfant se tait et cache sa figure dans l'oreiller. + +Kourroglou jure par le plus pur esprit du Créateur du ciel et de la +terre qu'il la traitera comme sa propre mère si elle ne le trahit pas; +mais que, dans le cas contraire, fût-elle assise dans le septième ciel, +il lui jetterait un noeud coulant pour l'en arracher; et quand même elle +se changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la terre, il +l'en retirerait avec des pinces pour la mettre en pièces. + +Dès le matin, Kourroglou va au bazar et y achète un habit blanc pareil à +celui que portent les mollahs, puis une cornaline sur laquelle il fait +graver le chiffre du sultan. Enfin, il fait l'emplette d'une excellente +guitare dont le manche se dévisse et se retire à volonté. Il met le +cachet et l'instrument ainsi démonté dans sa poche, et, muni de ses +moyens de séduction, il aborde un fakir et le prie de venir réciter à +sa mère mourante quelques versets du Koran. Quand il l'a amené chez la +vieille, il lui ordonne d'écrire sous sa dictée une lettre de passe +moyennant laquelle il se présentera comme un _mollah_, un _chavush_, +c'est-à-dire un pèlerin de la Mecque, un saint homme envoyé par le +sultan à sa fille, et franchira les portes du palais. Le fakir, qui +croit Kourroglou incapable de lire l'écriture, le trompe, et écrit à +la princesse, au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand +coquin de la terre, et qu'il lui recommande de lui faire donner le +fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l'épaule du secrétaire infidèle, +l'étrangle à demi, le réduit à l'obéissance, scelle la lettre avec le +cachet contrefait du sultan, et pour mieux s'assurer de la discrétion du +fakir, lui donne un tel coup sur la tête, _qu'elle s'aplatit comme un +livre qui se ferme_. Il le pousse ensuite dans un coin de la chambre, +donne un coup de pied au mur qui s'écroule et ensevelit le cadavre sous +ses ruines. On ne peut pas mieux expédier une affaire; mais le récit en +est fort long et fort curieux, à cause des sentences et des formes du +dialogue, mêlé toujours de plaisanteries et de férocité. + +La vieille criait et se frappait la poitrine, «Jamais le sang innocent +n'avait été répandu dans ma maison, et tu l'as souillée!--Veux-tu donc +que je te tue aussi, infidèle sunnite? lui répond Kourroglou, et que je +fasse tomber le reste de ce mur sur ton corps flétri?» + +Kourroglou se revêt du costume blanc des mollahs, entoure sa tête de +plusieurs aunes de linge blanc, cache sa guitare dans sa poche, son +poignard dans son sein, et, le rosaire dans une main, le bâton de +voyage dans l'autre, il franchit, grâce à la feinte lettre et au sceau +apocryphe du sultan, les portes sacrées du palais. «De cette manière, +dit le rapsode avec un mélange de sympathie et d'indignation, il fut +permis à ce larron des larrons d'entrer dans le harem... à cet homme +capable de couper le sein d'une mère nourrissant son enfant!» + +Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive aux jardins +fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins d'eau courante et +des fontaines qui s'élançaient en jets. Kourroglou plia son manteau en +quatre, et s'assit dessus au bord d'une des pièces d'eau, le rosaire à +la main, les yeux à demi fermés, comme un vrai Raminagrobis, ce qui ne +l'empêchait pas de voir distinctement, dans un kiosque ouvert, la belle +Nighara _buvant du vin_ avec plusieurs belles filles de sa suite. + +Une d'elles vint au bord du bassin pour chercher de l'eau, quoiqu'il ne +paraisse pas que Nighara ait eu l'habitude d'en mettre beaucoup dans +son vin. «Homme, qui es-tu? dit la suivante effrayée.--Homme! s'écrie +Kourroglou, quel nom est-ce là? ne peux-tu, fille impure, me saluer du +nom de Hadji? et la princesse Nighara ne peut-elle se donner la peine +de chausser sa pantoufle à demi pour venir au devant du royal chavush +Roushan, envoyé ici de la Mecque par le sultan Murad?» + +Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit à une récompense +immédiate. Un khan, en pareille circonstance, détache ordinairement sa +riche ceinture, et la présente au messager. La suivante de Nighara court +au kiosque, et commence par s'emparer du châle et des bijoux de la +princesse qui étaient posés sur le tapis. «Es-tu ivre? dit la princesse +étonnée d'une semblable audace.--C'est toi-même qui es ivre, répond +l'autre sans se déconcerter. Ce que je prends m'appartient; j'apporte la +nouvelle qu'un saint homme est arrivé de la Mecque avec un message pour +toi. _Un feu divin brille dans ses yeux, et son visage en renvoie les +rayons vers le soleil_.» + +«Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J'ai lu dans les traditions +sacrées que ceux qui vont au devant d'un pèlerin de la Mecque sont +préservés d'être brûlés par la flamme de l'enfer, si la poussière des +sabots de son cheval tombe seulement sur eux.» + +Pendant ce temps, Kourroglou avait ôté sa robe et son turban de pèlerin; +il avait mis son bonnet sur l'oreille, à la façon des dandys kajjares, +rajusté les plis de son bel habit vert-olive, et noué gracieusement le +cachemire qui lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de +son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse princesse vit +le saint homme transformé en un superbe brigand à grandes moustaches, +elle commença, non par s'enfuir, mais par faire attacher les pieds de la +suivante qui s'était ainsi trompée, et sous prétexte qu'elle avait dû +recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle lui fit appliquer une +vigoureuse bastonnade sur les talons, puis s'approchant de Kourroglou, +qui essayait de justifier la suivante en se déclarant un _amoureux sans +argent_, incapable de séduire personne par des présents, elle lui +donna un grand coup de pied dans la poitrine. «Princesse, dirent les +suivantes, c'est une pitié de te voir ainsi profaner ton joli pied +contre la poitrine non lavée de ce misérable.--Taisez-vous, sottes +filles, dit le bandit sans se déconcerter; vous ne savez pas que mon +sein est plus précieux que le talon de votre maîtresse.» + +Alors il prit sa guitare et improvisa: + +«Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et de la violette. +Comme elles tu fleuris dans la solitude. Tu es une flèche au fond de mon +coeur.» + +Nighara était indignée. Kourroglou chanta encore: + +«Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps; tu es le +coing embaumé et la grenade vermeille, etc.» + +Au lieu de s'adoucir à de tels compliments, la farouche Nighara fait +un signe à ses femmes, et aussitôt une grêle de coups tombe sur +l'audacieux. «Dieu vous préserve, s'écrie en cet endroit le rapsode, de +tomber sous les ongles d'une femme irritée!» + +En un instant les vêtements de Kourroglou volèrent en pièces: +«Princesse, dit-il, si tu n'as pitié de moi, montre au moins quelque +merci envers ces pauvres filles. Leurs mains deviendront calleuses à +force de me battre.» La princesse dit à ses suivantes: «Allons prendre +un peu de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions +battre encore cet imposteur.» Mais en retournant vers son kiosque, elle +regarda en arrière, remarqua les traits de Kourroglou, et le trouva +beau. Aussitôt il oublia la cuisson des coups d'ongles et des coups de +verges, reprit sa guitare et chanta: + +«O Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se changer en pierre? +Tu m'as renversé sur le visage. Puissent tes yeux être remplis de +larmes!» + +Nighara, qui ne pouvait détacher ses yeux de ce mâle visage, se fait +apporter du vin. + +«Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le,» lui chante encore +Kourroglou. + +En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n'en avait pas goûté depuis son +départ de Chamly-Bill, oubliait toutefois son désespoir amoureux «pour +se lécher les lèvres.» Nighara, émue de pitié, lui fit apporter un +bassin de baume _mumiah_, en disant: «Je ne désire pas ta mort; bois et +va-t'en.» + +Kourroglou goûta le baume, fit la grimace, et demanda du vin. «Ah! saint +homme, tu bois la liqueur défendue par le Prophète, dit la princesse +irritée de nouveau. Eh bien, nous t'en donnerons; mais tu danseras +pour nous divertir; après quoi nous te battrons encore et te jetterons +dehors.» Nighara disparaît, et revient avec ses femmes, qui apportent +des tapis, des vins et des mets divers. On étend les tapis sur le gazon, +on sert le festin au bord de la fontaine. La démarche de la princesse +était pleine d'agréments et de grâces, et, malgré sa fureur, elle +avait arrangé ou plutôt dérangé sa toilette pour être plus séduisante. +Kourroglou chanta: + +«O aghas, mes frères! Nighara est venue! Des larmes de joie coulent de +mes yeux. L'Arménien aime sa croix, bien que son prophète ait souffert +sur la croix! Voyez comme elle a orné ses cheveux noirs, auxquels elle a +permis de tomber sur son cou délicat! Elle est venue!» + +«Elle est venue pour m'apprendre la beauté. Nighara est venue pour tuer +Kourroglou; elle est venue!» + +La princesse le regardait toujours; mais, comme les femmes de chez nous, +elle se montrait toujours plus cruelle pour se faire aimer davantage; +seulement, ses façons d'agir étaient un peu plus énergiques. Elle le fit +battre de nouveau, et cette fois si sérieusement, que Kourroglou, vaincu +par la souffrance, _se roulait par terre_. Ne faut-il pas s'étonner ici +de voir ce héros, dont la force fabuleuse détruisait des légions et +se frayait un passage au milieu des armées, pousser la douceur et la +soumission envers le beau sexe jusqu'à se laisser mettre en lambeaux, ni +plus ni moins que n'eût fait Don Quichotte, le modèle de la chevalerie? +Cet ensemble de force et de tendresse caractérise Kourroglou d'un bout à +l'autre du poème. Enfin, n'en pouvant plus supporter davantage, mais +ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se jette dans la pièce +d'eau, la traverse à la nage, en élevant sa guitare au-dessus de sa +tête, et gagnant le milieu, où l'eau jaillissait d'un pilier de marbre, +il s'assit en cet endroit. + +Les femmes commencèrent à lui jeter des pierres, «O Belli-Ahmed! tu m'as +trompé, pensait Kourroglou. Elle ne m'a jamais aimé.» + +Alors il se mit à chanter, et là, vraiment, il lui dit de si belles +choses, que son sein commence à palpiter, et qu'elle l'écoute «avec un +plaisir toujours croissant. + +«Le soleil est levé sur la colline de l'Orient. Elle est le jardin des +fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses joues. Que nul ennemi +n'ose regarder dans le jardin de l'amant!... O Nighara! celui qui +touchera ta ceinture une fois seulement deviendra immortel.» + + + +CINQUIÈME RENCONTRE. + +Le soir approchait. La fraîcheur de l'eau calmait les souffrances +de Kourroglou. La princesse se dit: «Il répète sans cesse le nom de +Kourroglou. Ah! si c'était lui-même! Parle, avoue la vérité, lui +dit-elle, es-tu Kourroglou?» Et comme il l'assurait, elle reprit: +«Kourroglou est, dit-on, de la même taille que mon père le sultan. Je +vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue pour toi, +je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin que tu deviennes plus +grand. Si elle est trop courte, je te ferai couper les pieds. Si elle +est trop large, je te ferai ouvrir le ventre, et on le remplira de +paille pour te grossir.» + +Kourroglou dit: «Tu me punis selon le code d'Abou-Horeyra. N'importe, +j'essaierai la robe.» + +Il sortit de l'eau, et Nighara, de ses propres mains, lui passa la robe. +Elle semblait avoir été faite pour lui. Alors ils jetèrent leur main +autour du cou l'un de l'autre, et entrèrent dans le pavillon, où, +suivant la coutume turque, ils burent dans la même coupe. Alors la +princesse dit: «As-tu amené ici ton fameux cheval Kyrat?--Oui, je l'ai +amené.--Il faut donc que tu trouves pour moi un autre cheval aussi bon +que Kyrat.» + +Kourroglou voyant les progrès qu'il faisait dans le coeur de la +princesse se mit à chanter: + +«Humide, humide est la neige que l'on voit au sommet des grandes +montagnes! Tes yeux brillants soufflent la fraîcheur sur mon coeur +embrasé! Mon cher amour est couvert d'habits couleur de rose; elle est +tout entière d'une teinte rose. L'eau qu'elle boit est aussi pure que +l'azur du ciel. Ses yeux sont enivrés d'amour et de vin. + +«Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener dans ces +bosquets? Je ne puis marcher en liberté dans le monde, car le monde est +trop étroit pour moi.» + +Kourroglou ayant combiné son plan avec la princesse, reprit ses habits +de mollah et sortit du harem comme il y était entré. Il fut arrêté à la +porte par les gardes, qui lui dirent: «Saint homme, puisque tu as accès +auprès de la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire +toucher notre paie; car, depuis le départ du sultan son père, nous +n'avons pas reçu une obole. + +--Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, et, en +attendant, pour lui marquer votre mécontentement, vous devez abandonner +vos postes, et vous refuser à escorter la princesse.» + +Ayant donné cet avis charitable, le fourbe retourne chez sa vieille +hôtesse, et va ensuite acheter au bazar un beau poulain de trois ans, le +ramène à l'étable, prépare lui-même la selle, et, au lever du soleil, +en entendant les trompettes sonner pour annoncer une promenade de +la princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, lui +conseille de se cacher afin de n'être point persécutée à cause de lui, +et monté sur Kyrat, suivi par le poulain attaché à son étrier, il s'en +va sur la route attendre Nighara, qui bientôt arrive dans son chariot. +Il l'enlève des bras de ses femmes, la met en croupe et s'enfuit avec +elle dans le désert. Là, tombant de fatigue, il s'étend sur le gazon et +cède au sommeil. La princesse lui demande s'il compte dormir longtemps. +«Mon sommeil est de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois +journées, le plus long est de sept journées. Mais écoute, ma bien-aimée. +Kyrat a le don de pressentir l'approche de mes ennemis. Quand l'ennemi +se met en route pour me poursuivre, Kyrat hennit; quand l'ennemi est à +moitié chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines; quand +l'ennemi est tout près de se montrer, Kyrat gratte la terre et l'écume +lui vient à la bouche.» La princesse se plaint vainement du long somme +dont son amant la menace en plein désert et au milieu des dangers. Il +faut que Kourroglou dorme ou qu'il périsse; à cette robuste organisation +il faut un repos semblable à celui de la mort. Elle examine Kyrat avec +inquiétude, et quand elle a vu signaler le départ et la marche de +l'ennemi, quand elle a remarqué ses sabots grattant la terre et sa +bouche couverte d'écume, elle éveille Kourroglou, ainsi qu'elle a été +avertie par lui de le faire. Aussitôt il se lève, rattache les sangles +de son coursier, fait monter Nighara sur l'autre, et attend de pied +ferme le jeune sultan Burji, qui accourt à la délivrance de sa soeur +Nighara. Kourroglou, par ses terribles chansons, porte l'épouvante dans +le coeur des guerriers du prince, et bientôt, s'élançant au milieu +d'eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. Mais Burji-Sultan, +résolu à reconquérir sa soeur, s'élance seul contre lui. «Que faire? dit +Kourroglou dans son coeur; si je tue le frère de ma bien-aimée, elle ne +me le pardonnera jamais et remplira ma vie d'amertume.» Nighara se prend +à pleurer. «O Kourroglou! je n'ai qu'un frère, ne le tue pas.--Mon amie, +ne crains rien,» dit Kourroglou. Et, s'adressant au prince: «Le chef de +tes écuries ne gagne pas le pain qu'il mange; il n'a pas seulement serré +les sangles de ton cheval. Je t'avertis que tu roules sur ta selle. +Descends et raccourcis tes sangles, tu combattras ensuite contre moi.» + +Le Turc crédule descend pour arranger sa selle. Pendant ce temps, +Kourroglou s'approche avec précaution, le renverse, s'assied sur lui et +feint de vouloir le tuer. Burji pleure et se lamente: «Le sultan mon +père n'avait qu'une fille et un fils; tu enlèves l'une, tu vas tuer +l'autre. Toute la famille va être éteinte.--Je t'accorde la vie à +condition que tu me donnes ta soeur en mariage. Je suis aussi savant +qu'un mollah; j'ai lu les sept volumes des commentaires arabes sur le +Koran; je sais par coeur toutes les formules usitées dans les mariages.» +Le prince prononce avec lui la prière nuptiale consacrée par le Koran, +et lui accorde sa soeur. Kourroglou le relève, l'embrasse au front, et +lui dit: «Désormais, au nom et par l'autorité du sultan Murad ton père, +je gouverne et règne à Chamly-Bill. Où aurait-il trouvé un meilleur +parti pour sa fille?» + +En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou et Nighara +traversent encore quelques aventures. Ils pénètrent dans le camp d'un +jeune Européen qui tombe amoureux de Nighara, et veut l'enlever à son +époux. Kourroglou est forcé de détruire sa suite et de piller ses +trésors; il est même au moment de le tuer pour lui apprendre à vivre, +lorsque Nighara, touchée de l'amour de ce jeune homme, le fait sauver, +et menace Kourroglou d'avaler un poison mortel caché dans l'anneau +qu'elle porte au doigt s'il n'abandonne pas sa poursuite. Kourroglou se +soumet, et continue son voyage avec elle. Nighara montait à cheval aussi +bien que lui-même, et pouvait fournir une course aussi hardie, aussi +rapide que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer une +riche redevance, et là, encore, Nighara obtint grâce de la vie pour le +marchand. + +Elle blâmait beaucoup son époux de commettre toutes ces violences. Il +lui répondit avec la franchise d'un honnête Turcoman: _Je ne laboure ni +ne trafique; il faut donc que je vole_. L'argument était sans réplique. +Enfin ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands vinrent à +leur rencontre avec des acclamations, des chants et des décharges de +mousqueterie. «Guerrier, dit la princesse à Kourroglou, lequel d'entre +eux est Ayvaz? Montre-le-moi. + +Improvisation de Kourroglou: + +«Regarde ici, mon cher amour: ce cavalier est Ayvaz. Regarde-le, et +préserve mon âme du lit de feu de la jalousie. Regarde, voilà Ayvaz; +mais ne tombe point amoureuse de lui. Dans sa main étincelle un bouclier +hezzare. Le miel de l'éloquence est sur sa langue; et _la ligne du +pinceau de la main du Tout-Puissant_ est sur l'arc de ses sourcils. +Regarde; mais n'en tombe pas amoureuse. Ce n'est qu'un garçon de +quatorze ans. Une plume de grue est sur sa tête. Ce cavalier est Ayvaz, +oui, Ayvaz lui-même.» + +Il présenta alors son épouse à ses compagnons en leur disant: «Nous +devons tous l'honorer, elle est la fille du sultan de Turquie;» et +Nighara s'étant assise sur le seuil de la porte de la forteresse, les +sept cent soixante-dix-sept cavaliers de la garde sacrée de Kourroglou +se prosternèrent devant elle, «O Dieu! s'écria Kourroglou, sois béni +et ton nom glorifié! Je dois à ta seule bonté d'avoir réalisé mes plus +chères espérances!» Il frappa les cordes de sa guitare et chanta ainsi: + +«Les nuages de l'adversité ont été dissipés par la foi de Kourroglou. +Ils se sont évanouis comme la brume du matin. Voici mon Ayvaz.» + +Nighara fit son entrée couchée sur les riches coussins d'un palanquin +d'honneur. Toutes les femmes et toutes les esclaves de Kourroglou +vinrent à sa rencontre, et l'introduisirent respectueusement dans le +harem. Belly-Ahmed fut tiré de sa prison et récompensé par un des +premiers grades dans la troupe. Ce même jour, on célébra le mariage +de Kourroglou et celui d'Ayvaz, auquel le maître donna une femme. Les +musiciens, danseurs et jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par +torrents, et il coule encore à cette heure, dit ordinairement le _khan_ +pour clore cette rapsodie. + + + +SIXIÈME RENCONTRE. + +Dans un des districts de l'Anatolie vit une grande tribu de nomades +connus sous le nom de Haniss. Elle est composée de trente mille familles +qui sont toutes riches et qui habitent un pays magnifique. Chacun de +ces chefs consacre sa vie à quelque objet favori. L'un aime les beaux +vêlements, un autre préfère les femmes, et un troisième est passionné +pour les chiens de chasse ou les faucons. Leur chef, Hassan-Pacha, +aimait les chevaux par-dessus tout. Quand il entendait parler d'un beau +cheval, il n'épargnait ni argent ni peine pour se le procurer. + +Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses écuries, et, après avoir examiné +plusieurs de ses chevaux, il dit à son vizir: «Certainement, aucun roi, +dans les cinq parties du monde, ne peut se vanter d'avoir une écurie +comme celle-ci.» Le vizir répliqua: «Aucun roi, il est vrai, n'a +d'écurie comme celle-ci; mais Kourroglou a un cheval à Chamly-Bill, du +nom de Kyrat, et Keyvan lui-même, celui qui gouverne les sept cieux, ne +possède pas son pareil.--O mon vizir! je suis prêt à donner tout ce +que j'ai pour acquérir ce joyau.--Pacha, ce n'est pas chose facile. +Kourroglou ne manque pas d'argent, et il n'y a aucune possibilité de lui +prendre son cheval de force.--Vizir, à l'homme qui m'amènera ce cheval +je donnerai la moitié de mon pouvoir; s'il dit: «Ce n'est pas assez,» je +lui donnerai la moitié de mes richesses; et si cela même ne le contente +pas, j'ai sept filles, il aura la liberté de choisir la plus belle pour +sa femme. Va, et fais proclamer à son de trompe, dans la direction des +quatre vents, à tous les camps de notre tribu, l'ordre suivant: «Qu'il +soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, il sera mon gendre celui qui +m'amènera Kyrat.» + +Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton nommé Hamza, dont +la tête et les sourcils étaient chauves, et qui était marqué de petite +vérole. Cet homme, ayant entendu la proclamation, accourut auprès +du vizir nu-pieds et à peine vêtu. «Que proclame-t-on ainsi, +vizir?--Qu'est-ce que cela te fait, à toi, vilaine tête chauve?--Je +demande seulement de quoi il s'agit?» Le vizir le mit au fait, et +ajouta: «L'homme qui réussira sera riche.--Qu'ai-je besoin d'argent? dit +Hamza; douze livres d'écorce de melon d'eau que l'on me donne à manger +chaque jour dans les cuisines suffisent à mon appétit.» Le pacha promet +de partager son pouvoir et ses richesses, et de donner l'une de ses sept +filles pour femme à celui qui lui amènera Kyrat. Aussitôt Hamza dressa +les oreilles. «Vizir, j'ai vu les sept filles du pacha; mais s'il +consentait à me donner la plus jeune...--Celui qui amènera le cheval +aura le droit de choisir.» Hamza se frappa la poitrine avec ses +deux mains, et dit: «Regarde-moi, regarde-moi; je suis l'homme qui +choisira.--En vérité? dis-moi comment, par exemple.--Le pacha aura +Kyrat; mais il faut que tu me conduises d'abord en sa présence.» Le +vizir pensa: depuis tant de jours que nous faisons publier cette +proclamation, il ne s'est encore trouvé personne qui voulût en profiter. +Voici le premier et le dernier; il faut le faire voir au pacha. + +Hamza fut introduit devant le pacha. «Est-ce toi, pauvre tête fêlée, qui +as promis de m'amener Kyrat?--Moi-même; mais que me donneras-tu pour +cela, pacha?--Je te donnerai la moitié de mes richesses.--Je n'ai pas +besoin de richesses,--Je te donnerai la moitié de mon pouvoir.--Je n'ai +pas besoin de ton pouvoir; qu'en ferais-je?--Tu choisiras celle de mes +filles que tu voudras.--Pacha, je ne puis croire à tes paroles.--Que +puis-je faire de plus pour te convaincre?--Jure, en baisant le Koran, +que, dans le cas où tu violerais ta parole, tu divorceras d'avec chacune +de tes sept femmes.» Le pacha en fit le serment. Hamza lui dit: «Je suis +depuis longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles; si je perds la +vie dans cette expédition, je n'en aurai nul regret; si, au contraire, +je ramène le cheval, j'aurai ta fille.» Le pacha dit: «Tu l'auras;» et +il baisa le Koran. + +Hamza partit en hâte pour Chamly-Bill, où l'arrivée d'un pauvre diable +comme lui fut à peine remarquée. Après un mois de séjour dans ce lieu, +il pensa dans son coeur: «Tâchons de pêcher Daly-Ahmed avec l'hameçon +de l'amitié. Je trouverai peut-être ainsi moyen de m'introduire dans +l'écurie.» Il entra alors dans la cour de l'écurie avec circonspection +et à pas lents. Après avoir déchiré sa chemise sur sa poitrine, il +ramassa un tas de fumier; et, se jetant dessus, il se mit à pleurer et à +gémir à haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux comme la pluie d'un +nuage. Daly-Mehter, écuyer de Kourroglou, passait justement de ce côté; +il vit un malheureux, tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier. +Son coeur fut ému de pitié. Tout le monde sait que les fous[26] sont +très-portés à la pitié: «Pourquoi cries-tu ainsi, tête chauve?» Hamza +répondit: «Puisse-je devenir ton esclave! Je suis orphelin et étranger; +grâce à la laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre à +son service. Je désirerais pourtant trouver un maître qui put me donner +un morceau de pain.» Daly-Mehter pensa: «Tout le monde vit du pain de +Kourroglou; je prendrai cet homme à l'écurie, et je le nourrirai.» Pour +commencer, il releva ses manches jusqu'au coude; et remplissant un vase +d'eau chaude, il lava la tête d'Hamza, et, l'ayant nettoyé entièrement, +il lui donna ses vieux habits pour se vêtir. Hamza le chauve montra tant +de zèle et d'habileté dans son service, que la raison de Daly-Mehter lui +échappait d'étonnement. Un des deux meilleurs chevaux de cette écurie +était Kyrat, qui était attaché, par une jambe, à une chaîne dont +Kourroglou portait toujours la clef dans sa poche. L'autre, monté +habituellement par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval était aussi +attaché séparément, et la clef de son cadenas était dans la poche de +Daly-Mehter. + +[Footnote 26: Par allusion à la signification littérale du mot _daly_, +fou, tête faible.] + +Toutes ces circonstances furent bientôt connues de Hamza, qui commença à +désespérer de pouvoir jamais s'emparer de Kyrat. Kourroglou vint un +jour à l'écurie, et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un +misérable en guenilles et à tête pelée, qui étrillait Kyrat avec une +brosse et un morceau de drap. Kourroglou et Hamza ne s'étaient jamais +vus auparavant. Kyrat était tendu comme un arc, sous la pression de la +puissante main de Hamza; et sa robe était toute luisante, par le fait +de son excellent pansement. Kourroglou trembla de toutes ses jambes, et +pensa dans son coeur: «L'homme sous le bras duquel Kyrat est plié ainsi +ne peut pas être un homme ordinaire.» Il cria: «Chien pelé, tu vas +emporter la peau du cheval: est-ce là la manière de l'étriller?» +Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, et, le levant sur +Kourroglou, il cria: «Que viens-tu faire dans cette écurie? Va-t'en, +vagabond.» Car, il lui avait été enjoint par Daly-Mehter de ne permettre +à personne d'entrer dans l'écurie. Kourroglou dit: «Fou, comment oses-tu +lever ta main sur moi?» Daly-Mehter fut tiré de son sommeil par ce +bruit. Il se releva, et salua son maître: «Quel est cet homme que tu as +engagé à mon service?--Puissé-je devenir ta victime! Des milliers +de gens vivent de ton pain. Cette tête chauve est très-habile et +très-adroite, et peut, aussi bien que tant d'autres, profiter de tes +largesses.--Je ne refuse mon pain à personne; qu'il en mange autant +qu'il voudra; mais, à juger de ses jambes et de toute son allure, je +n'attends rien de bon de lui; il a l'air d'un voleur de chevaux.--Oh! +non, seigneur; s'il était de fer, on ne pourrait faire plus de cinq +aiguilles de ce pauvre diable!» + +Hamza comprit alors que c'était là Kourroglou, il jeta son marteau à +terre, et, dans sa terreur, il courut se cacher sous le bat d'une mule. +Kourroglou, avant de quitter l'écurie, dit à Daly-Mehter: «Attache +toujours un oeil vigilant sur mon cheval; ne donne ta confiance à +personne.» Il ne poussa pas plus loin cette enquête. + +Plus Hamza restait attaché à l'écurie, plus il reconnaissait +l'impossibilité de voler Kyrat. Il dit donc dans son coeur: «Si ce n'est +Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le premier est père du second, et sa +mère était une jument arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l'un ni +l'autre: il me croira, il me donnera sa fille; et s'il arrive jamais +à connaître la vérité, il ne me l'ôtera pas, après que je l'aurai +épousée.» + +Pendant la nuit il apprêta la selle de Durrat et tous les harnais qui +en dépendaient. Daly-Mehter était ivre quand il revint du palais de +Kourroglou, et voyant que Hamza pleurait amèrement, le visage appuyé +sur ses mains, comme s'il était devenu veuf, il demanda: «Qu'as-tu, +Hamza?--Seigneur, comment puis-je m'empêcher de pleurer? Chaque nuit +tu vas avec Kourroglou boire du vin rouge, et tu ne t'es jamais dit: +Apportons en quelques gouttes au pauvre orphelin. Hélas! qu'est-ce que +cela, du vin? je n'en ai jamais vu. Est-ce doux ou acide?» + +Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l'écurie, et s'en fut au cellier +de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le rapporta, le mit devant +Hamza et lui dit: «Bois, tête chauve.» Hamza remplit un vase jusqu'au +bord, et le tendit à Daly-Mehter. «Seigneur, essaie le premier; que je +voie comment tu bois.» Daly-Mehter vida le vase jusqu'à la dernière +goutte, et dit: «Voici la manière de boire.» Hamza remplit le vase à +son tour, et l'ayant approché de ses lèvres, il donna une secousse si +adroite, qu'il répandit tout le breuvage par-dessus son épaule, sans que +Daly-Mehter s'en aperçût. De cette manière, il grisa si bien l'écuyer, +que ce dernier à la fin tomba comme mort sur le plancher. Hamza dit dans +son coeur: «Il n'est pas convenable que je me montre sous ces haillons.» +Il ôta donc ses vieux habits, et ayant dépouillé Daly-Mehter, il changea +de vêtements avec lui. Il trouva dans la poche de l'ivrogne la clé de la +chaîne de Durrat, conduisit le cheval hors de l'écurie, lui mit la +selle sur le dos, et s'en fut comme une étoile Filante sur la route qui +conduisait au camp de la tribu de Haniss. + +Kourroglou vint de bonne heure à l'écurie; il n'avait point de ceinture, +car il sortait du harem. Il regarda et vit Kyrat à sa place ordinaire, +mais Durrat avait disparu. Il devina, tout de suite que la tête chauve +l'avait volé. Il appela l'écuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les +yeux, et salua. «Vilain, que signifient ces haillons que je vois sur +toi? Quel est ce tour de jongleur?» + +Le pauvre écuyer regardait ses habits, et n'en pouvait croire ses yeux. +«Où est Durrat?--Seigneur, Hamza doit l'avoir emmené pour le promener ou +le faire boire.--Ne le disais-je pas, que c'était un voleur de chevaux? +Vite, que l'on selle Kyrat!» + +Kourroglou, armé, monta au sommet de la plus proche montagne, sur +laquelle ses sentinelles avancées étaient postées; il examina le pays, à +l'aide d'un télescope, jusqu'à ce qu'il découvrit enfin le fuyard. Il le +vit volant comme une flèche vers ses tentes. + +Il fut transporté de rage et rugit sur la montagne: «Misérable voleur, +où fuis-tu, où fuis-tu? Tu peux aller aussi loin que Istambul; je t'y +suivrai, et je m'emparerai de toi.» + +La voix de Kourroglou, quand il était en colère, pouvait s'entendre à un +mille de distance. Hamza la reconnut de loin, et dit: «O père céleste, +la vie est douce: Malheur, malheur à moi!» Il regarda devant lui, et +vit un village à peu de distance. Il dit dans son coeur: «Si je pouvais +gagner ce village, mon âme pourrait encore être sauvée.» On voyait un +profond ravin à l'entrée du village. «Qui peut dire, pensa Hamza, si, +avant que j'aie atteint ce village, Kourroglou n'aura pas _brûlé mon +père!_» + +Au fond du ravin se trouvait un moulin; le meunier était absent, et les +roues restaient oisives. Hamza y courut, attacha la bride de Durrat à +la porte, et entra dans le bâtiment désert. Là, il trouva la robe du +meunier qu'il mit sur lui, et il se frotta de farine de la tète aux +pieds. + +On sait que lorsqu'un homme a fait une course rapide, ses yeux sont +comme couverts d'un brouillard, et que sa vue n'est pas très-claire +pendant quelque temps. Kourroglou ne reconnut pas Hamza, et demanda: +«Meunier, où est le cavalier qui monte le cheval attaché à ta porte? + +--O mon agha! le cavalier s'est précipité ici, saisi d'une telle +crainte, qu'il a couru sa cacher sous la roue.» + +Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval: «Tiens mon +cheval.» Il tira alors son poignard, et courut à la recherche du voleur. +Kyrat avait cette qualité, qu'il obéissait en toute chose à quiconque le +recevait en dépôt de la main de Kourroglou. Il se laissa guider comme un +enfant. Hamza, qui n'était pas sot, jeta la robe de meunier à bas, et +sauta sur Kyrat. Il essaya d'un temps de galop, et revint attendre +tranquillement Kourroglou, qui, ayant tourné sens dessus dessous tout ce +qu'il y avait dans le moulin, et n'y trouvant pas une âme, sortit et vit +Durrat à la porte. Aux pieds de Durrat, la robe du meunier gisait par +terre; un peu plus loin on voyait le victorieux Hamza sous sa propre +forme, monté sur Kyrat. Il pensa dans son coeur: «J'ai fait là un marché +capital! plaise à Dieu que je ne le regrette pas quand il sera trop +tard!» Et il s'écria: «Hamza-Beg!--Quel est ton plaisir, noble +guerrier?--Nous allons revenir à la maison, mais nous irons au pas, les +chevaux sont fatigués.--Où dis-tu que tu veux aller?--A Chamly-Bill. Tu +m'as offensé sans raison; et je suis venu le chercher en personne.--Ne +plaisante pas davantage, Kourroglou. J'ai cherché le cheval dans le +ciel, mais, Dieu soit loué, je l'ai trouvé sur la terre. Tu as daigné me +faire présent de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d'une vie +et d'un bonheur sans fin! Seulement ne me demande pas de te suivre.--Je +t'en conjure, je l'en prie, Hamza, je deviendrai ton esclave! Dis, +sont-ce des richesses, un cheval, une femme, que tu convoites? Guerrier, +je te jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le choix; tout +ce que je possède t'appartient.--Je ne serai pas la dupe de ta ruse. +Ce que je désire ne t'appartient pas: je te ferai connaître la vérité. +J'aime la plus jeune des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la +donner pour femme, en échange de Kyrat. Depuis six mois et plus, je +languissais de désespoir a Chamly-Bill. Maintenant regarde, j'emmène +Kyrat, et tu es toi-même la cause de mon bonheur. Puisses-tu vivre +heureux et longtemps! Je m'en vais prendre femme.--Hamza-Beg! rends-moi +seulement le cheval, et je t'apporterai sur mon sabre la tête de +Hassan-Pacha.--Ce serait une conduite basse de ma part; quelle preuve de +courage montrerais-je aux yeux de ma fiancée?» + +Les prières et les promesses de Kourroglou ne servirent à rien. Hamza +jura par la plus pure essence de Dieu qu'il ne rendrait pas le cheval. +Kourroglou poussa un profond soupir du fond de sa poitrine, et dit: +«Hamza-Beg! permets-moi de chanter un air qui me vient à la mémoire.» + +_Improvisation_.--«Sans Kyrat, la vie et le monde ne sont qu'un fardeau +pour moi. Pauvre Kourroglou! maintenant que Kyrat a quitté tes mains, tu +dois te frapper la tête de douleur, Kourroglou!» + +Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait de chanter +ainsi: + +_Improvisation_.--«Tu as dû demander Kyrat à Dieu même. La queue de +Kyrat était un bouquet de fleurs. Monter sur lui c'était monter le +bonheur en personne. O Kourroglou! que Dieu le le rende! Je me noie dans +une mer profonde; le chagrin de la perle de Kyrat se pose comme une +pierre sur mon âme, et m'entraîne dans l'abîme. Je suis un paysan, un +meunier, loin de moi cette épée, Kourroglou, tu devras maintenant crier +«du blé, du blé[27]!» + +[Footnote 27: C'est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de +leur moulin font connaître qu'ils n'ont plus rien à moudre.] + +Kourroglou avait l'air d'un fou, il disait: «Sans Kyrat je ne mérite pas +d'être un guerrier.» + +Hamza dit: «O Kourroglou! tes paroles ont brûlé mon foie. Va à +Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six mois. A la fin de ce temps, +tu peux prendre l'habit d'un Aushik[28], et venir au camp de la tribu de +Haniss. Je vais y mener Kyrat, et j'épouserai la fille du pacha; mais je +te jure que de même que j'ai reçu Kyrat de tes propres mains, de même je +te rendrai de mes propres mains les rênes et le cheval.--Comment puis-je +savoir, ô Hamza-Beg, si tu es sincère ou non dans tes paroles?--Je jure +par le plus pur être de Dieu. J'ai l'âme noble, et je te le répète +encore, je conduirai moi-même Kyrat par la bride, et je te le rendrai.» + +[Footnote 28: Chanteur improvisateur.] + +Cela dit, il tourna la tête de Kyrat, et s'en fut vers le camp de la +tribu de Haniss. Kourroglou contempla son bien-aimé cheval jusqu'à ce +qu'il eût disparu dans l'éloignement. Triste, et les yeux baissés, il +retourna sur ses pas et monta sur Durrat. Tous les bandits étaient +sortis de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, ramené +par Kourroglou; mais quand ils virent leur chef seul et monté sur +Durrat, ils se dirent entre eux: «Kourroglou aura été attrapé par cette +adroite tête pelée.» Ils eurent peur de la colère de Kourroglou, et se +dispersèrent dans toutes les directions. Chacun d'eux comme un rat, se +cacha dans quelque trou. Ayvaz seul fut assez hardi pour parler, et +dit: «Agha, tu as fait un bon marché; Durrat pour Kyrat! As-tu pris le +voleur?--Va-t'en, sot enfant!» Le jeune homme effrayé s'éloigna. + +Kourroglou s'en fut dans le harem, et, pendant les six mois qui +suivirent, il ne bougea pus de la chambre de Nighara. Au bout de ce +temps, il dit: «Nighara, Hamza m'a fait une promesse: il faut que +j'aille là-bas et que j'y meure ou que je revienne avec Kyrat.» + +Il se leva, revêtit l'habit d'un Aushik, et, après avoir pris congé de +sa femme, il partit. + +En s'approchant du camp des Haniss, il se préparait à passer une large +rivière, quand il remarqua sur le sable la trace des pieds d'un cheval +qui l'avait franchie en un saut, d'une rive à l'autre. Il dit dans son +coeur: «Nul cheval au monde, excepté mon Kyrat, ne pourrait accomplir +une chose semblable. Hamza a dû venir ici avec lui.» + +Étant entré dans le camp, il mit un temps considérable à faire le tour +des tentes nombreuses et des cordes tendues qui en marquaient les +limites. Fidèle à son rôle, il chantait tout le temps de sa plus belle +voix, charmant et égayant tous ceux qu'il rencontrait; et toutes ses +chansons étaient à l'éloge du cheval. + +Cette nouvelle parvint bientôt aux oreilles du pacha; ce seigneur était +de mauvaise humeur, parce que depuis le jour où Kyrat lui avait été +amené par Hamza, il n'avait pu encore monter ce cheval, qui était +attaché dans l'écurie et ne souffrait que personne s'approchât de lui, +si ce n'est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fût amené en sa +présence. Il lui fit un accueil gracieux, et lui permit de s'asseoir +dans sa tente. «On dit que tu es habile dans l'art de louer les chevaux: +tu arrives justement dans un lieu où tu peux voir une écurie qui n'a pas +sa pareille dans tout l'univers.» Kourroglou eut peur que Hamza-Beg ne +le trahit; il regarda, et, voyant que ce dernier était absent, il chanta +l'éloge suivant: + +_Improvisation_.--«Laissez-moi chanter l'éloge d'un cheval arabe. Sa +crinière doit être comme si elle était de fils de soie; ses pieds ne +doivent pas être charnus. Ils sont exactement entourés de peau; ses +sabots ont l'air d'avoir été tournés; ses fers ne doivent pas peser plus +d'un okha d'argent; il doit être robuste et d'une taille moyenne; son +cou doit être long, mince et uni comme un ruban. Quand on le sort de +l'écurie, il bondit et se joue de mille manières.»--Bravo, Aushik! cria +le pacha, je n'ai jamais entendu louer le cheval avec tant de _méthode_. +Le célèbre Kyrat qu'Hamza-Beg m'a amené possède toutes les qualités que +tu as énumérées; mais de quel usage est-il pour moi? Il est si méchant +et si fou, que je ne puis pas le monter. + +Kourroglou dit: «Longue vie au pacha! un cheval fou est le meilleur à +monter.--Pour quelle raison?» + +Kourroglou chanta ainsi: + +_Improvisation_.--«Un noble cheval marche hardiment, comme s'il +cherchait à renverser son cavalier. Il secoue ses oreilles et tire si +fort les rênes que le cavalier doit le tenir ferme et ne donner aucun +repos à ses mains. Le cheval d'un guerrier-bélier doit être fou comme +son maître.» + +Le pacha appela ses serviteurs: «Faites venir Hamza-Beg devant moi. Je +désire qu'il écoute ces belles louanges du cheval.» + +Hamza-Beg avait épousé la plus jeune fille du pacha, et il avait été +élevé au rang de grand vizir. + +Il vint, vêtu d'un riche habit de fourrure; son turban était du plus +beau cachemire, et il avait une suite de trois cents hommes. + +Il entra, et, saluant à peine de la tête le pacha, il s'assit sans qu'on +le lui dit et s'étendit sur son siége. + +Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de splendeur et de +gravité dans un homme qui, six mois auparavant, n'était qu'un marmiton. +Il se leva humblement de sa place et fit un profond salut. Un frisson +glacial courut sur toute sa peau, et, en saluant, il plaça la main sur +son coeur. Ce geste signifiait: Hamza-Beg! sois miséricordieux et ne me +trahis pas! Hamza-Beg, en réponse, plaça la main sur ses yeux, ce qui +voulait dire: «Ne crains rien et prends patience[29]!» + +[Footnote 29: La conversation par signes est portée à une grande +perfection en Perse. Je me rappelle qu'une fois, pendant ma visite à un +certain beglerberg, on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer +sa faute. Le beglerberg ordonna d'apporter les fouets et les felakas. +«Je jure que je suis innocent», s'écria l'accusé, croisant sur sa +poitrine ses deux poings fermés avec un seul doigt levé en avant. Les +exécuteurs étaient prêts, regardant le beglerberg, qui, de son côté, +fixait les yeux sur la poitrine de l'accusé: «Tu es coupable, drôle, +s'écria-t-il.--Sur ta tête bienheureuse, je suis innocent», répondit +l'accusé, croisant ses poings comme auparavant, avec cette différence +qu'il y avait deux doigts au lieu d'un projetés en avant. Ils +continuèrent ainsi, l'accusé après chaque menace du beglerberg, croisant +ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts levés. Enfin, +quand après une nouvelle protestation, il eut mis ses mains sur sa +poitrine avec tous les doigts étendus, le beglerberg dit: «Allons, +laissez-le aller. Peut-être est-il réellement innocent. Retourne à ta +maison, et fais que je n'entende pas de plaintes contre toi.» Quand +je quittai la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques +riaient et chuchotaient entre eux, et j'obtins d'eux l'explication +suivante: l'accusé avait fait d'abord entendre au beglerberg qu'il lui +donnerait un tuman, s'il voulait le renvoyer; ensuite il lui en avait +promis deux, trois et ainsi de suite; mais il n'obtint son pardon que +lorsqu'il eut promis de payer dix tumans. (_Note de M. Chodzsko._)] + +Le pacha dit: «Nul doute que l'Aushik ne soit lui-même un bon cavalier.» +Il se tourna vers Kourroglou et dit: «Aushik, serais-tu dans le cas de +monter mon cheval?» Kourroglou se mit à pleurer et à se plaindre de ce +qu'on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou qui le tuerait +et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha dit: «N'aie pas peur. Tu +auras deux cents tumans de moi. Si le cheval te tuait, l'argent serait +remis à ta veuve et à tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu +peux descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l'argent comme +récompense.» Kourroglou dit: «Puisse le pacha nager dans le bonheur, et +puisse son règne être long! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu +vivre de longs jours, seigneur!» Le pacha donna ordre au vizir d'aller +chercher Kyrat. + +Le rusé Hamza-Beg pourvut à tout: voyant que Kourroglou n'avait point +d'armes avec lui, il réussit, en sellant Kyrat, à cacher une massue sous +les housses et suspendit un sabre au pommeau de la selle. Il le brida +ensuite et lui noua la queue. Six hommes suffisaient à peine pour +conduire Kyrat hors de l'écurie, tant il était devenu gras et sauvage, +après six mois de repos. L'écume jaillissait de ses naseaux. Kourroglou +vit tout et chanta: + +_Improvisation_.--«O toi que j'ai eu pour la première fois entre mes +mains dans le Turkestan, viens, Kyrat, viens, bonheur de ma vie! Tu es +tombé entre les mains d'un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chère de +toutes les choses de ma vie, viens! J'ai pour toi un mors fait avec +quinze livres de fer. Quand tu es courroucé, tu ne touches pas à ta +nourriture de trois jours; tu ne bronches pas dans une course de +quarante milles. O Kyrat, toi, la plus chère des choses de ma vie, +viens!» + +Le pacha dit: «Aushik, ma patience est épuisée; je t'ordonne de monter +ce cheval à l'instant même.» + +Kourroglou dit: «Je suis sûr que le cheval me tuera. Béni soit le sel +que tu m'as donné; sois le protecteur de mes pauvres orphelins!...--Tu +peux te tranquilliser; il ne te tuera pas. Je te recommande à la +protection des quatre premiers khalifes.» En disant ces mots, le pacha +mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec les deux cents +tumans. Ce dernier dit: «Longue vie au pacha!» et il alla vers Kyrat. +Hamza-Beg lui tendit les rênes de ses propres mains, et lui dit tout +bas: «Guerrier, la parole d'un guerrier est une parole. La promesse +que je t'ai faite il y a six mois est remplie.» Kourroglou lui dit à +l'oreille: «Pour cette conduite généreuse, je te jure, aussi longtemps +que j'aurai un morceau de pain, je le partagerai avec toi.» Hamza-Beg +dit: «Prends le sabre suspendu à la selle, attache-le à ta ceinture, +tu trouveras aussi une massue sous les housses.» Kourroglou monta +sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, il la fit tourner +au-dessus de sa tête. Hamza-Beg recula, comme s'il était effrayé, et se +cacha dans la foule. Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint +si joyeux, qu'il perdit toute sa raison et sa présence d'esprit. Il +faisait trotter le cheval dans toutes les directions. Le pacha le +rappela: «Aushik, donne-moi le cheval; il me paraît très-doux, ce matin: +laisse-moi essayer de le monter.» Kourroglou dit dans son coeur: «Je te +laisserais plutôt monter sur mon propre cou;» et il ajouta tout +haut: «Pacha, permets-moi de te chanter un air, d'abord; ensuite, je +descendrai.». + +_Improvisation_.--«Ce cheval peut courir, en un jour, d'Ardibil à +Kashan. Qu'importe le sultan, qu'importent tous les pachas à celui qui +est monté sur ce cheval? Ce cheval ne s'arrête que tous les trente +fersakh. O toi, bonheur de ma vie, tu es encore à moi. + +«Il a franchi une grande rivière; j'ai reconnu l'empreinte de ses +pas. Oh! je baiserai chacun de tes sabots, je baiserai tes deux yeux +brûlants. Je remercie Dieu de te revoir, ô mon Kyrat, bonheur de ma vie; +tu es encore à moi.» + +[Illustration: Chien pelé, tu vas emporter la peau du cheval. (Page +21.)] + +Le pacha dit: «Aushik, fais-le galoper encore une fois, je te regarde +comme un habile cavalier.» Kourroglou passa deux fois au galop près de +l'endroit où était le pacha. «Bien, maintenant donne-le-moi, je veux +l'essayer moi-même.--Pacha, tu ne le monteras pas.» + +Le pacha se tourna vers Hamza-Beg, et dit: «Ce fou ne veut pas me rendre +le cheval. Si c'était Kourroglou lui-même?» Hamza-Beg répondit: «Comment +puis-je le dire?--N'as-tu donc pas vu le bandit durant ton séjour à +Chamly-Bill?--Je ne l'ai pas vu. Mes yeux aussi bien que mon esprit ont +été occupés tout le temps à trouver quelque moyen de dérober Kyrat. +Ce Kourroglou a plusieurs milliers de braves guerriers comme lui; qui +pourrait jamais tous les connaître?» Le pacha, tournant son visage +vers Kourroglou, dit: «Allons, amène ici le cheval, je veux le monter +maintenant.» Kourroglou dit: «Santé au pacha! un air me vient dans la +tête; écoute-moi: + +_Improvisation_.--«Une course sur un cheval bai porte toujours bonheur. +Le coeur du cavalier met en lui ses délices. Ses genoux sont noirs, son +cou vous rappelle le cou du chameau _bagyar_[30]. Le coeur met en lui +ses délices. Quand il marche, son pas est comme le pas du chameau +_kosahk_[31]; quand il est en bon état, son dos doit être aussi large +que sa poitrine, et la distance entre ses jambes de derrière est telle +qu'un archer peut s'asseoir entre pour tendre son arc. Le coeur met ses +délices en lui.» + +[Footnote 30: Espèce de chameau très-estimée en Perse.] + +[Footnote 31: Autre espèce de chameau.] + +Le pacha dit: «Tu deviens trop familier, Aushik. Je t'ai déjà dit que +nous en avions assez; descends. Je désire monter Kyrat moi-même.» +Kourroglou sourit avec mépris, et dit: + +«Pacha sans cervelle! je couvrirai ton turban de boue! Comment peux-tu +penser à monter ce coursier? il a plus d'esprit que toi.» Le pacha dit: +«Hamza-Beg, dis-lui de descendre.--Je le lui ai dit, mais il refuse +d'obéir. J'ai peur, en vérité, que cet homme ne soit Kourroglou. +Pourquoi lui as-tu donné le cheval?» Le pacha dit: «Allons, vite, +descends, Aushik, es-tu sourd?» Kourroglou dit: «Pacha, je me rappelle +un air; écoute-moi: + +_Improvisation_.--«Le cheval est à moi. Je ferai couvrir son précieux +dos de housses de soie. Je le ferai baigner dans toute une rivière de +vin rouge. C'est l'élu de Kourroglou, l'élu entre cinq cents chevaux. +Le coeur met en lui ses délices. Quand le chef des palefreniers, +Daly-Mehter, s'approche de lui, il se lève sur ses jambes de derrière, +et le palefrenier, pour le panser, est obligé de le frapper sur la +bouche avec un bâton.» + +[Illustration: Voici mon tribut. (Page 28.)] + +«Alors tu es Kourroglou, s'écria le pacha; j'en remercie Dieu! Je t'ai +cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé sur la terre. Je vais te faire +mettre en pièces ici, de telle sorte qu'il ne reste pas de traces de toi +sur la terre.» + +Hamza-Beg, voyant que la querelle s'échauffait et que les choses, selon +toute apparence, deviendraient pires encore, se retira pour voir à +quelque distance comment elles finiraient. Le pacha cria: «Hamza-Beg, +viens là, voici Kourroglou!» Hamza-Beg répliqua: «Oui, tu l'as dit; mais +que puis-je faire contre lui? Ne t'ai-je pas conseillé de ne pas lui +mettre le cheval entre les mains?» Le pacha fut épouvanté, mais il +continua d'appeler Kourroglou, lui ordonnant de descendre. Kourroglou +chanta ainsi: + +_Improvisation._--«Hassan-Pacha, ne te fie pas trop à ton pouvoir. J'ai +plus d'un serviteur qui te vaut. Que te servira de gravir des montagnes +et des rochers? Crois-moi, le pied de ton cheval ne passera jamais sur +mes chemins. Aghas, sultans! regardez le vaste désert. J'aurai vos corps +enveloppés de la tête aux pieds dans la pourpre du sang. Je vous +tuerai tous avant de revoir Ayvaz. Mes serviteurs portent de lourds +djezzairs[32] sur leurs épaules. Montrez-moi le héros qui puisse tendre +mon arc. Avancez, héroïques béliers! voyons si vous pouvez frapper un +bouclier avec vos têtes. Je puis mâcher le fer et le cracher ensuite +vers le ciel. Je suis le seigneur de Chamly-Bill et de ses montagnes +couvertes sur leurs crêtes de neiges aux mille couleurs. Je compte mille +hommes de chaque tribu sous ma bannière. Je puis seul montrer cent mille +ingénieuses devises.» + +[Footnote 32: Longue arquebuse appelée aussi shamtal; elle porte à une +grande distance.] + +Le pacha commanda alors à ses hommes de le saisir. Kourroglou, sur +cela, s'écria: «O Ali!» Et tirant l'épée du fourreau, il fondit sur les +nomades, comme un loup affamé sur un troupeau. Des monceaux de cadavres +s'élevèrent autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou dit +dans son coeur: «Hamza-Beg m'a rendu de tels services qu'il faut que je +lui montre ma gratitude d'une manière sensible. Je tuerai son beau-père, +afin qu'il règne désormais sur la tribu de Haniss.» Alors, donnant de +l'éperon à Kyrat, il atteignit le pacha, et d'un coup de son sabre il +lui aplatit le crâne comme la tête d'un pavot. Hamza-Beg vit le sort de +son maître, et, ôtant son turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat, +ce qui signifiait: Nous nous rendons; nous sommes tes prisonniers. +Kourroglou dit: «Hamza-Beg, si j'ai tué le pacha, c'était seulement +pour faire de toi son successeur. Si dans ton coeur tu as quelque autre +désir, dis-le-moi, que je puisse l'accomplir.» + +Kourroglou, ayant établi solidement l'autorité de son ami sur les tribus +de Haniss, le quitta pour retourner à Chamly-Bill. En passant à travers +les camps les plus éloignés, il jeta un regard dans l'intérieur de +quelques tentes. Les eunuques en sortirent aussitôt, et lui reprochèrent +la hardiesse avec laquelle il se permettait d'examiner l'intérieur des +tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. Kourroglou demanda si la +femme de Hamza-Beg était là. «Elle y est,» fut la réponse. «Combien de +filles avait Hassan-Pacha?--Sept; l'une d'elles est mariée à Hamza; les +six autres ne sont pas mariées.--Amenez-les ici, et faites-les placer en +rang; je désire les voir.» Quand ses ordres eurent été exécutés, il dit: +«Celle-là seule peut partir; c'est la femme d'Hamza-Beg, et elle est +pour moi une fille, une soeur.» + +Il fit choix de la plus jolie des sept soeurs, et la plaça derrière +lui sur sa selle. Il dit à l'eunuque: «Si Hamza-Beg demande ce qu'est +devenue la fille du pacha, tu lui diras que Kourroglou l'a emmenée à +Chamly-Bill pour son ancien maître, Daly-Mehter.» + +Et il s'en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu'à ce qu'il fût +arrivé chez lui. Tous les bandits vinrent à sa rencontre. Kourroglou dit +à Ayvaz de faire venir Daly-Mehter devant lui, et d'envoyer la fille du +pacha dans son propre harem. Aussitôt que Daly-Mehter parut, Kourroglou +dit: «Écoute-moi, écuyer, j'ai été irrité contre toi à cause de Kyrat. +Faisons la paix. J'ai amené la fille de Hassan-Pacha pour toi.» Alors, +se tournant vers Ayvaz, il dit: «Qu'aucune dépense ne soit épargnée. Il +faut que tu prépares des noces splendides; car c'est la fille d'un homme +d'un rang élevé; elle doit être honorée.» + +Les cérémonies et les illuminations durèrent pendant sept jours à +Chamly-Bill. A la fin du septième jour, la nouvelle femme de Daly-Mehter +fut conduite dans sa demeure. + + + +SEPTIÈME RENCONTRE. + +L'histoire d'Hamza-Beg a été un peu longue; mais il nous semble que si +la sultane Scheherazade l'eût racontée au sultan Schaariar, il ne s'en +serait pas plaint plus que des autres, et n'eût pas fait couper la tête +féconde de la belle rapsode, avant d'avoir vu au moins ce qui était +advenu de la tête chauve d'Hamza. Maintenant Kourroglou arrive à un +épisode de sa vie qui se distingue de tous les autres par sa brièveté +et sa couleur sinistre. Il y a un crime dans la vie de ce héros, et à +partir de ce moment on voit le signe de la colère divine se lever à son +horizon et envahir peu à peu la splendeur de son ciel. Le rapsode n'en +fait pas la remarque, il ne dogmatise pas; on voit même qu'il raconte +sans figure et sans complaisantes métaphores, comme à regret et pénétré +d'effroi, le crime de son héros. Mais l'admirable instinct philosophique +qui est dans la conscience des poëtes populaires se révèle dans +l'enchaînement des aventures de Kourroglou. Qu'on ne croie donc pas que +ce sont des épisodes pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie +errante. Non; la mémoire populaire est un artiste ingénieux, un poëte +qui ne manque pas de profondeur. Au premier coup d'oeil, nous avions +pensé que la vie de Kourroglou n'était qu'un conte héroïque et comique; +mais arrivés à là septième rencontre, et voyant ensuite se dérouler +la suite de ses derniers succès, puis de ses imprudences, puis de ses +revers et de ses profondes douleurs, enfin de ses infortunes jusqu'à sa +mort déplorable, nous avons reconnu que c'était là un véritable poëme, +avec son sens philosophique, sa moralité et sa personnification de +l'être humain (d'une race peut-être en particulier), dans un individu +poétique. Nul doute que Kourroglou a existé, et que le fond de son +histoire est authentique: c'est le Napoléon de la race nomade; et s'il +est déjà devenu fabuleux, c'est que, pour les esprits illettrés, deux +siècles équivalent peut-être à deux mille ans. Mais la tradition fait +l'histoire d'après les mêmes règles morales qu'observent les hommes de +génie pour l'écrire. Elle comprend qu'un héros n'est qu'une incarnation +plus riche de l'esprit qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera +donc ni vertus, ni vices, ni facultés qui ne soient en rapport avec ceux +de sa race et de son temps. Kourroglou traversant les précipices et les +fleuves à la course de son cheval, massacrant à lui seul une armée, +mangeant et buvant comme les héros de Rabelais, est au fond de ce milieu +fantastique un homme très-réel, un caractère très-sainement développé. +C'est ainsi qu'a procédé Hoffmann dans ses bons jours; c'est pour +cela que, parmi de nombreuses aberrations, il a créé plusieurs +chefs-d'oeuvre. + +Kourroglou était marqué en naissant d'un signe de grandeur. Il avait +de grandes choses à faire, pour lui-même et pour sa race: venger le +supplice de son père et affranchir les _vaillants hommes_ de son temps +du joug des _sunnites impies_. Mais comme les vaillants hommes de son +temps, il est né téméraire et orgueilleux. Une ardente curiosité, une +vanité secrète l'ont déjà privé d'une partie des avantages que son père +le magicien devait lui procurer. On se rappelle que ce père, ce magicien +(qui, entre nous, me paraît être une personnification du Destin, tout +puissant et aveugle comme lui), lui avait préparé, par ses savantes +incantations, un cheval qui l'eût porté jusqu'au ciel; car il avait des +ailes, et c'est un regard d'irrésistible curiosité de Kourroglou qui +les a fait tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier +cheval du monde, a dit le père; mais ce ne sera plus Pégase, et ses +pieds rapides sont pour jamais enchaînés à la terre. + +Une seconde imprudence de Kourroglou cause l'éternelle douleur et la +mort de son père. On se rappelle qu'il devait lui rapporter dans un vase +l'écume d'une source mystérieuse; mais l'écume le tente, il la boit, et +le père ne reverra plus la lumière des cieux. «A partir de ce jour, +tu n'es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, le fils de +l'aveugle,» c'est-à-dire le fils du Destin, et ce nom fera ta gloire et +ta condamnation. Tu as vengé ton père, mais tu l'as laissé périr; tu +seras le plus grand guerrier de ton siècle, mais tu seras maudit; tu +porteras la peine de ton orgueil au milieu de tes prospérités, et, comme +ton père, tu finiras misérablement. + +Jusqu'ici nous avons vu réussir, comme par miracle, toutes les +audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemblé mille hommes de +chaque tribu, il s'est bâti une forteresse que nul souverain n'ose plus +attaquer. Il a enlevé Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse; +mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept cent +soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaître la joie et l'orgueil de +la paternité. Chacune de ses entreprises sera couronnée de succès en +apparence, et sera expiée dans l'ensemble mystérieux de sa vie par de +poignantes douleurs. On verra bientôt (et on l'a vu déjà par ce cri de +l'âme qui lui échappe au milieu de ses plus menaçantes improvisations: +_la vie est un fardeau pour moi!_), qu'il pressent la fatalité attachée +à tous ses pas. L'orgueil est son mauvais ange, l'orgueil doit le +perdre, l'orgueil le rend criminel; cet orgueil sera châtié. Ses grandes +facultés, je ne sais pas s'il ne faut pas dire pour entrer dans l'esprit +de la race qui le chante, _ses grandes vertus_, l'ambition, la cupidité, +la ruse, la volupté, l'intempérance, la soif du sang, tout ce qui l'a +fait grand et heureux parmi les héros de sa race, va l'abandonner peu à +peu, parce qu'il a abusé de ces dons du ciel. Je parle comme un rapsode +turcoman, faites-moi le plaisir de m'écouter en bons Turcomans; oui, +c'étaient là des dons du ciel! Il était le plus grand des fourbes. Honte +à lui! il va devenir confiant et sincère, parce qu'une fois il a fait un +mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il dressait des embûches, et +l'ennemi ne manquait jamais d'y tomber: gloire à lui! mais une fois il a +tendu le piége à celui qu'il devait respecter, et désormais il sera pris +dans ses propres filets: malheur à lui! Il était bandit et meurtrier, +rien de mieux! Une fois il est devenu assassin: désormais le poignard +sera toujours levé sur lui. Malheur au fils de l'aveugle! + +Voilà, je crois, le raisonnement qu'il faut mettre dans la bouche du +rapsode, pour comprendre la septième rencontre et la suite des jours de +Kourroglou. Appelons maintenant l'exemple à notre aide. + +Kourroglou avait, comme on sait, l'innocente habitude de détrousser les +marchands qui poussaient la folie ou l'insolence jusqu'à lui refuser un +modeste tribut de cinq cents tumans en passant sur ses terres. Mais il +n'avait pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, ayant +appris à le connaître, allaient désormais au-devant de ses désirs, et ne +se faisaient plus tirer l'oreille pour s'exécuter. Kourroglou était si +sûr de son fait, qu'il s'en allait tout seul, déguisé, le plus souvent +en aushik (chanteur improvisateur), au beau milieu de la caravane; et +quand il s'était un peu diverti aux dépens de ses hôtes, quand il leur +avait bien fait peur de l'ogre Kourroglou; quand il leur avait dit: +«Seigneurs, prenez garde! Kourroglou est toujours là où on l'attend +le moins; peut-être est-il déjà parmi vous; mais, pour sûr, il y sera +bientôt.» Alors le sycophante, en les voyant pâlir, renfonçait sa +guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de stentor: «Voilà +Kourroglou!» Aussitôt les marchands de se prosterner, de se frapper +la poitrine, de s'arracher la barbe et de crier merci! «Guerrier, +disaient-ils, nous savons que tu as porté le tribut à cinq cents tumans; +mais si tu exiges le double, nous te le donnerons à condition que +nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan.» On se rappelle que ce +Daly-Hassan, ancien brigand pour son compte personnel, vaincu par +Kourroglou, s'est attaché à lui par reconnaissance, a grossi son armée +par de nombreux enrôlements, et qu'il se distingue dans toutes les +entreprises. Mais il paraît que sa cruauté est excessive. Lorsque +Kourroglou, toujours fidèle aux lois qu'il a instituées, a répondu aux +marchands: «Oh non! c'est bien assez!» il revient vers ses compagnons, +et Daly-Hassan, qui l'attend au pied de la montagne en léchant ses +moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande la permission +d'essayer le tranchant de son sabre sur ces marauds, afin de leur +arracher quelques barils de vin par-dessus le marché. Mais Kourroglou +lui répond: «Vous connaissez le proverbe arabe: la justice constitue la +moitié de la religion!» Et il rentre à Chamly-Bill les poches pleines +d'or et le coeur de bons sentiments. + +Mais, hélas! il est arrivé ce jour néfaste où le héros doit être mis à +la plus rude épreuve, et où sa vanité doit déchaîner les malédictions +suspendues sur sa tête. Il faut suivre ce récit dans l'original. + +«Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, vint visiter Kourroglou +avec douze mille hommes de cavalerie. Ils demeurèrent à Chamly-Bill, +buvant et festoyant, jusqu'à ce que les celliers et les cuisines de +Kourroglou fussent complètement vides. Le sommelier et le cuisinier +vinrent ensemble l'annoncer à Kourroglou, et dirent: «Tes hôtes ont +mangé et bu tout ce qu'il y avait ici; ils n'ont pas même laissé les +croûtes ou la lie.» + +Kourroglou envoya ses gardes rôder dans le voisinage, et bientôt après, +on lui signala une caravane. Il fit seller Kyrat; et, armé de pied en +cap, il se dirigea vers la prairie. + +Il regarda et vit une immense caravane campée sur ses pâturages. Tout +annonçait que le marchand était un homme puissamment riche. Et dans une +tente dressée pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et jouant +au trictrac. Kourroglou arriva jusqu'à eux, et dit: «Salam!» Un des +Turcs l'aperçut, et dit: «Homme, descends de cheval!--Non, je ne veux +pas descendre.--D'où viens-tu?--Eh quoi! n'avez-vous pu déjà reconnaître +Kourroglou?--Bien, cela est tout à fait différent. Kourroglou est un +grand homme; nous lui paierons un tribut pour le séjour que nous avons +fait sur ses terres.» Kourroglou crut que le marchand voulait se +débarrasser de lui par une plaisanterie; car il ne s'était pas levé pour +lui témoigner son respect quand le nom de Kourroglou était sorti de +ses lèvres. Il se recula, et visant avec sa lance le Turc qui restait +toujours assis, il fit cabrer son cheval. Le Turc lui dit alors +froidement: «Retiens ton bras, Kourroglou.» La pointe de la lance avait +déjà effleuré la poitrine du Turc; mais Kourroglou retint son cheval +et s'arrêta. Le Turc dit: «Tu devrais jeter un voile de femme sur ton +visage. Il ne convient pas à des hommes d'agir ainsi. J'ai entendu +raconter beaucoup de choses de toi; mais je t'ai vu maintenant, et tu ne +mérites pas ta renommée. Un homme brave donne à son ennemi le temps de +se mettre en garde. C'est le rôle d'une femme de combattre sans avertir +et de tuer par surprise. Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie +de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter sur mon cheval. +Nous nous battrons alors en duel. Si je te tue et si je délivre le +_collier du monde de tes étreintes rapaces_, des prières seront dites +pour ton âme. Si, au contraire, tu réussis à me tuer, tu prendras toutes +les richesses et les marchandises rassemblées en ce lieu.» + +Kourroglou écouta patiemment et reconnut la justice de ces paroles. Il +attendit donc qu'il plût au marchand de s'armer et de monter à cheval. +Quand cela fut fait, le Turc dit: «Kourroglou, tu dois commencer; tu +es libre de m'attaquer de telle manière et avec telle arme qu'il te +plaira.» + +Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant d'attaques +différentes; mais elles furent toutes parées ou repoussées. + +Le Turc s'écria: «Viens plus près, prends-moi par la ceinture, et vois +si tu peux me faire descendre de cheval. J'aimerais à éprouver ta +force.» Kourroglou saisit le marchand à la ceinture et tâcha de le +désarçonner; mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s'il y eût +été cousu. + +Le Turc dit: «C'est maintenant à mon tour; laisse-moi te faire éprouver +ma force.» Il saisit la ceinture de Kourroglou, et le secoua d'une telle +façon, que ce dernier fut sur le point de tomber; et même un de ses +pieds avait déjà perdu l'étrier. + +Le Turc, comme s'il dédaignait de profiter de sa victoire, lâcha la +ceinture de Kourroglou, quitta son armure, et, descendant de cheval, il +invita Kourroglou à entrer sous sa tente et à devenir son hôte. + +Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, se glissa dans +la tente comme un rat, et prit humblement un siége. Il se sentait si +honteux, qu'il osait à peine respirer. Le Turc baissa la tête comme +auparavant, et se remit à jouer au trictrac avec son compagnon. +Kourroglou vit que le Turc était un homme plein de courage et de +noblesse. Fidèle à son habitude de dire en face à l'homme brave qu'il +était brave, et au poltron qu'il était poltron, il accorda sa guitare, +et chanta au marchand l'air suivant: + +_Improvisation._--«J'ai demandé à ses esclaves et à ses serviteurs qui +il était. Ils ont tous répondu: C'est le seigneur des seigneurs, un +marchand guerrier. Il possède plus d'or qu'on n'en peut trouver dans +Alep ou dans Damas. C'est le lion du désert. Son coursier est couvert de +la dépouille du léopard. Il ne daigne pas jeter un regard sur un ennemi +ou sur un ami. J'ai lancé mon cheval contre lui, j'ai levé ma massue +au-dessus de sa tête. Le marchand alors a poussé un cri, et s'est élancé +de sa place.» + +Le Turc sourit, et regarda l'autre joueur d'une manière significative +(car il était évident que le chanteur mentait par habitude de se +vanter). Kourroglou dit dans son coeur: «Le maudit se raille de moi.» Il +reprit ainsi: + +_Improvisation_.--«O mon Dieu, tu l'as créé sans défaut. Il n'est le +serviteur que de toi seul; mais envers tout le reste du monde, il est +impérieux et superbe. Il a amassé des montagnes de marchandises, et il +s'est reposé. Il a jeté un regard à son compagnon, et il a souri. Il a +baissé la tête, et il a joué au trictrac.» + +Le Turc dit: «Guerrier Kourroglou, pour ta poésie, je te paierai un +tribut de cinq cents tumans.» Kourroglou pensait qu'il n'aurait rien de +cet homme qui l'avait vaincu. Aussitôt qu'il entendit parler de cinq +cents tumans, son cerveau recouvra la santé; il fut transporté de joie, +et improvisa ainsi: + +_Improvisation_.--«Il a mis sur ses oreilles le bonnet d'un derviche, +sur ses épaules est un manteau d'hermine. Je lui ai chanté un air. Le +marchand m'a donné cinq cents tumans pour récompense.» + +Le Turc ayant versé l'argent devant le chanteur, il dit: «Voici mon +tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter mon invitation, Dieu +merci, nous ne manquons pas de vin ni de kabab. Il y a toutes sortes +d'aliments préparés. Si tu ne veux pas venir, et que tu préfères t'en +aller, tu es le maître.» Kourroglou dit: «J'aimerais mieux partir, si tu +daignais me le permettre.» + +Kourroglou, ayant mis l'argent dans sa poche, prit congé de son hôte, +et retourna à Chamly-Bill. Quand les bandits virent l'argent, ils le +félicitèrent de sa victoire. Kourroglou dit: «Ne m'insultez pas, chiens +que vous êtes! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de gouttes de +mon propre sang. Cet homme m'a vaincu; mais il n'a pas voulu me tuer, +et, de plus, il m'a payé mon sang avec cet argent.» + +Il ordonna à ses gardes de veiller le moment du départ du marchand et de +le lui annoncer. + +A partir de ce moment, Kourroglou sent décroître la conscience de sa +force; il n'ose plus sortir seul. Quand Ayvaz vient lui dire: «Ne +veux-tu pas faire une sortie, seigneur? Nous sommes à la fin de +l'automne. Si la neige tombait cette nuit, les routes seraient +interceptées, et nous ne trouverions plus de voyageurs à rançonner. +Cependant ta caisse et ta paneterie sont vides. J'aperçois une caravane: +allons!» Kourroglou répond: «Retire-toi! le premier marchand était un +homme sage, et il n'a pas voulu me tuer; mais un autre peut être fou.» + +Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens qu'il était +continuellement tourmenté par l'idée de la supériorité du Turc qui +l'avait vaincu. Il résolut de voir encore une fois son heureux +adversaire. Après bien des perquisitions, il sut le jour où le marchand +devait quitter Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe +de montagnes, de l'autre côté du la ville où passait la route. Le Turc +était seul, à cheval, ayant laissé sa caravane derrière lui, à quelque +distance. Kourroglou se sentit transporté de fureur; il poussa son +cheval sur le marchand, le jeta à bas de sa selle, et coupa la tête de +_l'homme renversé_. Il sentit bientôt sa rage se calmer, et, _fâché de +ce qu'il avait fait_, il chanta ainsi: + +_Improvisation_.--«Begs, écoutez-moi! Sur le chemin d'Alep, je +rencontrai un marchand, je rencontrai un lion affamé. Je soufflais comme +la brise du matin. Je me suis placé en embuscade sur sa route, non loin +d'Erzeroum; j'ai coupé sa tête à Erzengan. J'ai rencontré un marchand.» + +L'ayant dépouillé de ses vêtements, Kourroglou vit que ce n'était pas un +Turc, mais un Arménien, et il chanta: + +_Improvisation_.--«Sa mort m'a délivré de mille maux. Je l'ai acceptée +avec délices, comme un bouquet de roses. J'ai dépouillé le corps, et +j'ai vu que c'était un Arménien. Oh! que les montagnes se couvrent +de brouillards, que des torrents ruissellent de leurs sommets[33]! +Kourroglou, que ton bras soit desséché! J'ai rencontré un marchand.» + +[Footnote 33: Pour laver le déshonneur d'avoir traîtreusement attaqué +l'homme sans défense. Les Persans haïssent, à cause de quelques +différences de religion, les Turcs sunnites, plus encore que les +chrétiens, s'il est possible. De sorte que Kourroglou cherche une +consolation dans la pensée qu'il a trouvé que son supérieur à tous +égards n'était pas un sunnite, mais un Arménien. (_Note de U. +Chodzko_.) + +Cet Arménien est évidemment le plus grand personnage du roman de +Kourroglou: et n'est-il pas remarquable que ce héros, si supérieur à +Kourroglou lui-même par son sang-froid, son courage, sa force et sa +générosité, soit resté chrétien dans l'imagination des rapsodes? Est-ce +seulement par excès de haine contre les sunnites qu'on lui attribue un +si grand rôle? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara +s'attendrir très-particulièrement, jusqu'à vouloir se donner la mort, +pour un voyageur européen que Kourroglou menaçait de sa fureur. Il faut +bien que dans ces têtes poétiques de l'Orient le chrétien soit un être +supérieur, en dépit de la répulsion fanatique.] + +Cette dernière strophe, si courte et si bizarre, nous paraît la plus +belle et la plus orientale des improvisations de Kourroglou. Elle a la +concision mystérieuse du style biblique. L'âme coupable s'y dévoile en +voulant cacher sa honte et son effroi sous des métaphores. L'orgueil +blessé, la colère, la vengeance toujours vivantes dans le coeur du +meurtrier, entonnent le chant du triomphe; les méchantes passions +acceptent la mort de l'homme juste et généreux _comme un bouquet de +roses_. Puis aussitôt le désespoir du maudit étouffe l'hymne impie. _Oh! +que tes montagnes se couvrent de brouillards!_ la nuit descend sur +les yeux de Caïn. _Kourroglou, que ton bras soit desséché!_ Et le bon +refrain si bête et si sombre: «J'ai rencontré un marchand!» _en dit plus +qu'il n'est gros_. Nous connaissons certains refrains romantiques des +ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naïf, à l'imitation +de ces formes populaires. Aucun ne m'a fait l'impression de ce: _j'ai +rencontré un marchand_, qui vient si à point, qui résume si bien le +souvenir d'une action qu'on ne veut pas s'avouer à soi-même, et qui, ne +cherchant ni le naïf, ni le terrible, rencontre l'un et l'autre à la +grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou devait être un grand +poëte. Il ne pensait qu'à la rime et trouvait l'effet. M'est avis +qu'aujourd'hui nous faisons le contraire. + + +A partir de ce moment, la fatalité s'appesantit sur Kourroglou. Après +quelques exploits où ses imprudences le mettent à deux doigts de sa +perte et où il succomberait sans l'héroïque secours d'Ayvaz et de ses +compagnons, il est fait prisonnier, traîné à la queue d'un cheval, +nourri des os qu'on lui jette comme à un chien, enfin attaché à un +poteau pour mourir sous le fouet et le bâton. Il échappe pourtant +à cette épreuve terrible, mais c'est pour retrouver Chamly-Bill en +révolution; Ayvaz le hait et le maudit comme un tyran, ses meilleurs +amis le trahissent et l'abandonnent. Le combat qu'il est forcé de leur +livrer est d'une haute poésie épique; sa douleur, son amour pour Ayvaz, +son indignation, touchent parfois au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu +vieux, s'éprend encore d'une princesse étrangère et veut l'enlever. +Surpris et jeté dans un puits, il y devient _si gras_, ce qui, pour un +homme tel que lui, est le comble de l'abjection et de la honte, qu'il +est retiré de l'abîme et délivré à grand' peine. Mais l'esprit du grand +homme est affaibli. Pris par ses ennemis, il finit esclave et aveugle +comme Samson, après avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et dès lors la +mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d'agonie ont encore +de la grandeur et le montrent puissant et résigné. Il y a de l'analogie +entre la fin de ce poëme et celle de la légende des quatre fils Aymon. + +Nous n'avons traduit qu'une faible partie de cette curieuse épopée de +Kourroglou. La fin est surtout frappante; mais nous ne voulons pas +priver l'amie qui nous a aidé à traduire du plaisir de la donner +elle-même au lecteur dans une publication complète. + + + +FIN DE KOURROGLOU. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Kourroglou, by George Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** + +***** This file should be named 13303-8.txt or 13303-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/3/0/13303/ + +Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading +Team. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Kourroglou + +Author: George Sand + +Release Date: August 27, 2004 [EBook #13303] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** + + + + +Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading +Team. This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr + + + + + + +</pre> + + + + + +<p style="text-align: center"><img alt="image1" src=images/Image1.png></p> +<br> +<h3>George Sand</h3> + +<h1>KOURROGLOU</h1> + +<h2>ÉPOPÉE PERSANE</h2> + +<br><br><br> + + +<p><b>NOTICE</b></p> + + +<p>Kourroglou est toujours, à mes yeux, une oeuvre très-belle +et très-curieuse. Elle n'eut pourtant pas de succès +dans la <i>Revue indépendante</i>, où j'en publiai la traduction +abrégée. Des raisons d'amitié me firent suspendre +ce petit travail que l'on me disait préjudiciable aux intérêts +de la Revue. Mais je protestai et proteste encore +contre l'intelligence des abonnés qui préférèrent les romans +nouveaux à ces chants originaux d'une littérature +étrangère. C'était une initiation à la manière des rapsodes et +des improvisateurs de l'Orient, et l'on sait qu'en +fait d'art, connue en toutes choses, le public veut être +poussé par les épaules vers les découvertes, si faciles +qu'elles soient.</p> + +<p>La suite du poème, dont j'ai été forcée de résumer en +deux pages les derniers chants et le dénouement superbe, +a été publiée en abrégé sur le texte anglais de M. Chodzko, +par M. C.-G. Simon, à Nantes. Cela fait partie d'une suite +de travaux intéressants et agréablement présentés, qui +ont paru dans les <i>Annales de la Société académique +de la Loire-Inférieure</i>, sous le titre de <i>Recherches sur +la littérature orientale</i>, Nantes, 1847.</p> + +<p>Il est à regretter que M. C.-G. Simon, par des raisons +analogues à celles que j'ai subies, n'ait pas continué +son exploration dans cette littérature persane, une des +plus riches et une des plus belles du monde, assurément, +puisqu'on y trouve la manière d'Homère et celle +de Cervantes se coudoyant avec franchise, grandeur et +naïveté dans les mêmes récits. On me dira que tout cela +est exploré déjà. J'objecterai que peu de gens lisent ces +poëmes dans le texte, et qu'on ne les lit guère plus dans +les traductions, puisque la mienne et celles de M. Simon, +allégées autant que possible des redites et longueurs inévitables +de la manière orientale, n'ont été goûtées et +comprises que des littérateurs.</p> + +<p>Et malgré ceci, j'insiste, et je dis: Lisez <i>Kourroglou</i>; +c'est amusant, <i>quoique</i> ce soit beau. +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>GEORGE SAND</p> +<p>Nohant, 24 juin 1833.</p> + </div> </div> +<br><br> + +<h3>PRÉFACE.</h3> + +<p>Avez-vous lu Baruch? Peut-être! Mais vous n'avez pas +lu Kourroglou. Lecteur, que lisez-vous donc! Quoi, vous +n'avez pas lu Kourroglou! Kourroglou a été traduit du +persan (car vous n'êtes pas obligé, ni moi non plus, de +savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus +que je ne m'en doutais la semaine dernière? Ah! si j'étais +lecteur de mon état, je ne voudrais pas avouer que je ne +connais pas Kourroglou! En vain vous m'alléguerez que +Kourroglou a été traduit du perso-turc en anglais, et que +peut-être vous ne savez pas l'anglais: c'est une mauvaise +défaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi; mais je ne +le sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le +comprends, assez pour essayer de vous faire connaître +Kourroglou, et je commence, renvoyant ceux de vous qui +lisent l'anglais couramment à la traduction première, qui +est toujours la meilleure, ayant été faite par un homme +versé dans les langues orientales et dans les dialectes +tuka-turkman, perso-turc, zendo-persan et autres, que +nous connaissons aussi... de réputation.</p> + +<p>Mais avant d'entendre cette merveilleuse et curieuse +histoire, il est bon que vous sachiez que le fond en est +véritable, et que le célèbre Kourroglou, dont vous n'aviez +jamais entendu parler, eut un personnage historique. Le +nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont +pleins de sa gloire, et la récit de ses exploits est aussi +populaire que celui de la guerre de Troie au temps +d'Homère. Il est vrai qu'un Homère a manqué à notre héros +jusqu'à ce jour, et qu'il a fallu la patience, la curiosité et +le génie investigateur d'un Européen pour rassembler, +résumer et coordonner les interminables fragments que +les rapsodes orientaux débitent aux oreilles ravies et +enflammées de leurs auditeurs. Honneur et grâces soient donc +rendus à M. Alexandre Chodzko, l'Homère de Kourroglou. +L'épopée de sa vie n'avait jamais été écrite, et il n'est pas +bien prouvé que Kourroglou lui-même ait su écrire; il +avait tant d'autres choses à faire, le vaillant diable à +quatre! boire, battre, être un vert galant; mais ce n'est +pas tout. Il avait encore le talent de chanter en improvisant; +sa poésie et sa voix résonnaient de la Perse à la +Turquie, de Khoï à Erzeroum, et sa guitare faisait presque +autant de miracles que son cimeterre.</p> + +<p>Mais qu'était-ce donc que Kourroglou? C'était bien plus +qu'un poëte, bien plus qu'un barde, bien plus qu'un lettré, +bien plus qu'un pontife, bien plus qu'un roi, bien +plus qu'un philosophe. Il était ce qu'il y a de plus grand... +en Perse: il était bandit. Quand vous aurez fait connaissance +avec lui, vous verrez que ce n'est pas peu de chose; +mais vous conviendrez qu'à moins d'être Kourroglou, il +ne faut pas s'en mêler.</p> + +<p>Kourroglou était (c'est M. Alexandre Chodzko qui parle) +«un Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. +Il a vécu dans la seconde moitié du XVIIe siècle; il a rendu +son nom illustre en pillant les caravanes sur la grande +route; mais ses improvisations poétiques l'ont fait plus +grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes transplantées +à différentes époques du centre de l'Asie aux +vastes pâturages qui s'étendent de l'Euphrate à la Méroë, +ont religieusement conservé ses chants et la mémoire de +ses actions. Il est leur guerrier modèle et leur barde national +dans toute l'étendue du terme. On montre encore +aujourd'hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, +bâtie par Kourroglou dans la délicieuse vallée de Salmas, +un district de la province d'Aderbaïdjan. Encore aujourd'hui +on manque rarement de réciter dans une fête les +chants d'amour de Kourroglou. Durant les querelles intestines +et les combats que livrent les Iliotes, pour leur +indépendance, aux Persans, leurs maîtres, quand les +deux armées ennemies sont au moment d'engager la bataille, +ils s'animent les uns les autres, et défient l'ennemi: +les Perses en chantant des passages du schah-nama +de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de +guerre de leur Kourroglou. Sous les fenêtres du palais du +schah, lorsque les trompettes et les tambours du +nekhara-khana (la garde d'honneur) saluent le soleil levant, les +musiciens ont coutume du jouer l'air guerrier de Kourroglou, +celui qui a servi de thème à ses poésies lyriques, +et sur lequel il improvisait ordinairement.»</p> + +<p>M, Chodzko établit un parallèle entre Ferdausy et +Kourroglou. Il ne met point en balance la valeur littéraire +de ces deux poëtes; l'un écrivant une magnifique +épopée en langue arabe, achevant son oeuvre avec soin +au milieu des délices d'une cour; l'autre improvisant au +milieu des déserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes +énergiques, mais décousues et farouches comme sa +vie, son caractère et ses compagnons d'armes. Cependant +M. Chodzko s'étonne avec raison que le plus renommé +et le plus populaire des deux (dans une plus vaste étendue +de pays, ou du moins chez des admirateurs plus passionnés +et plus nombreux), le bandit-ménestrel Kourroglou, +soit resté jusqu'à ce jour inconnu aux Européens. +C'est après un séjour de onze ans dans ces contrées, après +avoir interrogé et écouté attentivement les rapsodes et +les bardes qui passent leur vie à raconter et à chanter au +peuple les exploits et les poésies de Kourroglou, qu'il est +parvenu à écrire la vie épique, et à transcrire fidèlement +les hymnes de ce héros barbare. Les versions les plus +exactes, les récits les plus poétiques et les plus complets, +il les a trouvés, dit-il, dans la dernière classe du peuple; +la où le souvenir fanatique et l'amour enthousiaste de +cette nature de faits et de ce genre de poésie avaient dû +nécessairement pénétrer et se graver davantage. La nouveauté +d'un tel personnage, l'intérêt de ses aventures, et +surtout la peinture énergique dos moeurs et du caractère +des tribus nomades dont Kourroglou est le type, et aux +yeux desquelles il est un type idéal, ont paru assez importants +aux orientalistes de Londres pour que le comité de +<i>l'Oriental translation fund</i> de la Grande-Bretagne et +de l'Irlande ait fait imprimer et publier, à ses frais, les +aventures de Kourroglou. Cette épopée, jointe aux chants +des peuples qui habitent les rives de la mer Caspienne +(chants populaires des Kalmouks, des Tatars d'Astrakan, +des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des <i>Highlanders</i> +Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), +forment un beau volume sous ce titre: <i>Specimens of the +popular poetry of Persia</i>. «As found in the adventures +and improvisations of Kourroglou the bandit menestrel +of northern Persia: and in the songs of the people inhabiting +the shores of the Caspian sea. Orally collected and +translated with philological and historical notes, by +Alexander Chodzko, esq.»</p> + +<p>Cette publication n'est pas, en effet, importante au seul +point de vue de l'amusement et de l'intérêt épique; ce +n'est pas seulement un héros de l'Arioste que la Perse +nous révèle, c'est toute une histoire de moeurs, c'est tout +un génie national que Kourroglou. C'est le nomade dans +toute sa poésie plaisante et terrible, c'est le guerrier asiatique +dans toute son exagération fanfaronne, c'est le brigand +de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa férocité +et dans toute son audace. Kourroglou est cruel, +ivrogne, glouton, libertin; c'est le plus grand pillard et +le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontré, +même chez nous, où ces qualités sont si fort répandues +par le temps qui court. Il est entreprenant, vindicatif, +insatiable de richesses et de plaisirs, fourbe, brutal +et impitoyable dans la colère. Il n'en est pas moins l'idole +de ses compagnons et de leur nombreuse postérité. Ces +peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes +en sont folles, et les enfants rêvent de lui, non comme +d'un croquemitaine, mais comme d'un Tancrède ou d'un +Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est un vrai +chevalier, fidèle à son prince ou prosterné devant son +Dieu, Kourroglou ne connaît guère d'autre dieu que lui-même +et n'est fidèle qu'à son propre serment. A cet égard, +il affiche une loyauté et une générosité qui ne sont point +sans grandeur et sans danger, vu la mauvaise foi des ennemis +qui le poursuivent. Une seule trahison déshonore +sa vie; mais il la pleure amèrement, et le remords lui +inspire le plus beau de ses chants de douleur. Un seul +amour pénètre jusqu'au fond de son âme, et fait de lui +un être sympathique par quelque endroit, c'est sa tendresse +exaltée pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin, +le Renaud du poëme. Mais le véritable héros de la vie de +Kourroglou, ce n'est point Kourroglou, ce n'est pas le +bel Ayvaz, ce n'est pas même le spirituel marmiton +Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une +femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, près +duquel les coursiers d'Achille et tous les palefrois +renommés de la chevalerie ne sont que de pauvres poneys. Le +poëme s'ouvre par la formation céleste de Kyrat, comme +vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter +tout le poëme. Mais comme M. Chodzko l'a <i>oralement</i> +transcrit, je me permettrai d'abréger et de résumer +la traduction de M. Chodzko. Quand je la citerai +textuellement, j'aurai soin de l'indiquer.</p> + +<p>Le poëme est divisé par chants, que M. Chodzko intitule: +<i>Entrevues; meetings</i> en anglais, <i>mejjliss</i> en +perso-turk que nous traduirons par <i>rencontres</i>. Ce sont +les rapsodies que l'haleine d'un <i>Kourroglou-Khan</i> peut +fournir en une séance à l'attention d'un auditoire. Les +Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans +de Ferdausy, comme les Koran-Khans du Prophète, des +bardes de profession qui, en s'accompagnant de la guitare, +récitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes, +maximes et improvisations de leur héros. La mémoire de +ces chanteurs, dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; +à toute sommation, ils récitent d'une seule haleine, et +durant des heures entières, sans la moindre hésitation, +à partir du vers qui leur est désigné par les auditeurs.</p> + +<br><br><br> + + +<h3>PREMIÈRE RENCONTRE<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a></h3>. + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Footnote 1:</b><a href="#footnotetag1"> (return) </a> Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.</blockquote> + +<p>Kourroglou était un Turkoman de la tribu de Tuka; +son véritable nom était Roushan, et celui de son père +Mirza-Serraf. Ce dernier était au service du sultan Murad, +gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en qualité +de chef des haras de ce prince.</p> + +<p>Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui +s'étendent le long du Jaïhoun (l'Oxus), un étalon sortit +de la surface des eaux, gagna la rive, courut vers la +troupe des cavales, et après s'être accouplé à deux d'entre +elles, il se replongea dans le fleuve, où il disparut pour +jamais. Cette étrange nouvelle ne fut pas plus tôt rapportée +à Mirza-Serraf, qu'il se rendit à la prairie, et ayant +fait des marques distinctes aux deux juments désignées, +il recommanda aux gardiens d'en avoir un soin particulier; +puis, de retour chez lui, il consigna sur ses livres +les détails de l'apparition de l'étalon, et enregistra la date +précise de cet événement.</p> + +<p>On sait qu'une jument donne toujours naissance à son +poulain étant debout; quand le terme fut arrivé, Mirza-Serraf, +qui était présent à leur naissance, reçut les jeunes +poulains dans le pan de sa robe, afin qu'ils ne fussent +point blessés par leur contact avec la terre.</p> + +<p>Il dirigea lui-même avec le plus grand soin leur première +éducation pendant les deux années suivantes, et +surveilla les progrès de leur croissance. Malheureusement +leur mauvaise mine n'était pas propre à inspirer beaucoup +d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids à la première +vue, et leur robe épaisse semblait être de crin plus que +de poil.</p> + +<p>Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf était de +visiter, à tour de rôle, tous les haras confiés à ses soins, +afin de mettre à part les meilleurs poulains pour les écuries +du prince. Dans cette occasion, les deux poulains +merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand +le prince vint en personne visiter ses écuries, il examina +attentivement les chevaux amenés par Mirza-Serraf, et +approuva tous ses choix, à l'exception des deux poulains +en question.</p> + +<p>Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il +fit amener en sa présence le chef de ses haras, et +s'adressant à lui d'une voix courroucée: «Vassal, lui dit-il +qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu donc dépourvu +d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si +vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval +d'un mauvais? Que prétends-tu en m'amenant ces deux +misérables haquenées?»</p> + +<p>Alors, transporté de rage, le prince ordonna que +Mirza-Serraf eût les yeux crevés. Cette sentence fut immédiatement +exécutée. Un fer rouge fut appliqué sur le globe +des yeux de l'infortuné Mirza, qui fut ainsi privé pour +jamais de la lumière. Aveugle et désolé, il fut reconduit +dans sa maison. Son fils unique Roushan, jeune homme +de dix-neuf ans, étudiait alors à l'une dés écoles de la +ville. Aussitôt qu'il eut appris le châtiment infligé à son +père, baigné de larmes, il accourut vers lui. «Ne pleure +pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui était un des plus +habiles astrologues de son siècle; j'ai examiné ton horoscope, +et ma science infaillible ma découvert que tu +deviendrais un héros célèbre. Tu vengeras mes souffrances +sur la personne de l'injuste tyran qui me les a infligées. +Va à l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: «Seigneur, +tu as fait crever les yeux de mon père à cause d'un poulain. +Sois miséricordieux, et fais-lui présent de l'animal; +sans cela mon pauvre père, qui est vieux et aveugle, +n'aura pas de cheval à monter pour se rendre à la distribution +des aumônes qui se font dans ton palais.» Roushan +fit ainsi qu'il lui avait été dit.</p> + +<p>Le prince, dont la colère avait eu le temps de se calmer, +accorda au jeune homme la permission d'entrer +dans ses écuries et de prendre celui des deux poulains +condamnés qui lui plairait le mieux.</p> + +<p>Roushan choisit celui qui était gris, parce que son père +lui avait dit que la jument qui l'avait porté était d'une +plus noble race que l'autre. De retour à la maison avec +le don du prince, Roushan reçut de son père l'ordre de +creuser un souterrain. «Il nous servira d'écurie, lui dit +celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu +feras un réservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un +certain nombre de ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, +l'orge et la paille seront distribuées en temps convenable +à notre poulain, qui mangera sa ration sans l'assistance +d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la même manière +en temps convenable. Tu maçonneras soigneusement la +porte et jusqu'aux moindres fentes de l'écurie; car il est +indispensable que notre cheval demeure seul durant quarante +jours, et que ni l'oeil de l'homme ni les rayons du +soleil ne viennent le troubler dans sa solitude.»</p> + +<p>Les instructions du père furent exécutées par le fils +avec la plus scrupuleuse fidélité. Le poulain fut introduit +et enfermé dans sa nouvelle demeure. Il y avait déjà +trente-huit jours qu'il y demeurait, caché à tous les regards, +lorsqu'au trente-neuvième la patience de Roushan +fut épuisée. Il s'approcha de l'écurie, et ayant fait un +trou de la grandeur de l'oeil, il commença à regarder +dans l'intérieur.</p> + +<p>Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant +comme une lampe; mais la lumière qui en +jaillissait s'affaiblit instantanément, et puis s'éteignit +comme par l'effet du simple regard de Roushan. Il eut +peur, et, refermant précipitamment la petite ouverture, +il retourna vers son père, auquel il ne dit rien de ce qui +était arrivé. Le lendemain, juste à l'heure où venait +d'expirer le quarantième jour de la claustration du poulain, +Mirza dit à son fils: «Le temps est accompli, allons +chercher notre cheval et commençons à le dresser.» Ils +furent ensemble à l'écurie. L'aveugle commença à tâter. +la robe de l'animal: il promena sa main sur la tête et sur +le cou, sur les jambes de devant et sur celles de derrière, +comme s'il eût cherché quelque chose, et tout à coup il +s'écria: «Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il eût mieux +valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas +plus tard qu'hier tu as laissé la lumière tomber sur le +poulain.—-Tu as deviné juste, mon père; mais comment +as-tu fait pour découvrir cela?—Comment j'ai fait? Ce +cheval avait des plumes et des ailes qui ont été brisées +par suite de ton imprudence.» A ces mois le coeur de +Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une +profonde tristesse. Mirza lui dit alors: «Ne perds pas +courage; nul cheval vivant ne pourra jamais approcher +de la poussière que soulèveront les pieds de ce coursier.»</p> + +<p>Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna à son fils à seller le +poulain avec une selle de feutre, et lui prescrivit de le +dresser de la manière suivante: «Tu le feras trotter pendant +les quarante premières nuits sur les rochers et dans +les plaines pierreuses, et pendant les quarante nuits +suivantes dans l'eau et les marécages.» Quand ceci fut +accompli, Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il +soutint admirablement, soit en avant, soit a reculons. +L'éducation du noble animal ayant été ainsi complétée, +il commença à s'occuper de celle de son fils. «Monte ton +cheval, lui dit-il, fais-moi place derrière toi, et traversons +l'Oxus.» Pendant qu'ils s'amusaient ainsi, le vieillard +expérimenté initiait son fils à tous les stratagèmes de +l'art de l'équitation et du métier des armes.</p> + +<p>«C'est bien, dit-il un jour à Roushan, je suis content +de toi. Mais il nous reste encore une chose à faire. Notre +prince vient quelquefois chasser sur les bords de l'Oxus; +c'est là que tu l'attendras. La première fois que tu le verras +venir de ton côté, revêts toutes les pièces de ton armure, +et, monté sur ton cheval, va hardiment à la rencontre +du tyran. Alors tu lui diras ces mots: «Prince +injuste et cruel, contemple le cheval à cause duquel tu +as fait crever les yeux de mon père, regarde bien ce qu'il +est devenu, et meurs d'envie.»</p> + +<p>Roushan obéit fidèlement à l'ordre de son père; la première +fois qu'il aperçut le prince prenant le plaisir de la +chasse sur les bords de l'Oxus, il revêtit son armure et +courut droit à lui. Le prince, émerveillé de la beauté peu +commune du cheval, aussi bien que de la noble apparence +du cavalier, dit à son vizir: «Quel est ce jeune homme?» +Roushan, invité à s'approcher du prince, ne manqua pas +de lui répéter d'une voix ferme et menaçante le discours +que son père lui avait enseigné, et il ajouta: «Prince +stupide, tu le crois un bon connaisseur de chevaux. +Écoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes +auxquels on reconnaît un cheval de noble race.» Cela +dit, il improvisa le chant suivant:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Je viens, et je te dis: Écoute, ô +prince! et apprends à quoi se fait reconnaître un noble +cheval. Actif et alerte, vois si ses naseaux s'enflent et se +distendent alternativement; si ses jambes, sèches et déliées, +sont comme les jambes de la gazelle prête à commencer +sa course. Ses hanches doivent ressembler a celles +du chamois; sa bouche délicate cède à la plus légère +pression de la bride, comme la bouche d'un jeune chameau. +Quand il mange, ses dents broient le grain comme +la meule d'un moulin en mouvement, et il l'avale comme +un loup affamé. Son dos rappelle celui du lièvre; sa crinière +est douce et soyeuse; son cou est élevé et majestueux +comme celui du paon. Le meilleur temps pour le +monter est entre sa quatrième et sa cinquième année. Sa +tête est fine et petite comme celle du grand serpent +chahmaur; ses yeux sont saillants comme deux pommes; +ses dents semblent autant de diamants. La forme de sa +bouche doit approcher de celle du chameau mâle; ses +membres sont finement dessinés, et plutôt arrondis +qu'allongés. Quand on le sort de l'écurie, il est joyeux et +il se cabre. Ses yeux ressemblent à ceux de l'aigle, et il +marche avec l'inquiète impatience d'un loup affamé. Son +ventre et ses côtes remplissent exactement la sangle. Un +jeune homme de bonne famille prête une oreille obéissante +aux leçons de ses parents; il aime son cheval et en +prend le plus grand soin Il sait par coeur la généalogie +et la pureté de son sang. Il essaie souvent la vigueur des +articulations de son genou; en un mot, il doit être ce +qu'était Mirza-Serraf dans sa jeunesse.»</p> + +<p>Dès que le prince eut entendu cette improvisation, il +dit aux gens de sa suite: «C'est là le fils de Mirza-Serraf? +Holà! qu'il soit arrêté!»</p> + +<p>Roushan fut immédiatement entouré de tous côtés; +mais, sans paraître s'en apercevoir, il parla ainsi au +sultan Murad:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Écoutez, mon prince; il me revient +en mémoire quelques stances de vers agréables; +permettez-moi de vous les réciter.» Le prince y consentit, +et ordonna à ses gardes, de ne pas toucher à Roushan +qu'il n'eût dit ses vers. Alors ce dernier commença l'improvisation +suivante: «Mon prince a donné l'ordre de +me punir; mais, par Allah! je sais comment me défendre; +je m'échapperai de ses mains. En vain m'offrirais-tu +tes richesses et tes faveurs comme on jette la pâture +à l'aigle vorace et affamé, je les rejetterais toutes.»</p> + +<p>Le prince l'interrompit et lui dit: «Cesse tes vaines +bravades; viens, et sers-moi fidèlement, autrement je te +ferai mourir.»</p> + +<p>Roushan chanta alors ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Je suis appelé Dieu dans ma maison: +oui, je suis un dieu. Je ne courberai point mon cou +devant un lâche comme toi. La cruche a porté l'eau assez +longtemps pour toi; mais, à la fin, la cruche s'est brisée.»</p> + +<p>Le prince lui dit: «Ton père a été mon serviteur pendant +cinquante ans. Dans un moment de colère, j'ai ordonné +qu'on lui crevât les yeux. Mais qui déniera au +maître le droit de punir son esclave, afin de pouvoir ensuite +le combler de ses faveurs? Viens avec moi, tu apprendras +à m'être agréable, et je te récompenserai.» +Roushan répliqua: «Tu as éteint les yeux de mon père, +et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si Dieu me donne +assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais +écoute!»</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«C'est toi-même qui as construit +l'édifice de la ruine quand tu as prêté l'oreille à des calomniateurs. +Je prendrai ta vie et je renverserai ton +trône.»</p> + +<p>Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda +ironiquement: «Comment, Roushan, te sens-tu assez +fort pour détruire mes villes et pour renverser mon +trône?» Roushan improvisa le chant suivant:</p> + +<p>«Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, +soixante, ou même cent de tes guerriers? Que sont vos +rochers, vos précipices et vos déserts sous le sabot de +mon coursier? Je suis le léopard des montagnes et des +vallées<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Footnote 2:</b><a href="#footnotetag2"> (return) </a> Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs avant qu'ils s'élancent sur l'ennemi.</blockquote> + + +<p>Le prince reprit: «Viens plus près de moi, ne fuis +pas. Je jure par la tête des quatre premiers califes que je +te ferai <i>sirdar</i> (général commandant en chef) de mes +troupes.» Et pendant qu''il parlait ainsi, il admirait le +courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit: +«Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, +seront connus au monde sous le nom de Kourroglou, le +fils de l'aveugle dont tu as crevé les yeux <a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Footnote 3:</b><a href="#footnotetag3"> (return) </a> <i>Kurr</i> signifie aveugle, et <i>oglou</i> fils.</blockquote> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Écoute les paroles de Kourroglou. +La vie m'est un fardeau. De ce jour j'abandonne ma tête +aux hasards de la fortune, comme la feuille d'automne +s'abandonne à l'âpre souille des vents. Avec l'assistance +de Dieu, j'irai en Perse pour y rétablir la religion d'Ali, +qui est vénéré dans ce pays.»</p> + +<p>Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au +milieu de la suite du prince, il fit un horrible carnage, et +le prince, à la fin convaincu que toutes les armées de la +terre ne pourraient venir à bout de le vaincre, ordonna +à son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et +inutile.</p> + +<p>Roushan traversa l'Oxus à la nage et se hâta de rejoindre +son père sur la rive opposée. «Tu m'as vengé, +mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu t'en récompense! +Quittons maintenant cette contrée: non loin d'Hérat, je +connais une oasis où tu vas me conduire.</p> + +<p>Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l'oasis, +Mirza-Serraf tira de dessous son bras un vieux livre d'astrologie +qui ne le quittait jamais, et dit: «O mon fils, +cherche dans ce livre un passage qui traite de l'apparition +de deux étoiles, l'une à l'orient et l'autre à l'occident.—Père, +je l'ai trouvé!</p> + +<p>—Bien! L'oasis où nous sommes contient une source +d'eau; quand la nuit qui précède le vendredi sera arrivée, +tu veilleras avec ce livre dans la main, en répétant +continuellement la prière qui se trouve a ce passage du +livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance +les deux étoiles jusqu'au moment où elles se rencontreront. +Alors tu verras la surface de l'eau se couvrir +d'une écume blanche. Prends ce vase que j'ai apporté +tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l'écume et +me l'apporteras sans délai.»</p> + +<p>Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit +toutes les instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait +avec le vase plein de l'écume mystérieuse; mais elle était +si blanche, si légère et si fraîche, que le jeune homme +inexpérimenté ne put résister à la tentation: il avala +l'écume. «J'ai accompli toutes tes prescriptions, dit-il à +son père; l'écume cependant ne s'est pas montrée sur +l'eau de la source.» Mirza-Serraf répondit: «L'écume +a paru sur l'eau de la source; j'en suis certain. Confesse +la vérité, qu'en as-tu fait?»</p> + +<p>Roushan était sincère; il avoua sa faute. Alors le vieillard, +frappant son genou avec ses deux mains: «Qu'as-tu +fait, malheureux? s'écria-t-il. Sois maudit, et puisse ta +maison tomber sur ta tête! Tu m'as ravi le bonheur de +te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, +un collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J'en +aurais employé une portion pour moi, et je t'eusse laissé +boire le reste. Mais les décrets du sort sont irrévocables; +tu deviendras un guerrier invincible et moi je mourrai +aveugle. Tout est consommé, maintenant.» Le pauvre +vieillard commença alors à dicter ses dernières volontés. +«Mes jours sont comptés, dit-il, désormais tu prendras +le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle. Tes vers et +tes actions seront attachés pour toujours à ce surnom. +Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>, +car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Footnote 4:</b><a href="#footnotetag4"> (return) </a> Un cheval bai brun.</blockquote> + +<p>Kourroglou plaça son vieux père derrière lui, et marcha +vers la ville sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en +peu de temps, grâce à la vigueur surnaturelle de leur +cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrassèrent la foi +d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils étaient, devinrent +<i>sheahs</i> et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf +mourut, et voici quelles furent ses dernières paroles: +«Aussitôt que je serai mort, rends-toi dans la province +d'Aderbaïdjan, dont le schah de Perse est souverain. Il +voudra t'attirer à sa cour, n'y va pas, mon fils; mais ne +te révolte pas non plus contre lui.»</p> + +<p>Il dit et il expira.</p> + +<br><br><br> + + +<h3>DEUXIÈME RENCONTRE.</h3> + + +<p>Nous avons traduit textuellement la première rencontre +pour donner au lecteur une idée juste de la forme de ce +récit. M. Chodzko déclare dans sa préface, en qualité d'étranger, +qu'il n'a point prétendu faire de sa <i>transcription</i> +une oeuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne +possédons pas assez cette langue pour adresser des critiques +à M. Chodzko; mais nous la lisons assez pour +espérer n'avoir point fait de contre-sens, et pour nous être +assuré que les rapsodies des Kourroglou-Khans ne pouvaient +pas nous être transmises avec plus de concision, +de franchise et de simplicité. Nous ne savons pas non +plus si le style de M. Chodzko a la véritable couleur +orientale; mais on a pu voir par ce qui précède (rendu +mot à mot autant que possible) que c'est une couleur +nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans +aucune coquetterie déplacée pour chercher à flatter le +goût européen. C'était, je crois, la vraie manière et la +seule bonne.</p> + +<p>La seconde <i>rencontre</i> est consacrée à faire rencontrer +en effet, Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. +Ce dernier prétend avoir le monopole du pillage et du +meurtre. Il rit de pitié en voyant un ennemi si jeune +venir tout seul pour le défier, au milieu de quarante de +ses meilleurs garnements. «Le monde entier retentit de +ma gloire, s'écrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de +Modestie.</p> + +<p>«Et le pauvre diable ose me barrer le chemin?—Misérable! +lui répond Kourroglou; tu ne t'es jamais battu +qu'avec des agneaux: tu ne sais pas encore ce que c'est +qu'un bélier.»</p> + +<p>Le bélier est apparemment chez cette race de pasteurs +le type du courage et de la force; car Kourroglou, qui +n'est pas modeste non plus, se compare de préférence à +cet animal dans ses fréquentes vanteries, et quand il a +dit: «Je suis Kourroglou le bélier,» il a tout dit.</p> + +<p>Daly-Hassan ne se presse pas d'entamer le combat. +Les bravades de son ennemi l'amusent, et il lui permet +d'improviser et de chanter les stances qui lui <i>viennent +à l'esprit</i>, comme dit Kourroglou en semblable occasion. +Ces stances sont toujours belles d'énergie sauvage, et le +refrain de celles-ci est un cri d'impatience, <i>«Ne combattrons-nous +donc pas aujourd'hui?»</i> En voici une +qui ne manque pas de caractère:</p> + +<p>«Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc! +Montre-moi un homme qui, <i>comme un bélier</i>, vienne +frapper sa tête contre mon bouclier! Je puis broyer +l'acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh! +ne combattrons-nous donc pas aujourd'hui?»</p> + +<p>Pendant que Kourroglou chante ses trophées, Daly-Hassan +examine Kyrat, l'incomparable Kyrat, le fils de +l'étalon-spectre, le coursier fidèle, l'ami, le porte-bonheur +de Kourroglou, et <i>il en devient épris</i>. «Fais-moi +présent de ton cheval, dit-il, et je m'abstiendrai de verser +ton sang.» Kourroglou répond par de nouvelles provocations, +et le combat s'engage. En un clin d'oeil vingt des +compagnons de Daly-Hassan sont <i>expédiés aux enfers</i>, +les vingt autres prennent la fuite à travers le désert. +Daly-Hassan reste seul; dévoré de rage, il se précipite +sur son ennemi; mais Kourroglou lui fait mordre la poussière, +pousse un cri <i>comme celui d'un aigle</i>, descend de +cheval, et s'asseyant sur sa poitrine, tire tranquillement +son khandjar pour lui couper la tête. Daly-Hassan se +prend à pleurer. «Misérable bâtard! lui dit Kourroglou, +es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l'effroi +de ces contrées? Tu n'es qu'une femme pusillanime. +<i>Lâche! tu verses des larmes pour une cuillerée de +sang!»</i></p> + +<p>«Guerrier invincible, lui répond Daly-Hassan, <i>j'ai +juré à Dieu et à moi-même de servir fidèlement +l'homme qui pourrait me renverser sur le dos</i>. Prends-moi +pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maître.»</p> + +<p>Kourroglou est ému de pitié. Il se lève, rengaine son +poignard, et suit Daly-Hassan dans une caverne où celui-ci +le rend maître des richesses immenses qu'il a +amassées durant les sept années de son brigandage. A +partir de ce jour, il est le serviteur et l'ami de Kourroglou. +Ils demeurent ensemble plusieurs mois dans la +caverne, et n'en sortent que pour augmenter leur trésor +en détroussant les voyageurs, et pour enrôler des bandits +sous leurs ordres.</p> + +<p>Quand ils ont réussi à se composer une bande de 77 +hommes, ils chargent leur butin sur des chameaux et +sur des mules, et, poursuivant leur voyage vers la province +d'Aberdaïdjan, ils atteignent bientôt les montagnes +de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s'en +vont tous deux à la découverte pour s'assurer d'une retraite +sûre. Ils trouvent dans le district de Karadag une +magnifique prairie où ils s'installent avec leurs richesses +et leurs compagnons. Leurs exploits répandent bientôt la +terreur dans le pays, et tout homme <i>courageux</i> vient +s'enrôler sous leur bannière.</p> + +<p>«Il traitait ses gens comme un père, et la paie qu'il +leur faisait était si libérale, qu'elle pouvait remplir le +creux du bouclier de chacun d'eux.»</p> + +<p>En peu de temps, Kourroglou se voit à la tête de 777 +hommes, nombre sacré qu'il n'eût dépassé vraisemblablement +que pour celui de 7777, s'il lui eût été possible +dès lors d'y atteindre.</p> + +<p>Cependant le gouverneur de la province commence à +s'alarmer du voisinage de Kourroglou. Il lui dépêche un +envoyé qui, sans fleur de rhétorique, lui parle ainsi:</p> + +<p>«Qui es-tu? Pourquoi es-tu venu ici? Si tu désires +parler au souverain d'Iran, va le trouver; mais ne demeure +pas ici plus longtemps. Si tu as quelque chose à +me dire, je t'écouterai afin de savoir ce que c'est.»</p> + +<p>Kourroglou trouve le discours de l'ambassadeur un peu +familier; mais il se ressouvient de la défense que son +père lui a faite, en mourant, de se révolter contre le +schah de Perse. Il traite donc l'envoyé fort honnêtement, +et lui promet d'évacuer le pays sous peu de jours.</p> + +<p>Il rassemble ses hommes et leur chante ceci:</p> + +<p>«L'heure du départ est arrivée. Que quiconque veut +me suivre dans le Kurdistan se tienne prêt! Qu'il me +suive, celui dont les lèvres veulent boire dans la coupe +de la valeur!—Qu'il me suive, celui qui veut mettre +en pièces le linceul de la mort!»</p> + +<p>Les 777 brigands répondirent: «O Kourroglou, nous +ne craignons pas la mort; là où tu iras, nous irons.» Ils +partent; ils arrivent dans la vallée de Gazly-Gull, située +dans le voisinage de Khoï, et débutent par l'extermination +et le pillage d'une caravane. Le gouverneur d'Erivan, +Hussein-Ali-Khan, se met en route à la tête de quinze +cents cavaliers pour aller réprimer ces brigandages. «Ne +craignez rien, ô mes âmes! ô mes <i>fous</i> (<i>Dalcelar</i>)!» +C'est le nom d'amitié que Kourroglou donne à ses compagnons, +c'est le titre glorieux que le postérité leur +conserve: «Ne craignez rien, je les disperserai en moins +d'une heure.» Kourroglou dit, et revêtu de sa cotte de +mailles, armé de toutes pièces, il attend, appuyé tranquillement +sur sa lance, l'envoyé d'Hussein. Aux interrogations +et aux menaces de l'envoyé, Kourroglou répond +comme de coutume par une chanson: «Serdar, lui +dit-il, j'ai l'habitude de chanter quelques vers avant de +combattre.—Chante, si tu y es disposé, répond le serdar, +amateur de poésie comme tous les Orientaux.» Kourroglou +chante ici une fort belle strophe:</p> + +<p>«Voici la vérité des vérités! Écoute-la bien, mon serdar. +Je suis l'ange de la mort. Regarde; je suis Azraïl. +Mes yeux aiment la couleur du sang. Oui, je suis venu +pour arracher les âmes des corps; je suis le véritable +Azraïl. Nous verrons bientôt quelles entrailles, quels +crânes seront fouillée les premiers par la pointe de mon +poignard. Ce jour même, tu quitteras ce mondé; me +voici. Comme un véritable Azraïl, je viens arracher les +âmes.»</p> + +<p>..........................................................</p> + +<p>«Maintenant, j'enseignerai à rire à tes ennemis, et à +tes amis à se lamenter. Contemple en moi Azraïl, l'exterminateur +des âmes».»</p> + +<p>Kourroglou s'élance au plus épais de la mêlée. Il tue +tout ce qui est digne d'être tué, il pille tout ce qui vaut +la peine d'être pris.</p> + +<p>«Kourroglou cependant ne resta pas davantage à +Gazly-Gull, il vint se fixer définitivement à Chamly-Bill; +sa gloire se répandit bientôt dans les contrées environnantes, +et de toutes parts on lui envoyait de l'or et des +présents.»</p> +<br><br><br> + + + +<h3>TROISIÈME RENCONTRE.</h3> + + +<p>Kourroglou se prit de goût pour Chamly-Bill, et y bâtit +une forteresse<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>. Tous ceux qui entendirent parler de lui, +de sa valeur et de sa libéralité, s'empressèrent de se +joindre à sa bande. En peu de temps la forteresse +devint une ville contenant huit mille familles. Ce fut là +que Kourroglou fit connaissance avec le marchand +Khoya-Yakub, qu'il adopta, plus tard, pour son frère. +Cet homme avait voyagé dans tous les pays du monde, +el il amusait souvent Kourroglou par la description de +ce qu'il avait vu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Footnote 5:</b><a href="#footnotetag5"> (return) </a> Un fort, <i>Kalka</i> en Perse, village entouré de murs, avec +des tours et des meurtrières dans les angles. On voit encore aujourd'hui +les ruines du fort de Kourroglou à Chamly-Bill.</blockquote> + +<p>Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour à la ville +d'Orfah, vit une grande foule rassemblée sur la place du +marché. Il s'avança et vit un jeune garçon, tel que le +dépeint le poète:</p> + +<p>«Mon coeur aime un jeune homme dont les sourcils +sont bien arqués. Sa ceinture est étroite; ses lèvres ressemblent +à un bouton, à une rose souriantes. Jeune +homme, sacrifie ton âme à la beauté! contemple en moi +son esclave. Parcourez le monde entier: vous ne trouverez +pas un enfant de plus belle espérance. Son nom est +Ayvaz-Bally. C'est la prairie du huitième ciel! Son père +est boucher de son état; le fils est une mine de pierres +précieuses.»</p> + +<p>Khoya-Yakub demanda: «De quel jardin est cette +rose? de quelle prairie est cette plante?» Quelqu'un +répondit: «Son père est boucher du pacha de cette +ville; Ayvaz-Bally est son nom.» Le marchand pensa +lors en lui-même: «Kourroglou n'a pas d'enfants; +pourquoi n'adopterait-il pas un si beau garçon pour son +fils? Mais que dois-je faire? Si, à mon retour à Chamly-Bill, +j'essaie de lui dépeindre ce que j'ai vu, il ne me +croira pas.» Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui +paya un bon prix pour faire le portrait d'Ayvaz.</p> + +<p>Après un voyage de quelques jours, il revint à la forteresse +de Chamly-Bill. Il fut dit à Kourroglou que son +frère Khoya-Yakub était revenu. Il ordonna aussitôt à ses +hommes d'aller à sa rencontre, et de l'amener dans la +ville avec les honneurs qui lui étaient dus. Dès qu'il fut +descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et +le fit asseoir à ses côtés, tandis que Khoya-Yakub lui +baisait les deux mains, comme à son supérieur. «Hourra! +mes enfants, du vin! cria Kourroglou; buvons en l'honneur +de l'arrivée de notre frère.» Et ils s'assirent, et ils +burent au point que Khoya-Yakub commença à devenir +gris, et sentit sa tête s'allumer. Kourroglou lui demanda +d'où il venait. Il répondit: «D'Orfah!—Tu n'as pas +vu, par hasard, a Orfah, un plus beau cheval que mon +Kyrat?—Je n'en ai pas vu.—Dis, as-tu vu là, des +hommes plus beaux et plus braves que mes compagnons?—Je +n'en ai pas vu.—As-tu vu, dis moi, une fête plus +joyeuse que la mienne?—Je n'en ai pas vu.—As-tu vu +des échansons plus beaux et plus richement vêtus que +les miens?—Frère guerrier, j'ai vu là un jeune garçon +que les mains de tous vos jeunes gens ne sont pas dignes +de laver. Voilà que tu deviens vieux, et que tu n'as pas +d'enfants: pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, +afin de faire de lui, quand le temps en sera venu, un +guerrier digne de te servir et de te succéder lorsque tu +seras mort, aussi bien qu'un appui et un fils tant que tu +vivras?» Il commença alors à vanter la beauté d'Ayvaz +et sa mâle physionomie. Kourroglou dit: «Eh quoi! +marchand qui n'es bon à rien! ne pouvais-tu dépenser +quelques tumans pour payer un peintre et m'apporter sa +ressemblance?» Le marchand sortit une miniature de +son habit et la tendit à Kourroglou. Kourroglou la prit; +et quand il l'eut examinée, <i>les rênes de sa volonté +échappèrent des mains de sa patience</i>, et il s'écria: +«Daly-Hassan, qu'on apprête une chaîne et des fers.» +Le marchand, étonné, demanda ce que signifiait un ordre +semblable. «Je vais te faire enchaîner, misérable!» +Pour quelle raison, et quel est mon crime? Est-ce donc +la récompense que tu me donnes pour t'avoir trouvé un +fils?—C'est pour le mensonge que tu as dit. Homme, +écoute-moi; je vais partir pour Orfah à l'instant même; et +tu attendras mon retour, enchaîné dans un cachot. Si le +jeune garçon justifie réellement tes louanges, que mon +nom ne soit pas Kourroglou si je ne couvre pas ta tête +d'une pluie d'or et ne t'exalte pas au-dessus de la voûte +des cieux. Mais malheur à toi, si Ayvaz est indigne de +tes éloges; car j'arracherai la racine de ton existence +du sol de la vie; et ton châtiment servira d'exemple aux +menteurs impudents comme toi. Tu ne dois pas mentir à +tes supérieurs.»</p> + +<p>Cela dit, il donna ordre d'enchaîner le marchand par +le cou et par une jambe, et de le jeter ensuite en prison.</p> + +<p>«Daly-Hassan! que l'on selle Kyrat.» Daly-Hassan +mit lui-même la selle et le coussin sur le cheval de son +maître, et les attacha sept fois avec la sangle. «Je pars +pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne ne de vous ne se +hasarde de boire de façon à s'enivrer jusqu'à ce que je +sois de retour. Malheur a celui dont la demeure retentira +des sons de la musique ou du tambourin. Souvenez-vous +de cette défense, ou je vous arracherai de la terre, et +vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je pars +seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. +Je mourrai ou je reviendrai avec lui. Écoutez ma chanson.</p> + +<p><i>Improvisation.</i>—«J'adopterai pour mon fils le jeune +Ayvaz-Bally. Attendez le jour d'adoption jusqu'à mon +retour. Demandez-le en Turquie et en Syrie jusqu'à +mon retour. Un homme brave monte l'arabe gris ou le +bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de +bataille aux pieds légers. Tuez des veaux, égorgez des +moutons, et nourrissez-vous de mes troupeaux jusqu'à +mon retour. <i>Kourroglou dit:</i> le diable emporte l'ennemi; +les braves galopent sur des chevaux arabes: allez +et buvez jusqu'à mon retour.»</p> + +<p>Ayant dit cela, Kourroglou prit congé de ses frères, +monta sur Kyrat et marcha seul, jour et nuit, de bourgade +en bourgade, vers la ville d'Orfah. Il n'en était plus +qu'à un fersakh de distance, quand il se sentit une faim +extrême; et, voyant un berger qui gardait son troupeau +sur la pente d'une colline, il se dit: «Le proverbe est +bon: si tu as faim, va au berger; si tu es las, au chamelier. +Maintenant réfléchissons un peu de quelle façon +j'attraperai à déjeuner.» Alors il s'approcha, et s'écria: +«Que Dieu te bénisse, berger! ne peux-tu me donner à +déjeuner?» Le berger leva la tête; et, voyant un guerrier +dont l'armure, à elle seule, aurait pu acheter son +troupeau et lui-même par-dessus le marché, il répondit: +«Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais +si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en +chercher.» Kourroglou dit: «Dans ce désert une goutte +de lait vaut le monde entier: vas-en chercher, et me +l'apporte.» Le berger était d'une haute stature et taillé +carrément; il tenait dans sa main une énorme massue, +dont la tête était armée de clous, de vieux fers de lance, +de fers de chevaux cassés et de tout ce qu'il avait pu se +procurer de tranchant; elle pesait un men et demi<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>; +une courroie, passée dans un trou, la suspendait à son +poignet. Le berger leva la massue: et, à ce signal, toutes +les brebis se réunirent autour de lui. Il avait aussi avec +lui une écuelle de bois que les Kurdes appellent <i>moudah</i> +et qui pouvait contenir trois mena de lait<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>. L'ayant rempli +jusqu'aux bords, il la mit devant Kourroglou, et lui +donna une grande cuiller de bois pour qu'il pût manger, +Kourroglou en eut à peine bu quelques cuillerées qu'il se +sentit très-faible, et dit: «Berger, n'as-tu pas une croûte +de pain?—J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un +fils d'homme qui puisse le manger.» Kourroglou reprit: +«Il porte un nom mangeable; et pour peu qu'il soit +moins dur que la pierre, donne-le-moi.» Le berger dit: +«C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai pétri pour +mes chiens.» Kourroglou dit: «N'importe, apporte-le +tel qu'il est.» Le berger répliqua: «Le soleil l'a séché; +il est devenu tout à fait dur et moisi: tu te rompras les +dents.» Kourroglou dit: «Ne, crains rien, mon garçon, +et donne-le-moi promptement.» Un sac de peau était +suspendu au dos du berger; il l'en ôta, et le mit devant +Kourroglou. Ce dernier était si prodigieusement affamé, +qu'il plongea ses deux mains dans le sac, et, arrachant +tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en morceaux, +et le jeta dans le lait. Le berger le regardait +faire; et voyant que son hôte, qui avait déjà préparé de +la nourriture pour quinze personnes n'interrompait pas +sa besogne, il se dit à lui-même: «La faim l'a rendu +fou; car assurément nul fils d'Adam ne pourrait avaler +tout cela; quand il aura mangé cinq ou six cuillerées, il +jettera le reste; avec ce qu'il a apprêté pour lui, je pourrais +nourrir une semaine entière, toute la meute de chiens +qui gardent mon troupeau.» Pendant ce temps, Kourroglou +émiettait le pain, et en remplissait l'écuelle. A la +fin, enfonçant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la +position verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui +était debout, en contemplation devant lui. Il lui dit: +«Assieds-toi, berger, et mangeons ensemble.» Le berger +répliqua: «Beg, tu as préparé toi-même le repas, +mange-le tout seul, car je ne puis t'aider.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Footnote 6:</b><a href="#footnotetag6"> (return) </a> Environ vingt-deux livres anglaises.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Footnote 7:</b><a href="#footnotetag7"> (return) </a> Men, en turc <i>balma</i>, poids employé commumnément en Perse.</blockquote> + +<p>Alors, Kourroglou prit la cuiller et ce mit à l'oeuvre; +ses énormes et rudes moustaches gênaient le passage; +et le pain lui sortait de la bouche tandis que le lait coulait +dans sa poitrine. Kourroglou, en colère, jeta la cuiller, +et relevant ses moustaches qui allaient par-delà ses +oreilles, il ouvrit une bouche semblable à l'entrée d'une +caverne, et, prenant l'écuelle de ses deux mains, il avala +le contenu jusqu'à la dernière goutte. Le berger le regardait +avec stupeur, si disait en lui-même: Par le saint +nom d'Allah! ce ne peut être là un homme, car aucun +être humain ne pourrait avaler une telle quantité de +nourriture. Encore une fois, je le répète, voyons, au nom +d'Allah! ce qui va arriver. S'il s'enfuit maintenant, ce +sera la vampire du désert<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>, ou Satan lui-même; s'il reste, +c'est un fils des hommes. On dit que la famine incarnée +est arrivée sur la terre; c'est là sûrement la famine, il +vient de manger tout le lait de mes brebis; mais au bout +d'une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me dévorera +moi-même.» Kourroglou pensait en lui-même: +«Comment vais-je faire pour me rendre à Orfah et voir +Ayvaz? Si je me montre sous ce costume, et monté sur +ce cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus +en tous pays pour que je ne sois pas découvert. Prenons +plutôt les habits du berger, et entrons ainsi dans la ville.» +Il dit donc au berger: «Viens là, et faisons l'échange de +nos habits» Le berger se mit à rire et lui dit: «Pourquoi +me railler ainsi sur ma pauvreté? Le châle seul qui +est sur ta tête, ou celui qui entoure tes reins, ou bien +encore le poignard qui est passé dedans, seraient chacun +suffisant pour racheter mon sang<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a> et mon troupeau avec. +Pourquoi te moquer ainsi de moi?» Cela dit, il cracha +dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la +brandissant d'une façon menaçante, il dit à Kourroglou: +«Toi, si confiant dans la largeur de tes épaules, regarde +aussi la largeur de mon cou.» Kourroglou sourit et lui +dit «Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris +pas de toi; il y a dans cette ville un marchand qui +me doit quinze cents tumans<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>. Si je parais devant lui +sur ce cheval et dans ce costume, il m'échappera. Je suis +venu pour une raison importante; faisons vite notre +échange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai +les miens; si je ne reviens pas, tu pourras conduire +ce cheval au bazar et le vendre. Son prix est de deux +mille tumans; profites-en, et ne m'oublie pas dans +tes prières. Tu garderas aussi les autres choses qui m'appartiennent.» +Le berger dit: «A coup sûr cet homme +est fou; je ne puis expliquer autrement tout ce que j'entends. +Allons, Beg, déshabille-toi.» Kourroglou détacha +sa ceinture et ôta tous ses habits. Le berger en lit autant +de son côté, et mit les vêtements de Kourroglou, +auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou +le jeta sur ses épaules, et ayant mis aussi le bonnet +de feutre du berger, il lui dit: «Maintenant donne-moi +ta massue;» car il voyait qu'en cas de besoin elle +pourrait lui être aussi utile qu'un sabre. La prenant à sa +main, il dit: «Berger! ton âme et l'âme de mon cheval.<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Footnote 8:</b><a href="#footnotetag8"> (return) </a> <i>Le fantôme du desert</i>, «Guli-Beiaban,» le vampire bien +connu des contes orientaux.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Footnote 9:</b><a href="#footnotetag9"> (return) </a> <i>Racheter mon sang</i>. Allusion au «jus tallionis» du Coran. +Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de l'argent.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Footnote 10:</b><a href="#footnotetag10"> (return) </a> Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze francs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Footnote 11:</b><a href="#footnotetag11"> (return) </a> Phrase proverbiale très usitée chez les Persans, elle signifie: Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu'ont prit soin de toi-même.</blockquote> + +<p>Le berger répondit: «Je jure par la foi de Dieu! Que +ton coeur soit en paix; tu peux te fier à moi.» Et il +disait en lui-même: «Dieu veuille que cet homme ne revienne +jamais; alors adieu la pauvreté; le cheval et les +vêtements me suffiront aussi longtemps que je vivrai.»</p> + +<p>Kourroglou prit congé du berger, et continua son +voyage à pied; le manteau du berger était sur ses épaules, +la massue dans sa main, Il aperçut bientôt là ville d'Orfah, +et marcha jusqu'aux portes. Ayant prononcé le mot +Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans +une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. +Il la regardait avec amour, priant et soupirant en même +temps. Kourroglou lui demanda en langue turque: +«Quelle viande portes-tu là, que tu la convoites ainsi, et +sembles soupirer après?» Le Turc répondit: «Es-tu +donc étranger, seigneur, ou viens-tu de quelque contrée +éloignée?» Kourroglou dit: «Oui, je viens de loin.» Le +Turc lui dit alors: «Ne sais-tu pas que dans les autres pays +le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c'est la viande +qui est chère? J'ai une personne malade chez moi, à laquelle +le médecin a prescrit la viande; je vais chaque +jour au bazar, mais je regarde en vain, je ne puis en +trouver; aujourd'hui, enfin, j'ai trouvé de la viande dans +la boutique d'Ayvaz, fils d'Ibrahim le boucher; j'ai été +obligé de payer un okha deux piastres, et c'est là ce qui +me fait soupirer.» Kourroglou demanda: «Se peut-il +que la viande soit aussi chère?—Oui, en vérité, dit le +Turc, deux piastres pour un okha, c'est énormément +cher.» Kourroglou dit en lui-même: «Bonnes nouvelles +pour mon berger! Attends seulement un peu, maudit; +aujourd'hui même je vendrai tes moutons.» De là Kourroglou +s'en fut vers la boutique d'Ayvaz, devant laquelle +il aperçut une foule de gens, mêlés ensemble <i>comme les +plis d'un manteau froissé</i>: les hommes venaient là +pour acheter de la viande, les femmes pour admirer la +beauté d'Ayvaz. Kourroglou désireux de le voir aussi, +regardait par-dessus les épaules de ceux qui étaient devant +lui. Les Turcs, le jugeant d'après son costume, le +prirent pour un berger et commencèrent à le frapper sur +la tête. Alors Kourroglou se baissa dans l'intention de +regarder à travers leurs jambes, mais il s'exposa ainsi à +de plus graves insultes. «Je ne puis dompter ces Turcs +grossiers, dit-il; comment puis-je espérer d'enlever +Ayvaz?» Il se mit à coudoyer de droite et de gauche, et, +crachant dans ses mains, il leva sa massue en l'air, dans +l'intention de se frayer un passage, en poussant et frappant +coup sur coup. Celui qui eut la tête frappée eut le +crâne brisé; celui qui reçut le coup sur la jambe eut la +jambe cassée; celui qui le reçut sur les épaules resta sur +la place.</p> +<br><br><br> + +<p style="text-align: center"><img alt="image2" src=images/Image2.png></p> + +<p>De cette manière il chassa tout le monde de la boutique +d'Ayvaz, quand il l'aperçut assis et tenant tristement sa +tête dans sa main. Kourroglou dit dans son coeur: «Un vrai +looty <a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a> possède six tours; cinq d'adresse et un de force. +Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant.» Il s'approcha +alors d'Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant +une piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant: +«Frère, pèse-moi un okha de viande, et rends-moi le +reste en monnaie de cuivre. Seulement sois prompt, mes +compagnons sont partis, et il faut que je coure les rejoindre.» +Ayvaz se dit: «Voilà une bonne pratique pour +moi; je vends un okha de viande deux francs, il ne m'en +donne qu'un, et me demande son reste en monnaie, et +cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont partis.» +Ayvaz était orgueilleux à cause de sa beauté, et il +dit avec aigreur: «Viens ici, approche-toi plus près, +maître niais? Que veux-tu dire?» Kourroglou s'approcha +d'Ayvaz, et celui-ci ayant plié un de ses doigts, lui donna +un bon coup sur la joue avec les quatre autres. Kourroglou +dit: «Jeune espiègle, pourquoi me frappes-tu?» +Mais il était joyeux dans son coeur, et il ne ressentait +aucune colère de cette preuve de courage. Ayvaz repartit: +«Drôle, tu veux déprécier ma marchandise; en +présence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha +de viande pour un sou, et avoir encore du retour, tandis +que je vends un okha deux livres.» Kourroglou dit: «Tu +es un enfant; ce n'est pas pour acheter de la viande +mais pour en vendre, que je suis venu ici.—Que veux-tu +dire, demanda Ayvaz?—Sot que tu es, répliqua +Kourroglou, j'ai neuf cents moutons à vendre, et je venais +ici pour connaître le prix réel de la viande, savoir +si elle est chère ou bon marché.» On dit, avec vérité, +que la raison abandonne la tête d'un boucher quand il +entend le bêlement d'un troupeau. Ayvaz n'eut pas plus +tôt entendu parler de neuf cents moutons, qu'il dit: +«<i>Mon oncle</i>, je ne savais pas que tu étais un maître +berger; j'ai été grossier dans mon langage; tu es en +droit de me couper la langue. Je t'ai frappé, coupe-moi +la main, pardonne seulement ma faute.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Footnote 12:</b><a href="#footnotetag12"> (return) </a> <i>Looty</i>, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le brave vénitien et l'aventurier français.</blockquote> + +<br><br><br> + + +<p style="text-align: center"><img alt="image3" src=images/Image3.png ></p> +<br><br> + +<p>Kourroglou fit l'improvisation suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Tu frapperas l'ennemi armé, +fût-il enveloppé dans un feuillet du Coran! Mon futur +enfant! lumière de mes yeux! je ne me fâche pas de +semblables bagatelles.» Ayvaz dit alors:—«Pour +l'amour de Dieu! mon cher seigneur, que personne ne +sache que tu as amené neuf cents moutons. Notre ville a +cinquante bouchers; ils vont tous te persécuter, et tu +seras obligé de diviser ton troupeau entre eux tous; de +sorte qu'il n'y en aura pas plus de vingt pour ma part. +Tu feras bien mieux d'attendre ici et de t'asseoir, tandis +que je vais aller chercher mon père. Nous achèterons à +nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls te donnerons +l'argent.» Kourroglou répondit: «Va donc, je t'attendrai +ici.—Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers +de viande; s'il vient quelques pratiques, tu leur +vendras un okha deux piastres si elles ne veulent pas +attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-même.» +Kourroglou répliqua: «Va, et repose-toi sur moi; j'ai +été boucher dix-sept ans, et je connais mon état; je vendrai +bien à ta place.» Ayvaz laissa la boutique à la garde +de Kourroglou, et courut chercher son père. Bientôt +après, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit +Kourroglou, et pensa en lui-même: «Comment acheter +d'un pareil monstre! Je suis vraiment effrayé de lui.» +Ainsi ruminant, il allait de long en large.</p> + +<p>Kourroglou le vit et lui dit: «Tu vas et viens comme +si tu étais malade; de quoi as-tu besoin?» Le Turc prit +une piastre dans sa poche, et demanda un demi-okha de +viande. Kourroglou lui dit de mettre l'argent sur l'étal +et d'entrer dans la boutique. Ayant choisi une tranche +de la meilleure viande: «Prends-la toute!» lui dit-il. Le +Turc, pensant qu'il y avait quelque tricherie là-dessous, +ou bien qu'on voulait se moquer de lui, répondit: «Tout +ce que j'ai à recevoir, c'est un demi-okha de mouton, et +je n'en prendrai pas davantage.» Kourroglou leva sa +massue sur lui, et s'écria: «Es-tu sourd ou stupide? Je te +dis de prendre tout.» Le Turc dit dans son âme: «Il faut +toujours profiter de l'occasion; je vais essayer de prendre +tout. S'il ne me dit rien, il aura évidemment perdu le +sens; si c'est le contraire, je jetterai la viande par terre, +et je me sauverai.» Il entra dans la boutique lentement, +et avec timidité prit la viande, la mit sur son épaule, +ayant, pendant tout ce temps les yeux fixés sur Kourroglou; +ensuite il quitta la boutique et commença à courir, +et, tout en fuyant, il regardait souvent derrière lui; mais +personne ne le suivait. Il avait toujours quelque appréhension, +et il courait aussi fort que la vitesse de ses jambes +le lui permettait. Il n'était pas loin de sa maison quand +il rencontra quelques amis, qui lui demandèrent la raison +de cette hâte. «Oh! puisse votre maison ne tomber jamais +en ruine! Un fou est assis dans la boutique d'Ayvaz; +pour une piastre, il m'a donné toute une épaule de +mouton; quel beau trafic! Il y a encore onze quartiers dans +la boutique; allez vite, et il vous les donnera sûrement.» +Pendant que Kourroglou vendait ainsi toute la viande +d'Ayvaz pour douze piastres, ce dernier arrivait à la maison +de son père transporté de joie, et il dit: «Il est +venu à notre boutique un berger qui a neuf cents moutons; +je l'ai retenu, et nous achèterons son troupeau.» +Son père, Mir-Ibrahim, le boucher, se rendit promptement +à la boutique, et dès qu'il vit Kourroglou, il lui jeta +ses bras autour du cou, et l'accueillit avec de grands +embrassements, l'appelant beg, et ami, et frère en même +temps. Kourroglou pensa en son coeur: «Je t'entends, +coquin, tu veux m'attraper.» Mir-Ibrahim dit: «Beg, +votre nom a échappé de ma mémoire; tout ce que je sais, +c'est que vous aviez coutume de m'honorer de votre présence +quand vous nous ameniez des moutons. Il y a +longtemps que nous ne nous sommes vus; mes yeux +vous cherchaient et vous désiraient.» Kourroglou pensait +dans son coeur: «Fripon! tu achètes le pain du boulanger, +et puis tu le lui revends ensuite<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.» Et alors il +dit: «Mon nom est Roushan.» Il ne disait pas un mensonge, +car tel était vraiment son nom. Le boucher sur +cela commença à se plaindre: «Comment! nous aviez-vous +oublié? et pourquoi être resté si longtemps sans +voir votre ami et votre frère?» Kourroglou répondit: +«Les moutons que j'avais coutume d'amener ici venaient +tous de la Perse; maintenant Kourroglou demeure sur +les frontières, à Chamly-Bill. La crainte de ce voleur +m'a retenu; mais, grâce à Dieu! Kourroglou étant mort, +je te fournirai désormais autant de moutons que tu peux +désirer.» Mir-Ibrahim, le boucher, demanda: «Est-il +donc vrai que Kourroglou soit mort?—Mort et enterré! +J'ai moi-même assisté à ses funérailles.» Le boucher dit: +«Dieu soit loué! car vous saurez que notre pacha, +ayant entendu parler de ce bandit, a défendu à mon +Ayvaz de sortir de la ville, de peur que Kourroglou ne +l'enlève et ne le couvre d'infamie. Depuis sept ans, Ayvaz +n'est jamais sorti de la forteresse.» Kourroglou disait +en lui-même: «Voyez cette sale tête; il m'a enterré +vivant, mais je l'aurai bientôt moi-même mis au tombeau; +de sorte que chacun se moquera de lui jusqu'à la fin du +monde.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Footnote 13:</b><a href="#footnotetag13"> (return) </a> expression proverbiale pour dire: tu mens, tu m'as trompé.</blockquote> + +<p>Ayvaz, voyant qu'il ne restait plus de viande dans la +boutique, crut d'abord qu'elle avait été vendue; mais +quand il regarda dans la bourse, il n'y trouva que douze +piastres, et dit: «Berger, puisse ta maison s'écrouler!» +et alors il se mit à pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la +cause de ses larmes; et lui dit: «Père, j'ai confié à +Roushan douze quartiers de viande, et il les a vendus +une piastre la pièce.» Kourroglou répondit: «J'avais +entendu dire que la corporation des bouchers était renommée +pour son avarice sordide, je vois que cela est +exact. A chacun des douze amis que j'ai dans la ville, +j'ai envoyé un morceau de viande. Quoi qu'il en soit, +vous ne perdrez rien. Douze quartiers font six moutons; +quand tu viendras acheter mon petit troupeau, tu pourras +en prendre douze gratis.» Quand Mir-Ibrahim entendit +ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. «Retiens ta langue, +imbécile, dit-il, et <i>ne mange plus de bouc</i>. Ton oncle +Roushan<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a> sait ce que c'est que d'être un homme; il +nous donnera quatorze moutons.» Kourroglou vit qu'il +avait perdu deux moutons de plus, et dit en lui-même: +«Ta bouche est prête, ton gosier est ouvert, il ne +manque que la poire pour jeter dedans; mais la poire?» +Mir-Ibrahim dit: «Allons, Roushan Beg, levons-nous, +et allons à la maison; nous apprêterons l'argent, et réglerons +nos comptes.» Ayvaz ferma la boutique, et ils +s'en allèrent tous trois à la maison.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Footnote 14:</b><a href="#footnotetag14"> (return) </a> Cher oncle, est une expression affectueuse que l'on emploie avec les personnes âgées.</blockquote> + + +<p>Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz +pendant qu'il irait chercher l'argent. Quand ils se trouvèrent +seuls, Ayvaz s'assit sur un siège plus élevé que +Kourroglou; Ayvaz se leva et prit dans une niche une +bouteille et un verre qu'il plaça devant lui, et alors, relevant +ses manches jusqu'au coude, il remplit son gobelet +de vin et le vida. Kourroglou n'avait pas bu de vin +depuis quelque temps; son coeur battait avec violence; +il contemplait tendrement l'heureux buveur, et se léchait +les lèvres. Ayvaz dit: «Roushan, mon oncle, pourquoi +lèches-tu ainsi tes lèvres?» Kourroglou répliqua: «Que +je devienne ton esclave! O phénix du paradis! quelle +est cette liqueur rouge que tu bois?» Ayvaz dit: «N'en +as-tu encore jamais vu, mon oncle? Cela s'appelle du +vin.» Kourroglou reprit: «Mon fils, mon petit-fils, remplis-en +un verre pour moi, et laisse-moi le boire.» Ayvaz +dit alors: «Ce breuvage a cette mauvaise qualité, +qu'il rend fous ceux qui en boivent.—Comment cela?» +Ayvaz répliqua: «Donnez-en seulement une once à un +bouc, et aussitôt il aiguisera ses cornes et se battra +contre un loup; donnez-en à un poisson, et il chargera +un vaisseau de marchandises, et naviguera le portant +sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu +en bois, tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant +tout haut que tu as amené neuf cents moutons. Les +bouchers tomberont alors sur toi, et te les prendront de +force.» Kourroglou dit: «Ayvaz, puisse-je devenir la +victime de tes yeux! J'avais coutume d'en boire beaucoup; +nous en récoltons en grande abondance.» Ayvaz +lui dit: «Comment le fait-on dans votre pays?—Dans +notre pays, on cueille les grappes et on les presse jusqu'à +ce que le jus en soit bien exprimé; alors on en +remplit un vase que l'on met sur le feu. Il bout et rebout +jusqu'à ce qu'il soit réduit d'un tiers, et que la quatrième +partie demeure; alors nous jetons dedans du pain coupé +en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts.» +Ayvaz dit: «Puisses-tu mourir, oncle, tu m'as compris +merveilleusement! la chose dont tu parles s'appelle <i>Dushab</i><a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>.—Comment? +qu'est-ce donc, alors, que tu bois +ainsi, mon enfant?—C'est du vin.—Bien, bien, je le +vois à présent; nous en avons en abondance dans notre +pays.—Comment le faites-vous dans vôtre pays, mon +oncle?—Nous prenons de la crème, que nous mettons +dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu'à ce +que le beurre paraisse à la surface. On met le beurre +dans le pilon, et l'on boit ce qui reste.—Puisses-tu +mourir, oncle! ceci est le abdough (lait de beurre).—S'il +en est ainsi, pour l'amour de Dieu! laisse-moi y goûter.—J'ai +peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou +quand tu en auras bu.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Footnote 15:</b><a href="#footnotetag15"> (return) </a> <i>Dushab</i>, pâte sucrée préparée de la manière ici décrite, dont on fait communément usage dans l'Orient au lieu de confitures ou de sucre.</blockquote> + +<p>Kourroglou réitéra sa demande, jusqu'à ce qu'enfin +Ayvaz, touché de pitié, consentit à lui en donner un +verre. «O Dieu! s'écria-t-il, maintenant je mourrai heureux, +car Ayvaz m'a offert à boire de ses propres mains!» +Il vida le verre, et, comme il n'avait mouillé qu'une de +ses moustaches, il dit: «Donne-m'en un autre verre, +pour l'autre moustache.» Il continua ainsi de boire et +eut bientôt vidé la bouteille jusqu'à la dernière goutte. +Ayvaz dit alors d'une voix irritée: «N'oublie pas que +ce n'est pas du lait de beurre: tu sentiras bientôt ta tête +s'appesantir.» Kourroglou dit: «Mon petit oiseau de +paradis! tu ne penses à personne qu'à toi! regarde-moi +aussi.» Cela dit, il se leva, et, s'apercevant qu'il y avait +encore six bouteilles d'eau-de-vie dans la niche, il les +prit l'une après l'autre, et les vida jusqu'à la dernière +goutte. Ayvaz s'écriait: «Ceci n'est pas du vin, mais +de l'eau-de-vie, rustre; pourquoi en as-tu bu plus d'une!» +Kourroglou dit: «O perroquet du paradis! elles se mêleront +dans mon ventre.» Ayvaz était fâché et se disait: +«Il est ivre, il va bientôt tomber endormi; alors, comment +achèterons-nous ses moutons?» Kourroglou prit +un siége, et, regardant Ayvaz que le vin incommodait +un peu, il prit une guitare et commençant à jouer, dit: +«Ayvaz, que je sois ton esclave! laisse-moi tirer quelques +sons de la guitare!—Quoi! sais-tu donc en jouer, +oncle?» Kourroglou dit: «Quand j'étais un enfant, un +simple petit berger, mon père fit une petite guitare pour +moi, avec un morceau de cèdre; il y mit des cordes +faites avec les crins d'une queue de cheval, et j'ai appris +dessus à jouer un peu.» Ayvaz lui donna la guitare: +Kourroglou l'accorda, et elle résonnait sous ses doigts +comme un rossignol. L'enfant émerveillé écoutait avec +ravissement. A la fin, reprenant son sang-froid, il demanda: +«Oncle, peux-tu chanter aussi bien que tu +joues?—Je vais l'essayer et chanter, si tu me le permets. +Que pouvons-nous faire de mieux?... Nous sommes +tous deux gris; si je ne chante pas ici, où chanterais-je +donc?» Cela dit, il chanta l'improvisation suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Remplissons nos verres, et buvons, +buvons, fils du boucher! Mais il ne faut pas répéter mes +paroles. La rosée est descendue sur les joues de la rose<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. +Tu as vidé la coupe, tu es gris, même ivre-mort, tu es +ivre, ivre-mort, toi, aujourd'hui fils du boucher, mais +qui seras bientôt le mien.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Footnote 16:</b><a href="#footnotetag16"> (return) </a> La sueur a couvert ta figure.</blockquote> + +<p>Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda:</p> + +<p>«Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou!»</p> + +<p>Kourroglou fit l'improvisation suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—Les roses du jardin sont en pleine +floraison; les rossignols amoureux chantent, les vallées +de Chamly-Bill sont obscurcies par de nombreuses tentes<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. +C'est là qu'est ma demeure. O fils du boucher!...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Footnote 17:</b><a href="#footnotetag17"> (return) </a> Dans le texte <i>churdug</i>, sorte de tente avec quatre piquets et une couverture d'étoffe de laine noire.</blockquote> + +<p>Ici Kourroglou s'arrêta et se dit: «Si je terminais cette +chanson par le nom de Kourroglou, le pauvre enfant +mourrait de frayeur, restons encore berger un peu de +temps.» Il chanta l'improvisation suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Dois-je le confesser? Non, je +suis berger. La vie des êtres créés doit avoir une fin. +Quand je tire de l'arc, ma flèche traverse le roc, ô fils +du boucher!»</p> + +<p>Comme il disait ces mots, le père d'Ayvaz, Mir-Ibrahim, +entra dans la chambre avec l'argent destiné à +l'achat des moutons et dit: «Lève-toi, Roushan-Beg, et +allons où est le troupeau, afin de terminer notre marché.»</p> + +<p>Kourroglou, voyant qu'Ayvaz ne bougeait pas, dit: +«Mir-Ibrahim, l'enfant ne viendra-t-il pas avec nous?—Il +faut qu'il reste à la maison; le pacha lui a défendu +de quitter la ville ainsi que je te l'ai dit.—N'as-tu pas +honte d'avoir peur du cadavre de Kourroglou? Vous +croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi +ne me croiriez-vous pas? Je te répète que Kourroglou est +mort depuis plus d'un mois. Maintenant, sois franc! ce +n'est pas Kourroglou que tu crains; mais tu as peur que +je te force à être reconnaissant, quand j'aurai fait don à +Ayvaz de trente moutons.»</p> + +<p>Lorsque le boucher eut entendu qu'il s'agissait encore +d'un présent de trente moutons, il perdit la tête. Il donna +à Ayvaz un vigoureux soufflet sur la face, et s'écria: +«Lève-toi, niais, et fais un grand salut à Roushan-Beg! +c'est un homme libéral, c'est un grand homme, et sa +parole est une parole.» Ayvaz, qui était excité par le +vin qu'il avait bu, non moins que tout ce qu'il venait de +voir et d'entendre, sentit un frisson de terreur dans tout +son corps, et il pensa dans son coeur: «Cet homme doit +être Kourroglou lui-même ou quelqu'un de sa bande.» Il +prit sa guitare et dit: «Père, laisse-moi chanter une +chanson et je vous accompagnerai ensuite.»</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Père, ne confonds pas mon entendement! +un homme comme lui ne peut être un berger. +Tu n'as qu'un fils, songes-y! Ne l'emmène pas. Un +berger ne doit pas avoir cet air-là. J'ai comparé ses paroles +avec ses actions; c'est un fou étrange. Son amitié +et sa haine ne durent qu'un moment. Ce doit être Kourroglou +lui-même ou Daly-Hassen: <i>cet homme ne ressemble +certainement pas à ton berger</i>.»</p> + +<p>Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa: «Cet enfant +est pénétrant; c'est le fils qu'il me fallait.» Ayvaz +continuait ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>—Père, ses marchands trafiquent +dans les quatre parties du monde. Mille serviteurs des +deux sexes vivent à ses dépens. Il n'aime aucun compte, +mais distribue libéralement ses dons par cinq et par quinze. +Crois-moi, un berger n'a pas cet air-là.»</p> + +<p>Mir-Ibrahim dit: «Que faut-il faire, mon fils? Comment +aurons-nous les neuf cents moutons?» Ayvaz continua +et chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Renvoyez-le; envoyez-le où nul +oeil ne pourra le voir. Que pas un hôte, pas un voisin ne +s'aperçoive de sa venue. Qu'on ne le voie pas même +dans le sommeil! un homme de cette apparence ne peut +être, croyez-moi, ne peut être un berger. Le nom d'Ayvaz +est attaché à cette chanson. Un signe, en forme de +croix, a déjà été brûlé sur ma poitrine. Je sais, entendez +bien, ce qui va tomber sur ma tête.</p> + +<p>«Père, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps!»</p> + +<p>Kourroglou, voyant qu'Ayvaz avait deviné ce qu'il était, +se pencha doucement vers lui, et lui dit à l'oreille:</p> + +<p>«Méchant enfant! pourquoi ne veux-tu pas venir avec +moi voir le troupeau? Je te montrerai quatre belles cages +attachées au dos d'un jeune âne; chacune d'elles contient +quantité d'alouettes, de cailles, de perdrix aux jambes +rouges, de rossignols, et une foule d'oiseaux chanteurs. +Aussitôt que nous serons arrivés, je t'en ferai présent, +ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, +où ils chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis +que tu écouteras leur ramage, tu seras réjoui.»</p> + +<p>Ayvaz alors pleura et dit: «Je ne puis m'en défendre, +viens, père, allons.—Oui, allons, mon enfant, nôtre +ami Roushan-Beg empêchera bien que tu sois arrêté aux +portes de la ville. Nous allons aussi prendre un esclave +avec nous.»</p> + +<p>Ainsi, après avoir pris l'argent pour payer les moutons, +Ayvaz, Kourroglou, Mir-Ibrahim et l'esclave se +mirent en route. A un fersakh de distance d'Orfah, ils +arrivèrent à la montagne dont il à été parlé, sur laquelle +le berger faisait paître ses moutons. Quand le boucher +aperçut de loin le troupeau, il fut réjoui dans son coeur +et dit: «Est-ce là ton troupeau, Roushan-Beg?—Ce +l'est.—Commençons donc nôtre marché. Nous conviendrons +d'abord de prix et nous examinerons ensuite combien +il y a de moutons gras et en bon état; combien de +maigres et d'estropiés.—Qu'il en soit ainsi! Fais comme +il te plaira.—Combien as-tu de moutons?—Je t'ai dit +ce matin que j'en avais neuf cents!—Combien de maigres +et combien de gras?—Je n'ai jamais de bétail +maigre, mâle ou femelle; tous mes moutons sont gras +et en bon état. Aucun d'eux n'a plus de deux ans, et les +brebis n'ont pas encore agnelé.—Bien, as-tu acheté ces +moutons ou les as-tu élevés?—Un menteur est pire +qu'un chien, et je te dirai la vérité: j'en ai acheté la +moitié, et j'ai élevé moi-même l'autre moitié.—Combien +veux-tu les vendre la pièce?—Je veux les vendre en +bloc.—A quel prix?—Maudit soit celui qui ment. Je +te dirai la simple vérité. Je les ai achetés cinq piastres +chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j'aie +au moins une piastre de profit dans le marché. Je ne désire +pas en avoir davantage avec toi.»</p> + +<p>Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz +suivait chaque parole qu'ils prononçaient. Il dit tout bas, +à son père: «Je lui ai fait boire du vin, il ne sait pas ce qu'il +dit. On ne peut pas acheter un mouton moins de cinq +tumans. Comptez l'argent sans délai, père, et lorsqu'il +l'aura reçu, il ne pourra plus se rétracter, quand même +il recouvrerait la raison.»</p> + +<p>Mir-Ibrahim ouvrit le sac où était l'argent, qu'il compta +et versa ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. +Ce dernier, voyant que plus de la moitié était déjà payée +et que le compte avançait rapidement, dit dans son coeur: +«Comment me débarrasserai-je de ce fripon de Turc?» Il +possédait une force de poignet si extraordinaire, qu'il +pouvait serrer entre ses doigts une pièce de monnaie +assez fort pour en effacer l'empreinte. Ayant ainsi effacé +une piastre, il la jeta avec colère devant le boucher et +s'écria: «Ceci est de la fausse monnaie.» Mais la ruse +n'avait pas échappé à l'oeil perçant d'Ayvaz, qui dit: +«Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons +emprunté la moitié de cet argent; pourquoi l'altères-tu +méchamment?» Kourroglou répliqua: «Ayvaz, mon +enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins +d'ouvriers de la monnaie ont oublié de frapper les +chiffres du sultan sur la piastre; et il faudra que je perde +dessus.» En disant ces mots, il se leva, jeta tout l'argent +parterre, et dit d'une voix irritée: «Il y a cent bouchers +dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons, et je +vous vendrai l'autre.» Et il s'éloigna. Les prières du boucher +furent inutiles, et Kourroglou était sur le point de +partir, lorsque Mir-Ibrahim, au désespoir, dit à son fils: +«Puisses-tu mourir jeune<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>, Ayvaz; va, cours après lui, +et prie-le de venir terminer le marché; peut-être t'écoutera-t-il.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Footnote 18:</b><a href="#footnotetag18"> (return) </a> «Mourir dans ton jeune âge», <i>djeuen merg skeyi</i>, et aussi <i>merghi tu</i> «tue la mort», sont deux étranges expressions de tendresse employées par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de quelqu'un ou le flatter.</blockquote> + +<p>Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le +prenant par les mains, il le supplia, en disant: «Je t'en +conjure, mon oncle, ne sois pas fâché, et reviens.» Kourroglou, +faisant semblant de s'adoucir, revint, et s'assit +à sa première place. Quand l'argent fut tout compté, on +s'aperçut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher +dit: «Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les +moutons, nous les conduirons à la ville, où je lui paierai +le reste de la somme. Tu dormiras dans ma maison, et +tu partiras demain matin.» Kourroglou répliqua: «Je +n'irai pas à Orfah, car j'ai entendu dire que ceux qui y +passent la nuit avec de l'argent sont assassinés. Il faut +que tu me payes ici même.—Je ne suis pas un voleur, +Roushan-Beg; cependant je ferai comme tu l'ordonnes. +Reste ici avec Ayvaz; et toi, mon enfant, sois gai et +amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je +courrai à la ville chercher le reste de l'argent.»</p> + +<p>Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les +mains de Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse +il partit pour Orfah.</p> + +<p>Kourroglou, sous prétexte d'aller chercher les quatre +cages qu'il avait promises à Ayvaz, laissa ce dernier avec +l'esclave, tandis qu'il retournait vers le berger. Il reprit +son armure, <i>ainsi que ses dix-sept armes</i>. Alors il demanda +au berger: «Où est mon cheval?—Oh! puisse +ta maison tomber en ruine! Ton cheval est aussi fou que +toi-même. Je l'ai attaché par les quatre jambes dans ce +ravin, et ne puis te dire s'il est mort ou vivant.» Kourroglou +lui dit: «Misérable! je souillerai le tombeau de +ton père! Tu as fait du mal à mon cheval, fils de chien!» +Et il courut sans délai vers le ravin, où il vit son Kyrat +attaché d'une telle façon, qu'il ne pouvait bouger. Il détacha +les liens de son cheval, le sella, serra la sangle, +puis, l'ayant embrassé sur les deux yeux, il monta dessus +et galopa vers Ayvaz. Il prit d'abord le sac de piastres, +qu'il attacha derrière la selle avec des courroies. +«Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce +cheval et partons!—Guerrier, tu te moques de moi; +mon oncle Roushan sera bientôt ici, et tu seras démonté +par un seul coup de sa massue.—Frotte les yeux, Ayvaz, +et regarde; ne reconnais tu pas ton oncle?» Ayvaz +l'examina attentivement. «Oui, c'est lui, dit-il, c'est +Roushan-Beg lui-même; seulement son habit n'est pas +le même.»</p> + +<p>Il commença à pleurer, et s'écria: O ma mère! ô mon +père! où êtes-vous?» Ses larmes et ses prières lui servirent +peu. Kourroglou l'enleva sur sa selle, le plaça +derrière lui, et ayant lié un shawl autour de son corps +et de celui d'Ayvaz, il assujettit ce dernier à sa ceinture. +Ensuite il donna un coup d'éperon à son cheval, le fouetta, +et emporta sa proie. Le crédule esclave du boucher pensait +que tout cela n'était qu'un jeu. Cependant il courut +après lui et cria: «Trêve à ce jeu, trêve à cette plaisanterie.» +A la fin il se fâcha, sortit un poignard du fourreau, +et l'élevant devant Kourroglou, il dit: «Laissez +l'enfant, ou je vous passe ce fer à travers le corps.» +Kourroglou dit: «Voyez ce reptile! Il faut que je montre +quelque merci envers lui.» Alors il lança sa massue +après lui, et le crâne de l'esclave fut écrasé comme la +tête d'un pavot.</p> + +<p>Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux; et, +tremblant de frayeur, il commença à réciter les prières +des mourants. Kourroglou lui ordonna d'approcher et +d'ouvrir ses oreilles. Alors il délia sa bourse, en fit tomber +bon nombre de piastres, et lui demanda: «Berger, +as-tu vu un chameau<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a>?» Le berger répliqua: «Je n'ai pas +même vu un mouton.» Kourroglou dit: «Berger, tu +vas conduire à l'instant ce troupeau à la ville; pendant +ce temps j'enlèverai Ayvaz.» Ainsi le berger conduisit +son troupeau à Orfah, tandis que Kourroglou emmenait +Ayvaz à Chamly-Bill. L'enfant désolé criait douloureusement: +«Malheur à moi! je laisse ma tante derrière moi; +j'abandonne la femme de mon oncle; malheur à eux, +malheur à moi!» Ses yeux étaient rouges et enflés +comme des pommes. Kourroglou fit l'improvisation suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas +pleurer. Ne tourmente pas mon coeur de tes regrets, ne +te lamente point, Ayvaz!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Footnote 19:</b><a href="#footnotetag19"> (return) </a> «Avez-vous vu le chameau?» <i>Non! sirutur didi? Ne!</i> Conte perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.</blockquote> + +<p>Ce dernier, en réponse, fit l'improvisation suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>—«Tu dis qu'il ne faut pas pleurer! +Comment puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou? Tu +me dis de ne pas te tourmenter de mes chagrins; comment +puis-je m'empêcher d'être triste?»</p> + +<p>Alors Kourroglou chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Je revenais des champs, je revenais +des déserts, et je demandais aux bergers s'ils ne +t'avaient pas vu. Je t'ai séparé de ton vieux père; Ayvaz, +ne pleure pas.»</p> + +<p>Ayvaz chanta ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Tu as rempli les sacs avec l'argent; +tu as déchiré le fond de mon coeur; tu as courbé +sous le chagrin le dos de mon père. Comment puis-je +m'empêcher de pleurer, ô Kourroglou?</p> + +<p>Kourroglou chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas +Khan? Ne serai-je pas pour toi un père, un tendre parent? +Ne crie pas, ne pleure pas, Ayvaz.»</p> + +<p>Ayvaz chanta alors:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Mes fleurs, je vous ai laissées +dans le jardin! J'ai laissé derrière moi des beautés dont +la ceinture mérite d'être embrassée, j'ai laissé derrière +moi mon nom et ma famille! Comment puis-je retenir +mes larmes, ô Kourroglou?»</p> + +<p>Kourroglou chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Plus de larmes, je t'en conjure, +ou tu me feras pleurer moi-même comme un enfant ou +une vieille femme. Tu deviendras un guerrier, tu seras +la gloire et l'orgueil de Kourroglou. Ne pleure plus.»</p> + +<p>Ayvaz dit: «J'ai ouï dire que tu étais un guerrier; tu +dois alors me traiter comme il convient à un guerrier. Je +ne puis dire si tu es un homme brave ou un vilain. Comment +puis-je donc m'empêcher de pleurer?»</p> + +<p>Kourroglou lui promit d'en faire son fils, de le faire +vivre dans l'abondance et de faire de lui un guerrier, et +ils continuèrent leur voyage à Chamly-Bill.</p> + +<p>Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive +chez lui pour chercher l'argent, et dit à sa femme: «J'ai +rencontré aujourd'hui un berger qui est un grand niais. +J'étais à court de quelques tumans pour payer les moutons, +et je lui ai laissé Ayvaz en otage. Va, et tâche de +trouver l'argent promptement.» Sa femme court chez +quelques parents et amis; et, ayant obtenu la somme +nécessaire, elle l'apporta au boucher. Celui-ci remonta à +la hâte sur sa chétive rosse, et retourna vite au troupeau. +Mais à peine avait-il passé la porte, qu'il vit le berger +entrant dans la ville avec ce même troupeau. «Berger, +tu es un fripon, un voleur! De quel droit amènes-tu mes +moutons à la ville? Je les ai achetés, je les ai payés.» +Le berger dit: «Je ne te comprends pas.» Mir-Ibrahim +demanda: «Quoi! n'es-tu pas le berger de Roushan-Beg?—Tu +rêves comme si tu avais la fièvre. Je ne sais pas +qui tu es, et ne puis dire non plus quel est celui que tu +nommes Roushan-Beg.—Misérable! ne m'avez-vous +pas vendu ces moutons, il n'y a qu'un instant? n'avez-vous +pas pris l'argent?—Arrière, avec ton mensonge! +Les brebis sont la propriété de Reyhan l'Arabe, et je les +amène en ville pour les traire. Les brebis que l'on trait +dans la place du marché se vendent un meilleur prix.»</p> + +<p>A ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir +à la peau. Il descendit pour tâter les mamelles des +brebis, et s'aperçut qu'elles avaient toutes du lait. Il dit: +«Ce hâbleur, Roushan-Beg, me disait, en me vendant +son troupeau, qu'il ne s'y trouvait que des mâles ou des +brebis qui n'avaient jamais porté. Sans aucun doute, c'était +Kourroglou, qui, après m'avoir trompé, doit avoir emmené +Ayvaz avec lui. N'as-tu pas vu deux jeunes garçons sur la +montagne?» Le berger dit: «Oui, j'ai vu deux jeunes +garçons jouant et luttant ensemble sur la montagne.»</p> + +<p>Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hâte, et +courut au galop. Il ne trouva sur la montagne que le cadavre +de son esclave. Sa langue resta clouée à son palais; +il commença à frapper ses tempes si violemment +qu'il tomba de cheval. Dans son désespoir, il se jeta sur +la terre; et, répandant de la poussière sur sa tête, +s'écria: «Malheur à moi! il m'a enlevé mon fils.»</p> + +<p>Mir-Ibrahim fut trouvé dans cet état déplorable par +Reyhan l'Arabe. Ce dernier était un riche seigneur, qui +se rendait au delà des montagnes pour chasser, accompagné +de cent soixante cavaliers. Quand il se fut approché, +et qu'il eut examiné les choses, il reconnut son +beau-frère dans l'homme ainsi désolé: «Quoi! est-ce +vous, Mir-Ibrahim? Pourquoi ces larmes, et que signifie +ce désespoir?» Le pauvre père, que la douleur privait +de la parole, put seulement prononcer ces mots: «Il l'a +emmené... il l'a emmené!...» Reyhan l'Arabe demanda +en colère: «Fils d'un père brûlé, qui, et par qui enlevé?» +Une demi-heure se passa avant que Mir-Ibrahim +eût recouvré ses sens, et il dit: «Je l'ai vendu à +Kourroglou; il l'a enlevé, il s'est enfui.—Parle clairement. +Si tu lui as vendu quelque chose, il avait droit de +prendre sa propriété.» Ce ne fut qu'après de nombreuses +questions que Reyhan l'Arabe dit, dans son coeur: «Kourroglou, +tu es un misérable, tu as passé ta main<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a> crasseuse +sur ma tête, et enlevé le gibier de mes réserves.» +Il appela ses cavaliers, et dit: «Enfants, je vais courir après +lui; suivez-moi.» Alors ils galopèrent à la poursuite de +Kourroglou, guidés par les traces des pas de son cheval.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Footnote 20:</b><a href="#footnotetag20"> (return) </a> C'est-à-dire: tu m'as trompé et déshonoré.</blockquote> + +<p>Reyhan l'Arabe était monté sur une jument. Kourroglou +continuait de marcher, sans être averti de rien, +quand il vit Kyrat secouer ses oreilles. C'était un signe +certain de la présence de la jument, à environ un mille +de distance. Kourroglou dit, dans son coeur: «Mon Kyrat +doit sentir la jument de Reyhan l'Arabe. Celui-ci a +sans doute tout appris, et me poursuit maintenant.» Il +regarda le ciel, et vit quelques oies sauvages passer au-dessus +de sa tête. Kourroglou pensa: «Je vais décocher +une flèche au guide de la bande: si l'oiseau tombe, je +serai vainqueur; mais si la flèche revient seule, Ayvaz +ne sera pas à moi.» Il prit une flèche de son carquois; +et, après l'avoir placée sur son arc, il l'envoya dans l'air. +En très-peu de temps, l'oie descendit, et vint tomber +aux pieds de son cheval.</p> + +<p>Kourroglou se sentit très-heureux; il arracha une +couple des plus belles plumes de l'oie, et, ôtant le bonnet +d'Ayvaz, les attacha, en guise de plumet, à sa calotte. +Ayvaz dit: «Tu as fait des trous, avec ces plumes, +dans ma calotte; j'ai une belle nièce qui m'en fera une +neuve.—O mon fils! répliqua Kourroglou, aussi longtemps +que tu demeureras dans ma maison, tes habits seront +d'or et de soie.» En entendant cela, Ayvaz pleura +amèrement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la +chanson suivante:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Que ta tête semble belle avec +cette plume! c'est comme la tête d'une grue mâle. Je la +garderai<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>, je veillerai soigneusement sur elle. Je t'ai +cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé sur la terre. Ne +pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquée de tes sourcils +a été dessinée par la plume du Tout-Puissant. Tu es +juste en âge, tu as quinze ans, ô jeune garçon! A tous +ces ornements un seul manque encore: c'est celui des +exploits chevaleresques. Tu seras le modèle d'un guerrier. +Je couvrirai ta tête d'une calotte d'or. O ma jeune +grue! ne pleure plus.» Après une pause, Kourroglou +chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Je te vis, et mon coeur fut heureux. +Tu trouveras en moi un franc Turcoman-Tuka. +Mon nom est Kourroglou <i>le bélier</i>. Je suis bien connu +dans toute la Turquie. Ayvaz, à la tête de grue, ne pleure +plus.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Footnote 21:</b><a href="#footnotetag21"> (return) </a> <i>Terbatics</i> «Je tournerai autour de ta tête», expression prise d'une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu'un, afin de le prévenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui, et on en fait ensuite présent aux pauvres, ou bien on le fait pendre. Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant, baisent le pan de sa robe ou son éperon; ils demandent comme la plus grande faveur la permission de tourner autour de son cheval; de là l'expression <i>dourer beguerden</i>, c'est-à-dire «j'implore, je demande sur tout ce qu'il y a de plus sacré».</blockquote> + +<p>Retournons maintenant à Reyhan l'Arabe. Il connaissait +parfaitement tous les chemins et sentiers des environs +d'Orfah; il savait aussi que Kourroglou y venait +pour la première fois, et par conséquent ne connaissait +pas les localités. Il y avait une passe étroite au-dessus +d'un précipice qu'il fallait traverser au moyen de <i>quelque +chose ressemblant à un pont jeté dessus</i>. Avant +que Kourroglou pût avoir passé ce pont, Reyhan l'Arabe +y était arrivé en faisant un détour, et il se posta à l'entrée +même. Kourroglou, voyant que sa route était interceptée, +se détermina à gravir la montagne rapide qui +surplombait le pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses éperons +et le fouetta; Kyrat grimpa comme une chèvre sauvage, +et fut bientôt debout sur le sommet. Kourroglou, +regardant alors de tous côtés, ne vit rien que les murs +perpendiculaires des précipices horribles. On ne voyait +aucun passage; seulement, au pied d'un des flancs de la +montagne, il y avait un ravin large de douze mètres et +de cent mètres de long. Kourroglou demeura à méditer +sur ce qu'il y avait à faire.</p> + +<p>Reyhan l'Arabe alors dit à ses gens: «Mes enfants, +mes âmes, pas un pas de plus. Restez où vous êtes: pas +un de vous ne pourrait monter au lieu où est maintenant +Kourroglou; il faudra qu'il y meure ou qu'il descende.»</p> + +<p>A tout événement, Kourroglou demeura trois jours sur +le sommet de la montagne; mais, ce qu'il eut de pire, +c'est que Kyrat y tomba malade, Kourroglou tourna sa +face vers la Mecque, et pria: «O Dieu! si le jour de ma +mort est arrivé, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites.» +Il regarda alors Kyrat, et son coeur fut réjoui +quand il vit que son cheval paissait et mangeait l'herbe +avec appétit, signe évident que sa santé s'améliorait, +grâce à l'intercession de la sainte âme d'Ali. Il alla examiner +le ravin, large de douze mètres, et pensa: «Quel +que puisse être le résultat, je veux l'essayer. Si Kyrat +franchit le ravin, nous sommes sauvés; s'il ne le peut, +alors nous périrons tous trois misérablement, moi, Kyrat +et Ayvaz, brisés en mille pièces au fond du précipice. Je +ne puis attendre plus longtemps.» Il sauta sur son cheval, +lia Ayvaz à sa ceinture avec un châle, et improvisa +à son cheval le chant suivant:</p> + +<p><i>Improvisation.</i>—«O mon coursier! ton père était +bedou, ta mère kholan. Sus! sus! mon digne Kyrat, +porte-moi à Chamly-Bill! Ne me laisse pas ici, parmi les +mécréants et les ennemis, au milieu du noir brouillard. +Sus! sus! mon âme, Kyrat, emporte-moi à Chamly-Bill!»</p> + +<p>Aussitôt que Reyhan l'Arabe entendit la voix de Kourroglou, +il se mit à rire et cria d'en bas: «Bien, maudit! +tu as dit tes dernières paroles; mais que tu chantes ou +non, il faut que tu descendes et tombes entre nos mains.» +Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat:</p> + +<p><i>Improvisation.</i>—«Hélas! mon cheval, ne me laisse +pas voir ta honte. Tu seras couvert de harnais de soie à +ta droite et à ta gauche; je ferai ferrer tes pieds de devant +et tes pieds de derrière avec de l'or pur. Sus! sus! +mon Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ton corps est aussi +rond, aussi mince et aussi uni qu'un roseau. Montre ce +que tu peux faire, mon cheval; que l'ennemi te voie et +devienne aveugle d'envie<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>. N'es-tu pas de la race de +kholan? n'es-tu pas l'arrière-petit-fils de Duldul<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>? O Kyrat! +porte-moi à Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai +tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder +exprès pour toi. Nous nous réjouirons, et le vin rouge coulera +eu ruisseaux. O mon Kyrat! toi que j'ai choisi entre +cinq cents chevaux, sus! sus! porte-moi à Chamly-Bill.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Footnote 22:</b><a href="#footnotetag22"> (return) </a> Littéralement: «Tu arracheras les yeux du scélérat.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Footnote 23:</b><a href="#footnotetag23"> (return) </a> Duldul: nom du célèbre cheval arabe qui appartenait à Ali, gendre de prophète.</blockquote> + +<p>Ayant fini ce chant, Kourroglou commença à promener +Kyrat. Reyhan l'Arabe le vit d'en bas, et, devinant +que Kourroglou préparait son cheval à franchir le ravin, +il dit à ses hommes: «Voulez-vous parier que Kourroglou +sera assez hardi pour sauter ce précipice? Son grand courage +me plaît. Je vous prends à témoin que s'il franchit le +ravin, je me garderai de persécuter un homme si brave. +Je lui pardonnerai et lui laisserai emmener Ayvaz; s'il +succombe, je rassemblerai leurs membres dispersés et +les ensevelirai avec honneur.» Il dit ces mots, et il regarda +la montagne tout le temps à travers un télescope. +Kourroglou continuait à promener Kyrat jusqu'à ce que +l'écume parût dans ses naseaux. Enfin, il choisit une +place où il avait assez d'espace pour sauter; et alors, +fouettant son cheval, il le poussa en avant.</p> + +<p>Le brave Kyrat s'élança et s'arrêta sur le bord même +du précipice; ses quatre jambes étaient rassemblées entre +elles <i>comme les feuilles d'un bouton de rose</i>. Il +hésita un instant, prit de l'élan, et sauta de l'autre côté +du ravin; il retomba même deux métres plus loin qu'il +n'était nécessaire.</p> + +<p>Reyhan l'Arabe s'écria: «Bravo! bénis soient la mère +qui a sevré et le père qui a élevé un tel homme.»</p> + +<p>Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus +sa tête; il ne regarda pas même en arrière, comme s'il +ne fût rien arrivé d'extraordinaire, et il s'en alla tranquillement +avec Ayvaz.</p> + +<p>Reyhan l'Arabe dit à ses hommes: «Mes amis, mes +enfants! un loup à qui l'on n'ôte pas sa première proie +s'enhardit et revient plus rapace que jamais. Kourroglou +a enlevé aujourd'hui le fils de mon beau-frère; demain, +il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut +lui montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre +un arc.»</p> + +<p>Sur cela, ils s'élancèrent à sa poursuite. Aussitôt que +Reyhan l'Arabe aperçut Kourroglou, il cria: «Roi, parviendrais-tu +à t'échapper jusqu'à Chamly-Bill, je t'y atteindrais +encore.» Kourroglou pensa: «Ce brigand ne +veut pas me laisser en paix.» Il fit descendre Ayvaz de +cheval, examina la selle, les étriers, resserra la sangle, et +retourna au-devant de Reyhan l'Arabe, auquel il demanda: +«Que veux-tu de moi, mécréant?—Écoutez cette belle +question, ce que je veux? Tu as passé ta main crasseuse +sur ma tète.» Kourroglou demanda: «Veux-tu combattre +avec moi comme un homme ou comme une femme?—Qu'entends-tu +par combattre comme un homme ou +comme une femme?—Si tu ordonnes à tes cavaliers de +sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme; +si, au contraire, tu consens à te battre seul avec moi, ce +sera un combat comme il convient à des hommes.</p> + +<p>—Soit, battons-nous donc comme des hommes.» Kourroglou, +qui voyait que les cavaliers de Reyhan l'Arabe attendaient +tranquillement, rangés en ligne, dit dans son +coeur: «Malgré ses promesses, je ne puis me fier à la +parole des Sunnites; commençons donc par éloigner d'ici +au moins une partie de ses cavaliers. Écoutez-moi, Reyhan +l'Arabe, j'ai coutume de chanter avant le combat. Voici +mon chant:</p> + +<p><i>Improvisation.</i>—«Guerrier Reyhan! tu es venu avec +une armée contre moi seul. Où est ton honneur, où est +ta valeur si vantée? Pourquoi cherches-tu à détruire mon +âme? Guerrier Reyhan, tu es fou!»</p> + +<p>Le son de sa voix, aussi bien que le chant, étaient si +terribles, que les cavalières de Reyhan furent frappés de +peur. Kourroglou continua:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Montrez-moi un homme qui puisse +tendre mon arc. Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper +sa tête comme un bélier contre mon bouclier. Je puis +broyer l'acier entre mes dents, et je le crache alors avec +mépris contre le ciel. Oh! pourquoi ne pas combattre +aujourd'hui?»</p> + +<p>Les cavaliers de Reyhan l'Arabe, saisis d'horreur, murmurèrent +l'un à l'autre: «Pour la gloire de la race d'Osman, +pas un de nous n'échappera au tranchant du sabre +de Kourroglou.» Plusieurs d'eux prirent la fuite. Kourroglou +dit dans son coeur: «Est-ce ainsi? Fuyez donc.» +Et il improvisa.</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Donne ordre à ton armée de se +diviser par bataillons. Ah! ont-ils tant de confiance dans +leur nombre? Je suis seul, que cinq cent, que six cents +de vous s'avancent! Reyhan est venu, il est fou, en vérité.»</p> + +<p>Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. +Ce dernier seul resta et ne quitta pas la place. Kourroglou +improvisa.</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Un guerrier ne chasse pas ses +frères guerriers dans le couvert. Il menace avec son épée +égyptienne bien affilée, élevée en l'air. Pense à toi, +Reyhan, avant qu'il soit trop tard. Es-tu fou? Tu n'as +jamais éprouvé la force du bélier, le front de Kourroglou; +tu n'as jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es +encore la, Reyhan, es-tu fou?»</p> + +<p>Reyhan l'Arabe était un seigneur d'un grand courage; +on parlait de sa gloire et de ses hauts faits dans toute la +Turquie. Kourroglou s'écria: «Retourne dans ta maison, +Reyhan; regarde la fuite de tes cavaliers.» Sa réponse +fut: «Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent résister +à un hibou comme toi.» Cela dit, Reyhan lança sa jument +arabe sur le railleur. Kourroglou, de son côté, donna +de l'éperon à Kyrat. Le choc fut terrible.</p> + +<p>Les dix-sept armes qu'il portait avec lui furent employées +tour a tour, et cependant aucun avantage ne fut +remporté de part et d'autre. Kourroglou vit que Reyhan +l'Arabe était un homme d'un courage et d'une habileté +supérieurs.</p> + +<p>Ils s'approchèrent plusieurs fois à cheval poitrine contre +poitrine et dos contre dos. Ils se prirent l'un l'autre +par la ceinture. Reyhan tirait Kourroglou afin de le désarçonner, +et criait: «Tu n'emmèneras pas Ayvaz.» +Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait: +«J'emmènerai Ayvaz.»</p> + +<p>Ils descendirent de cheval en même temps et commencèrent +à lutter à pied, le cou enlacé avec le cou, le bras +avec le bras, la jambe avec la jambe. On aurait dit deux +chameaux<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a> mâles se battant ensemble. Le soleil commençait +déjà à baisser. Kourroglou se sentait fatigué de +la puissante résistance de son ennemi, et s'écria dans son +coeur: «O Dieu! préserve-moi de malheur, ô Ali!» +Cela dit, il éleva Reyhan l'Arabe en l'air et le rejeta par +terre; il s'assit sur sa poitrine, et, tirant son couteau, il +se préparait à lui couper la tête; mais il dit dans son +coeur: «S'il demande merci, je le tuerai; s'il ne le demande +pas, ce serait pitié de tuer un si brave jeune +homme.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Footnote 24:</b><a href="#footnotetag24"> (return) </a> Les combats de chameaux sont beaucoup plus féroces que ceux de taureaux, de béliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches oisifs en Perse parient souvent à leur sujet. Il est presque impossible de ne pas éprouver une sorte de plaisir sauvage à être témoin de ces combats. Ces deux énormes corps, tout en se battant, demeurent presque sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlacés l'un l'autre ne donnent signe de vie que par de convulsives contorsions. Deux têtes avec des yeux presque hors de leur orbites, des bouches écumantes, d'affreux rugissements complètent le tableau.</blockquote> + +<p>Il regarda son visage, mais il était rouge, tranquille, et +ne laissait voir aucun changement. Alors il détacha la +courroie qui était derrière sa selle, et s'en servit pour lier +les jambes et les mains de Reyhan. Ce dernier dit: «Au +moment où tu lançais ton cheval pour franchir le précipice, +je te faisais présent d'Ayvaz. J'ai été infidèle à ma +parole, et pour un péché si énorme, le malheur tombe +sur ma tête coupable.» Kourroglou répliqua: «En vérité, +nul autre homme que moi n'osera te poursuivre, +J'ai pitié de toi, et n'ai pas envie de te tuer. J'ai seulement +lié tes mains et tes jambes. Si une armée me poursuivait, +elle ne serait pas assez hardie pour continuer +après t'avoir vu ainsi garrotté.»</p> + +<p>Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa +jument, et, ayant remonté sur Kyrat, il conduisit la jument +avec une corde. Il plaça Ayvaz derrière lui, et ils +arrivèrent ainsi à Chamly-Bill. Les sentinelles de Kourroglou +le virent venir de loin et informèrent les bandits +de l'arrivée de leur maître. Sept cent soixante-dix-sept +hommes allèrent à sa rencontre. Kourroglou commanda +qu'on fût chercher une robe d'honneur pour Ayvaz. +Ayvaz la mit: Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, +qui, tout le temps de l'absence de Kourroglou, avait été +enchaîné et confiné dans une sombre prison, fût amené +devant lui. Il le reçut tendrement, lui ôta ses fers, et le +fit conduire au bain. Aussitôt que Khoya-Yakub fut revenu, +il le revêtit d'un superbe habillement, et l'invita à +s'asseoir près de lui, à la place d'honneur.</p> + +<p>Les bandits s'enquirent avec empressement des détails +de la capture d'Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement +à la fin, n'épargnant pas les louanges à +Reyhan sur sa force et son courage. Il dit son conte en +vers et en prose, fidèle à sa coutume de dire la vérité à +la face des gens, disant à un poltron qu'il était un poltron, +à un brave qu'il était un brave. Voici une des improvisations +faites en l'honneur de Reyhan:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Frères, Aghas! un homme doit +être un homme comme Reyhan. Il a arraché des larmes +d'admiration de mes yeux. Son bouclier est d'argent; il +répand le sang de l'ennemi avec abondance. Il a uni mon +âme à la sienne. Il a gravé à la fois dans mon coeur le +respect et l'attachement. Un homme juste doit être comme +Reyhan. Puisse chaque père avoir cinq fils comme lui; +puissions-nous avoir des guerriers comme lui pour compagnons! +Il mérite d'être le frère de Kourroglou. Un +homme juste doit être un homme comme Reyhan<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Footnote 25:</b><a href="#footnotetag25"> (return) </a> Le texte de cette belle pièce de poésie sert d'exemple de la force des participes turcs, qui ne peut être égalée dans aucune langue européenne.</blockquote> + +<p>Kourroglou ordonna qu'on servit un repas. Ayvaz fut +nommé chef des échansons; le vin coula, les mets tombèrent +comme la pluie, et toute la bande festoya ensemble.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>QUATRIÈME RENCONTRE.</h3> + + +<p>Le chapitre qui précède nous a paru si coloré et si original, +que nous n'avons pas eu le courage de l'abréger +beaucoup. Au ton héroïque se mêle dans le récit la gaieté +rabelaisienne, et l'ensemble est, comme dans toutes les +oeuvres naïves, un composé de terrible et de bouffon. Le +déjeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il +pas, en effet, une scène de Grangousier? N'y a-t-il pas +aussi un peu du frère Jean des Entommeures et de Panurge +en même temps, dans les niaiseries malicieuses +qu'emploie Kourroglou pour obtenir d'Ayvaz la permission +de boire de son vin? Mais bientôt viennent les touchantes +lamentations d'Ayvaz enlevé, et là, il y a la simplicité +élevée de la forme biblique. Enfin, l'admiration de +Reyhan l'Arabe pour Kourroglou franchissant le précipice +finira dans la chevalerie merveilleuse de l'Arioste.</p> + +<p>La rencontre suivante pénètre plus avant dans les +moeurs et usages de l'Orient. La princesse Nighara est +toute une révélation de l'idéal de la femme dans ces contrées. +Idéal bizarre et qui, pour le coup, n'est pas le +nôtre. L'examen en sera d'autant plus curieux; et ce serait +peut-être ici le lieu de donner comme préface à ce +chapitre un travail que M. Chodzko nous a communiqué +sur les pratiques, usages, superstitions, idées religieuses +et sociales qui défraient la vie mystérieuse des harems. +Mais nous craignons de nuire à l'intérêt que peut inspirer +Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons +à la fin de notre analyse la publication des curieux +documents qui viennent à l'appui.</p> + +<p>La quatrième rencontre traite donc de la princesse +Nighara; mais comme elle en traite fort longuement, +nous abrégerons le plus possible, ayant regret, toutefois, +à tout ce que nous passerons sous silence.</p> + +<p>Et d'abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou +comme ne se rattachant pas à l'action de cette aventure; +mais nous devons le retrouver dans la suite de la vie de +Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de le faire +connaître au lecteur, d'autant plus qu'il y a là un trait +d'affinité avec l'aventure de Guillaume Tell, et raffiné +dans tous ses détails par l'ingénieuse exagération des +Orientaux. On a dû remarquer aussi dans le chapitre +précédent la supériorité de l'invention persane, à propos +de Kourroglou effaçant, par la seule pression de ses +doigts, l'effigie d'une monnaie d'or. Les héros de chez +nous se contentent de briser la pièce en deux, et croient +avoir fait l'impossible. Mais le véritable impossible ne se +trouve que dans l'Orient.</p> + +<p>Voilà donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, +du fond de sa ville du Nakchevan, entend parler de la +gloire et de la magnificence du bandit. <i>Mon coeur éclate +ici faute d'action</i>, dit Demurchi-Oglou, et le voilà parti +avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait +aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit +d'abord: «Voilà un beau garçon!» Demurchi lui présente +sa requête. «<i>Mon âme</i>, lui répond le maître, tu +dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux +lâches.—Amis, dit-il à ses chasseurs, <i>j'ai trouvé ici +mon gibier </i>.» Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, +<i>à la manière des chameaux mâles</i>, et lui fait ôter son +bonnet. Puis il demande une pomme, tire son anneau de +son doigt, le fixe sur la pomme qu'il pose sur la tête de +Demurchi, se place à distance, tend son arc, et fait passer +les soixante flèches de son carquois à travers l'anneau.</p> + +<p>Content de voir que Demurchi n'a pas sourcillé, il dit +à ses compagnons: «Mes âmes, mes enfants, que celui +qui m'aime contribue à équiper Demurchi-Oglou.» A l'instant +même, nos bandits, sans aucune crainte de passer +pour communistes, se dépouillent chacun de son habillement, +de son armure ou du harnachement de son cheval, +«et il lui fut donné tant de choses, qu'en un instant +l'étranger se trouva riche.»</p> + +<p>On l'emmène à Chamly-Bill, on fêta sa venue; Kourroglou +improvise pour lui au dessert, et, dans une de ses +strophes, il lui dit:</p> + +<p>«Personne sur la terre ne connaîtrait mes hauts faits +sans mes jolies chansons. Oui, tout ce que j'ai fait, je l'ai +fait pour mes amis, et la passion d'un gain égoïste ne +s'est jamais élevée dans mon âme.»</p> + +<p style="text-align: center"><img alt="image4" src=images/Image4.png ></p> + +<p>«Mais écoutez maintenant, s'écrie le rapsode, l'histoire +de la princesse Nighara, fille du sultan de Constantinople.»</p> + +<p>La belle princesse a entendu parler de Kourroglou, et +elle s'est éprise de lui sur sa brillante réputation. Un +jour qu'elle était sortie pour se promener dans les bazars +de la ville, et qu'au son des tambours, tous les promeneurs +et tous les marchands s'enfuyaient pour ne pas +payer de leur tête le bonheur de l'apercevoir, un certain +Belly-Ahmed (c'est-à-dire <i>le fameux</i> Ahmed), qui se +trouvait là, se dit en lui-même: «Ton nom est Belly-Ahmed, et +tu ne verrais pas cette belle princesse?» Il la +vit, en effet, et faillit le payer cher; car la princesse, qui +n'entendait pas raillerie, le foula aux pieds, et l'eût fait +étrangler par ses eunuques, s'il n'eût eu l'heureuse inspiration +de lui dire, tout en la suppliant, qu'il était natif +d'Erzeroum. Aussitôt la princesse lui demande s'il n'a +point vu dans ces contrées un certain Kourroglou, et +Belly-Ahmed, qui n'est point sot, se hâte de se donner +pour un de ses serviteurs. Alors la princesse lui jette de +l'or à poignées, et lui remet, pour son maître, son propre +portrait avec une lettre ainsi conçue:</p> + +<p>«O toi qui es appelé Kourroglou! la gloire de ton nom +a jeté un charme sur nos contrées. Je me nomme Nighara, +fille du sultan Murad. Je te dis, afin que tu l'apprennes, +si tu ne le sais pas encore, que j'éprouve un ardent désir +de te voir. Si tu as du courage, viens à Istambul, et enlève-moi.»</p> + +<p>Belly-Ahmed part pour Chamly-Bill, et se présente aux +sentinelles qui s'emparent de lui et le conduisent à Kourroglou. +Celui-ci lui trouve bonne mine, le fait asseoir, et +envoie son bel échanson Ayvaz lui chercher du vin. Alors +recommence avec Ahmed un dialogue dans la forme de +celui qu'on a vu au chapitre précédent, entre Kourroglou +et Khoya-Yakub. «As-tu vu un plus beau cheval que mon +Kyrat?—-Je n'en ai pas vu.—As-tu vu un plus beau +guerrier que mon Ayvaz?—Je n'en ai pas vu.—As-tu +vu une plus belle fête, etc.—Mais, ô Kourroglou! j'ai +vu, à Istambul, la princesse Nighara!» Kourroglou +dresse l'oreille, lit le billet, regarde la miniature, fait +seller Kyrat; et part en laissant Belly-Ahmed enchaîné +dans un cachot, comme il avait fait pour Khoya-Yakub; +en pareille circonstance, c'est sa façon d'agir.</p> + +<p style="text-align: center"><img alt="image5" src=images/Image5.png ></p> + +<p>Ayant passé les portes de la ville (Constantinople), il +descendit de cheval, et Kyrat le suivit par les rues. Ce +merveilleux cheval (descendant à coup sur de celui qui +portait les quatre fils Aymon), sachant bien qu'il pourrait +éveiller, par sa beauté, la convoitise des étrangers, ou +<i>craignant qu'on ne jetât sur lui quelque charme</i>, +«avait l'esprit de laisser tomber ses oreilles comme un +âne, de rebrousser son poil, d'emmêler sa crinière, enfin +de se donner l'apparence et la démarche d'une rosse.»</p> + +<p>Kourroglou vit une femme décrépite dont le dos <i>avait +la forme courbée de la nouvelle lune</i>, et connut à son +air que c'était une sorcière. Il lui demande l'hospitalité. +Elle s'excuse sur sa pauvreté. Il lui donne de l'or, elle +s'attendrit. Mais arrivés à la maison de la vieille, Kourroglou, +qui veut y faire entrer Kyrat, trouve la porte si +basse, qu'il est obligé de partager la muraille en deux +d'un coup de sabre. La dame pleure, le bandit l'apaise +en lui promettant de lui faire rebâtir une <i>belle grande +porte</i>. L'écurie était confortable; mais il n'y avait dans +les mangeoires qu'un peu de paille et de ronces sèches. +Heureusement Kyrat n'était pas dégoûté, et, comme son +maître, mangeait ce qui se trouvait, <i>pourvu que ce fût +un peu moins dur que la pierre</i>.</p> + +<p>Kourroglou trouva la maison propre et bien aérée, +mais dépourvue de tapis. Or, un Persan se passera de +tout volontiers plutôt que de tapis. Une chambre honorable +doit en avoir un en laine étendu au milieu, deux +étroits en drap feutré, placés de chaque côté du premier, +dans le sens de la longueur, et un quatrième en pur feutre, +appelé le serendaz, placé en travers sur le tout. C'est +là qu'un gentleman persan boit, mange, cause, et digère +convenablement. «Mère, dit Kourroglou à la vieille, va +m'acheter au bazar un assortiment de tapis; que le feutre +soit de la manufacture de Jam, et que celui du milieu soit +des fabriques du Khorassan. Voici encore une poignée +d'argent.»</p> + +<p>Il s'installe bientôt sur ses beaux tapis, ôte son armure, +dont la vieille suspend une à une les diverses +pièces à la muraille, et lui donne encore une poignée +d'argent pour qu'elle aille acheter une robe neuve; car +la sienne est si vieille et si malpropre, que le sybarite +Kourroglou <i>ne peut la regarder</i>. «Voici un vrai fils +pour moi! dit la sorcière. Puissé-je rencontrer une douzaine +de tels enfants!» Elle s'en va chercher des habits +neufs tout faits dans la boutique d'un tailleur, et enveloppe +sa bouche d'un mouchoir blanc pour cacher à son +hôte délicat sa bouche édentée. Sous prétexte de l'arrivée +prochaine de douze prétendus amis qu'il doit régaler, +Kourroglou lui commande un énorme souper, riz, beurre, +épices et viandes en abondance, le tout dans un grand +bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand +il fut rempli et prêt à servir. Kourroglou venait de frotter, +de brosser et de laver Kyrat; il s'était lavé aussi les pieds +et les mains, avait récité dévotement son Namaz, ni plus +ni moins qu'un bon père de famille, et se sentait grand +appétit. Il alla chercher lui-même à la cuisine la montagne +de riz et de viande, et après que son hôtesse eut étendu +sur lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette +de peau, il ouvrit sa main comme <i>la patte d'un lion</i>, et +se mit à jeter des poignées de viande dans sa bouche +comme dans une caverne.</p> + +<p>Au milieu de ce repas pantagruélesque, dont le récit +détaillé et répété doit, je m'imagine, faire une vive impression +quand les rapsodes le déclament à un auditoire +de pauvres diables maigres et affamés, Kourroglou ne +laisse pas que de plaisanter agréablement. «Ma vieille, je +veux dire ma jeune beauté (car la sorcière trouve la première +épithète grossière et ne peut la souffrir), mange +aussi, au nom de Dieu, de peur que le souffle de la destruction +ne vienne à s'élever dans ton estomac, et que je +n'aie à rendre compte de toi au jour du jugement.» La +vieille se flattait que les restes de ce terrible souper lui +suffiraient pour vivre une semaine et régaler encore ses +voisines. Elle disait s'être rassasiée à la seule odeur des +mets en les faisant cuire; mais quand elle vit la dévastation +que son hôte portait dans l'édifice, elle craignit +d'aller se coucher à jeun, et plongea sa main décharnée +dans le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa +un accès de toux durant lequel Kourroglou mit à sec le +fond du plat; et quand elle voulut ramasser ses nappes, +elle s'aperçut avec effroi que la nappe de cuir avait disparu, +«Qu'en as-tu fait, mon fils?—Était-ce donc la +nappe? dit Kourroglou; j'ai trouvé le dernier morceau un +peu dur et amer. J'ai eu quelque peine à l'avaler. Pourquoi +ne m'as pas tu averti?—Hélas! pensa la vieille, +mon hôte n'est autre que la famine personnifiée. Si sa +faim recommence, il avalera mon pauvre corps.»</p> + +<p>Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce +qui effraya beaucoup la vieille. «De quoi t'inquiètes-tu? +lui dit-il; si tu veux sortir la nuit, je te permets de passer +par-dessus mon lit et de me marcher sur le corps; +je ne m'en apercevrai point.»</p> + +<p>Couchée dans la même chambre, la vieille, pensant que +son hôte avait de mauvais desseins, <i>parce qu'il avait +beaucoup mangé</i>, ne put fermer l'oeil. «Veilles-tu, mère?</p> + +<p>—Hélas! oui; je me demande si tu n'es pas Nazar-Djellaly.</p> + +<p>—Non.—Tu es donc Guriz-Oglou—Erreur.</p> + +<p>—En ce cas, tu es Reyhan l'Arabe?—Encore moins.</p> + +<p>—Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu +es Kourroglou!—Tu l'as dit. Je viens ici pour enlever +la princesse Nighara.»</p> + +<p><i>La langue de la vieille se raidit dont sa bouche</i>. +«Allons, n'aie pas peur, vieille carcasse.—Comment +serais-je rassurée? Quand un enfant crie, sa mère lui dit +pour le faire taire: «Tais-toi, ou le loup viendra te manger;» +et l'enfant crie encore. La mère dit: «Voici le léopard;» +l'enfant crie plus fort. La mère dit alors: «Voici +Kourroglou qui va t'emporter;» l'enfant se tait et cache +sa figure dans l'oreiller.</p> + +<p>Kourroglou jure par le plus pur esprit du Créateur du +ciel et de la terre qu'il la traitera comme sa propre mère +si elle ne le trahit pas; mais que, dans le cas contraire, +fût-elle assise dans le septième ciel, il lui jetterait un +noeud coulant pour l'en arracher; et quand même elle se +changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la +terre, il l'en retirerait avec des pinces pour la mettre en +pièces.</p> + +<p>Dès le matin, Kourroglou va au bazar et y achète un +habit blanc pareil à celui que portent les mollahs, puis +une cornaline sur laquelle il fait graver le chiffre du sultan. +Enfin, il fait l'emplette d'une excellente guitare dont +le manche se dévisse et se retire à volonté. Il met le cachet +et l'instrument ainsi démonté dans sa poche, et, +muni de ses moyens de séduction, il aborde un fakir et +le prie de venir réciter à sa mère mourante quelques +versets du Koran. Quand il l'a amené chez la vieille, il +lui ordonne d'écrire sous sa dictée une lettre de passe +moyennant laquelle il se présentera comme un <i>mollah</i>, +un <i>chavush</i>, c'est-à-dire un pèlerin de la Mecque, un +saint homme envoyé par le sultan à sa fille, et franchira +les portes du palais. Le fakir, qui croit Kourroglou incapable +de lire l'écriture, le trompe, et écrit à la princesse, +au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand +coquin de la terre, et qu'il lui recommande de lui faire +donner le fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l'épaule +du secrétaire infidèle, l'étrangle à demi, le réduit à +l'obéissance, scelle la lettre avec le cachet contrefait du +sultan, et pour mieux s'assurer de la discrétion du fakir, +lui donne un tel coup sur la tête, <i>qu'elle s'aplatit +comme un livre qui se ferme</i>. Il le pousse ensuite dans +un coin de la chambre, donne un coup de pied au mur +qui s'écroule et ensevelit le cadavre sous ses ruines. On +ne peut pas mieux expédier une affaire; mais le récit en +est fort long et fort curieux, à cause des sentences et des +formes du dialogue, mêlé toujours de plaisanteries et de +férocité.</p> + +<p>La vieille criait et se frappait la poitrine, «Jamais le +sang innocent n'avait été répandu dans ma maison, et tu +l'as souillée!—Veux-tu donc que je te tue aussi, infidèle +sunnite? lui répond Kourroglou, et que je fasse +tomber le reste de ce mur sur ton corps flétri?»</p> + +<p>Kourroglou se revêt du costume blanc des mollahs, +entoure sa tête de plusieurs aunes de linge blanc, cache +sa guitare dans sa poche, son poignard dans son sein, et, +le rosaire dans une main, le bâton de voyage dans l'autre, +il franchit, grâce à la feinte lettre et au sceau apocryphe +du sultan, les portes sacrées du palais. «De cette manière, +dit le rapsode avec un mélange de sympathie et +d'indignation, il fut permis à ce larron des larrons d'entrer +dans le harem... à cet homme capable de couper le +sein d'une mère nourrissant son enfant!»</p> + +<p>Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive +aux jardins fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins +d'eau courante et des fontaines qui s'élançaient en +jets. Kourroglou plia son manteau en quatre, et s'assit +dessus au bord d'une des pièces d'eau, le rosaire à la +main, les yeux à demi fermés, comme un vrai Raminagrobis, +ce qui ne l'empêchait pas de voir distinctement, +dans un kiosque ouvert, la belle Nighara <i>buvant du vin</i> +avec plusieurs belles filles de sa suite.</p> + +<p>Une d'elles vint au bord du bassin pour chercher de +l'eau, quoiqu'il ne paraisse pas que Nighara ait eu l'habitude +d'en mettre beaucoup dans son vin. «Homme, qui +es-tu? dit la suivante effrayée.—Homme! s'écrie Kourroglou, +quel nom est-ce là? ne peux-tu, fille impure, me +saluer du nom de Hadji? et la princesse Nighara ne peut-elle +se donner la peine de chausser sa pantoufle à demi +pour venir au devant du royal chavush Roushan, envoyé +ici de la Mecque par le sultan Murad?»</p> + +<p>Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit +à une récompense immédiate. Un khan, en pareille circonstance, +détache ordinairement sa riche ceinture, et la +présente au messager. La suivante de Nighara court au +kiosque, et commence par s'emparer du châle et des bijoux +de la princesse qui étaient posés sur le tapis. «Es-tu +ivre? dit la princesse étonnée d'une semblable audace.—C'est +toi-même qui es ivre, répond l'autre sans se déconcerter. +Ce que je prends m'appartient; j'apporte la +nouvelle qu'un saint homme est arrivé de la Mecque +avec un message pour toi. <i>Un feu divin brille dans +ses yeux, et son visage en renvoie les rayons vers le +soleil</i>.»</p> + +<p>«Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J'ai lu dans +les traditions sacrées que ceux qui vont au devant d'un +pèlerin de la Mecque sont préservés d'être brûlés par la +flamme de l'enfer, si la poussière des sabots de son cheval +tombe seulement sur eux.»</p> + +<p>Pendant ce temps, Kourroglou avait ôté sa robe et son +turban de pèlerin; il avait mis son bonnet sur l'oreille, +à la façon des dandys kajjares, rajusté les plis de son bel +habit vert-olive, et noué gracieusement le cachemire qui +lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de +son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse +princesse vit le saint homme transformé en un +superbe brigand à grandes moustaches, elle commença, +non par s'enfuir, mais par faire attacher les pieds de la +suivante qui s'était ainsi trompée, et sous prétexte qu'elle +avait dû recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle +lui fit appliquer une vigoureuse bastonnade sur les talons, +puis s'approchant de Kourroglou, qui essayait de +justifier la suivante en se déclarant un <i>amoureux sans +argent</i>, incapable de séduire personne par des présents, +elle lui donna un grand coup de pied dans la poitrine. +«Princesse, dirent les suivantes, c'est une pitié de te +voir ainsi profaner ton joli pied contre la poitrine non +lavée de ce misérable.—Taisez-vous, sottes filles, dit le +bandit sans se déconcerter; vous ne savez pas que mon +sein est plus précieux que le talon de votre maîtresse.»</p> + +<p>Alors il prit sa guitare et improvisa:</p> + +<p>«Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et +de la violette. Comme elles tu fleuris dans la solitude. +Tu es une flèche au fond de mon coeur.»</p> + +<p>Nighara était indignée. Kourroglou chanta encore:</p> + +<p>«Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps; +tu es le coing embaumé et la grenade vermeille, +etc.»</p> + +<p>Au lieu de s'adoucir à de tels compliments, la farouche +Nighara fait un signe à ses femmes, et aussitôt une grêle +de coups tombe sur l'audacieux. «Dieu vous préserve, +s'écrie en cet endroit le rapsode, de tomber sous les +ongles d'une femme irritée!»</p> + +<p>En un instant les vêtements de Kourroglou volèrent en +pièces: «Princesse, dit-il, si tu n'as pitié de moi, montre +au moins quelque merci envers ces pauvres filles. Leurs +mains deviendront calleuses à force de me battre.» La +princesse dit à ses suivantes: «Allons prendre un peu +de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions +battre encore cet imposteur.» Mais en retournant +vers son kiosque, elle regarda en arrière, remarqua les +traits de Kourroglou, et le trouva beau. Aussitôt il oublia +la cuisson des coups d'ongles et des coups de verges, reprit +sa guitare et chanta:</p> + +<p>«O Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se +changer en pierre? Tu m'as renversé sur le visage. +Puissent tes yeux être remplis de larmes!»</p> + +<p>Nighara, qui ne pouvait détacher ses yeux de ce mâle +visage, se fait apporter du vin.</p> + +<p>«Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le,» +lui chante encore Kourroglou.</p> + +<p>En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n'en avait pas +goûté depuis son départ de Chamly-Bill, oubliait toutefois +son désespoir amoureux «pour se lécher les lèvres.» +Nighara, émue de pitié, lui fit apporter un bassin de +baume <i>mumiah</i>, en disant: «Je ne désire pas ta mort; +bois et va-t'en.»</p> + +<p>Kourroglou goûta le baume, fit la grimace, et demanda +du vin. «Ah! saint homme, tu bois la liqueur défendue +par le Prophète, dit la princesse irritée de nouveau. Eh +bien, nous t'en donnerons; mais tu danseras pour nous +divertir; après quoi nous te battrons encore et te jetterons +dehors.» Nighara disparaît, et revient avec ses +femmes, qui apportent des tapis, des vins et des mets +divers. On étend les tapis sur le gazon, on sert le festin +au bord de la fontaine. La démarche de la princesse était +pleine d'agréments et de grâces, et, malgré sa fureur, +elle avait arrangé ou plutôt dérangé sa toilette pour être +plus séduisante. Kourroglou chanta:</p> + +<p>«O aghas, mes frères! Nighara est venue! Des larmes +de joie coulent de mes yeux. L'Arménien aime sa croix, +bien que son prophète ait souffert sur la croix! Voyez +comme elle a orné ses cheveux noirs, auxquels elle a +permis de tomber sur son cou délicat! Elle est venue!»</p> + +<p>«Elle est venue pour m'apprendre la beauté. Nighara +est venue pour tuer Kourroglou; elle est venue!»</p> + +<p>La princesse le regardait toujours; mais, comme les +femmes de chez nous, elle se montrait toujours plus +cruelle pour se faire aimer davantage; seulement, ses +façons d'agir étaient un peu plus énergiques. Elle le fit +battre de nouveau, et cette fois si sérieusement, que +Kourroglou, vaincu par la souffrance, <i>se roulait par +terre</i>. Ne faut-il pas s'étonner ici de voir ce héros, dont +la force fabuleuse détruisait des légions et se frayait un +passage au milieu des armées, pousser la douceur et la +soumission envers le beau sexe jusqu'à se laisser mettre +en lambeaux, ni plus ni moins que n'eût fait Don Quichotte, +le modèle de la chevalerie? Cet ensemble de force +et de tendresse caractérise Kourroglou d'un bout à l'autre +du poème. Enfin, n'en pouvant plus supporter davantage, +mais ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se +jette dans la pièce d'eau, la traverse à la nage, en élevant +sa guitare au-dessus de sa tête, et gagnant le milieu, +où l'eau jaillissait d'un pilier de marbre, il s'assit en +cet endroit.</p> + +<p>Les femmes commencèrent à lui jeter des pierres, «O +Belli-Ahmed! tu m'as trompé, pensait Kourroglou. Elle +ne m'a jamais aimé.»</p> + +<p>Alors il se mit à chanter, et là, vraiment, il lui dit de +si belles choses, que son sein commence à palpiter, et +qu'elle l'écoute «avec un plaisir toujours croissant.</p> + +<p>«Le soleil est levé sur la colline de l'Orient. Elle est le +jardin des fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses +joues. Que nul ennemi n'ose regarder dans le jardin de +l'amant!... O Nighara! celui qui touchera ta ceinture +une fois seulement deviendra immortel.»</p> +<br><br><br> + + + +<h3>CINQUIÈME RENCONTRE.</h3> + + +<p>Le soir approchait. La fraîcheur de l'eau calmait les +souffrances de Kourroglou. La princesse se dit: «Il répète +sans cesse le nom de Kourroglou. Ah! si c'était lui-même! +Parle, avoue la vérité, lui dit-elle, es-tu Kourroglou?» +Et comme il l'assurait, elle reprit: «Kourroglou +est, dit-on, de la même taille que mon père le sultan. Je +vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue +pour toi, je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin +que tu deviennes plus grand. Si elle est trop courte, je +te ferai couper les pieds. Si elle est trop large, je te ferai +ouvrir le ventre, et on le remplira de paille pour te +grossir.»</p> + +<p>Kourroglou dit: «Tu me punis selon le code d'Abou-Horeyra. +N'importe, j'essaierai la robe.»</p> + +<p>Il sortit de l'eau, et Nighara, de ses propres mains, lui +passa la robe. Elle semblait avoir été faite pour lui. Alors +ils jetèrent leur main autour du cou l'un de l'autre, et +entrèrent dans le pavillon, où, suivant la coutume turque, +ils burent dans la même coupe. Alors la princesse dit: +«As-tu amené ici ton fameux cheval Kyrat?—Oui, je +l'ai amené.—Il faut donc que tu trouves pour moi un +autre cheval aussi bon que Kyrat.»</p> + +<p>Kourroglou voyant les progrès qu'il faisait dans le coeur +de la princesse se mit à chanter:</p> + +<p>«Humide, humide est la neige que l'on voit au sommet +des grandes montagnes! Tes yeux brillants soufflent la +fraîcheur sur mon coeur embrasé! Mon cher amour est +couvert d'habits couleur de rose; elle est tout entière +d'une teinte rose. L'eau qu'elle boit est aussi pure que +l'azur du ciel. Ses yeux sont enivrés d'amour et de vin.</p> + +<p>«Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener +dans ces bosquets? Je ne puis marcher en liberté +dans le monde, car le monde est trop étroit pour moi.»</p> + +<p>Kourroglou ayant combiné son plan avec la princesse, +reprit ses habits de mollah et sortit du harem comme il +y était entré. Il fut arrêté à la porte par les gardes, qui +lui dirent: «Saint homme, puisque tu as accès auprès de +la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire +toucher notre paie; car, depuis le départ du sultan son +père, nous n'avons pas reçu une obole.</p> + +<p>—Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, +et, en attendant, pour lui marquer votre mécontentement, +vous devez abandonner vos postes, et vous +refuser à escorter la princesse.»</p> + +<p>Ayant donné cet avis charitable, le fourbe retourne +chez sa vieille hôtesse, et va ensuite acheter au bazar un +beau poulain de trois ans, le ramène à l'étable, prépare +lui-même la selle, et, au lever du soleil, en entendant les +trompettes sonner pour annoncer une promenade de la +princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, +lui conseille de se cacher afin de n'être point persécutée +à cause de lui, et monté sur Kyrat, suivi par le poulain +attaché à son étrier, il s'en va sur la route attendre +Nighara, qui bientôt arrive dans son chariot. Il l'enlève +des bras de ses femmes, la met en croupe et s'enfuit +avec elle dans le désert. Là, tombant de fatigue, il s'étend +sur le gazon et cède au sommeil. La princesse lui demande +s'il compte dormir longtemps. «Mon sommeil est +de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois journées, +le plus long est de sept journées. Mais écoute, ma +bien-aimée. Kyrat a le don de pressentir l'approche de +mes ennemis. Quand l'ennemi se met en route pour me +poursuivre, Kyrat hennit; quand l'ennemi est à moitié +chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines; +quand l'ennemi est tout près de se montrer, Kyrat gratte +la terre et l'écume lui vient à la bouche.» La princesse +se plaint vainement du long somme dont son amant la +menace en plein désert et au milieu des dangers. Il faut +que Kourroglou dorme ou qu'il périsse; à cette robuste +organisation il faut un repos semblable à celui de la mort. +Elle examine Kyrat avec inquiétude, et quand elle a vu +signaler le départ et la marche de l'ennemi, quand elle a +remarqué ses sabots grattant la terre et sa bouche couverte +d'écume, elle éveille Kourroglou, ainsi qu'elle +a été avertie par lui de le faire. Aussitôt il se lève, rattache +les sangles de son coursier, fait monter Nighara +sur l'autre, et attend de pied ferme le jeune sultan Burji, +qui accourt à la délivrance de sa soeur Nighara. Kourroglou, +par ses terribles chansons, porte l'épouvante dans +le coeur des guerriers du prince, et bientôt, s'élançant au +milieu d'eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. +Mais Burji-Sultan, résolu à reconquérir sa soeur, +s'élance seul contre lui. «Que faire? dit Kourroglou dans +son coeur; si je tue le frère de ma bien-aimée, elle ne +me le pardonnera jamais et remplira ma vie d'amertume.» +Nighara se prend à pleurer. «O Kourroglou! je +n'ai qu'un frère, ne le tue pas.—Mon amie, ne crains +rien,» dit Kourroglou. Et, s'adressant au prince: «Le +chef de tes écuries ne gagne pas le pain qu'il mange; il +n'a pas seulement serré les sangles de ton cheval. Je +t'avertis que tu roules sur ta selle. Descends et raccourcis +tes sangles, tu combattras ensuite contre moi.»</p> + +<p>Le Turc crédule descend pour arranger sa selle. Pendant +ce temps, Kourroglou s'approche avec précaution, +le renverse, s'assied sur lui et feint de vouloir le tuer. +Burji pleure et se lamente: «Le sultan mon père n'avait +qu'une fille et un fils; tu enlèves l'une, tu vas tuer l'autre. +Toute la famille va être éteinte.—Je t'accorde la vie à +condition que tu me donnes ta soeur en mariage. Je suis +aussi savant qu'un mollah; j'ai lu les sept volumes des +commentaires arabes sur le Koran; je sais par coeur +toutes les formules usitées dans les mariages.» Le prince +prononce avec lui la prière nuptiale consacrée par le +Koran, et lui accorde sa soeur. Kourroglou le relève, +l'embrasse au front, et lui dit: «Désormais, au nom et +par l'autorité du sultan Murad ton père, je gouverne et +règne à Chamly-Bill. Où aurait-il trouvé un meilleur parti +pour sa fille?»</p> + +<p>En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou +et Nighara traversent encore quelques aventures. Ils pénètrent +dans le camp d'un jeune Européen qui tombe +amoureux de Nighara, et veut l'enlever à son époux. +Kourroglou est forcé de détruire sa suite et de piller ses +trésors; il est même au moment de le tuer pour lui apprendre +à vivre, lorsque Nighara, touchée de l'amour de +ce jeune homme, le fait sauver, et menace Kourroglou +d'avaler un poison mortel caché dans l'anneau qu'elle +porte au doigt s'il n'abandonne pas sa poursuite. Kourroglou +se soumet, et continue son voyage avec elle. +Nighara montait à cheval aussi bien que lui-même, et +pouvait fournir une course aussi hardie, aussi rapide +que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer +une riche redevance, et là, encore, Nighara obtint grâce +de la vie pour le marchand.</p> + +<p>Elle blâmait beaucoup son époux de commettre toutes +ces violences. Il lui répondit avec la franchise d'un honnête +Turcoman: <i>Je ne laboure ni ne trafique; il faut +donc que je vole</i>. L'argument était sans réplique. Enfin +ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands +vinrent à leur rencontre avec des acclamations, des +chants et des décharges de mousqueterie. «Guerrier, +dit la princesse à Kourroglou, lequel d'entre eux est +Ayvaz? Montre-le-moi.</p> + +<p>Improvisation de Kourroglou:</p> + +<p>«Regarde ici, mon cher amour: ce cavalier est Ayvaz. +Regarde-le, et préserve mon âme du lit de feu de la jalousie. +Regarde, voilà Ayvaz; mais ne tombe point amoureuse +de lui. Dans sa main étincelle un bouclier hezzare. +Le miel de l'éloquence est sur sa langue; et <i>la ligne du +pinceau de la main du Tout-Puissant</i> est sur l'arc de +ses sourcils. Regarde; mais n'en tombe pas amoureuse. +Ce n'est qu'un garçon de quatorze ans. Une plume de +grue est sur sa tête. Ce cavalier est Ayvaz, oui, Ayvaz +lui-même.»</p> + +<p>Il présenta alors son épouse à ses compagnons en leur +disant: «Nous devons tous l'honorer, elle est la fille du +sultan de Turquie;» et Nighara s'étant assise sur le seuil +de la porte de la forteresse, les sept cent soixante-dix-sept +cavaliers de la garde sacrée de Kourroglou se prosternèrent +devant elle, «O Dieu! s'écria Kourroglou, sois +béni et ton nom glorifié! Je dois à ta seule bonté d'avoir +réalisé mes plus chères espérances!» Il frappa les +cordes de sa guitare et chanta ainsi:</p> + +<p>«Les nuages de l'adversité ont été dissipés par la foi +de Kourroglou. Ils se sont évanouis comme la brume du +matin. Voici mon Ayvaz.»</p> + +<p>Nighara fit son entrée couchée sur les riches coussins +d'un palanquin d'honneur. Toutes les femmes et toutes +les esclaves de Kourroglou vinrent à sa rencontre, et +l'introduisirent respectueusement dans le harem. Belly-Ahmed +fut tiré de sa prison et récompensé par un des +premiers grades dans la troupe. Ce même jour, on célébra +le mariage de Kourroglou et celui d'Ayvaz, auquel +le maître donna une femme. Les musiciens, danseurs et +jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par torrents, et +il coule encore à cette heure, dit ordinairement le <i>khan</i> +pour clore cette rapsodie.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>SIXIÈME RENCONTRE.</h3> + + +<p>Dans un des districts de l'Anatolie vit une grande tribu +de nomades connus sous le nom de Haniss. Elle est composée +de trente mille familles qui sont toutes riches et +qui habitent un pays magnifique. Chacun de ces chefs +consacre sa vie à quelque objet favori. L'un aime les +beaux vêlements, un autre préfère les femmes, et un troisième +est passionné pour les chiens de chasse ou les faucons. +Leur chef, Hassan-Pacha, aimait les chevaux par-dessus +tout. Quand il entendait parler d'un beau cheval, +il n'épargnait ni argent ni peine pour se le procurer.</p> + +<p>Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses écuries, et, après +avoir examiné plusieurs de ses chevaux, il dit à son vizir: +«Certainement, aucun roi, dans les cinq parties du +monde, ne peut se vanter d'avoir une écurie comme celle-ci.» +Le vizir répliqua: «Aucun roi, il est vrai, n'a d'écurie +comme celle-ci; mais Kourroglou a un cheval à +Chamly-Bill, du nom de Kyrat, et Keyvan lui-même, celui +qui gouverne les sept cieux, ne possède pas son pareil.—O +mon vizir! je suis prêt à donner tout ce que +j'ai pour acquérir ce joyau.—Pacha, ce n'est pas chose +facile. Kourroglou ne manque pas d'argent, et il n'y a +aucune possibilité de lui prendre son cheval de force.—Vizir, +à l'homme qui m'amènera ce cheval je donnerai +la moitié de mon pouvoir; s'il dit: «Ce n'est pas assez,» +je lui donnerai la moitié de mes richesses; et si +cela même ne le contente pas, j'ai sept filles, il aura la +liberté de choisir la plus belle pour sa femme. Va, et +fais proclamer à son de trompe, dans la direction des +quatre vents, à tous les camps de notre tribu, l'ordre +suivant: «Qu'il soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, +il sera mon gendre celui qui m'amènera Kyrat.»</p> + +<p>Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton +nommé Hamza, dont la tête et les sourcils étaient chauves, +et qui était marqué de petite vérole. Cet homme, ayant +entendu la proclamation, accourut auprès du vizir nu-pieds +et à peine vêtu. «Que proclame-t-on ainsi, vizir?—Qu'est-ce +que cela te fait, à toi, vilaine tête chauve?—Je +demande seulement de quoi il s'agit?» Le vizir le +mit au fait, et ajouta: «L'homme qui réussira sera riche.—Qu'ai-je +besoin d'argent? dit Hamza; douze livres +d'écorce de melon d'eau que l'on me donne à manger +chaque jour dans les cuisines suffisent à mon appétit.» +Le pacha promet de partager son pouvoir et ses richesses, +et de donner l'une de ses sept filles pour femme à celui +qui lui amènera Kyrat. Aussitôt Hamza dressa les oreilles. +«Vizir, j'ai vu les sept filles du pacha; mais s'il consentait +à me donner la plus jeune...—Celui qui amènera +le cheval aura le droit de choisir.» Hamza se frappa la +poitrine avec ses deux mains, et dit: «Regarde-moi, regarde-moi; +je suis l'homme qui choisira.—En vérité? +dis-moi comment, par exemple.—Le pacha aura Kyrat; +mais il faut que tu me conduises d'abord en sa présence.» +Le vizir pensa: depuis tant de jours que nous faisons publier +cette proclamation, il ne s'est encore trouvé personne +qui voulût en profiter. Voici le premier et le dernier; +il faut le faire voir au pacha.</p> + +<p>Hamza fut introduit devant le pacha. «Est-ce toi, +pauvre tête fêlée, qui as promis de m'amener Kyrat?—Moi-même; +mais que me donneras-tu pour cela, pacha?—Je +te donnerai la moitié de mes richesses.—Je n'ai +pas besoin de richesses,—Je te donnerai la moitié de +mon pouvoir.—Je n'ai pas besoin de ton pouvoir; qu'en +ferais-je?—Tu choisiras celle de mes filles que tu voudras.—Pacha, +je ne puis croire à tes paroles.—Que +puis-je faire de plus pour te convaincre?—Jure, en baisant +le Koran, que, dans le cas où tu violerais ta parole, +tu divorceras d'avec chacune de tes sept femmes.» Le +pacha en fit le serment. Hamza lui dit: «Je suis depuis +longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles; si je +perds la vie dans cette expédition, je n'en aurai nul regret; +si, au contraire, je ramène le cheval, j'aurai ta +fille.» Le pacha dit: «Tu l'auras;» et il baisa le Koran.</p> + +<p>Hamza partit en hâte pour Chamly-Bill, où l'arrivée +d'un pauvre diable comme lui fut à peine remarquée. +Après un mois de séjour dans ce lieu, il pensa dans +son coeur: «Tâchons de pêcher Daly-Ahmed avec l'hameçon +de l'amitié. Je trouverai peut-être ainsi moyen +de m'introduire dans l'écurie.» Il entra alors dans la +cour de l'écurie avec circonspection et à pas lents. Après +avoir déchiré sa chemise sur sa poitrine, il ramassa un +tas de fumier; et, se jetant dessus, il se mit à pleurer et +à gémir à haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux +comme la pluie d'un nuage. Daly-Mehter, écuyer de +Kourroglou, passait justement de ce côté; il vit un malheureux, +tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier. +Son coeur fut ému de pitié. Tout le monde sait que +les fous<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a> sont très-portés à la pitié: «Pourquoi cries-tu +ainsi, tête chauve?» Hamza répondit: «Puisse-je devenir +ton esclave! Je suis orphelin et étranger; grâce à la +laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre +à son service. Je désirerais pourtant trouver un maître +qui put me donner un morceau de pain.» Daly-Mehter +pensa: «Tout le monde vit du pain de Kourroglou; je +prendrai cet homme à l'écurie, et je le nourrirai.» Pour +commencer, il releva ses manches jusqu'au coude; et +remplissant un vase d'eau chaude, il lava la tête d'Hamza, +et, l'ayant nettoyé entièrement, il lui donna ses vieux +habits pour se vêtir. Hamza le chauve montra tant de +zèle et d'habileté dans son service, que la raison de Daly-Mehter +lui échappait d'étonnement. Un des deux meilleurs +chevaux de cette écurie était Kyrat, qui était attaché, +par une jambe, à une chaîne dont Kourroglou portait +toujours la clef dans sa poche. L'autre, monté habituellement +par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval +était aussi attaché séparément, et la clef de son cadenas +était dans la poche de Daly-Mehter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Footnote 26:</b><a href="#footnotetag26"> (return) </a> Par allusion à la signification littérale du mot <i>daly</i>, fou, tête faible.</blockquote> + +<p>Toutes ces circonstances furent bientôt connues de +Hamza, qui commença à désespérer de pouvoir jamais +s'emparer de Kyrat. Kourroglou vint un jour à l'écurie, +et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un +misérable en guenilles et à tête pelée, qui étrillait Kyrat +avec une brosse et un morceau de drap. Kourroglou et +Hamza ne s'étaient jamais vus auparavant. Kyrat était +tendu comme un arc, sous la pression de la puissante +main de Hamza; et sa robe était toute luisante, par le +fait de son excellent pansement. Kourroglou trembla de +toutes ses jambes, et pensa dans son coeur: «L'homme +sous le bras duquel Kyrat est plié ainsi ne peut pas être +un homme ordinaire.» Il cria: «Chien pelé, tu vas emporter +la peau du cheval: est-ce là la manière de l'étriller?» +Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, +et, le levant sur Kourroglou, il cria: «Que viens-tu faire +dans cette écurie? Va-t'en, vagabond.» Car, il lui avait +été enjoint par Daly-Mehter de ne permettre à personne +d'entrer dans l'écurie. Kourroglou dit: «Fou, comment +oses-tu lever ta main sur moi?» Daly-Mehter fut tiré de +son sommeil par ce bruit. Il se releva, et salua son maître: +«Quel est cet homme que tu as engagé à mon service?—Puissé-je +devenir ta victime! Des milliers de gens vivent +de ton pain. Cette tête chauve est très-habile et +très-adroite, et peut, aussi bien que tant d'autres, profiter +de tes largesses.—Je ne refuse mon pain à personne; +qu'il en mange autant qu'il voudra; mais, à juger de ses +jambes et de toute son allure, je n'attends rien de bon +de lui; il a l'air d'un voleur de chevaux.—Oh! non, +seigneur; s'il était de fer, on ne pourrait faire plus de +cinq aiguilles de ce pauvre diable!»</p> + +<p>Hamza comprit alors que c'était là Kourroglou, il jeta +son marteau à terre, et, dans sa terreur, il courut se +cacher sous le bat d'une mule. Kourroglou, avant de +quitter l'écurie, dit à Daly-Mehter: «Attache toujours +un oeil vigilant sur mon cheval; ne donne ta confiance à +personne.» Il ne poussa pas plus loin cette enquête.</p> + +<p>Plus Hamza restait attaché à l'écurie, plus il reconnaissait +l'impossibilité de voler Kyrat. Il dit donc dans son +coeur: «Si ce n'est Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le +premier est père du second, et sa mère était une jument +arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l'un ni +l'autre: il me croira, il me donnera sa fille; et s'il arrive +jamais à connaître la vérité, il ne me l'ôtera pas, après +que je l'aurai épousée.»</p> + +<p>Pendant la nuit il apprêta la selle de Durrat et tous +les harnais qui en dépendaient. Daly-Mehter était ivre +quand il revint du palais de Kourroglou, et voyant que +Hamza pleurait amèrement, le visage appuyé sur ses +mains, comme s'il était devenu veuf, il demanda: +«Qu'as-tu, Hamza?—Seigneur, comment puis-je m'empêcher +de pleurer? Chaque nuit tu vas avec Kourroglou +boire du vin rouge, et tu ne t'es jamais dit: Apportons en +quelques gouttes au pauvre orphelin. Hélas! qu'est-ce +que cela, du vin? je n'en ai jamais vu. Est-ce doux ou +acide?»</p> + +<p>Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l'écurie, et s'en +fut au cellier de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le +rapporta, le mit devant Hamza et lui dit: «Bois, tête +chauve.» Hamza remplit un vase jusqu'au bord, et le +tendit à Daly-Mehter. «Seigneur, essaie le premier; +que je voie comment tu bois.» Daly-Mehter vida le vase +jusqu'à la dernière goutte, et dit: «Voici la manière de +boire.» Hamza remplit le vase à son tour, et l'ayant +approché de ses lèvres, il donna une secousse si adroite, +qu'il répandit tout le breuvage par-dessus son épaule, +sans que Daly-Mehter s'en aperçût. De cette manière, il +grisa si bien l'écuyer, que ce dernier à la fin tomba comme +mort sur le plancher. Hamza dit dans son coeur: «Il +n'est pas convenable que je me montre sous ces haillons.» +Il ôta donc ses vieux habits, et ayant dépouillé Daly-Mehter, +il changea de vêtements avec lui. Il trouva dans +la poche de l'ivrogne la clé de la chaîne de Durrat, conduisit +le cheval hors de l'écurie, lui mit la selle sur le +dos, et s'en fut comme une étoile Filante sur la route qui +conduisait au camp de la tribu de Haniss.</p> + +<p>Kourroglou vint de bonne heure à l'écurie; il n'avait +point de ceinture, car il sortait du harem. Il regarda et +vit Kyrat à sa place ordinaire, mais Durrat avait disparu. +Il devina, tout de suite que la tête chauve l'avait volé. Il +appela l'écuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les +yeux, et salua. «Vilain, que signifient ces haillons que je +vois sur toi? Quel est ce tour de jongleur?»</p> + +<p>Le pauvre écuyer regardait ses habits, et n'en pouvait +croire ses yeux. «Où est Durrat?—Seigneur, Hamza +doit l'avoir emmené pour le promener ou le faire boire.—Ne +le disais-je pas, que c'était un voleur de chevaux? +Vite, que l'on selle Kyrat!»</p> + +<p>Kourroglou, armé, monta au sommet de la plus proche +montagne, sur laquelle ses sentinelles avancées étaient +postées; il examina le pays, à l'aide d'un télescope, jusqu'à +ce qu'il découvrit enfin le fuyard. Il le vit volant +comme une flèche vers ses tentes.</p> + +<p>Il fut transporté de rage et rugit sur la montagne: +«Misérable voleur, où fuis-tu, où fuis-tu? Tu peux aller +aussi loin que Istambul; je t'y suivrai, et je m'emparerai +de toi.»</p> + +<p>La voix de Kourroglou, quand il était en colère, pouvait +s'entendre à un mille de distance. Hamza la reconnut +de loin, et dit: «O père céleste, la vie est douce: +Malheur, malheur à moi!» Il regarda devant lui, et vit +un village à peu de distance. Il dit dans son coeur: «Si +je pouvais gagner ce village, mon âme pourrait encore +être sauvée.» On voyait un profond ravin à l'entrée du +village. «Qui peut dire, pensa Hamza, si, avant que j'aie +atteint ce village, Kourroglou n'aura pas <i>brûlé mon +père!</i>»</p> + +<p>Au fond du ravin se trouvait un moulin; le meunier +était absent, et les roues restaient oisives. Hamza y courut, +attacha la bride de Durrat à la porte, et entra dans +le bâtiment désert. Là, il trouva la robe du meunier qu'il +mit sur lui, et il se frotta de farine de la tète aux pieds.</p> + +<p>On sait que lorsqu'un homme a fait une course rapide, +ses yeux sont comme couverts d'un brouillard, et que sa +vue n'est pas très-claire pendant quelque temps. Kourroglou +ne reconnut pas Hamza, et demanda: «Meunier, +où est le cavalier qui monte le cheval attaché à ta porte?</p> + +<p>—O mon agha! le cavalier s'est précipité ici, saisi d'une +telle crainte, qu'il a couru sa cacher sous la roue.»</p> + +<p>Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval: +«Tiens mon cheval.» Il tira alors son poignard, et +courut à la recherche du voleur. Kyrat avait cette qualité, +qu'il obéissait en toute chose à quiconque le recevait +en dépôt de la main de Kourroglou. Il se laissa guider +comme un enfant. Hamza, qui n'était pas sot, jeta la +robe de meunier à bas, et sauta sur Kyrat. Il essaya d'un +temps de galop, et revint attendre tranquillement Kourroglou, +qui, ayant tourné sens dessus dessous tout ce +qu'il y avait dans le moulin, et n'y trouvant pas une +âme, sortit et vit Durrat à la porte. Aux pieds de Durrat, +la robe du meunier gisait par terre; un peu plus loin on +voyait le victorieux Hamza sous sa propre forme, monté +sur Kyrat. Il pensa dans son coeur: «J'ai fait là un marché +capital! plaise à Dieu que je ne le regrette pas quand +il sera trop tard!» Et il s'écria: «Hamza-Beg!—Quel est +ton plaisir, noble guerrier?—Nous allons revenir à la +maison, mais nous irons au pas, les chevaux sont fatigués.—Où +dis-tu que tu veux aller?—A Chamly-Bill. +Tu m'as offensé sans raison; et je suis venu le chercher +en personne.—Ne plaisante pas davantage, Kourroglou. +J'ai cherché le cheval dans le ciel, mais, Dieu soit loué, +je l'ai trouvé sur la terre. Tu as daigné me faire présent +de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d'une vie +et d'un bonheur sans fin! Seulement ne me demande +pas de te suivre.—Je t'en conjure, je l'en prie, Hamza, +je deviendrai ton esclave! Dis, sont-ce des richesses, un +cheval, une femme, que tu convoites? Guerrier, je te +jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le +choix; tout ce que je possède t'appartient.—Je ne serai +pas la dupe de ta ruse. Ce que je désire ne t'appartient +pas: je te ferai connaître la vérité. J'aime la plus jeune +des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la donner +pour femme, en échange de Kyrat. Depuis six mois +et plus, je languissais de désespoir a Chamly-Bill. Maintenant +regarde, j'emmène Kyrat, et tu es toi-même la cause +de mon bonheur. Puisses-tu vivre heureux et longtemps! +Je m'en vais prendre femme.—Hamza-Beg! rends-moi +seulement le cheval, et je t'apporterai sur mon sabre +la tête de Hassan-Pacha.—Ce serait une conduite basse +de ma part; quelle preuve de courage montrerais-je aux +yeux de ma fiancée?»</p> + +<p>Les prières et les promesses de Kourroglou ne servirent +à rien. Hamza jura par la plus pure essence de Dieu +qu'il ne rendrait pas le cheval. Kourroglou poussa un +profond soupir du fond de sa poitrine, et dit: «Hamza-Beg! +permets-moi de chanter un air qui me vient à la +mémoire.»</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Sans Kyrat, la vie et le monde ne +sont qu'un fardeau pour moi. Pauvre Kourroglou! maintenant +que Kyrat a quitté tes mains, tu dois te frapper la +tête de douleur, Kourroglou!»</p> + +<p>Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait +de chanter ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Tu as dû demander Kyrat à Dieu +même. La queue de Kyrat était un bouquet de fleurs. +Monter sur lui c'était monter le bonheur en personne. O +Kourroglou! que Dieu le le rende! Je me noie dans une +mer profonde; le chagrin de la perle de Kyrat se pose +comme une pierre sur mon âme, et m'entraîne dans +l'abîme. Je suis un paysan, un meunier, loin de moi cette +épée, Kourroglou, tu devras maintenant crier «du blé, +du blé<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Footnote 27:</b><a href="#footnotetag27"> (return) </a> C'est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de leur moulin font connaître qu'ils n'ont plus rien à moudre.</blockquote> + +<p>Kourroglou avait l'air d'un fou, il disait: «Sans Kyrat +je ne mérite pas d'être un guerrier.»</p> + +<p>Hamza dit: «O Kourroglou! tes paroles ont brûlé mon +foie. Va à Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six +mois. A la fin de ce temps, tu peux prendre l'habit d'un +Aushik<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>, et venir au camp de la tribu de Haniss. Je vais +y mener Kyrat, et j'épouserai la fille du pacha; mais je +te jure que de même que j'ai reçu Kyrat de tes propres +mains, de même je te rendrai de mes propres mains les +rênes et le cheval.—Comment puis-je savoir, ô Hamza-Beg, +si tu es sincère ou non dans tes paroles?—Je jure +par le plus pur être de Dieu. J'ai l'âme noble, et je te le +répète encore, je conduirai moi-même Kyrat par la bride, +et je te le rendrai.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Footnote 28:</b><a href="#footnotetag28"> (return) </a> Chanteur improvisateur.</blockquote> + +<p>Cela dit, il tourna la tête de Kyrat, et s'en fut vers le +camp de la tribu de Haniss. Kourroglou contempla son +bien-aimé cheval jusqu'à ce qu'il eût disparu dans l'éloignement. +Triste, et les yeux baissés, il retourna sur ses +pas et monta sur Durrat. Tous les bandits étaient sortis +de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, +ramené par Kourroglou; mais quand ils virent leur chef +seul et monté sur Durrat, ils se dirent entre eux: +«Kourroglou aura été attrapé par cette adroite tête +pelée.» Ils eurent peur de la colère de Kourroglou, et +se dispersèrent dans toutes les directions. Chacun d'eux +comme un rat, se cacha dans quelque trou. Ayvaz seul +fut assez hardi pour parler, et dit: «Agha, tu as fait un +bon marché; Durrat pour Kyrat! As-tu pris le voleur?—Va-t'en, +sot enfant!» Le jeune homme effrayé +s'éloigna.</p> + +<p>Kourroglou s'en fut dans le harem, et, pendant les six +mois qui suivirent, il ne bougea pus de la chambre de +Nighara. Au bout de ce temps, il dit: «Nighara, Hamza +m'a fait une promesse: il faut que j'aille là-bas et que j'y +meure ou que je revienne avec Kyrat.»</p> + +<p>Il se leva, revêtit l'habit d'un Aushik, et, après avoir +pris congé de sa femme, il partit.</p> + +<p>En s'approchant du camp des Haniss, il se préparait à +passer une large rivière, quand il remarqua sur le sable +la trace des pieds d'un cheval qui l'avait franchie en un +saut, d'une rive à l'autre. Il dit dans son coeur: «Nul +cheval au monde, excepté mon Kyrat, ne pourrait accomplir +une chose semblable. Hamza a dû venir ici avec lui.»</p> + +<p>Étant entré dans le camp, il mit un temps considérable +à faire le tour des tentes nombreuses et des cordes tendues +qui en marquaient les limites. Fidèle à son rôle, il +chantait tout le temps de sa plus belle voix, charmant et +égayant tous ceux qu'il rencontrait; et toutes ses chansons +étaient à l'éloge du cheval.</p> + +<p>Cette nouvelle parvint bientôt aux oreilles du pacha; +ce seigneur était de mauvaise humeur, parce que depuis +le jour où Kyrat lui avait été amené par Hamza, il n'avait +pu encore monter ce cheval, qui était attaché dans l'écurie +et ne souffrait que personne s'approchât de lui, si ce +n'est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fût +amené en sa présence. Il lui fit un accueil gracieux, et +lui permit de s'asseoir dans sa tente. «On dit que tu es +habile dans l'art de louer les chevaux: tu arrives justement +dans un lieu où tu peux voir une écurie qui n'a pas +sa pareille dans tout l'univers.» Kourroglou eut peur que +Hamza-Beg ne le trahit; il regarda, et, voyant que ce +dernier était absent, il chanta l'éloge suivant:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Laissez-moi chanter l'éloge d'un +cheval arabe. Sa crinière doit être comme si elle était de +fils de soie; ses pieds ne doivent pas être charnus. Ils +sont exactement entourés de peau; ses sabots ont l'air +d'avoir été tournés; ses fers ne doivent pas peser plus +d'un okha d'argent; il doit être robuste et d'une taille +moyenne; son cou doit être long, mince et uni comme un +ruban. Quand on le sort de l'écurie, il bondit et se joue de +mille manières.»—Bravo, Aushik! cria le pacha, je n'ai +jamais entendu louer le cheval avec tant de <i>méthode</i>. +Le célèbre Kyrat qu'Hamza-Beg m'a amené possède +toutes les qualités que tu as énumérées; mais de quel +usage est-il pour moi? Il est si méchant et si fou, que je +ne puis pas le monter.</p> + +<p>Kourroglou dit: «Longue vie au pacha! un cheval +fou est le meilleur à monter.—Pour quelle raison?»</p> + +<p>Kourroglou chanta ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Un noble cheval marche hardiment, +comme s'il cherchait à renverser son cavalier. Il +secoue ses oreilles et tire si fort les rênes que le cavalier +doit le tenir ferme et ne donner aucun repos à ses mains. +Le cheval d'un guerrier-bélier doit être fou comme son +maître.»</p> + +<p>Le pacha appela ses serviteurs: «Faites venir Hamza-Beg +devant moi. Je désire qu'il écoute ces belles louanges +du cheval.»</p> + +<p>Hamza-Beg avait épousé la plus jeune fille du pacha, et +il avait été élevé au rang de grand vizir.</p> + +<p>Il vint, vêtu d'un riche habit de fourrure; son turban +était du plus beau cachemire, et il avait une suite de +trois cents hommes.</p> + +<p>Il entra, et, saluant à peine de la tête le pacha, il +s'assit sans qu'on le lui dit et s'étendit sur son siége.</p> + +<p>Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de +splendeur et de gravité dans un homme qui, six mois +auparavant, n'était qu'un marmiton. Il se leva humblement +de sa place et fit un profond salut. Un frisson glacial +courut sur toute sa peau, et, en saluant, il plaça la +main sur son coeur. Ce geste signifiait: Hamza-Beg! sois +miséricordieux et ne me trahis pas! Hamza-Beg, en +réponse, plaça la main sur ses yeux, ce qui voulait dire: +«Ne crains rien et prends patience<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Footnote 29:</b><a href="#footnotetag29"> (return) </a> La conversation par signes est portée à une grande perfection en +Perse. Je me rappelle qu'une fois, pendant ma visite à un certain beglerberg, +on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer sa faute. Le +beglerberg ordonna d'apporter les fouets et les felakas. «Je jure que je +suis innocent», s'écria l'accusé, croisant sur sa poitrine ses deux poings +fermés avec un seul doigt levé en avant. Les exécuteurs étaient prêts, +regardant le beglerberg, qui, de son côté, fixait les yeux sur la poitrine +de l'accusé: «Tu es coupable, drôle, s'écria-t-il.—Sur ta tête bienheureuse, +je suis innocent», répondit l'accusé, croisant ses poings comme +auparavant, avec cette différence qu'il y avait deux doigts au lieu d'un +projetés en avant. Ils continuèrent ainsi, l'accusé après chaque menace du +beglerberg, croisant ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts +levés. Enfin, quand après une nouvelle protestation, il eut mis ses mains +sur sa poitrine avec tous les doigts étendus, le beglerberg dit: «Allons, +laissez-le aller. Peut-être est-il réellement innocent. Retourne à ta maison, +et fais que je n'entende pas de plaintes contre toi.» Quand je quittai +la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques riaient et +chuchotaient entre eux, et j'obtins d'eux l'explication suivante: l'accusé +avait fait d'abord entendre au beglerberg qu'il lui donnerait un tuman, s'il +voulait le renvoyer; ensuite il lui en avait promis deux, trois et ainsi de +suite; mais il n'obtint son pardon que lorsqu'il eut promis de payer dix +tumans. (<i>Note de M. Chodzsko.</i>)</blockquote> + +<p>Le pacha dit: «Nul doute que l'Aushik ne soit lui-même +un bon cavalier.» Il se tourna vers Kourroglou et +dit: «Aushik, serais-tu dans le cas de monter mon cheval?» +Kourroglou se mit à pleurer et à se plaindre de ce +qu'on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou +qui le tuerait et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha +dit: «N'aie pas peur. Tu auras deux cents tumans de +moi. Si le cheval te tuait, l'argent serait remis à ta veuve +et à tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu peux +descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l'argent +comme récompense.» Kourroglou dit: «Puisse le +pacha nager dans le bonheur, et puisse son règne être +long! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu vivre de +longs jours, seigneur!» Le pacha donna ordre au vizir +d'aller chercher Kyrat.</p> + +<p>Le rusé Hamza-Beg pourvut à tout: voyant que Kourroglou +n'avait point d'armes avec lui, il réussit, en sellant +Kyrat, à cacher une massue sous les housses et suspendit +un sabre au pommeau de la selle. Il le brida ensuite +et lui noua la queue. Six hommes suffisaient à peine +pour conduire Kyrat hors de l'écurie, tant il était devenu +gras et sauvage, après six mois de repos. L'écume jaillissait +de ses naseaux. Kourroglou vit tout et chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«O toi que j'ai eu pour la première +fois entre mes mains dans le Turkestan, viens, Kyrat, +viens, bonheur de ma vie! Tu es tombé entre les mains +d'un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chère de toutes les +choses de ma vie, viens! J'ai pour toi un mors fait avec +quinze livres de fer. Quand tu es courroucé, tu ne touches +pas à ta nourriture de trois jours; tu ne bronches +pas dans une course de quarante milles. O Kyrat, toi, +la plus chère des choses de ma vie, viens!»</p> + +<p>Le pacha dit: «Aushik, ma patience est épuisée; je +t'ordonne de monter ce cheval à l'instant même.»</p> + +<p>Kourroglou dit: «Je suis sûr que le cheval me tuera. +Béni soit le sel que tu m'as donné; sois le protecteur de +mes pauvres orphelins!...—Tu peux te tranquilliser; +il ne te tuera pas. Je te recommande à la protection des +quatre premiers khalifes.» En disant ces mots, le pacha +mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec +les deux cents tumans. Ce dernier dit: «Longue vie au +pacha!» et il alla vers Kyrat. Hamza-Beg lui tendit les +rênes de ses propres mains, et lui dit tout bas: «Guerrier, +la parole d'un guerrier est une parole. La promesse +que je t'ai faite il y a six mois est remplie.» Kourroglou +lui dit à l'oreille: «Pour cette conduite généreuse, je te +jure, aussi longtemps que j'aurai un morceau de pain, +je le partagerai avec toi.» Hamza-Beg dit: «Prends +le sabre suspendu à la selle, attache-le à ta ceinture, tu +trouveras aussi une massue sous les housses.» Kourroglou +monta sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, +il la fit tourner au-dessus de sa tête. Hamza-Beg recula, +comme s'il était effrayé, et se cacha dans la foule. +Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint si +joyeux, qu'il perdit toute sa raison et sa présence d'esprit. +Il faisait trotter le cheval dans toutes les directions. +Le pacha le rappela: «Aushik, donne-moi le cheval; il +me paraît très-doux, ce matin: laisse-moi essayer de le +monter.» Kourroglou dit dans son coeur: «Je te laisserais +plutôt monter sur mon propre cou;» et il ajouta +tout haut: «Pacha, permets-moi de te chanter un air, +d'abord; ensuite, je descendrai.».</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Ce cheval peut courir, en un +jour, d'Ardibil à Kashan. Qu'importe le sultan, qu'importent +tous les pachas à celui qui est monté sur ce cheval? +Ce cheval ne s'arrête que tous les trente fersakh. +O toi, bonheur de ma vie, tu es encore à moi.</p> + +<p>«Il a franchi une grande rivière; j'ai reconnu l'empreinte +de ses pas. Oh! je baiserai chacun de tes sabots, +je baiserai tes deux yeux brûlants. Je remercie Dieu de +te revoir, ô mon Kyrat, bonheur de ma vie; tu es encore +à moi.»</p> +<br><br><br> + +<p style="text-align: center"><img alt="image6" src=images/Image6.png></p> + +<p>Le pacha dit: «Aushik, fais-le galoper encore une +fois, je te regarde comme un habile cavalier.» Kourroglou +passa deux fois au galop près de l'endroit où était +le pacha. «Bien, maintenant donne-le-moi, je veux l'essayer +moi-même.—Pacha, tu ne le monteras pas.»</p> + +<p>Le pacha se tourna vers Hamza-Beg, et dit: «Ce fou +ne veut pas me rendre le cheval. Si c'était Kourroglou +lui-même?» Hamza-Beg répondit: «Comment puis-je +le dire?—N'as-tu donc pas vu le bandit durant ton séjour +à Chamly-Bill?—Je ne l'ai pas vu. Mes yeux aussi +bien que mon esprit ont été occupés tout le temps à trouver +quelque moyen de dérober Kyrat. Ce Kourroglou a +plusieurs milliers de braves guerriers comme lui; qui +pourrait jamais tous les connaître?» Le pacha, tournant +son visage vers Kourroglou, dit: «Allons, amène ici le +cheval, je veux le monter maintenant.» Kourroglou dit: +«Santé au pacha! un air me vient dans la tête; écoute-moi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Une course sur un cheval bai +porte toujours bonheur. Le coeur du cavalier met en lui +ses délices. Ses genoux sont noirs, son cou vous rappelle +le cou du chameau <i>bagyar</i><a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>. Le coeur met en lui +ses délices. Quand il marche, son pas est comme le pas du +chameau <i>kosahk</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>; quand il est en bon état, son dos doit +être aussi large que sa poitrine, et la distance entre ses +jambes de derrière est telle qu'un archer peut s'asseoir +entre pour tendre son arc. Le coeur met ses délices en +lui.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Footnote 30:</b><a href="#footnotetag30"> (return) </a> Espèce de chameau très-estimée en Perse.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Footnote 31:</b><a href="#footnotetag31"> (return) </a> Autre espèce de chameau.</blockquote> + +<p>Le pacha dit: «Tu deviens trop familier, Aushik. Je +t'ai déjà dit que nous en avions assez; descends. Je désire +monter Kyrat moi-même.» Kourroglou sourit avec +mépris, et dit:</p> + +<p>«Pacha sans cervelle! je couvrirai ton turban de +boue! Comment peux-tu penser à monter ce coursier? il +a plus d'esprit que toi.» Le pacha dit: «Hamza-Beg, +dis-lui de descendre.—Je le lui ai dit, mais il refuse +d'obéir. J'ai peur, en vérité, que cet homme ne soit Kourroglou. +Pourquoi lui as-tu donné le cheval?» Le pacha +dit: «Allons, vite, descends, Aushik, es-tu sourd?» +Kourroglou dit: «Pacha, je me rappelle un air; écoute-moi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Le cheval est à moi. Je ferai +couvrir son précieux dos de housses de soie. Je le ferai +baigner dans toute une rivière de vin rouge. C'est l'élu +de Kourroglou, l'élu entre cinq cents chevaux. Le coeur +met en lui ses délices. Quand le chef des palefreniers, +Daly-Mehter, s'approche de lui, il se lève sur ses jambes +de derrière, et le palefrenier, pour le panser, est obligé +de le frapper sur la bouche avec un bâton.»</p> +<br><br><br> + +<p style="text-align: center"><img alt="image7" src=images/Image7.png ></p> + +<br><br> +<p>«Alors tu es Kourroglou, s'écria le pacha; j'en remercie +Dieu! Je t'ai cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé +sur la terre. Je vais te faire mettre en pièces ici, de telle +sorte qu'il ne reste pas de traces de toi sur la terre.»</p> + +<p>Hamza-Beg, voyant que la querelle s'échauffait et que +les choses, selon toute apparence, deviendraient pires +encore, se retira pour voir à quelque distance comment +elles finiraient. Le pacha cria: «Hamza-Beg, viens là, +voici Kourroglou!» Hamza-Beg répliqua: «Oui, tu l'as +dit; mais que puis-je faire contre lui? Ne t'ai-je pas conseillé +de ne pas lui mettre le cheval entre les mains?» +Le pacha fut épouvanté, mais il continua d'appeler Kourroglou, +lui ordonnant de descendre. Kourroglou chanta +ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation.</i>—«Hassan-Pacha, ne te fie pas trop +à ton pouvoir. J'ai plus d'un serviteur qui te vaut. Que +te servira de gravir des montagnes et des rochers? Crois-moi, +le pied de ton cheval ne passera jamais sur mes +chemins. Aghas, sultans! regardez le vaste désert. J'aurai +vos corps enveloppés de la tête aux pieds dans la +pourpre du sang. Je vous tuerai tous avant de revoir +Ayvaz. Mes serviteurs portent de lourds djezzairs<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a> sur +leurs épaules. Montrez-moi le héros qui puisse tendre +mon arc. Avancez, héroïques béliers! voyons si vous +pouvez frapper un bouclier avec vos têtes. Je puis mâcher +le fer et le cracher ensuite vers le ciel. Je suis le +seigneur de Chamly-Bill et de ses montagnes couvertes +sur leurs crêtes de neiges aux mille couleurs. Je compte +mille hommes de chaque tribu sous ma bannière. Je puis +seul montrer cent mille ingénieuses devises.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Footnote 32:</b><a href="#footnotetag32"> (return) </a> Longue arquebuse appelée aussi shamtal; elle porte à une grande distance.</blockquote> + +<p>Le pacha commanda alors à ses hommes de le saisir. +Kourroglou, sur cela, s'écria: «O Ali!» Et tirant l'épée +du fourreau, il fondit sur les nomades, comme un loup +affamé sur un troupeau. Des monceaux de cadavres s'élevèrent +autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou +dit dans son coeur: «Hamza-Beg m'a rendu de tels services +qu'il faut que je lui montre ma gratitude d'une manière +sensible. Je tuerai son beau-père, afin qu'il règne +désormais sur la tribu de Haniss.» Alors, donnant de +l'éperon à Kyrat, il atteignit le pacha, et d'un coup de +son sabre il lui aplatit le crâne comme la tête d'un pavot. +Hamza-Beg vit le sort de son maître, et, ôtant son +turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat, ce qui signifiait: +Nous nous rendons; nous sommes tes prisonniers. +Kourroglou dit: «Hamza-Beg, si j'ai tué le pacha, c'était +seulement pour faire de toi son successeur. Si dans ton +coeur tu as quelque autre désir, dis-le-moi, que je puisse +l'accomplir.»</p> + +<p>Kourroglou, ayant établi solidement l'autorité de son +ami sur les tribus de Haniss, le quitta pour retourner à +Chamly-Bill. En passant à travers les camps les plus éloignés, +il jeta un regard dans l'intérieur de quelques tentes. +Les eunuques en sortirent aussitôt, et lui reprochèrent +la hardiesse avec laquelle il se permettait d'examiner +l'intérieur des tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. +Kourroglou demanda si la femme de Hamza-Beg +était là. «Elle y est,» fut la réponse. «Combien de +filles avait Hassan-Pacha?—Sept; l'une d'elles est mariée +à Hamza; les six autres ne sont pas mariées.—Amenez-les +ici, et faites-les placer en rang; je désire les +voir.» Quand ses ordres eurent été exécutés, il dit: +«Celle-là seule peut partir; c'est la femme d'Hamza-Beg, +et elle est pour moi une fille, une soeur.»</p> + +<p>Il fit choix de la plus jolie des sept soeurs, et la plaça +derrière lui sur sa selle. Il dit à l'eunuque: «Si Hamza-Beg +demande ce qu'est devenue la fille du pacha, tu lui +diras que Kourroglou l'a emmenée à Chamly-Bill pour +son ancien maître, Daly-Mehter.»</p> + +<p>Et il s'en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu'à +ce qu'il fût arrivé chez lui. Tous les bandits vinrent à sa +rencontre. Kourroglou dit à Ayvaz de faire venir Daly-Mehter +devant lui, et d'envoyer la fille du pacha dans son +propre harem. Aussitôt que Daly-Mehter parut, Kourroglou +dit: «Écoute-moi, écuyer, j'ai été irrité contre toi +à cause de Kyrat. Faisons la paix. J'ai amené la fille de +Hassan-Pacha pour toi.» Alors, se tournant vers Ayvaz, +il dit: «Qu'aucune dépense ne soit épargnée. Il faut que +tu prépares des noces splendides; car c'est la fille d'un +homme d'un rang élevé; elle doit être honorée.»</p> + +<p>Les cérémonies et les illuminations durèrent pendant +sept jours à Chamly-Bill. A la fin du septième jour, la +nouvelle femme de Daly-Mehter fut conduite dans sa demeure.</p> + +<br><br><br> + + +<h3>SEPTIÈME RENCONTRE.</h3> + + +<p>L'histoire d'Hamza-Beg a été un peu longue; mais il +nous semble que si la sultane Scheherazade l'eût racontée +au sultan Schaariar, il ne s'en serait pas plaint plus +que des autres, et n'eût pas fait couper la tête féconde +de la belle rapsode, avant d'avoir vu au moins ce qui +était advenu de la tête chauve d'Hamza. Maintenant +Kourroglou arrive à un épisode de sa vie qui se distingue +de tous les autres par sa brièveté et sa couleur sinistre. +Il y a un crime dans la vie de ce héros, et à partir de ce +moment on voit le signe de la colère divine se lever à +son horizon et envahir peu à peu la splendeur de son +ciel. Le rapsode n'en fait pas la remarque, il ne dogmatise +pas; on voit même qu'il raconte sans figure et sans +complaisantes métaphores, comme à regret et pénétré d'effroi, +le crime de son héros. Mais l'admirable instinct philosophique +qui est dans la conscience des poëtes populaires +se révèle dans l'enchaînement des aventures de +Kourroglou. Qu'on ne croie donc pas que ce sont des épisodes +pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie +errante. Non; la mémoire populaire est un artiste ingénieux, +un poëte qui ne manque pas de profondeur. Au +premier coup d'oeil, nous avions pensé que la vie de +Kourroglou n'était qu'un conte héroïque et comique; +mais arrivés à là septième rencontre, et voyant ensuite +se dérouler la suite de ses derniers succès, puis de ses +imprudences, puis de ses revers et de ses profondes douleurs, +enfin de ses infortunes jusqu'à sa mort déplorable, +nous avons reconnu que c'était là un véritable poëme, avec +son sens philosophique, sa moralité et sa personnification +de l'être humain (d'une race peut-être en particulier), +dans un individu poétique. Nul doute que Kourroglou a +existé, et que le fond de son histoire est authentique: c'est +le Napoléon de la race nomade; et s'il est déjà devenu fabuleux, +c'est que, pour les esprits illettrés, deux siècles +équivalent peut-être à deux mille ans. Mais la tradition +fait l'histoire d'après les mêmes règles morales qu'observent +les hommes de génie pour l'écrire. Elle comprend +qu'un héros n'est qu'une incarnation plus riche de l'esprit +qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera donc +ni vertus, ni vices, ni facultés qui ne soient en rapport +avec ceux de sa race et de son temps. Kourroglou traversant +les précipices et les fleuves à la course de son cheval, +massacrant à lui seul une armée, mangeant et buvant +comme les héros de Rabelais, est au fond de ce milieu +fantastique un homme très-réel, un caractère très-sainement +développé. C'est ainsi qu'a procédé Hoffmann dans +ses bons jours; c'est pour cela que, parmi de nombreuses +aberrations, il a créé plusieurs chefs-d'oeuvre.</p> + +<p>Kourroglou était marqué en naissant d'un signe de +grandeur. Il avait de grandes choses à faire, pour lui-même +et pour sa race: venger le supplice de son père et +affranchir les <i>vaillants hommes</i> de son temps du joug +des <i>sunnites impies</i>. Mais comme les vaillants hommes +de son temps, il est né téméraire et orgueilleux. Une +ardente curiosité, une vanité secrète l'ont déjà privé d'une +partie des avantages que son père le magicien devait lui +procurer. On se rappelle que ce père, ce magicien (qui, +entre nous, me paraît être une personnification du Destin, +tout puissant et aveugle comme lui), lui avait préparé, +par ses savantes incantations, un cheval qui l'eût +porté jusqu'au ciel; car il avait des ailes, et c'est un regard +d'irrésistible curiosité de Kourroglou qui les a fait +tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier +cheval du monde, a dit le père; mais ce ne sera plus +Pégase, et ses pieds rapides sont pour jamais enchaînés +à la terre.</p> + +<p>Une seconde imprudence de Kourroglou cause l'éternelle +douleur et la mort de son père. On se rappelle qu'il +devait lui rapporter dans un vase l'écume d'une source +mystérieuse; mais l'écume le tente, il la boit, et le père +ne reverra plus la lumière des cieux. «A partir de ce +jour, tu n'es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, +le fils de l'aveugle,» c'est-à-dire le fils du Destin, +et ce nom fera ta gloire et ta condamnation. Tu as vengé +ton père, mais tu l'as laissé périr; tu seras le plus grand +guerrier de ton siècle, mais tu seras maudit; tu porteras +la peine de ton orgueil au milieu de tes prospérités, et, +comme ton père, tu finiras misérablement.</p> + +<p>Jusqu'ici nous avons vu réussir, comme par miracle, +toutes les audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemblé +mille hommes de chaque tribu, il s'est bâti une +forteresse que nul souverain n'ose plus attaquer. Il a enlevé +Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse; +mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept +cent soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaître la +joie et l'orgueil de la paternité. Chacune de ses entreprises +sera couronnée de succès en apparence, et sera +expiée dans l'ensemble mystérieux de sa vie par de poignantes +douleurs. On verra bientôt (et on l'a vu déjà par +ce cri de l'âme qui lui échappe au milieu de ses plus +menaçantes improvisations: <i>la vie est un fardeau pour +moi!</i>), qu'il pressent la fatalité attachée à tous ses pas. +L'orgueil est son mauvais ange, l'orgueil doit le perdre, +l'orgueil le rend criminel; cet orgueil sera châtié. Ses +grandes facultés, je ne sais pas s'il ne faut pas dire pour +entrer dans l'esprit de la race qui le chante, <i>ses grandes +vertus</i>, l'ambition, la cupidité, la ruse, la volupté, l'intempérance, +la soif du sang, tout ce qui l'a fait grand et +heureux parmi les héros de sa race, va l'abandonner +peu à peu, parce qu'il a abusé de ces dons du ciel. Je +parle comme un rapsode turcoman, faites-moi le plaisir +de m'écouter en bons Turcomans; oui, c'étaient là des +dons du ciel! Il était le plus grand des fourbes. Honte à +lui! il va devenir confiant et sincère, parce qu'une fois il +a fait un mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il +dressait des embûches, et l'ennemi ne manquait jamais +d'y tomber: gloire à lui! mais une fois il a tendu le piége +à celui qu'il devait respecter, et désormais il sera pris +dans ses propres filets: malheur à lui! Il était bandit et +meurtrier, rien de mieux! Une fois il est devenu assassin: +désormais le poignard sera toujours levé sur lui. +Malheur au fils de l'aveugle!</p> + +<p>Voilà, je crois, le raisonnement qu'il faut mettre dans +la bouche du rapsode, pour comprendre la septième rencontre +et la suite des jours de Kourroglou. Appelons +maintenant l'exemple à notre aide.</p> + +<p>Kourroglou avait, comme on sait, l'innocente habitude +de détrousser les marchands qui poussaient la folie ou +l'insolence jusqu'à lui refuser un modeste tribut de cinq +cents tumans en passant sur ses terres. Mais il n'avait +pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, +ayant appris à le connaître, allaient désormais au-devant +de ses désirs, et ne se faisaient plus tirer l'oreille pour +s'exécuter. Kourroglou était si sûr de son fait, qu'il s'en +allait tout seul, déguisé, le plus souvent en aushik (chanteur +improvisateur), au beau milieu de la caravane; et +quand il s'était un peu diverti aux dépens de ses hôtes, +quand il leur avait bien fait peur de l'ogre Kourroglou; +quand il leur avait dit: «Seigneurs, prenez garde! Kourroglou +est toujours là où on l'attend le moins; peut-être +est-il déjà parmi vous; mais, pour sûr, il y sera bientôt.» +Alors le sycophante, en les voyant pâlir, renfonçait +sa guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de +stentor: «Voilà Kourroglou!» Aussitôt les marchands +de se prosterner, de se frapper la poitrine, de s'arracher +la barbe et de crier merci! «Guerrier, disaient-ils, nous +savons que tu as porté le tribut à cinq cents tumans; +mais si tu exiges le double, nous te le donnerons à condition +que nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan.» +On se rappelle que ce Daly-Hassan, ancien brigand pour +son compte personnel, vaincu par Kourroglou, s'est attaché +à lui par reconnaissance, a grossi son armée par de +nombreux enrôlements, et qu'il se distingue dans toutes +les entreprises. Mais il paraît que sa cruauté est excessive. +Lorsque Kourroglou, toujours fidèle aux lois qu'il a +instituées, a répondu aux marchands: «Oh non! c'est +bien assez!» il revient vers ses compagnons, et Daly-Hassan, +qui l'attend au pied de la montagne en léchant +ses moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande +la permission d'essayer le tranchant de son sabre sur +ces marauds, afin de leur arracher quelques barils de +vin par-dessus le marché. Mais Kourroglou lui répond: +«Vous connaissez le proverbe arabe: la justice constitue +la moitié de la religion!» Et il rentre à Chamly-Bill les +poches pleines d'or et le coeur de bons sentiments.</p> + +<p>Mais, hélas! il est arrivé ce jour néfaste où le héros +doit être mis à la plus rude épreuve, et où sa vanité doit +déchaîner les malédictions suspendues sur sa tête. Il faut +suivre ce récit dans l'original.</p> + +<p>«Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, +vint visiter Kourroglou avec douze mille hommes de cavalerie. +Ils demeurèrent à Chamly-Bill, buvant et festoyant, +jusqu'à ce que les celliers et les cuisines de Kourroglou +fussent complètement vides. Le sommelier et le +cuisinier vinrent ensemble l'annoncer à Kourroglou, et +dirent: «Tes hôtes ont mangé et bu tout ce qu'il y avait +ici; ils n'ont pas même laissé les croûtes ou la lie.»</p> + +<p>Kourroglou envoya ses gardes rôder dans le voisinage, +et bientôt après, on lui signala une caravane. Il fit seller +Kyrat; et, armé de pied en cap, il se dirigea vers la +prairie.</p> + +<p>Il regarda et vit une immense caravane campée sur +ses pâturages. Tout annonçait que le marchand était un +homme puissamment riche. Et dans une tente dressée +pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et +jouant au trictrac. Kourroglou arriva jusqu'à eux, et dit: +«Salam!» Un des Turcs l'aperçut, et dit: «Homme, +descends de cheval!—Non, je ne veux pas descendre.—D'où +viens-tu?—Eh quoi! n'avez-vous pu déjà reconnaître +Kourroglou?—Bien, cela est tout à fait différent. +Kourroglou est un grand homme; nous lui paierons un +tribut pour le séjour que nous avons fait sur ses terres.» +Kourroglou crut que le marchand voulait se débarrasser +de lui par une plaisanterie; car il ne s'était pas levé pour +lui témoigner son respect quand le nom de Kourroglou +était sorti de ses lèvres. Il se recula, et visant avec sa +lance le Turc qui restait toujours assis, il fit cabrer son +cheval. Le Turc lui dit alors froidement: «Retiens ton +bras, Kourroglou.» La pointe de la lance avait déjà +effleuré la poitrine du Turc; mais Kourroglou retint son +cheval et s'arrêta. Le Turc dit: «Tu devrais jeter un +voile de femme sur ton visage. Il ne convient pas à des +hommes d'agir ainsi. J'ai entendu raconter beaucoup de +choses de toi; mais je t'ai vu maintenant, et tu ne mérites +pas ta renommée. Un homme brave donne à son +ennemi le temps de se mettre en garde. C'est le rôle +d'une femme de combattre sans avertir et de tuer par surprise. +Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie +de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter +sur mon cheval. Nous nous battrons alors en duel. Si je +te tue et si je délivre le <i>collier du monde de tes étreintes +rapaces</i>, des prières seront dites pour ton âme. Si, au +contraire, tu réussis à me tuer, tu prendras toutes les +richesses et les marchandises rassemblées en ce lieu.»</p> + +<p>Kourroglou écouta patiemment et reconnut la justice +de ces paroles. Il attendit donc qu'il plût au marchand +de s'armer et de monter à cheval. Quand cela fut fait, le +Turc dit: «Kourroglou, tu dois commencer; tu es libre +de m'attaquer de telle manière et avec telle arme qu'il +te plaira.»</p> + +<p>Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant +d'attaques différentes; mais elles furent toutes parées ou +repoussées.</p> + +<p>Le Turc s'écria: «Viens plus près, prends-moi par la +ceinture, et vois si tu peux me faire descendre de cheval. +J'aimerais à éprouver ta force.» Kourroglou saisit +le marchand à la ceinture et tâcha de le désarçonner; +mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s'il y eût +été cousu.</p> + +<p>Le Turc dit: «C'est maintenant à mon tour; laisse-moi +te faire éprouver ma force.» Il saisit la ceinture de +Kourroglou, et le secoua d'une telle façon, que ce dernier +fut sur le point de tomber; et même un de ses +pieds avait déjà perdu l'étrier.</p> + +<p>Le Turc, comme s'il dédaignait de profiter de sa victoire, +lâcha la ceinture de Kourroglou, quitta son armure, +et, descendant de cheval, il invita Kourroglou à entrer +sous sa tente et à devenir son hôte.</p> + +<p>Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, +se glissa dans la tente comme un rat, et prit humblement +un siége. Il se sentait si honteux, qu'il osait à peine +respirer. Le Turc baissa la tête comme auparavant, et se +remit à jouer au trictrac avec son compagnon. Kourroglou +vit que le Turc était un homme plein de courage et +de noblesse. Fidèle à son habitude de dire en face à +l'homme brave qu'il était brave, et au poltron qu'il était +poltron, il accorda sa guitare, et chanta au marchand +l'air suivant:</p> + +<p><i>Improvisation.</i>—«J'ai demandé à ses esclaves et à +ses serviteurs qui il était. Ils ont tous répondu: C'est le +seigneur des seigneurs, un marchand guerrier. Il possède +plus d'or qu'on n'en peut trouver dans Alep ou dans Damas. +C'est le lion du désert. Son coursier est couvert de +la dépouille du léopard. Il ne daigne pas jeter un regard +sur un ennemi ou sur un ami. J'ai lancé mon cheval +contre lui, j'ai levé ma massue au-dessus de sa tête. Le +marchand alors a poussé un cri, et s'est élancé de sa +place.»</p> + +<p>Le Turc sourit, et regarda l'autre joueur d'une manière +significative (car il était évident que le chanteur mentait +par habitude de se vanter). Kourroglou dit dans son +coeur: «Le maudit se raille de moi.» Il reprit ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«O mon Dieu, tu l'as créé sans +défaut. Il n'est le serviteur que de toi seul; mais envers +tout le reste du monde, il est impérieux et superbe. Il a +amassé des montagnes de marchandises, et il s'est reposé. +Il a jeté un regard à son compagnon, et il a souri. +Il a baissé la tête, et il a joué au trictrac.»</p> + +<p>Le Turc dit: «Guerrier Kourroglou, pour ta poésie, +je te paierai un tribut de cinq cents tumans.» Kourroglou +pensait qu'il n'aurait rien de cet homme qui l'avait +vaincu. Aussitôt qu'il entendit parler de cinq cents tumans, +son cerveau recouvra la santé; il fut transporté +de joie, et improvisa ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Il a mis sur ses oreilles le bonnet +d'un derviche, sur ses épaules est un manteau d'hermine. +Je lui ai chanté un air. Le marchand m'a donné +cinq cents tumans pour récompense.»</p> + +<p>Le Turc ayant versé l'argent devant le chanteur, il dit: +«Voici mon tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter +mon invitation, Dieu merci, nous ne manquons pas de +vin ni de kabab. Il y a toutes sortes d'aliments préparés. +Si tu ne veux pas venir, et que tu préfères t'en aller, tu +es le maître.» Kourroglou dit: «J'aimerais mieux partir, +si tu daignais me le permettre.»</p> + +<p>Kourroglou, ayant mis l'argent dans sa poche, prit +congé de son hôte, et retourna à Chamly-Bill. Quand les +bandits virent l'argent, ils le félicitèrent de sa victoire. +Kourroglou dit: «Ne m'insultez pas, chiens que vous +êtes! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de +gouttes de mon propre sang. Cet homme m'a vaincu; +mais il n'a pas voulu me tuer, et, de plus, il m'a payé +mon sang avec cet argent.»</p> + +<p>Il ordonna à ses gardes de veiller le moment du départ +du marchand et de le lui annoncer.</p> + +<p>A partir de ce moment, Kourroglou sent décroître la +conscience de sa force; il n'ose plus sortir seul. Quand +Ayvaz vient lui dire: «Ne veux-tu pas faire une sortie, +seigneur? Nous sommes à la fin de l'automne. Si la neige +tombait cette nuit, les routes seraient interceptées, et +nous ne trouverions plus de voyageurs à rançonner. Cependant +ta caisse et ta paneterie sont vides. J'aperçois +une caravane: allons!» Kourroglou répond: «Retire-toi! +le premier marchand était un homme sage, et il n'a pas +voulu me tuer; mais un autre peut être fou.»</p> + +<p>Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens +qu'il était continuellement tourmenté par l'idée de la supériorité +du Turc qui l'avait vaincu. Il résolut de voir +encore une fois son heureux adversaire. Après bien des +perquisitions, il sut le jour où le marchand devait quitter +Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe +de montagnes, de l'autre côté du la ville où passait la +route. Le Turc était seul, à cheval, ayant laissé sa caravane +derrière lui, à quelque distance. Kourroglou se sentit +transporté de fureur; il poussa son cheval sur le +marchand, le jeta à bas de sa selle, et coupa la tête de +<i>l'homme renversé</i>. Il sentit bientôt sa rage se calmer, +et, <i>fâché de ce qu'il avait fait</i>, il chanta ainsi:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Begs, écoutez-moi! Sur le chemin +d'Alep, je rencontrai un marchand, je rencontrai un lion +affamé. Je soufflais comme la brise du matin. Je me suis +placé en embuscade sur sa route, non loin d'Erzeroum; +j'ai coupé sa tête à Erzengan. J'ai rencontré un marchand.»</p> + +<p>L'ayant dépouillé de ses vêtements, Kourroglou vit +que ce n'était pas un Turc, mais un Arménien, et il +chanta:</p> + +<p><i>Improvisation</i>.—«Sa mort m'a délivré de mille +maux. Je l'ai acceptée avec délices, comme un bouquet +de roses. J'ai dépouillé le corps, et j'ai vu que c'était un +Arménien. Oh! que les montagnes se couvrent de brouillards, +que des torrents ruissellent de leurs sommets<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>! +Kourroglou, que ton bras soit desséché! J'ai rencontré +un marchand.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Footnote 33:</b><a href="#footnotetag33"> (return) </a> Pour laver le déshonneur d'avoir traîtreusement attaqué l'homme +sans défense. Les Persans haïssent, à cause de quelques différences de +religion, les Turcs sunnites, plus encore que les chrétiens, s'il est possible. +De sorte que Kourroglou cherche une consolation dans la pensée +qu'il a trouvé que son supérieur à tous égards n'était pas un sunnite, +mais un Arménien. (<i>Note de U. Chodzko</i>.) + +<p>Cet Arménien est évidemment le plus grand personnage du roman de +Kourroglou: et n'est-il pas remarquable que ce héros, si supérieur à +Kourroglou lui-même par son sang-froid, son courage, sa force et sa générosité, +soit resté chrétien dans l'imagination des rapsodes? Est-ce seulement +par excès de haine contre les sunnites qu'on lui attribue un si +grand rôle? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara +s'attendrir très-particulièrement, jusqu'à vouloir se donner la mort, pour +un voyageur européen que Kourroglou menaçait de sa fureur. Il faut +bien que dans ces têtes poétiques de l'Orient le chrétien soit un être +supérieur, en dépit de la répulsion fanatique.</p> +</blockquote> + +<p>Cette dernière strophe, si courte et si bizarre, nous +paraît la plus belle et la plus orientale des improvisations +de Kourroglou. Elle a la concision mystérieuse du style +biblique. L'âme coupable s'y dévoile en voulant cacher +sa honte et son effroi sous des métaphores. L'orgueil +blessé, la colère, la vengeance toujours vivantes dans le +coeur du meurtrier, entonnent le chant du triomphe; les +méchantes passions acceptent la mort de l'homme juste +et généreux <i>comme un bouquet de roses</i>. Puis aussitôt +le désespoir du maudit étouffe l'hymne impie. <i>Oh! que +tes montagnes se couvrent de brouillards!</i> la nuit descend +sur les yeux de Caïn. <i>Kourroglou, que ton bras +soit desséché!</i> Et le bon refrain si bête et si sombre: +«J'ai rencontré un marchand!» <i>en dit plus qu'il n'est +gros</i>. Nous connaissons certains refrains romantiques des +ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naïf, +à l'imitation de ces formes populaires. Aucun ne m'a fait +l'impression de ce: <i>j'ai rencontré un marchand</i>, qui +vient si à point, qui résume si bien le souvenir d'une action +qu'on ne veut pas s'avouer à soi-même, et qui, ne +cherchant ni le naïf, ni le terrible, rencontre l'un et +l'autre à la grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou +devait être un grand poëte. Il ne pensait qu'à la +rime et trouvait l'effet. M'est avis qu'aujourd'hui nous +faisons le contraire.</p> + +<br> + +<p>A partir de ce moment, la fatalité s'appesantit sur +Kourroglou. Après quelques exploits où ses imprudences +le mettent à deux doigts de sa perte et où il succomberait +sans l'héroïque secours d'Ayvaz et de ses compagnons, +il est fait prisonnier, traîné à la queue d'un cheval, +nourri des os qu'on lui jette comme à un chien, enfin +attaché à un poteau pour mourir sous le fouet et le bâton. +Il échappe pourtant à cette épreuve terrible, mais c'est +pour retrouver Chamly-Bill en révolution; Ayvaz le hait +et le maudit comme un tyran, ses meilleurs amis le trahissent +et l'abandonnent. Le combat qu'il est forcé de +leur livrer est d'une haute poésie épique; sa douleur, +son amour pour Ayvaz, son indignation, touchent parfois +au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu vieux, s'éprend +encore d'une princesse étrangère et veut l'enlever. Surpris +et jeté dans un puits, il y devient <i>si gras</i>, ce qui, +pour un homme tel que lui, est le comble de l'abjection +et de la honte, qu'il est retiré de l'abîme et délivré à grand' +peine. Mais l'esprit du grand homme est affaibli. Pris +par ses ennemis, il finit esclave et aveugle comme Samson, +après avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et dès lors +la mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d'agonie +ont encore de la grandeur et le montrent puissant +et résigné. Il y a de l'analogie entre la fin de ce poëme et +celle de la légende des quatre fils Aymon.</p> + +<p>Nous n'avons traduit qu'une faible partie de cette curieuse +épopée de Kourroglou. La fin est surtout frappante; +mais nous ne voulons pas priver l'amie qui nous a +aidé à traduire du plaisir de la donner elle-même au lecteur +dans une publication complète.</p> + + + +<br><br> +FIN DE KOURROGLOU. + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Kourroglou, by George Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** + +***** This file should be named 13303-h.htm or 13303-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/3/0/13303/ + +Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading +Team. This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Kourroglou + +Author: George Sand + +Release Date: August 27, 2004 [EBook #13303] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** + + + + +Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading +Team. This file was produced from images generously made available +by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr + + + + + + + LIBRAIRIE BLANCHARD + RUE RICHELIEU, 78 + + EDITION J. HETZEL + + LIBRAIRIE MARESCO ET Cie + 5, RUE DU PONT DE LODI + + + + +KOURROGLOU + +EPOPEE PERSANE + + + +NOTICE + +Kourroglou est toujours, a mes yeux, une oeuvre tres-belle et +tres-curieuse. Elle n'eut pourtant pas de succes dans la _Revue +independante_, ou j'en publiai la traduction abregee. Des raisons +d'amitie me firent suspendre ce petit travail que l'on me disait +prejudiciable aux interets de la Revue. Mais je protestai et proteste +encore contre l'intelligence des abonnes qui prefererent les romans +nouveaux a ces chants originaux d'une litterature etrangere. C'etait une +initiation a la maniere des rapsodes et des improvisateurs de l'Orient, +et l'on sait qu'en fait d'art, connue en toutes choses, le public veut +etre pousse par les epaules vers les decouvertes, si faciles qu'elles +soient. + +La suite du poeme, dont j'ai ete forcee de resumer en deux pages les +derniers chants et le denouement superbe, a ete publiee en abrege sur +le texte anglais de M. Chodzko, par M. C.-G. Simon, a Nantes. Cela fait +partie d'une suite de travaux interessants et agreablement presentes, +qui ont paru dans les _Annales de la Societe academique de la +Loire-Inferieure_, sous le titre de _Recherches sur la litterature +orientale_, Nantes, 1847. + +Il est a regretter que M. C.-G. Simon, par des raisons analogues a +celles que j'ai subies, n'ait pas continue son exploration dans cette +litterature persane, une des plus riches et une des plus belles du +monde, assurement, puisqu'on y trouve la maniere d'Homere et celle de +Cervantes se coudoyant avec franchise, grandeur et naivete dans les +memes recits. On me dira que tout cela est explore deja. J'objecterai +que peu de gens lisent ces poemes dans le texte, et qu'on ne les lit +guere plus dans les traductions, puisque la mienne et celles de M. +Simon, allegees autant que possible des redites et longueurs inevitables +de la maniere orientale, n'ont ete goutees et comprises que des +litterateurs. + +Et malgre ceci, j'insiste, et je dis: Lisez _Kourroglou_; c'est amusant, +_quoique_ ce soit beau. + +GEORGE SAND +Nohant, 24 juin 1833. + + + +PREFACE. + +Avez-vous lu Baruch? Peut-etre! Mais vous n'avez pas lu Kourroglou. +Lecteur, que lisez-vous donc! Quoi, vous n'avez pas lu Kourroglou! +Kourroglou a ete traduit du persan (car vous n'etes pas oblige, ni moi +non plus, de savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus que +je ne m'en doutais la semaine derniere? Ah! si j'etais lecteur de mon +etat, je ne voudrais pas avouer que je ne connais pas Kourroglou! En +vain vous m'alleguerez que Kourroglou a ete traduit du perso-turc +en anglais, et que peut-etre vous ne savez pas l'anglais: c'est une +mauvaise defaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi; mais je ne le +sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le comprends, +assez pour essayer de vous faire connaitre Kourroglou, et je commence, +renvoyant ceux de vous qui lisent l'anglais couramment a la traduction +premiere, qui est toujours la meilleure, ayant ete faite par un homme +verse dans les langues orientales et dans les dialectes tuka-turkman, +perso-turc, zendo-persan et autres, que nous connaissons aussi... de +reputation. + +Mais avant d'entendre cette merveilleuse et curieuse histoire, il est +bon que vous sachiez que le fond en est veritable, et que le celebre +Kourroglou, dont vous n'aviez jamais entendu parler, eut un personnage +historique. Le nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont +pleins de sa gloire, et la recit de ses exploits est aussi populaire que +celui de la guerre de Troie au temps d'Homere. Il est vrai qu'un Homere +a manque a notre heros jusqu'a ce jour, et qu'il a fallu la patience, +la curiosite et le genie investigateur d'un Europeen pour rassembler, +resumer et coordonner les interminables fragments que les rapsodes +orientaux debitent aux oreilles ravies et enflammees de leurs auditeurs. +Honneur et graces soient donc rendus a M. Alexandre Chodzko, l'Homere de +Kourroglou. L'epopee de sa vie n'avait jamais ete ecrite, et il n'est +pas bien prouve que Kourroglou lui-meme ait su ecrire; il avait tant +d'autres choses a faire, le vaillant diable a quatre! boire, battre, +etre un vert galant; mais ce n'est pas tout. Il avait encore le talent +de chanter en improvisant; sa poesie et sa voix resonnaient de la Perse +a la Turquie, de Khoi a Erzeroum, et sa guitare faisait presque autant +de miracles que son cimeterre. + +Mais qu'etait-ce donc que Kourroglou? C'etait bien plus qu'un poete, +bien plus qu'un barde, bien plus qu'un lettre, bien plus qu'un pontife, +bien plus qu'un roi, bien plus qu'un philosophe. Il etait ce qu'il y +a de plus grand... en Perse: il etait bandit. Quand vous aurez fait +connaissance avec lui, vous verrez que ce n'est pas peu de chose; mais +vous conviendrez qu'a moins d'etre Kourroglou, il ne faut pas s'en +meler. + +Kourroglou etait (c'est M. Alexandre Chodzko qui parle) "un +Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. Il a vecu dans la +seconde moitie du XVIIe siecle; il a rendu son nom illustre en pillant +les caravanes sur la grande route; mais ses improvisations poetiques +l'ont fait plus grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes +transplantees a differentes epoques du centre de l'Asie aux vastes +paturages qui s'etendent de l'Euphrate a la Meroe, ont religieusement +conserve ses chants et la memoire de ses actions. Il est leur guerrier +modele et leur barde national dans toute l'etendue du terme. On montre +encore aujourd'hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, batie +par Kourroglou dans la delicieuse vallee de Salmas, un district de la +province d'Aderbaidjan. Encore aujourd'hui on manque rarement de reciter +dans une fete les chants d'amour de Kourroglou. Durant les querelles +intestines et les combats que livrent les Iliotes, pour leur +independance, aux Persans, leurs maitres, quand les deux armees ennemies +sont au moment d'engager la bataille, ils s'animent les uns les autres, +et defient l'ennemi: les Perses en chantant des passages du schah-nama +de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de guerre de leur +Kourroglou. Sous les fenetres du palais du schah, lorsque les trompettes +et les tambours du nekhara-khana (la garde d'honneur) saluent le soleil +levant, les musiciens ont coutume du jouer l'air guerrier de Kourroglou, +celui qui a servi de theme a ses poesies lyriques, et sur lequel il +improvisait ordinairement." + +M, Chodzko etablit un parallele entre Ferdausy et Kourroglou. Il ne met +point en balance la valeur litteraire de ces deux poetes; l'un ecrivant +une magnifique epopee en langue arabe, achevant son oeuvre avec soin +au milieu des delices d'une cour; l'autre improvisant au milieu des +deserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes energiques, mais +decousues et farouches comme sa vie, son caractere et ses compagnons +d'armes. Cependant M. Chodzko s'etonne avec raison que le plus renomme +et le plus populaire des deux (dans une plus vaste etendue de pays, ou +du moins chez des admirateurs plus passionnes et plus nombreux), le +bandit-menestrel Kourroglou, soit reste jusqu'a ce jour inconnu aux +Europeens. C'est apres un sejour de onze ans dans ces contrees, apres +avoir interroge et ecoute attentivement les rapsodes et les bardes qui +passent leur vie a raconter et a chanter au peuple les exploits et les +poesies de Kourroglou, qu'il est parvenu a ecrire la vie epique, et a +transcrire fidelement les hymnes de ce heros barbare. Les versions les +plus exactes, les recits les plus poetiques et les plus complets, il les +a trouves, dit-il, dans la derniere classe du peuple; la ou le souvenir +fanatique et l'amour enthousiaste de cette nature de faits et de +ce genre de poesie avaient du necessairement penetrer et se graver +davantage. La nouveaute d'un tel personnage, l'interet de ses aventures, +et surtout la peinture energique dos moeurs et du caractere des tribus +nomades dont Kourroglou est le type, et aux yeux desquelles il est un +type ideal, ont paru assez importants aux orientalistes de Londres pour +que le comite de _l'Oriental translation fund_ de la Grande-Bretagne et +de l'Irlande ait fait imprimer et publier, a ses frais, les aventures de +Kourroglou. Cette epopee, jointe aux chants des peuples qui habitent les +rives de la mer Caspienne (chants populaires des Kalmouks, des +Tatars d'Astrakan, des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des +_Highlanders_ Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), forment un beau +volume sous ce titre: _Specimens of the popular poetry of Persia_. "As +found in the adventures and improvisations of Kourroglou the bandit +menestrel of northern Persia: and in the songs of the people inhabiting +the shores of the Caspian sea. Orally collected and translated with +philological and historical notes, by Alexander Chodzko, esq." + +Cette publication n'est pas, en effet, importante au seul point de vue +de l'amusement et de l'interet epique; ce n'est pas seulement un heros +de l'Arioste que la Perse nous revele, c'est toute une histoire de +moeurs, c'est tout un genie national que Kourroglou. C'est le nomade +dans toute sa poesie plaisante et terrible, c'est le guerrier asiatique +dans toute son exageration fanfaronne, c'est le brigand de la Perse +dans toute sa ruse, dans toute sa ferocite et dans toute son audace. +Kourroglou est cruel, ivrogne, glouton, libertin; c'est le plus grand +pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontre, meme +chez nous, ou ces qualites sont si fort repandues par le temps qui +court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de +plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colere. Il n'en est pas +moins l'idole de ses compagnons et de leur nombreuse posterite. Ces +peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles, +et les enfants revent de lui, non comme d'un croquemitaine, mais comme +d'un Tancrede ou d'un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est +un vrai chevalier, fidele a son prince ou prosterne devant son Dieu, +Kourroglou ne connait guere d'autre dieu que lui-meme et n'est fidele +qu'a son propre serment. A cet egard, il affiche une loyaute et une +generosite qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la +mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison +deshonore sa vie; mais il la pleure amerement, et le remords lui inspire +le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour penetre jusqu'au +fond de son ame, et fait de lui un etre sympathique par quelque endroit, +c'est sa tendresse exaltee pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin, +le Renaud du poeme. Mais le veritable heros de la vie de Kourroglou, ce +n'est point Kourroglou, ce n'est pas le bel Ayvaz, ce n'est pas meme le +spirituel marmiton Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une +femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, pres duquel les coursiers +d'Achille et tous les palefrois renommes de la chevalerie ne sont que +de pauvres poneys. Le poeme s'ouvre par la formation celeste de Kyrat, +comme vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter +tout le poeme. Mais comme M. Chodzko l'a _oralement_ transcrit, je me +permettrai d'abreger et de resumer la traduction de M. Chodzko. Quand je +la citerai textuellement, j'aurai soin de l'indiquer. + +Le poeme est divise par chants, que M. Chodzko intitule: _Entrevues; +meetings_ en anglais, _mejjliss_ en perso-turk que nous traduirons par +_rencontres_. Ce sont les rapsodies que l'haleine d'un _Kourroglou-Khan_ +peut fournir en une seance a l'attention d'un auditoire. Les +Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les +Koran-Khans du Prophete, des bardes de profession qui, en s'accompagnant +de la guitare, recitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes, +maximes et improvisations de leur heros. La memoire de ces chanteurs, +dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; a toute sommation, ils recitent +d'une seule haleine, et durant des heures entieres, sans la moindre +hesitation, a partir du vers qui leur est designe par les auditeurs. + + + +PREMIERE RENCONTRE[1]. + +[Footnote 1: Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.] + +Kourroglou etait un Turkoman de la tribu de Tuka; son veritable nom +etait Roushan, et celui de son pere Mirza-Serraf. Ce dernier etait au +service du sultan Murad, gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en +qualite de chef des haras de ce prince. + +Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s'etendent le +long du Jaihoun (l'Oxus), un etalon sortit de la surface des eaux, gagna +la rive, courut vers la troupe des cavales, et apres s'etre accouple a +deux d'entre elles, il se replongea dans le fleuve, ou il disparut +pour jamais. Cette etrange nouvelle ne fut pas plus tot rapportee a +Mirza-Serraf, qu'il se rendit a la prairie, et ayant fait des marques +distinctes aux deux juments designees, il recommanda aux gardiens d'en +avoir un soin particulier; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses +livres les details de l'apparition de l'etalon, et enregistra la date +precise de cet evenement. + +On sait qu'une jument donne toujours naissance a son poulain etant +debout; quand le terme fut arrive, Mirza-Serraf, qui etait present a +leur naissance, recut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin +qu'ils ne fussent point blesses par leur contact avec la terre. + +Il dirigea lui-meme avec le plus grand soin leur premiere education +pendant les deux annees suivantes, et surveilla les progres de leur +croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n'etait pas propre a +inspirer beaucoup d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids a la +premiere vue, et leur robe epaisse semblait etre de crin plus que de +poil. + +Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf etait de visiter, a tour +de role, tous les haras confies a ses soins, afin de mettre a part les +meilleurs poulains pour les ecuries du prince. Dans cette occasion, les +deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand +le prince vint en personne visiter ses ecuries, il examina attentivement +les chevaux amenes par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, a +l'exception des deux poulains en question. + +Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener +en sa presence le chef de ses haras, et s'adressant a lui d'une voix +courroucee: "Vassal, lui dit-il qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu +donc depourvu d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si +vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d'un mauvais? Que +pretends-tu en m'amenant ces deux miserables haquenees?" + +Alors, transporte de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf eut les +yeux creves. Cette sentence fut immediatement executee. Un fer rouge fut +applique sur le globe des yeux de l'infortune Mirza, qui fut ainsi prive +pour jamais de la lumiere. Aveugle et desole, il fut reconduit dans sa +maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, etudiait +alors a l'une des ecoles de la ville. Aussitot qu'il eut appris le +chatiment inflige a son pere, baigne de larmes, il accourut vers lui. +"Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui etait un des plus +habiles astrologues de son siecle; j'ai examine ton horoscope, et ma +science infaillible ma decouvert que tu deviendrais un heros celebre. Tu +vengeras mes souffrances sur la personne de l'injuste tyran qui me les a +infligees. Va a l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: "Seigneur, +tu as fait crever les yeux de mon pere a cause d'un poulain. Sois +misericordieux, et fais-lui present de l'animal; sans cela mon pauvre +pere, qui est vieux et aveugle, n'aura pas de cheval a monter pour se +rendre a la distribution des aumones qui se font dans ton palais." +Roushan fit ainsi qu'il lui avait ete dit. + +Le prince, dont la colere avait eu le temps de se calmer, accorda au +jeune homme la permission d'entrer dans ses ecuries et de prendre celui +des deux poulains condamnes qui lui plairait le mieux. + +Roushan choisit celui qui etait gris, parce que son pere lui avait dit +que la jument qui l'avait porte etait d'une plus noble race que l'autre. +De retour a la maison avec le don du prince, Roushan recut de son pere +l'ordre de creuser un souterrain. "Il nous servira d'ecurie, lui dit +celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras +un reservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un certain nombre de +ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, l'orge et la paille seront +distribuees en temps convenable a notre poulain, qui mangera sa ration +sans l'assistance d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la meme +maniere en temps convenable. Tu maconneras soigneusement la porte et +jusqu'aux moindres fentes de l'ecurie; car il est indispensable que +notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l'oeil +de l'homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa +solitude." + +Les instructions du pere furent executees par le fils avec la plus +scrupuleuse fidelite. Le poulain fut introduit et enferme dans sa +nouvelle demeure. Il y avait deja trente-huit jours qu'il y demeurait, +cache a tous les regards, lorsqu'au trente-neuvieme la patience de +Roushan fut epuisee. Il s'approcha de l'ecurie, et ayant fait un trou de +la grandeur de l'oeil, il commenca a regarder dans l'interieur. + +Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant +comme une lampe; mais la lumiere qui en jaillissait s'affaiblit +instantanement, et puis s'eteignit comme par l'effet du simple regard de +Roushan. Il eut peur, et, refermant precipitamment la petite ouverture, +il retourna vers son pere, auquel il ne dit rien de ce qui etait arrive. +Le lendemain, juste a l'heure ou venait d'expirer le quarantieme jour +de la claustration du poulain, Mirza dit a son fils: "Le temps est +accompli, allons chercher notre cheval et commencons a le dresser." +Ils furent ensemble a l'ecurie. L'aveugle commenca a tater. la robe de +l'animal: il promena sa main sur la tete et sur le cou, sur les jambes +de devant et sur celles de derriere, comme s'il eut cherche quelque +chose, et tout a coup il s'ecria: "Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il +eut mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas plus +tard qu'hier tu as laisse la lumiere tomber sur le poulain.---Tu +as devine juste, mon pere; mais comment as-tu fait pour decouvrir +cela?--Comment j'ai fait? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui +ont ete brisees par suite de ton imprudence." A ces mois le coeur de +Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une profonde tristesse. +Mirza lui dit alors: "Ne perds pas courage; nul cheval vivant ne pourra +jamais approcher de la poussiere que souleveront les pieds de ce +coursier." + +Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna a son fils a seller le poulain avec +une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la maniere +suivante: "Tu le feras trotter pendant les quarante premieres nuits sur +les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante +nuits suivantes dans l'eau et les marecages." Quand ceci fut accompli, +Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il soutint admirablement, soit +en avant, soit a reculons. L'education du noble animal ayant ete ainsi +completee, il commenca a s'occuper de celle de son fils. "Monte ton +cheval, lui dit-il, fais-moi place derriere toi, et traversons l'Oxus." +Pendant qu'ils s'amusaient ainsi, le vieillard experimente initiait son +fils a tous les stratagemes de l'art de l'equitation et du metier des +armes. + +"C'est bien, dit-il un jour a Roushan, je suis content de toi. Mais il +nous reste encore une chose a faire. Notre prince vient quelquefois +chasser sur les bords de l'Oxus; c'est la que tu l'attendras. La +premiere fois que tu le verras venir de ton cote, revets toutes les +pieces de ton armure, et, monte sur ton cheval, va hardiment a la +rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots: "Prince injuste et +cruel, contemple le cheval a cause duquel tu as fait crever les yeux de +mon pere, regarde bien ce qu'il est devenu, et meurs d'envie." + +Roushan obeit fidelement a l'ordre de son pere; la premiere fois qu'il +apercut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de +l'Oxus, il revetit son armure et courut droit a lui. Le prince, +emerveille de la beaute peu commune du cheval, aussi bien que de la +noble apparence du cavalier, dit a son vizir: "Quel est ce jeune homme?" +Roushan, invite a s'approcher du prince, ne manqua pas de lui repeter +d'une voix ferme et menacante le discours que son pere lui avait +enseigne, et il ajouta: "Prince stupide, tu le crois un bon connaisseur +de chevaux. Ecoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes +auxquels on reconnait un cheval de noble race." Cela dit, il improvisa +le chant suivant: + +_Improvisation_.--"Je viens, et je te dis: Ecoute, o prince! et apprends +a quoi se fait reconnaitre un noble cheval. Actif et alerte, vois si +ses naseaux s'enflent et se distendent alternativement; si ses jambes, +seches et deliees, sont comme les jambes de la gazelle prete a commencer +sa course. Ses hanches doivent ressembler a celles du chamois; sa bouche +delicate cede a la plus legere pression de la bride, comme la bouche +d'un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la +meule d'un moulin en mouvement, et il l'avale comme un loup affame. Son +dos rappelle celui du lievre; sa criniere est douce et soyeuse; son cou +est eleve et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le +monter est entre sa quatrieme et sa cinquieme annee. Sa tete est fine et +petite comme celle du grand serpent chahmaur; ses yeux sont saillants +comme deux pommes; ses dents semblent autant de diamants. La forme de +sa bouche doit approcher de celle du chameau male; ses membres sont +finement dessines, et plutot arrondis qu'allonges. Quand on le sort de +l'ecurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent a ceux de +l'aigle, et il marche avec l'inquiete impatience d'un loup affame. Son +ventre et ses cotes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de +bonne famille prete une oreille obeissante aux lecons de ses parents; +il aime son cheval et en prend le plus grand soin Il sait par coeur la +genealogie et la purete de son sang. Il essaie souvent la vigueur +des articulations de son genou; en un mot, il doit etre ce qu'etait +Mirza-Serraf dans sa jeunesse." + +Des que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa +suite: "C'est la le fils de Mirza-Serraf? Hola! qu'il soit arrete!" + +Roushan fut immediatement entoure de tous cotes; mais, sans paraitre +s'en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad: + +_Improvisation_.--"Ecoutez, mon prince; il me revient en memoire +quelques stances de vers agreables; permettez-moi de vous les reciter." +Le prince y consentit, et ordonna a ses gardes, de ne pas toucher +a Roushan qu'il n'eut dit ses vers. Alors ce dernier commenca +l'improvisation suivante: "Mon prince a donne l'ordre de me punir; mais, +par Allah! je sais comment me defendre; je m'echapperai de ses mains. +En vain m'offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la +pature a l'aigle vorace et affame, je les rejetterais toutes." + +Le prince l'interrompit et lui dit: "Cesse tes vaines bravades; viens, +et sers-moi fidelement, autrement je te ferai mourir." + +Roushan chanta alors ainsi: + +_Improvisation_.--"Je suis appele Dieu dans ma maison: oui, je suis un +dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lache comme toi. La cruche +a porte l'eau assez longtemps pour toi; mais, a la fin, la cruche s'est +brisee." + +Le prince lui dit: "Ton pere a ete mon serviteur pendant cinquante ans. +Dans un moment de colere, j'ai ordonne qu'on lui crevat les yeux. Mais +qui deniera au maitre le droit de punir son esclave, afin de pouvoir +ensuite le combler de ses faveurs? Viens avec moi, tu apprendras a +m'etre agreable, et je te recompenserai." Roushan repliqua: "Tu as +eteint les yeux de mon pere, et, a ce prix, tu veux me faire riche. Si +Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais +ecoute!" + +_Improvisation_.--"C'est toi-meme qui as construit l'edifice de la ruine +quand tu as prete l'oreille a des calomniateurs. Je prendrai ta vie et +je renverserai ton trone." + +Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement: +"Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour detruire mes villes et +pour renverser mon trone?" Roushan improvisa le chant suivant: + +"Assez de forfanteries. Que sont a mes yeux trente, soixante, ou meme +cent de tes guerriers? Que sont vos rochers, vos precipices et vos +deserts sous le sabot de mon coursier? Je suis le leopard des montagnes +et des vallees[2]." + +[Footnote 2: Cette strophe est habituellement chantee par les Turcs +avant qu'ils s'elancent sur l'ennemi.] + +Le prince reprit: "Viens plus pres de moi, ne fuis pas. Je jure par +la tete des quatre premiers califes que je te ferai _sirdar_ (general +commandant en chef) de mes troupes." Et pendant qu''il parlait ainsi, +il admirait le courage du jeune homme. Roushan repliqua et dit: +"Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au +monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle dont tu as creve +les yeux [3]. + +[Footnote 3: _Kurr_ signifie aveugle, et _oglou_ fils.] + +_Improvisation_.--"Ecoute les paroles de Kourroglou. La vie m'est un +fardeau. De ce jour j'abandonne ma tete aux hasards de la fortune, +comme la feuille d'automne s'abandonne a l'apre souille des vents. Avec +l'assistance de Dieu, j'irai en Perse pour y retablir la religion d'Ali, +qui est venere dans ce pays." + +Il finissait a peine ces mots, que, se precipitant au milieu de la suite +du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, a la fin convaincu +que toutes les armees de la terre ne pourraient venir a bout de le +vaincre, ordonna a son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et +inutile. + +Roushan traversa l'Oxus a la nage et se hata de rejoindre son pere sur +la rive opposee. "Tu m'as venge, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu +t'en recompense! Quittons maintenant cette contree: non loin d'Herat, je +connais une oasis ou tu vas me conduire. + +Roushan obeit, et quand ils eurent atteint l'oasis, Mirza-Serraf tira de +dessous son bras un vieux livre d'astrologie qui ne le quittait jamais, +et dit: "O mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite +de l'apparition de deux etoiles, l'une a l'orient et l'autre a +l'occident.--Pere, je l'ai trouve! + +--Bien! L'oasis ou nous sommes contient une source d'eau; quand la nuit +qui precede le vendredi sera arrivee, tu veilleras avec ce livre dans la +main, en repetant continuellement la priere qui se trouve a ce passage +du livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux +etoiles jusqu'au moment ou elles se rencontreront. Alors tu verras la +surface de l'eau se couvrir d'une ecume blanche. Prends ce vase que +j'ai apporte tout expres, tu y recueilleras soigneusement l'ecume et me +l'apporteras sans delai." + +Quand la nuit designee fut venue, Roushan remplit toutes les +instructions de Mirza-Serraf, et deja il revenait avec le vase plein +de l'ecume mysterieuse; mais elle etait si blanche, si legere et +si fraiche, que le jeune homme inexperimente ne put resister a la +tentation: il avala l'ecume. "J'ai accompli toutes tes prescriptions, +dit-il a son pere; l'ecume cependant ne s'est pas montree sur l'eau +de la source." Mirza-Serraf repondit: "L'ecume a paru sur l'eau de la +source; j'en suis certain. Confesse la verite, qu'en as-tu fait?" + +Roushan etait sincere; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant +son genou avec ses deux mains: "Qu'as-tu fait, malheureux? s'ecria-t-il. +Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tete! Tu m'as ravi le +bonheur de te revoir. Cette ecume etait un remede precieux et unique, un +collyre qui avait la puissance de guerir ma cecite. J'en aurais employe +une portion pour moi, et je t'eusse laisse boire le reste. Mais les +decrets du sort sont irrevocables; tu deviendras un guerrier invincible +et moi je mourrai aveugle. Tout est consomme, maintenant." Le pauvre +vieillard commenca alors a dicter ses dernieres volontes. "Mes jours +sont comptes, dit-il, desormais tu prendras le nom de Kourroglou, le +fils de l'aveugle. Tes vers et tes actions seront attaches pour toujours +a ce surnom. Maintenant conduis-moi a Mushad, sur le dos de Kyrat[4], +car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval." + +[Footnote 4: Un cheval bai brun.] + +Kourroglou placa son vieux pere derriere lui, et marcha vers la ville +sacree de Mushad, ou ils arriverent en peu de temps, grace a la vigueur +surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrasserent +la foi d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils etaient, devinrent _sheahs_ +et vrais croyants. Ce fut la aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici +quelles furent ses dernieres paroles: "Aussitot que je serai mort, +rends-toi dans la province d'Aderbaidjan, dont le schah de Perse est +souverain. Il voudra t'attirer a sa cour, n'y va pas, mon fils; mais ne +te revolte pas non plus contre lui." + +Il dit et il expira. + + + +DEUXIEME RENCONTRE. + +Nous avons traduit textuellement la premiere rencontre pour donner au +lecteur une idee juste de la forme de ce recit. M. Chodzko declare dans +sa preface, en qualite d'etranger, qu'il n'a point pretendu faire de sa +_transcription_ une oeuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne +possedons pas assez cette langue pour adresser des critiques a M. +Chodzko; mais nous la lisons assez pour esperer n'avoir point fait +de contre-sens, et pour nous etre assure que les rapsodies des +Kourroglou-Khans ne pouvaient pas nous etre transmises avec plus de +concision, de franchise et de simplicite. Nous ne savons pas non plus si +le style de M. Chodzko a la veritable couleur orientale; mais on a pu +voir par ce qui precede (rendu mot a mot autant que possible) que c'est +une couleur nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans aucune +coquetterie deplacee pour chercher a flatter le gout europeen. C'etait, +je crois, la vraie maniere et la seule bonne. + +La seconde _rencontre_ est consacree a faire rencontrer en effet, +Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. Ce dernier pretend avoir +le monopole du pillage et du meurtre. Il rit de pitie en voyant un +ennemi si jeune venir tout seul pour le defier, au milieu de quarante +de ses meilleurs garnements. "Le monde entier retentit de ma gloire, +s'ecrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de Modestie. + +"Et le pauvre diable ose me barrer le chemin?--Miserable! lui repond +Kourroglou; tu ne t'es jamais battu qu'avec des agneaux: tu ne sais pas +encore ce que c'est qu'un belier." + +Le belier est apparemment chez cette race de pasteurs le type du courage +et de la force; car Kourroglou, qui n'est pas modeste non plus, se +compare de preference a cet animal dans ses frequentes vanteries, et +quand il a dit: "Je suis Kourroglou le belier," il a tout dit. + +Daly-Hassan ne se presse pas d'entamer le combat. Les bravades de son +ennemi l'amusent, et il lui permet d'improviser et de chanter les +stances qui lui _viennent a l'esprit_, comme dit Kourroglou en semblable +occasion. Ces stances sont toujours belles d'energie sauvage, et le +refrain de celles-ci est un cri d'impatience, _"Ne combattrons-nous donc +pas aujourd'hui?"_ En voici une qui ne manque pas de caractere: + +"Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc! Montre-moi un homme qui, +_comme un belier_, vienne frapper sa tete contre mon bouclier! Je puis +broyer l'acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh! ne +combattrons-nous donc pas aujourd'hui?" + +Pendant que Kourroglou chante ses trophees, Daly-Hassan examine Kyrat, +l'incomparable Kyrat, le fils de l'etalon-spectre, le coursier fidele, +l'ami, le porte-bonheur de Kourroglou, et _il en devient epris_. +"Fais-moi present de ton cheval, dit-il, et je m'abstiendrai de verser +ton sang." Kourroglou repond par de nouvelles provocations, et le combat +s'engage. En un clin d'oeil vingt des compagnons de Daly-Hassan sont +_expedies aux enfers_, les vingt autres prennent la fuite a travers le +desert. Daly-Hassan reste seul; devore de rage, il se precipite sur son +ennemi; mais Kourroglou lui fait mordre la poussiere, pousse un cri +_comme celui d'un aigle_, descend de cheval, et s'asseyant sur sa +poitrine, tire tranquillement son khandjar pour lui couper la tete. +Daly-Hassan se prend a pleurer. "Miserable batard! lui dit Kourroglou, +es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l'effroi de ces contrees? +Tu n'es qu'une femme pusillanime. _Lache! tu verses des larmes pour une +cuilleree de sang!"_ + +"Guerrier invincible, lui repond Daly-Hassan, _j'ai jure a Dieu et a +moi-meme de servir fidelement l'homme qui pourrait me renverser sur le +dos_. Prends-moi pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maitre." + +Kourroglou est emu de pitie. Il se leve, rengaine son poignard, et suit +Daly-Hassan dans une caverne ou celui-ci le rend maitre des richesses +immenses qu'il a amassees durant les sept annees de son brigandage. +A partir de ce jour, il est le serviteur et l'ami de Kourroglou. Ils +demeurent ensemble plusieurs mois dans la caverne, et n'en sortent que +pour augmenter leur tresor en detroussant les voyageurs, et pour enroler +des bandits sous leurs ordres. + +Quand ils ont reussi a se composer une bande de 77 hommes, ils chargent +leur butin sur des chameaux et sur des mules, et, poursuivant leur +voyage vers la province d'Aberdaidjan, ils atteignent bientot les +montagnes de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s'en vont tous deux +a la decouverte pour s'assurer d'une retraite sure. Ils trouvent dans +le district de Karadag une magnifique prairie ou ils s'installent avec +leurs richesses et leurs compagnons. Leurs exploits repandent bientot +la terreur dans le pays, et tout homme _courageux_ vient s'enroler sous +leur banniere. + +"Il traitait ses gens comme un pere, et la paie qu'il leur faisait etait +si liberale, qu'elle pouvait remplir le creux du bouclier de chacun +d'eux." + +En peu de temps, Kourroglou se voit a la tete de 777 hommes, nombre +sacre qu'il n'eut depasse vraisemblablement que pour celui de 7777, s'il +lui eut ete possible des lors d'y atteindre. + +Cependant le gouverneur de la province commence a s'alarmer du voisinage +de Kourroglou. Il lui depeche un envoye qui, sans fleur de rhetorique, +lui parle ainsi: + +"Qui es-tu? Pourquoi es-tu venu ici? Si tu desires parler au souverain +d'Iran, va le trouver; mais ne demeure pas ici plus longtemps. Si tu as +quelque chose a me dire, je t'ecouterai afin de savoir ce que c'est." + +Kourroglou trouve le discours de l'ambassadeur un peu familier; mais il +se ressouvient de la defense que son pere lui a faite, en mourant, de +se revolter contre le schah de Perse. Il traite donc l'envoye fort +honnetement, et lui promet d'evacuer le pays sous peu de jours. + +Il rassemble ses hommes et leur chante ceci: + +"L'heure du depart est arrivee. Que quiconque veut me suivre dans le +Kurdistan se tienne pret! Qu'il me suive, celui dont les levres veulent +boire dans la coupe de la valeur!--Qu'il me suive, celui qui veut mettre +en pieces le linceul de la mort!" + +Les 777 brigands repondirent: "O Kourroglou, nous ne craignons pas la +mort; la ou tu iras, nous irons." Ils partent; ils arrivent dans la +vallee de Gazly-Gull, situee dans le voisinage de Khoi, et debutent par +l'extermination et le pillage d'une caravane. Le gouverneur d'Erivan, +Hussein-Ali-Khan, se met en route a la tete de quinze cents cavaliers +pour aller reprimer ces brigandages. "Ne craignez rien, o mes ames! o +mes _fous_ (_Dalcelar_)!" C'est le nom d'amitie que Kourroglou donne a +ses compagnons, c'est le titre glorieux que le posterite leur conserve: +"Ne craignez rien, je les disperserai en moins d'une heure." Kourroglou +dit, et revetu de sa cotte de mailles, arme de toutes pieces, il +attend, appuye tranquillement sur sa lance, l'envoye d'Hussein. Aux +interrogations et aux menaces de l'envoye, Kourroglou repond comme de +coutume par une chanson: "Serdar, lui dit-il, j'ai l'habitude de chanter +quelques vers avant de combattre.--Chante, si tu y es dispose, repond le +serdar, amateur de poesie comme tous les Orientaux." Kourroglou chante +ici une fort belle strophe: + +"Voici la verite des verites! Ecoute-la bien, mon serdar. Je suis l'ange +de la mort. Regarde; je suis Azrail. Mes yeux aiment la couleur du sang. +Oui, je suis venu pour arracher les ames des corps; je suis le veritable +Azrail. Nous verrons bientot quelles entrailles, quels cranes seront +fouillee les premiers par la pointe de mon poignard. Ce jour meme, +tu quitteras ce monde; me voici. Comme un veritable Azrail, je viens +arracher les ames." + +.......................................................... + +"Maintenant, j'enseignerai a rire a tes ennemis, et a tes amis a se +lamenter. Contemple en moi Azrail, l'exterminateur des ames"." + +Kourroglou s'elance au plus epais de la melee. Il tue tout ce qui est +digne d'etre tue, il pille tout ce qui vaut la peine d'etre pris. + +"Kourroglou cependant ne resta pas davantage a Gazly-Gull, il vint se +fixer definitivement a Chamly-Bill; sa gloire se repandit bientot dans +les contrees environnantes, et de toutes parts on lui envoyait de l'or +et des presents." + + + +TROISIEME RENCONTRE. + +Kourroglou se prit de gout pour Chamly-Bill, et y batit une +forteresse[5]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et +de sa liberalite, s'empresserent de se joindre a sa bande. En peu de +temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce +fut la que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub, +qu'il adopta, plus tard, pour son frere. Cet homme avait voyage dans +tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la +description de ce qu'il avait vu. + +[Footnote 5: Un fort, _Kalka_ en Perse, village entoure de murs, avec +des tours et des meurtrieres dans les angles. On voit encore aujourd'hui +les ruines du fort de Kourroglou a Chamly-Bill.] + +Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour a la ville d'Orfah, vit une +grande foule rassemblee sur la place du marche. Il s'avanca et vit un +jeune garcon, tel que le depeint le poete: + +"Mon coeur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arques. Sa +ceinture est etroite; ses levres ressemblent a un bouton, a une rose +souriantes. Jeune homme, sacrifie ton ame a la beaute! contemple en moi +son esclave. Parcourez le monde entier: vous ne trouverez pas un enfant +de plus belle esperance. Son nom est Ayvaz-Bally. C'est la prairie du +huitieme ciel! Son pere est boucher de son etat; le fils est une mine de +pierres precieuses." + +Khoya-Yakub demanda: "De quel jardin est cette rose? de quelle prairie +est cette plante?" Quelqu'un repondit: "Son pere est boucher du pacha +de cette ville; Ayvaz-Bally est son nom." Le marchand pensa lors en +lui-meme: "Kourroglou n'a pas d'enfants; pourquoi n'adopterait-il pas un +si beau garcon pour son fils? Mais que dois-je faire? Si, a mon retour a +Chamly-Bill, j'essaie de lui depeindre ce que j'ai vu, il ne me croira +pas." Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix +pour faire le portrait d'Ayvaz. + +Apres un voyage de quelques jours, il revint a la forteresse de +Chamly-Bill. Il fut dit a Kourroglou que son frere Khoya-Yakub etait +revenu. Il ordonna aussitot a ses hommes d'aller a sa rencontre, et de +l'amener dans la ville avec les honneurs qui lui etaient dus. Des qu'il +fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit +asseoir a ses cotes, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains, +comme a son superieur. "Hourra! mes enfants, du vin! cria Kourroglou; +buvons en l'honneur de l'arrivee de notre frere." Et ils s'assirent, et +ils burent au point que Khoya-Yakub commenca a devenir gris, et sentit +sa tete s'allumer. Kourroglou lui demanda d'ou il venait. Il repondit: +"D'Orfah!--Tu n'as pas vu, par hasard, a Orfah, un plus beau cheval que +mon Kyrat?--Je n'en ai pas vu.--Dis, as-tu vu la, des hommes plus beaux +et plus braves que mes compagnons?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu, dis +moi, une fete plus joyeuse que la mienne?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu +des echansons plus beaux et plus richement vetus que les miens?--Frere +guerrier, j'ai vu la un jeune garcon que les mains de tous vos jeunes +gens ne sont pas dignes de laver. Voila que tu deviens vieux, et que tu +n'as pas d'enfants: pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin +de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te +servir et de te succeder lorsque tu seras mort, aussi bien qu'un appui +et un fils tant que tu vivras?" Il commenca alors a vanter la beaute +d'Ayvaz et sa male physionomie. Kourroglou dit: "Eh quoi! marchand qui +n'es bon a rien! ne pouvais-tu depenser quelques tumans pour payer un +peintre et m'apporter sa ressemblance?" Le marchand sortit une miniature +de son habit et la tendit a Kourroglou. Kourroglou la prit; et quand il +l'eut examinee, _les renes de sa volonte echapperent des mains de sa +patience_, et il s'ecria: "Daly-Hassan, qu'on apprete une chaine et +des fers." Le marchand, etonne, demanda ce que signifiait un ordre +semblable. "Je vais te faire enchainer, miserable!" Pour quelle raison, +et quel est mon crime? Est-ce donc la recompense que tu me donnes pour +t'avoir trouve un fils?--C'est pour le mensonge que tu as dit. Homme, +ecoute-moi; je vais partir pour Orfah a l'instant meme; et tu attendras +mon retour, enchaine dans un cachot. Si le jeune garcon justifie +reellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne +couvre pas ta tete d'une pluie d'or et ne t'exalte pas au-dessus de la +voute des cieux. Mais malheur a toi, si Ayvaz est indigne de tes eloges; +car j'arracherai la racine de ton existence du sol de la vie; et ton +chatiment servira d'exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois +pas mentir a tes superieurs." + +Cela dit, il donna ordre d'enchainer le marchand par le cou et par une +jambe, et de le jeter ensuite en prison. + +"Daly-Hassan! que l'on selle Kyrat." Daly-Hassan mit lui-meme la selle +et le coussin sur le cheval de son maitre, et les attacha sept fois avec +la sangle. "Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne ne de vous +ne se hasarde de boire de facon a s'enivrer jusqu'a ce que je sois de +retour. Malheur a celui dont la demeure retentira des sons de la musique +ou du tambourin. Souvenez-vous de cette defense, ou je vous arracherai +de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je +pars seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je +mourrai ou je reviendrai avec lui. Ecoutez ma chanson. + +_Improvisation._--"J'adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally. +Attendez le jour d'adoption jusqu'a mon retour. Demandez-le en Turquie +et en Syrie jusqu'a mon retour. Un homme brave monte l'arabe gris ou le +bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux +pieds legers. Tuez des veaux, egorgez des moutons, et nourrissez-vous de +mes troupeaux jusqu'a mon retour. _Kourroglou dit:_ le diable emporte +l'ennemi; les braves galopent sur des chevaux arabes: allez et buvez +jusqu'a mon retour." + +Ayant dit cela, Kourroglou prit conge de ses freres, monta sur Kyrat +et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville +d'Orfah. Il n'en etait plus qu'a un fersakh de distance, quand il se +sentit une faim extreme; et, voyant un berger qui gardait son troupeau +sur la pente d'une colline, il se dit: "Le proverbe est bon: si tu as +faim, va au berger; si tu es las, au chamelier. Maintenant reflechissons +un peu de quelle facon j'attraperai a dejeuner." Alors il s'approcha, et +s'ecria: "Que Dieu te benisse, berger! ne peux-tu me donner a dejeuner?" +Le berger leva la tete; et, voyant un guerrier dont l'armure, a elle +seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-meme par-dessus le marche, +il repondit: "Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais +si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en chercher." +Kourroglou dit: "Dans ce desert une goutte de lait vaut le monde entier: +vas-en chercher, et me l'apporte." Le berger etait d'une haute stature +et taille carrement; il tenait dans sa main une enorme massue, dont la +tete etait armee de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux +casses et de tout ce qu'il avait pu se procurer de tranchant; elle +pesait un men et demi[6]; une courroie, passee dans un trou, la +suspendait a son poignet. Le berger leva la massue: et, a ce signal, +toutes les brebis se reunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui +une ecuelle de bois que les Kurdes appellent _moudah_ et qui pouvait +contenir trois mena de lait[7]. L'ayant rempli jusqu'aux bords, il la +mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour +qu'il put manger, Kourroglou en eut a peine bu quelques cuillerees +qu'il se sentit tres-faible, et dit: "Berger, n'as-tu pas une croute de +pain?--J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un fils d'homme qui +puisse le manger." Kourroglou reprit: "Il porte un nom mangeable; et +pour peu qu'il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi." Le berger +dit: "C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai petri pour mes +chiens." Kourroglou dit: "N'importe, apporte-le tel qu'il est." Le +berger repliqua: "Le soleil l'a seche; il est devenu tout a fait dur et +moisi: tu te rompras les dents." Kourroglou dit: "Ne, crains rien, mon +garcon, et donne-le-moi promptement." Un sac de peau etait suspendu au +dos du berger; il l'en ota, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier +etait si prodigieusement affame, qu'il plongea ses deux mains dans le +sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en +morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire; et +voyant que son hote, qui avait deja prepare de la nourriture pour quinze +personnes n'interrompait pas sa besogne, il se dit a lui-meme: "La faim +l'a rendu fou; car assurement nul fils d'Adam ne pourrait avaler tout +cela; quand il aura mange cinq ou six cuillerees, il jettera le reste; +avec ce qu'il a apprete pour lui, je pourrais nourrir une semaine +entiere, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau." Pendant ce +temps, Kourroglou emiettait le pain, et en remplissait l'ecuelle. A la +fin, enfoncant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position +verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui etait debout, en +contemplation devant lui. Il lui dit: "Assieds-toi, berger, et mangeons +ensemble." Le berger repliqua: "Beg, tu as prepare toi-meme le repas, +mange-le tout seul, car je ne puis t'aider." + +[Footnote 6: Environ vingt-deux livres anglaises.] + +[Footnote 7: Men, en turc _balma_, poids employe commumnement en Perse.] + +Alors, Kourroglou prit la cuiller et ce mit a l'oeuvre; ses enormes +et rudes moustaches genaient le passage; et le pain lui sortait de la +bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en +colere, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient +par-dela ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable a l'entree d'une +caverne, et, prenant l'ecuelle de ses deux mains, il avala le contenu +jusqu'a la derniere goutte. Le berger le regardait avec stupeur, si +disait en lui-meme: Par le saint nom d'Allah! ce ne peut etre la un +homme, car aucun etre humain ne pourrait avaler une telle quantite de +nourriture. Encore une fois, je le repete, voyons, au nom d'Allah! +ce qui va arriver. S'il s'enfuit maintenant, ce sera la vampire du +desert[8], ou Satan lui-meme; s'il reste, c'est un fils des hommes. On +dit que la famine incarnee est arrivee sur la terre; c'est la surement +la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis; mais au bout +d'une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me devorera moi-meme." +Kourroglou pensait en lui-meme: "Comment vais-je faire pour me rendre a +Orfah et voir Ayvaz? Si je me montre sous ce costume, et monte sur ce +cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour +que je ne sois pas decouvert. Prenons plutot les habits du berger, et +entrons ainsi dans la ville." Il dit donc au berger: "Viens la, et +faisons l'echange de nos habits" Le berger se mit a rire et lui dit: +"Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvrete? Le chale seul qui est sur ta +tete, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est +passe dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[9] et mon +troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi?" Cela dit, il cracha +dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d'une +facon menacante, il dit a Kourroglou: "Toi, si confiant dans la largeur +de tes epaules, regarde aussi la largeur de mon cou." Kourroglou sourit +et lui dit "Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi; +il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[10]. +Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il +m'echappera. Je suis venu pour une raison importante; faisons vite notre +echange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les +miens; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar +et le vendre. Son prix est de deux mille tumans; profites-en, et ne +m'oublie pas dans tes prieres. Tu garderas aussi les autres choses qui +m'appartiennent." Le berger dit: "A coup sur cet homme est fou; je +ne puis expliquer autrement tout ce que j'entends. Allons, Beg, +deshabille-toi." Kourroglou detacha sa ceinture et ota tous ses habits. +Le berger en lit autant de son cote, et mit les vetements de Kourroglou, +auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur +ses epaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui +dit: "Maintenant donne-moi ta massue;" car il voyait qu'en cas de besoin +elle pourrait lui etre aussi utile qu'un sabre. La prenant a sa main, il +dit: "Berger! ton ame et l'ame de mon cheval.[11]" + +[Footnote 8: _Le fantome du desert_, "Guli-Beiaban," le vampire bien +connu des contes orientaux.] + +[Footnote 9: _Racheter mon sang_. Allusion au "jus tallionis" du Coran. +Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de +l'argent.] + +[Footnote 10: Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze +francs.] + +[Footnote 11: Phrase proverbiale tres usitee chez les Persans, elle +signifie: Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu'ont prit soin +de toi-meme.] + +Le berger repondit: "Je jure par la foi de Dieu! Que ton coeur soit en +paix; tu peux te fier a moi." Et il disait en lui-meme: "Dieu veuille +que cet homme ne revienne jamais; alors adieu la pauvrete; le cheval et +les vetements me suffiront aussi longtemps que je vivrai." + +Kourroglou prit conge du berger, et continua son voyage a pied; le +manteau du berger etait sur ses epaules, la massue dans sa main, Il +apercut bientot la ville d'Orfah, et marcha jusqu'aux portes. Ayant +prononce le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans +une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait +avec amour, priant et soupirant en meme temps. Kourroglou lui demanda en +langue turque: "Quelle viande portes-tu la, que tu la convoites ainsi, +et sembles soupirer apres?" Le Turc repondit: "Es-tu donc etranger, +seigneur, ou viens-tu de quelque contree eloignee?" Kourroglou dit: +"Oui, je viens de loin." Le Turc lui dit alors: "Ne sais-tu pas que dans +les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c'est la +viande qui est chere? J'ai une personne malade chez moi, a laquelle le +medecin a prescrit la viande; je vais chaque jour au bazar, mais je +regarde en vain, je ne puis en trouver; aujourd'hui, enfin, j'ai trouve +de la viande dans la boutique d'Ayvaz, fils d'Ibrahim le boucher; j'ai +ete oblige de payer un okha deux piastres, et c'est la ce qui me fait +soupirer." Kourroglou demanda: "Se peut-il que la viande soit aussi +chere?--Oui, en verite, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c'est +enormement cher." Kourroglou dit en lui-meme: "Bonnes nouvelles pour mon +berger! Attends seulement un peu, maudit; aujourd'hui meme je vendrai +tes moutons." De la Kourroglou s'en fut vers la boutique d'Ayvaz, devant +laquelle il apercut une foule de gens, meles ensemble _comme les plis +d'un manteau froisse_: les hommes venaient la pour acheter de la viande, +les femmes pour admirer la beaute d'Ayvaz. Kourroglou desireux de le +voir aussi, regardait par-dessus les epaules de ceux qui etaient devant +lui. Les Turcs, le jugeant d'apres son costume, le prirent pour un +berger et commencerent a le frapper sur la tete. Alors Kourroglou se +baissa dans l'intention de regarder a travers leurs jambes, mais il +s'exposa ainsi a de plus graves insultes. "Je ne puis dompter ces Turcs +grossiers, dit-il; comment puis-je esperer d'enlever Ayvaz?" Il se mit a +coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa +massue en l'air, dans l'intention de se frayer un passage, en poussant +et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tete frappee eut le crane +brise; celui qui recut le coup sur la jambe eut la jambe cassee; celui +qui le recut sur les epaules resta sur la place. + +[Illustration: Il commenca a regarder dans l'interieur. (Page 3.)] + +De cette maniere il chassa tout le monde de la boutique d'Ayvaz, quand +il l'apercut assis et tenant tristement sa tete dans sa main. Kourroglou +dit dans son coeur: "Un vrai looty [l2] possede six tours; cinq +d'adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant." +Il s'approcha alors d'Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une +piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant: "Frere, pese-moi un okha +de viande, et rends-moi le reste en monnaie de cuivre. Seulement +sois prompt, mes compagnons sont partis, et il faut que je coure les +rejoindre." Ayvaz se dit: "Voila une bonne pratique pour moi; je vends +un okha de viande deux francs, il ne m'en donne qu'un, et me demande son +reste en monnaie, et cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont +partis." Ayvaz etait orgueilleux a cause de sa beaute, et il dit avec +aigreur: "Viens ici, approche-toi plus pres, maitre niais? Que veux-tu +dire?" Kourroglou s'approcha d'Ayvaz, et celui-ci ayant plie un de +ses doigts, lui donna un bon coup sur la joue avec les quatre autres. +Kourroglou dit: "Jeune espiegle, pourquoi me frappes-tu?" Mais il etait +joyeux dans son coeur, et il ne ressentait aucune colere de cette preuve +de courage. Ayvaz repartit: "Drole, tu veux deprecier ma marchandise; en +presence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha de viande pour +un sou, et avoir encore du retour, tandis que je vends un okha deux +livres." Kourroglou dit: "Tu es un enfant; ce n'est pas pour acheter de +la viande mais pour en vendre, que je suis venu ici.--Que veux-tu dire, +demanda Ayvaz?--Sot que tu es, repliqua Kourroglou, j'ai neuf cents +moutons a vendre, et je venais ici pour connaitre le prix reel de la +viande, savoir si elle est chere ou bon marche." On dit, avec verite, +que la raison abandonne la tete d'un boucher quand il entend le belement +d'un troupeau. Ayvaz n'eut pas plus tot entendu parler de neuf cents +moutons, qu'il dit: "_Mon oncle_, je ne savais pas que tu etais un +maitre berger; j'ai ete grossier dans mon langage; tu es en droit de me +couper la langue. Je t'ai frappe, coupe-moi la main, pardonne seulement +ma faute." + +[Footnote 12: _Looty_, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le +brave venitien et l'aventurier francais.] + +[Illustration: A la fin enfoncant la cuiller... (Page 7.)] + +Kourroglou fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--"Tu frapperas l'ennemi arme, fut-il enveloppe dans un +feuillet du Coran! Mon futur enfant! lumiere de mes yeux! je ne me fache +pas de semblables bagatelles." Ayvaz dit alors:--"Pour l'amour de Dieu! +mon cher seigneur, que personne ne sache que tu as amene neuf cents +moutons. Notre ville a cinquante bouchers; ils vont tous te persecuter, +et tu seras oblige de diviser ton troupeau entre eux tous; de sorte +qu'il n'y en aura pas plus de vingt pour ma part. Tu feras bien mieux +d'attendre ici et de t'asseoir, tandis que je vais aller chercher mon +pere. Nous acheterons a nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls +te donnerons l'argent." Kourroglou repondit: "Va donc, je t'attendrai +ici.--Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers de viande; s'il +vient quelques pratiques, tu leur vendras un okha deux piastres si elles +ne veulent pas attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-meme." +Kourroglou repliqua: "Va, et repose-toi sur moi; j'ai ete boucher +dix-sept ans, et je connais mon etat; je vendrai bien a ta place." Ayvaz +laissa la boutique a la garde de Kourroglou, et courut chercher son +pere. Bientot apres, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit +Kourroglou, et pensa en lui-meme: "Comment acheter d'un pareil monstre! +Je suis vraiment effraye de lui." Ainsi ruminant, il allait de long en +large. + +Kourroglou le vit et lui dit: "Tu vas et viens comme si tu etais malade; +de quoi as-tu besoin?" Le Turc prit une piastre dans sa poche, et +demanda un demi-okha de viande. Kourroglou lui dit de mettre l'argent +sur l'etal et d'entrer dans la boutique. Ayant choisi une tranche de la +meilleure viande: "Prends-la toute!" lui dit-il. Le Turc, pensant qu'il +y avait quelque tricherie la-dessous, ou bien qu'on voulait se moquer +de lui, repondit: "Tout ce que j'ai a recevoir, c'est un demi-okha de +mouton, et je n'en prendrai pas davantage." Kourroglou leva sa massue +sur lui, et s'ecria: "Es-tu sourd ou stupide? Je te dis de prendre +tout." Le Turc dit dans son ame: "Il faut toujours profiter de +l'occasion; je vais essayer de prendre tout. S'il ne me dit rien, il +aura evidemment perdu le sens; si c'est le contraire, je jetterai +la viande par terre, et je me sauverai." Il entra dans la boutique +lentement, et avec timidite prit la viande, la mit sur son epaule, +ayant, pendant tout ce temps les yeux fixes sur Kourroglou; ensuite +il quitta la boutique et commenca a courir, et, tout en fuyant, il +regardait souvent derriere lui; mais personne ne le suivait. Il avait +toujours quelque apprehension, et il courait aussi fort que la vitesse +de ses jambes le lui permettait. Il n'etait pas loin de sa maison quand +il rencontra quelques amis, qui lui demanderent la raison de cette hate. +"Oh! puisse votre maison ne tomber jamais en ruine! Un fou est assis +dans la boutique d'Ayvaz; pour une piastre, il m'a donne toute une +epaule de mouton; quel beau trafic! Il y a encore onze quartiers dans +la boutique; allez vite, et il vous les donnera surement." Pendant que +Kourroglou vendait ainsi toute la viande d'Ayvaz pour douze piastres, ce +dernier arrivait a la maison de son pere transporte de joie, et il dit: +"Il est venu a notre boutique un berger qui a neuf cents moutons; je +l'ai retenu, et nous acheterons son troupeau." Son pere, Mir-Ibrahim, +le boucher, se rendit promptement a la boutique, et des qu'il vit +Kourroglou, il lui jeta ses bras autour du cou, et l'accueillit avec de +grands embrassements, l'appelant beg, et ami, et frere en meme +temps. Kourroglou pensa en son coeur: "Je t'entends, coquin, tu veux +m'attraper." Mir-Ibrahim dit: "Beg, votre nom a echappe de ma memoire; +tout ce que je sais, c'est que vous aviez coutume de m'honorer de votre +presence quand vous nous ameniez des moutons. Il y a longtemps que nous +ne nous sommes vus; mes yeux vous cherchaient et vous desiraient." +Kourroglou pensait dans son coeur: "Fripon! tu achetes le pain du +boulanger, et puis tu le lui revends ensuite[13]." Et alors il dit: "Mon +nom est Roushan." Il ne disait pas un mensonge, car tel etait vraiment +son nom. Le boucher sur cela commenca a se plaindre: "Comment! nous +aviez-vous oublie? et pourquoi etre reste si longtemps sans voir votre +ami et votre frere?" Kourroglou repondit: "Les moutons que j'avais +coutume d'amener ici venaient tous de la Perse; maintenant Kourroglou +demeure sur les frontieres, a Chamly-Bill. La crainte de ce voleur m'a +retenu; mais, grace a Dieu! Kourroglou etant mort, je te fournirai +desormais autant de moutons que tu peux desirer." Mir-Ibrahim, le +boucher, demanda: "Est-il donc vrai que Kourroglou soit mort?--Mort et +enterre! J'ai moi-meme assiste a ses funerailles." Le boucher dit: "Dieu +soit loue! car vous saurez que notre pacha, ayant entendu parler de +ce bandit, a defendu a mon Ayvaz de sortir de la ville, de peur que +Kourroglou ne l'enleve et ne le couvre d'infamie. Depuis sept ans, Ayvaz +n'est jamais sorti de la forteresse." Kourroglou disait en lui-meme: +"Voyez cette sale tete; il m'a enterre vivant, mais je l'aurai bientot +moi-meme mis au tombeau; de sorte que chacun se moquera de lui jusqu'a +la fin du monde." + +[Footnote 13: expression proverbiale pour dire: tu mens, tu m'as +trompe.] + +Ayvaz, voyant qu'il ne restait plus de viande dans la boutique, crut +d'abord qu'elle avait ete vendue; mais quand il regarda dans la bourse, +il n'y trouva que douze piastres, et dit: "Berger, puisse ta maison +s'ecrouler!" et alors il se mit a pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la +cause de ses larmes; et lui dit: "Pere, j'ai confie a Roushan douze +quartiers de viande, et il les a vendus une piastre la piece." +Kourroglou repondit: "J'avais entendu dire que la corporation des +bouchers etait renommee pour son avarice sordide, je vois que cela est +exact. A chacun des douze amis que j'ai dans la ville, j'ai envoye un +morceau de viande. Quoi qu'il en soit, vous ne perdrez rien. Douze +quartiers font six moutons; quand tu viendras acheter mon petit +troupeau, tu pourras en prendre douze gratis." Quand Mir-Ibrahim +entendit ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. "Retiens ta langue, +imbecile, dit-il, et _ne mange plus de bouc_. Ton oncle Roushan[14] sait +ce que c'est que d'etre un homme; il nous donnera quatorze moutons." +Kourroglou vit qu'il avait perdu deux moutons de plus, et dit en +lui-meme: "Ta bouche est prete, ton gosier est ouvert, il ne manque que +la poire pour jeter dedans; mais la poire?" Mir-Ibrahim dit: "Allons, +Roushan Beg, levons-nous, et allons a la maison; nous appreterons +l'argent, et reglerons nos comptes." Ayvaz ferma la boutique, et ils +s'en allerent tous trois a la maison. + +[Footnote 14: Cher oncle, est une expression affectueuse que l'on +emploie avec les personnes agees.] + +Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz pendant qu'il irait +chercher l'argent. Quand ils se trouverent seuls, Ayvaz s'assit sur un +siege plus eleve que Kourroglou; Ayvaz se leva et prit dans une niche +une bouteille et un verre qu'il placa devant lui, et alors, relevant +ses manches jusqu'au coude, il remplit son gobelet de vin et le vida. +Kourroglou n'avait pas bu de vin depuis quelque temps; son coeur battait +avec violence; il contemplait tendrement l'heureux buveur, et se lechait +les levres. Ayvaz dit: "Roushan, mon oncle, pourquoi leches-tu ainsi tes +levres?" Kourroglou repliqua: "Que je devienne ton esclave! O phenix du +paradis! quelle est cette liqueur rouge que tu bois?" Ayvaz dit: "N'en +as-tu encore jamais vu, mon oncle? Cela s'appelle du vin." Kourroglou +reprit: "Mon fils, mon petit-fils, remplis-en un verre pour moi, et +laisse-moi le boire." Ayvaz dit alors: "Ce breuvage a cette mauvaise +qualite, qu'il rend fous ceux qui en boivent.--Comment cela?" Ayvaz +repliqua: "Donnez-en seulement une once a un bouc, et aussitot il +aiguisera ses cornes et se battra contre un loup; donnez-en a un +poisson, et il chargera un vaisseau de marchandises, et naviguera le +portant sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu en bois, +tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant tout haut que tu as +amene neuf cents moutons. Les bouchers tomberont alors sur toi, et te +les prendront de force." Kourroglou dit: "Ayvaz, puisse-je devenir +la victime de tes yeux! J'avais coutume d'en boire beaucoup; nous en +recoltons en grande abondance." Ayvaz lui dit: "Comment le fait-on dans +votre pays?--Dans notre pays, on cueille les grappes et on les presse +jusqu'a ce que le jus en soit bien exprime; alors on en remplit un vase +que l'on met sur le feu. Il bout et rebout jusqu'a ce qu'il soit reduit +d'un tiers, et que la quatrieme partie demeure; alors nous jetons dedans +du pain coupe en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts." Ayvaz +dit: "Puisses-tu mourir, oncle, tu m'as compris merveilleusement! la +chose dont tu parles s'appelle _Dushab_[15].--Comment? qu'est-ce donc, +alors, que tu bois ainsi, mon enfant?--C'est du vin.--Bien, bien, je le +vois a present; nous en avons en abondance dans notre pays.--Comment le +faites-vous dans votre pays, mon oncle?--Nous prenons de la creme, que +nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu'a ce +que le beurre paraisse a la surface. On met le beurre dans le pilon, et +l'on boit ce qui reste.--Puisses-tu mourir, oncle! ceci est le abdough +(lait de beurre).--S'il en est ainsi, pour l'amour de Dieu! laisse-moi y +gouter.--J'ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras +bu." + +[Footnote 15: _Dushab_, pate sucree preparee de la maniere ici decrite, +dont on fait communement usage dans l'Orient au lieu de confitures ou de +sucre.] + +Kourroglou reitera sa demande, jusqu'a ce qu'enfin Ayvaz, touche de +pitie, consentit a lui en donner un verre. "O Dieu! s'ecria-t-il, +maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m'a offert a boire de ses +propres mains!" Il vida le verre, et, comme il n'avait mouille qu'une +de ses moustaches, il dit: "Donne-m'en un autre verre, pour l'autre +moustache." Il continua ainsi de boire et eut bientot vide la bouteille +jusqu'a la derniere goutte. Ayvaz dit alors d'une voix irritee: +"N'oublie pas que ce n'est pas du lait de beurre: tu sentiras bientot ta +tete s'appesantir." Kourroglou dit: "Mon petit oiseau de paradis! tu ne +penses a personne qu'a toi! regarde-moi aussi." Cela dit, il se leva, +et, s'apercevant qu'il y avait encore six bouteilles d'eau-de-vie dans +la niche, il les prit l'une apres l'autre, et les vida jusqu'a la +derniere goutte. Ayvaz s'ecriait: "Ceci n'est pas du vin, mais de +l'eau-de-vie, rustre; pourquoi en as-tu bu plus d'une!" Kourroglou dit: +"O perroquet du paradis! elles se meleront dans mon ventre." Ayvaz etait +fache et se disait: "Il est ivre, il va bientot tomber endormi; alors, +comment acheterons-nous ses moutons?" Kourroglou prit un siege, et, +regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et +commencant a jouer, dit: "Ayvaz, que je sois ton esclave! laisse-moi +tirer quelques sons de la guitare!--Quoi! sais-tu donc en jouer, oncle?" +Kourroglou dit: "Quand j'etais un enfant, un simple petit berger, mon +pere fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cedre; il y mit +des cordes faites avec les crins d'une queue de cheval, et j'ai +appris dessus a jouer un peu." Ayvaz lui donna la guitare: Kourroglou +l'accorda, et elle resonnait sous ses doigts comme un rossignol. +L'enfant emerveille ecoutait avec ravissement. A la fin, reprenant +son sang-froid, il demanda: "Oncle, peux-tu chanter aussi bien que +tu joues?--Je vais l'essayer et chanter, si tu me le permets. Que +pouvons-nous faire de mieux?... Nous sommes tous deux gris; si je +ne chante pas ici, ou chanterais-je donc?" Cela dit, il chanta +l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--"Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du +boucher! Mais il ne faut pas repeter mes paroles. La rosee est descendue +sur les joues de la rose[16]. Tu as vide la coupe, tu es gris, meme +ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd'hui fils du boucher, mais +qui seras bientot le mien." + +[Footnote 16: La sueur a couvert ta figure.] + +Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda: + +"Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou!" + +Kourroglou fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--Les roses du jardin sont en pleine floraison; les +rossignols amoureux chantent, les vallees de Chamly-Bill sont obscurcies +par de nombreuses tentes[17]. C'est la qu'est ma demeure. O fils du +boucher!..." + +[Footnote 17: Dans le texte _churdug_, sorte de tente avec quatre +piquets et une couverture d'etoffe de laine noire.] + +Ici Kourroglou s'arreta et se dit: "Si je terminais cette chanson par le +nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore +berger un peu de temps." Il chanta l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--"Dois-je le confesser? Non, je suis berger. La vie +des etres crees doit avoir une fin. Quand je tire de l'arc, ma fleche +traverse le roc, o fils du boucher!" + +Comme il disait ces mots, le pere d'Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la +chambre avec l'argent destine a l'achat des moutons et dit: "Leve-toi, +Roushan-Beg, et allons ou est le troupeau, afin de terminer notre +marche." + +Kourroglou, voyant qu'Ayvaz ne bougeait pas, dit: "Mir-Ibrahim, l'enfant +ne viendra-t-il pas avec nous?--Il faut qu'il reste a la maison; +le pacha lui a defendu de quitter la ville ainsi que je te l'ai +dit.--N'as-tu pas honte d'avoir peur du cadavre de Kourroglou? Vous +croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous +pas? Je te repete que Kourroglou est mort depuis plus d'un mois. +Maintenant, sois franc! ce n'est pas Kourroglou que tu crains; mais tu +as peur que je te force a etre reconnaissant, quand j'aurai fait don a +Ayvaz de trente moutons." + +Lorsque le boucher eut entendu qu'il s'agissait encore d'un present +de trente moutons, il perdit la tete. Il donna a Ayvaz un vigoureux +soufflet sur la face, et s'ecria: "Leve-toi, niais, et fais un grand +salut a Roushan-Beg! c'est un homme liberal, c'est un grand homme, et sa +parole est une parole." Ayvaz, qui etait excite par le vin qu'il avait +bu, non moins que tout ce qu'il venait de voir et d'entendre, sentit un +frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son coeur: "Cet +homme doit etre Kourroglou lui-meme ou quelqu'un de sa bande." Il prit +sa guitare et dit: "Pere, laisse-moi chanter une chanson et je vous +accompagnerai ensuite." + +_Improvisation_.--"Pere, ne confonds pas mon entendement! un homme comme +lui ne peut etre un berger. Tu n'as qu'un fils, songes-y! Ne l'emmene +pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-la. J'ai compare ses paroles +avec ses actions; c'est un fou etrange. Son amitie et sa haine ne durent +qu'un moment. Ce doit etre Kourroglou lui-meme ou Daly-Hassen: _cet +homme ne ressemble certainement pas a ton berger_." + +Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa: "Cet enfant est penetrant; +c'est le fils qu'il me fallait." Ayvaz continuait ainsi: + +_Improvisation_--Pere, ses marchands trafiquent dans les quatre parties +du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent a ses depens. Il n'aime +aucun compte, mais distribue liberalement ses dons par cinq et par +quinze. Crois-moi, un berger n'a pas cet air-la." + +Mir-Ibrahim dit: "Que faut-il faire, mon fils? Comment aurons-nous les +neuf cents moutons?" Ayvaz continua et chanta: + +_Improvisation_.--"Renvoyez-le; envoyez-le ou nul oeil ne pourra le +voir. Que pas un hote, pas un voisin ne s'apercoive de sa venue. Qu'on +ne le voie pas meme dans le sommeil! un homme de cette apparence ne peut +etre, croyez-moi, ne peut etre un berger. Le nom d'Ayvaz est attache +a cette chanson. Un signe, en forme de croix, a deja ete brule sur ma +poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tete. + +"Pere, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps!" + +Kourroglou, voyant qu'Ayvaz avait devine ce qu'il etait, se pencha +doucement vers lui, et lui dit a l'oreille: + +"Mechant enfant! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le +troupeau? Je te montrerai quatre belles cages attachees au dos d'un +jeune ane; chacune d'elles contient quantite d'alouettes, de cailles, +de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d'oiseaux +chanteurs. Aussitot que nous serons arrives, je t'en ferai present, +ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, ou ils +chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu ecouteras leur +ramage, tu seras rejoui." + +Ayvaz alors pleura et dit: "Je ne puis m'en defendre, viens, pere, +allons.--Oui, allons, mon enfant, notre ami Roushan-Beg empechera bien +que tu sois arrete aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un +esclave avec nous." + +Ainsi, apres avoir pris l'argent pour payer les moutons, Ayvaz, +Kourroglou, Mir-Ibrahim et l'esclave se mirent en route. A un fersakh de +distance d'Orfah, ils arriverent a la montagne dont il a ete parle, sur +laquelle le berger faisait paitre ses moutons. Quand le boucher apercut +de loin le troupeau, il fut rejoui dans son coeur et dit: "Est-ce la ton +troupeau, Roushan-Beg?--Ce l'est.--Commencons donc notre marche. Nous +conviendrons d'abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y +a de moutons gras et en bon etat; combien de maigres et +d'estropies.--Qu'il en soit ainsi! Fais comme il te plaira.--Combien +as-tu de moutons?--Je t'ai dit ce matin que j'en avais neuf +cents!--Combien de maigres et combien de gras?--Je n'ai jamais de betail +maigre, male ou femelle; tous mes moutons sont gras et en bon etat. +Aucun d'eux n'a plus de deux ans, et les brebis n'ont pas encore +agnele.--Bien, as-tu achete ces moutons ou les as-tu eleves?--Un menteur +est pire qu'un chien, et je te dirai la verite: j'en ai achete la +moitie, et j'ai eleve moi-meme l'autre moitie.--Combien veux-tu les +vendre la piece?--Je veux les vendre en bloc.--A quel prix?--Maudit soit +celui qui ment. Je te dirai la simple verite. Je les ai achetes cinq +piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j'aie au +moins une piastre de profit dans le marche. Je ne desire pas en avoir +davantage avec toi." + +Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz suivait chaque +parole qu'ils prononcaient. Il dit tout bas, a son pere: "Je lui ai fait +boire du vin, il ne sait pas ce qu'il dit. On ne peut pas acheter un +mouton moins de cinq tumans. Comptez l'argent sans delai, pere, et +lorsqu'il l'aura recu, il ne pourra plus se retracter, quand meme il +recouvrerait la raison." + +Mir-Ibrahim ouvrit le sac ou etait l'argent, qu'il compta et versa +ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que +plus de la moitie etait deja payee et que le compte avancait rapidement, +dit dans son coeur: "Comment me debarrasserai-je de ce fripon de Turc?" +Il possedait une force de poignet si extraordinaire, qu'il pouvait +serrer entre ses doigts une piece de monnaie assez fort pour en effacer +l'empreinte. Ayant ainsi efface une piastre, il la jeta avec colere +devant le boucher et s'ecria: "Ceci est de la fausse monnaie." Mais +la ruse n'avait pas echappe a l'oeil percant d'Ayvaz, qui dit: +"Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons emprunte la moitie +de cet argent; pourquoi l'alteres-tu mechamment?" Kourroglou repliqua: +"Ayvaz, mon enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins +d'ouvriers de la monnaie ont oublie de frapper les chiffres du sultan +sur la piastre; et il faudra que je perde dessus." En disant ces mots, +il se leva, jeta tout l'argent parterre, et dit d'une voix irritee: "Il +y a cent bouchers dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons, +et je vous vendrai l'autre." Et il s'eloigna. Les prieres du boucher +furent inutiles, et Kourroglou etait sur le point de partir, lorsque +Mir-Ibrahim, au desespoir, dit a son fils: "Puisses-tu mourir jeune[18], +Ayvaz; va, cours apres lui, et prie-le de venir terminer le marche; +peut-etre t'ecoutera-t-il." + +[Footnote 18: "Mourir dans ton jeune age", _djeuen merg skeyi_, et aussi +_merghi tu_ "tue la mort", sont deux etranges expressions de tendresse +employees par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de +quelqu'un ou le flatter.] + +Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains, +il le supplia, en disant: "Je t'en conjure, mon oncle, ne sois pas +fache, et reviens." Kourroglou, faisant semblant de s'adoucir, revint, +et s'assit a sa premiere place. Quand l'argent fut tout compte, +on s'apercut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher dit: +"Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les +conduirons a la ville, ou je lui paierai le reste de la somme. Tu +dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin." Kourroglou +repliqua: "Je n'irai pas a Orfah, car j'ai entendu dire que ceux qui +y passent la nuit avec de l'argent sont assassines. Il faut que tu me +payes ici meme.--Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg; cependant je +ferai comme tu l'ordonnes. Reste ici avec Ayvaz; et toi, mon enfant, +sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je +courrai a la ville chercher le reste de l'argent." + +Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de +Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse il partit pour Orfah. + +Kourroglou, sous pretexte d'aller chercher les quatre cages qu'il +avait promises a Ayvaz, laissa ce dernier avec l'esclave, tandis qu'il +retournait vers le berger. Il reprit son armure, _ainsi que ses dix-sept +armes_. Alors il demanda au berger: "Ou est mon cheval?--Oh! puisse ta +maison tomber en ruine! Ton cheval est aussi fou que toi-meme. Je l'ai +attache par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s'il +est mort ou vivant." Kourroglou lui dit: "Miserable! je souillerai le +tombeau de ton pere! Tu as fait du mal a mon cheval, fils de chien!" Et +il courut sans delai vers le ravin, ou il vit son Kyrat attache d'une +telle facon, qu'il ne pouvait bouger. Il detacha les liens de son +cheval, le sella, serra la sangle, puis, l'ayant embrasse sur les deux +yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d'abord le sac de +piastres, qu'il attacha derriere la selle avec des courroies. +"Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et +partons!--Guerrier, tu te moques de moi; mon oncle Roushan sera bientot +ici, et tu seras demonte par un seul coup de sa massue.--Frotte les +yeux, Ayvaz, et regarde; ne reconnais tu pas ton oncle?" Ayvaz l'examina +attentivement. "Oui, c'est lui, dit-il, c'est Roushan-Beg lui-meme; +seulement son habit n'est pas le meme." + +Il commenca a pleurer, et s'ecria: O ma mere! o mon pere! ou etes-vous?" +Ses larmes et ses prieres lui servirent peu. Kourroglou l'enleva sur sa +selle, le placa derriere lui, et ayant lie un shawl autour de son corps +et de celui d'Ayvaz, il assujettit ce dernier a sa ceinture. Ensuite il +donna un coup d'eperon a son cheval, le fouetta, et emporta sa proie. +Le credule esclave du boucher pensait que tout cela n'etait qu'un jeu. +Cependant il courut apres lui et cria: "Treve a ce jeu, treve a cette +plaisanterie." A la fin il se facha, sortit un poignard du fourreau, et +l'elevant devant Kourroglou, il dit: "Laissez l'enfant, ou je vous passe +ce fer a travers le corps." Kourroglou dit: "Voyez ce reptile! Il faut +que je montre quelque merci envers lui." Alors il lanca sa massue apres +lui, et le crane de l'esclave fut ecrase comme la tete d'un pavot. + +Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux; et, tremblant de +frayeur, il commenca a reciter les prieres des mourants. Kourroglou lui +ordonna d'approcher et d'ouvrir ses oreilles. Alors il delia sa bourse, +en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda: "Berger, as-tu vu +un chameau[19]?" Le berger repliqua: "Je n'ai pas meme vu un mouton." +Kourroglou dit: "Berger, tu vas conduire a l'instant ce troupeau a la +ville; pendant ce temps j'enleverai Ayvaz." Ainsi le berger conduisit +son troupeau a Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz a +Chamly-Bill. L'enfant desole criait douloureusement: "Malheur a moi! je +laisse ma tante derriere moi; j'abandonne la femme de mon oncle; malheur +a eux, malheur a moi!" Ses yeux etaient rouges et enfles comme des +pommes. Kourroglou fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_.--"Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne +tourmente pas mon coeur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz!" + +[Footnote 19: "Avez-vous vu le chameau?" _Non! sirutur didi? Ne!_ Conte +perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.] + +Ce dernier, en reponse, fit l'improvisation suivante: + +_Improvisation_--"Tu dis qu'il ne faut pas pleurer! Comment puis-je +retenir mes larmes, o Kourroglou? Tu me dis de ne pas te tourmenter de +mes chagrins; comment puis-je m'empecher d'etre triste?" + +Alors Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--"Je revenais des champs, je revenais des deserts, et +je demandais aux bergers s'ils ne t'avaient pas vu. Je t'ai separe de +ton vieux pere; Ayvaz, ne pleure pas." + +Ayvaz chanta ainsi: + +_Improvisation_.--"Tu as rempli les sacs avec l'argent; tu as dechire +le fond de mon coeur; tu as courbe sous le chagrin le dos de mon pere. +Comment puis-je m'empecher de pleurer, o Kourroglou? + +Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--"Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan? Ne serai-je +pas pour toi un pere, un tendre parent? Ne crie pas, ne pleure pas, +Ayvaz." + +Ayvaz chanta alors: + +_Improvisation_.--"Mes fleurs, je vous ai laissees dans le jardin! +J'ai laisse derriere moi des beautes dont la ceinture merite d'etre +embrassee, j'ai laisse derriere moi mon nom et ma famille! Comment +puis-je retenir mes larmes, o Kourroglou?" + +Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--"Plus de larmes, je t'en conjure, ou tu me feras +pleurer moi-meme comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras +un guerrier, tu seras la gloire et l'orgueil de Kourroglou. Ne pleure +plus." + +Ayvaz dit: "J'ai oui dire que tu etais un guerrier; tu dois alors me +traiter comme il convient a un guerrier. Je ne puis dire si tu es un +homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m'empecher de pleurer?" + +Kourroglou lui promit d'en faire son fils, de le faire vivre dans +l'abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuerent leur +voyage a Chamly-Bill. + +Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher +l'argent, et dit a sa femme: "J'ai rencontre aujourd'hui un berger qui +est un grand niais. J'etais a court de quelques tumans pour payer les +moutons, et je lui ai laisse Ayvaz en otage. Va, et tache de trouver +l'argent promptement." Sa femme court chez quelques parents et amis; et, +ayant obtenu la somme necessaire, elle l'apporta au boucher. Celui-ci +remonta a la hate sur sa chetive rosse, et retourna vite au troupeau. +Mais a peine avait-il passe la porte, qu'il vit le berger entrant dans +la ville avec ce meme troupeau. "Berger, tu es un fripon, un voleur! De +quel droit amenes-tu mes moutons a la ville? Je les ai achetes, je les +ai payes." Le berger dit: "Je ne te comprends pas." Mir-Ibrahim demanda: +"Quoi! n'es-tu pas le berger de Roushan-Beg?--Tu reves comme si tu avais +la fievre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est +celui que tu nommes Roushan-Beg.--Miserable! ne m'avez-vous pas +vendu ces moutons, il n'y a qu'un instant? n'avez-vous pas pris +l'argent?--Arriere, avec ton mensonge! Les brebis sont la propriete de +Reyhan l'Arabe, et je les amene en ville pour les traire. Les brebis que +l'on trait dans la place du marche se vendent un meilleur prix." + +A ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir a la peau. Il +descendit pour tater les mamelles des brebis, et s'apercut qu'elles +avaient toutes du lait. Il dit: "Ce hableur, Roushan-Beg, me disait, +en me vendant son troupeau, qu'il ne s'y trouvait que des males ou des +brebis qui n'avaient jamais porte. Sans aucun doute, c'etait Kourroglou, +qui, apres m'avoir trompe, doit avoir emmene Ayvaz avec lui. N'as-tu pas +vu deux jeunes garcons sur la montagne?" Le berger dit: "Oui, j'ai vu +deux jeunes garcons jouant et luttant ensemble sur la montagne." + +Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hate, et courut au galop. Il +ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta +clouee a son palais; il commenca a frapper ses tempes si violemment +qu'il tomba de cheval. Dans son desespoir, il se jeta sur la terre; et, +repandant de la poussiere sur sa tete, s'ecria: "Malheur a moi! il m'a +enleve mon fils." + +Mir-Ibrahim fut trouve dans cet etat deplorable par Reyhan l'Arabe. Ce +dernier etait un riche seigneur, qui se rendait au dela des montagnes +pour chasser, accompagne de cent soixante cavaliers. Quand il se fut +approche, et qu'il eut examine les choses, il reconnut son beau-frere +dans l'homme ainsi desole: "Quoi! est-ce vous, Mir-Ibrahim? Pourquoi ces +larmes, et que signifie ce desespoir?" Le pauvre pere, que la douleur +privait de la parole, put seulement prononcer ces mots: "Il l'a +emmene... il l'a emmene!..." Reyhan l'Arabe demanda en colere: "Fils +d'un pere brule, qui, et par qui enleve?" Une demi-heure se passa avant +que Mir-Ibrahim eut recouvre ses sens, et il dit: "Je l'ai vendu a +Kourroglou; il l'a enleve, il s'est enfui.--Parle clairement. Si tu lui +as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriete." Ce ne +fut qu'apres de nombreuses questions que Reyhan l'Arabe dit, dans +son coeur: "Kourroglou, tu es un miserable, tu as passe ta main[20] +crasseuse sur ma tete, et enleve le gibier de mes reserves." Il appela +ses cavaliers, et dit: "Enfants, je vais courir apres lui; suivez-moi." +Alors ils galoperent a la poursuite de Kourroglou, guides par les traces +des pas de son cheval. + +[Footnote 20: C'est-a-dire: tu m'as trompe et deshonore.] + +Reyhan l'Arabe etait monte sur une jument. Kourroglou continuait de +marcher, sans etre averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses +oreilles. C'etait un signe certain de la presence de la jument, a +environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son coeur: "Mon Kyrat +doit sentir la jument de Reyhan l'Arabe. Celui-ci a sans doute tout +appris, et me poursuit maintenant." Il regarda le ciel, et vit quelques +oies sauvages passer au-dessus de sa tete. Kourroglou pensa: "Je vais +decocher une fleche au guide de la bande: si l'oiseau tombe, je serai +vainqueur; mais si la fleche revient seule, Ayvaz ne sera pas a moi." Il +prit une fleche de son carquois; et, apres l'avoir placee sur son arc, +il l'envoya dans l'air. En tres-peu de temps, l'oie descendit, et vint +tomber aux pieds de son cheval. + +Kourroglou se sentit tres-heureux; il arracha une couple des plus belles +plumes de l'oie, et, otant le bonnet d'Ayvaz, les attacha, en guise de +plumet, a sa calotte. Ayvaz dit: "Tu as fait des trous, avec ces plumes, +dans ma calotte; j'ai une belle niece qui m'en fera une neuve.--O mon +fils! repliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma +maison, tes habits seront d'or et de soie." En entendant cela, Ayvaz +pleura amerement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson +suivante: + +_Improvisation_.--"Que ta tete semble belle avec cette plume! c'est +comme la tete d'une grue male. Je la garderai[21], je veillerai +soigneusement sur elle. Je t'ai cherche dans le ciel, et je t'ai trouve +sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquee de tes +sourcils a ete dessinee par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en +age, tu as quinze ans, o jeune garcon! A tous ces ornements un seul +manque encore: c'est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le +modele d'un guerrier. Je couvrirai ta tete d'une calotte d'or. O ma +jeune grue! ne pleure plus." Apres une pause, Kourroglou chanta: + +_Improvisation_.--"Je te vis, et mon coeur fut heureux. Tu trouveras en +moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou _le belier_. Je suis +bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, a la tete de grue, ne pleure +plus." + +[Footnote 21: _Terbatics_ "Je tournerai autour de ta tete", expression +prise d'une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu'un, afin +de le prevenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui, +et on en fait ensuite present aux pauvres, ou bien on le fait pendre. +Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant, +baisent le pan de sa robe ou son eperon; ils demandent comme la plus +grande faveur la permission de tourner autour de son cheval; de la +l'expression _dourer beguerden_, c'est-a-dire "j'implore, je demande sur +tout ce qu'il y a de plus sacre".] + +Retournons maintenant a Reyhan l'Arabe. Il connaissait parfaitement +tous les chemins et sentiers des environs d'Orfah; il savait aussi +que Kourroglou y venait pour la premiere fois, et par consequent ne +connaissait pas les localites. Il y avait une passe etroite au-dessus +d'un precipice qu'il fallait traverser au moyen de _quelque chose +ressemblant a un pont jete dessus_. Avant que Kourroglou put avoir passe +ce pont, Reyhan l'Arabe y etait arrive en faisant un detour, et il +se posta a l'entree meme. Kourroglou, voyant que sa route etait +interceptee, se determina a gravir la montagne rapide qui surplombait le +pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses eperons et le fouetta; Kyrat +grimpa comme une chevre sauvage, et fut bientot debout sur le sommet. +Kourroglou, regardant alors de tous cotes, ne vit rien que les murs +perpendiculaires des precipices horribles. On ne voyait aucun passage; +seulement, au pied d'un des flancs de la montagne, il y avait un ravin +large de douze metres et de cent metres de long. Kourroglou demeura a +mediter sur ce qu'il y avait a faire. + +Reyhan l'Arabe alors dit a ses gens: "Mes enfants, mes ames, pas un pas +de plus. Restez ou vous etes: pas un de vous ne pourrait monter au +lieu ou est maintenant Kourroglou; il faudra qu'il y meure ou qu'il +descende." + +A tout evenement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la +montagne; mais, ce qu'il eut de pire, c'est que Kyrat y tomba malade, +Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria: "O Dieu! si le jour +de ma mort est arrive, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites." Il +regarda alors Kyrat, et son coeur fut rejoui quand il vit que son cheval +paissait et mangeait l'herbe avec appetit, signe evident que sa sante +s'ameliorait, grace a l'intercession de la sainte ame d'Ali. Il alla +examiner le ravin, large de douze metres, et pensa: "Quel que puisse +etre le resultat, je veux l'essayer. Si Kyrat franchit le ravin, +nous sommes sauves; s'il ne le peut, alors nous perirons tous trois +miserablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brises en mille pieces au fond du +precipice. Je ne puis attendre plus longtemps." Il sauta sur son cheval, +lia Ayvaz a sa ceinture avec un chale, et improvisa a son cheval le +chant suivant: + +_Improvisation._--"O mon coursier! ton pere etait bedou, ta mere kholan. +Sus! sus! mon digne Kyrat, porte-moi a Chamly-Bill! Ne me laisse pas +ici, parmi les mecreants et les ennemis, au milieu du noir brouillard. +Sus! sus! mon ame, Kyrat, emporte-moi a Chamly-Bill!" + +Aussitot que Reyhan l'Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit a +rire et cria d'en bas: "Bien, maudit! tu as dit tes dernieres paroles; +mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos +mains." Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat: + +_Improvisation._--"Helas! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu +seras couvert de harnais de soie a ta droite et a ta gauche; je ferai +ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derriere avec de l'or pur. +Sus! sus! mon Kyrat, porte-moi a Chamly-Bill! Ton corps est aussi rond, +aussi mince et aussi uni qu'un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon +cheval; que l'ennemi te voie et devienne aveugle d'envie[22]. N'es-tu +pas de la race de kholan? n'es-tu pas l'arriere-petit-fils de +Duldul[23]? O Kyrat! porte-moi a Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai +tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder expres +pour toi. Nous nous rejouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux. +O mon Kyrat! toi que j'ai choisi entre cinq cents chevaux, sus! sus! +porte-moi a Chamly-Bill." + +[Footnote 22: Litteralement: "Tu arracheras les yeux du scelerat."] + +[Footnote 23: Duldul: nom du celebre cheval arabe qui appartenait a Ali, +gendre de prophete.] + +Ayant fini ce chant, Kourroglou commenca a promener Kyrat. Reyhan +l'Arabe le vit d'en bas, et, devinant que Kourroglou preparait son +cheval a franchir le ravin, il dit a ses hommes: "Voulez-vous parier que +Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce precipice? Son grand courage +me plait. Je vous prends a temoin que s'il franchit le ravin, je me +garderai de persecuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui +laisserai emmener Ayvaz; s'il succombe, je rassemblerai leurs membres +disperses et les ensevelirai avec honneur." Il dit ces mots, et il +regarda la montagne tout le temps a travers un telescope. Kourroglou +continuait a promener Kyrat jusqu'a ce que l'ecume parut dans ses +naseaux. Enfin, il choisit une place ou il avait assez d'espace pour +sauter; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant. + +Le brave Kyrat s'elanca et s'arreta sur le bord meme du precipice; ses +quatre jambes etaient rassemblees entre elles _comme les feuilles d'un +bouton de rose_. Il hesita un instant, prit de l'elan, et sauta de +l'autre cote du ravin; il retomba meme deux metres plus loin qu'il +n'etait necessaire. + +Reyhan l'Arabe s'ecria: "Bravo! benis soient la mere qui a sevre et le +pere qui a eleve un tel homme." + +Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tete; il +ne regarda pas meme en arriere, comme s'il ne fut rien arrive +d'extraordinaire, et il s'en alla tranquillement avec Ayvaz. + +Reyhan l'Arabe dit a ses hommes: "Mes amis, mes enfants! un loup a qui +l'on n'ote pas sa premiere proie s'enhardit et revient plus rapace que +jamais. Kourroglou a enleve aujourd'hui le fils de mon beau-frere; +demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui +montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc." + +Sur cela, ils s'elancerent a sa poursuite. Aussitot que Reyhan l'Arabe +apercut Kourroglou, il cria: "Roi, parviendrais-tu a t'echapper jusqu'a +Chamly-Bill, je t'y atteindrais encore." Kourroglou pensa: "Ce brigand +ne veut pas me laisser en paix." Il fit descendre Ayvaz de cheval, +examina la selle, les etriers, resserra la sangle, et retourna +au-devant de Reyhan l'Arabe, auquel il demanda: "Que veux-tu de moi, +mecreant?--Ecoutez cette belle question, ce que je veux? Tu as passe ta +main crasseuse sur ma tete." Kourroglou demanda: "Veux-tu combattre avec +moi comme un homme ou comme une femme?--Qu'entends-tu par combattre +comme un homme ou comme une femme?--Si tu ordonnes a tes cavaliers de +sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme; si, au contraire, +tu consens a te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il +convient a des hommes. + +--Soit, battons-nous donc comme des hommes." Kourroglou, qui voyait que +les cavaliers de Reyhan l'Arabe attendaient tranquillement, ranges en +ligne, dit dans son coeur: "Malgre ses promesses, je ne puis me fier a +la parole des Sunnites; commencons donc par eloigner d'ici au moins une +partie de ses cavaliers. Ecoutez-moi, Reyhan l'Arabe, j'ai coutume de +chanter avant le combat. Voici mon chant: + +_Improvisation._--"Guerrier Reyhan! tu es venu avec une armee contre +moi seul. Ou est ton honneur, ou est ta valeur si vantee? Pourquoi +cherches-tu a detruire mon ame? Guerrier Reyhan, tu es fou!" + +Le son de sa voix, aussi bien que le chant, etaient si terribles, que +les cavalieres de Reyhan furent frappes de peur. Kourroglou continua: + +_Improvisation_.--"Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc. +Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tete comme un belier +contre mon bouclier. Je puis broyer l'acier entre mes dents, et je le +crache alors avec mepris contre le ciel. Oh! pourquoi ne pas combattre +aujourd'hui?" + +Les cavaliers de Reyhan l'Arabe, saisis d'horreur, murmurerent l'un a +l'autre: "Pour la gloire de la race d'Osman, pas un de nous n'echappera +au tranchant du sabre de Kourroglou." Plusieurs d'eux prirent la fuite. +Kourroglou dit dans son coeur: "Est-ce ainsi? Fuyez donc." Et il +improvisa. + +_Improvisation_.--"Donne ordre a ton armee de se diviser par bataillons. +Ah! ont-ils tant de confiance dans leur nombre? Je suis seul, que cinq +cent, que six cents de vous s'avancent! Reyhan est venu, il est fou, en +verite." + +Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul +resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa. + +_Improvisation_.--"Un guerrier ne chasse pas ses freres guerriers dans +le couvert. Il menace avec son epee egyptienne bien affilee, elevee en +l'air. Pense a toi, Reyhan, avant qu'il soit trop tard. Es-tu fou? Tu +n'as jamais eprouve la force du belier, le front de Kourroglou; tu n'as +jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore la, Reyhan, es-tu +fou?" + +Reyhan l'Arabe etait un seigneur d'un grand courage; on parlait de sa +gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s'ecria: +"Retourne dans ta maison, Reyhan; regarde la fuite de tes cavaliers." Sa +reponse fut: "Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent resister a +un hibou comme toi." Cela dit, Reyhan lanca sa jument arabe sur le +railleur. Kourroglou, de son cote, donna de l'eperon a Kyrat. Le choc +fut terrible. + +Les dix-sept armes qu'il portait avec lui furent employees tour a +tour, et cependant aucun avantage ne fut remporte de part et d'autre. +Kourroglou vit que Reyhan l'Arabe etait un homme d'un courage et d'une +habilete superieurs. + +Ils s'approcherent plusieurs fois a cheval poitrine contre poitrine et +dos contre dos. Ils se prirent l'un l'autre par la ceinture. Reyhan +tirait Kourroglou afin de le desarconner, et criait: "Tu n'emmeneras +pas Ayvaz." Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait: +"J'emmenerai Ayvaz." + +Ils descendirent de cheval en meme temps et commencerent a lutter a +pied, le cou enlace avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la +jambe. On aurait dit deux chameaux[24] males se battant ensemble. Le +soleil commencait deja a baisser. Kourroglou se sentait fatigue de la +puissante resistance de son ennemi, et s'ecria dans son coeur: "O Dieu! +preserve-moi de malheur, o Ali!" Cela dit, il eleva Reyhan l'Arabe en +l'air et le rejeta par terre; il s'assit sur sa poitrine, et, tirant +son couteau, il se preparait a lui couper la tete; mais il dit dans son +coeur: "S'il demande merci, je le tuerai; s'il ne le demande pas, ce +serait pitie de tuer un si brave jeune homme." + +[Footnote 24: Les combats de chameaux sont beaucoup plus feroces que +ceux de taureaux, de beliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches +oisifs en Perse parient souvent a leur sujet. Il est presque impossible +de ne pas eprouver une sorte de plaisir sauvage a etre temoin de ces +combats. Ces deux enormes corps, tout en se battant, demeurent presque +sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlaces l'un l'autre ne donnent +signe de vie que par de convulsives contorsions. Deux tetes avec des +yeux presque hors de leur orbites, des bouches ecumantes, d'affreux +rugissements completent le tableau.] + +Il regarda son visage, mais il etait rouge, tranquille, et ne laissait +voir aucun changement. Alors il detacha la courroie qui etait derriere +sa selle, et s'en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan. +Ce dernier dit: "Au moment ou tu lancais ton cheval pour franchir le +precipice, je te faisais present d'Ayvaz. J'ai ete infidele a ma parole, +et pour un peche si enorme, le malheur tombe sur ma tete coupable." +Kourroglou repliqua: "En verite, nul autre homme que moi n'osera te +poursuivre, J'ai pitie de toi, et n'ai pas envie de te tuer. J'ai +seulement lie tes mains et tes jambes. Si une armee me poursuivait, +elle ne serait pas assez hardie pour continuer apres t'avoir vu ainsi +garrotte." + +Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant +remonte sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il placa Ayvaz +derriere lui, et ils arriverent ainsi a Chamly-Bill. Les sentinelles +de Kourroglou le virent venir de loin et informerent les bandits de +l'arrivee de leur maitre. Sept cent soixante-dix-sept hommes allerent a +sa rencontre. Kourroglou commanda qu'on fut chercher une robe d'honneur +pour Ayvaz. Ayvaz la mit: Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout +le temps de l'absence de Kourroglou, avait ete enchaine et confine dans +une sombre prison, fut amene devant lui. Il le recut tendrement, lui +ota ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitot que Khoya-Yakub fut +revenu, il le revetit d'un superbe habillement, et l'invita a s'asseoir +pres de lui, a la place d'honneur. + +Les bandits s'enquirent avec empressement des details de la capture +d'Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement a la fin, +n'epargnant pas les louanges a Reyhan sur sa force et son courage. Il +dit son conte en vers et en prose, fidele a sa coutume de dire la verite +a la face des gens, disant a un poltron qu'il etait un poltron, a un +brave qu'il etait un brave. Voici une des improvisations faites en +l'honneur de Reyhan: + +_Improvisation_.--"Freres, Aghas! un homme doit etre un homme comme +Reyhan. Il a arrache des larmes d'admiration de mes yeux. Son bouclier +est d'argent; il repand le sang de l'ennemi avec abondance. Il a uni +mon ame a la sienne. Il a grave a la fois dans mon coeur le respect et +l'attachement. Un homme juste doit etre comme Reyhan. Puisse chaque pere +avoir cinq fils comme lui; puissions-nous avoir des guerriers comme lui +pour compagnons! Il merite d'etre le frere de Kourroglou. Un homme juste +doit etre un homme comme Reyhan[25]." + +[Footnote 25: Le texte de cette belle piece de poesie sert d'exemple +de la force des participes turcs, qui ne peut etre egalee dans aucune +langue europeenne.] + +Kourroglou ordonna qu'on servit un repas. Ayvaz fut nomme chef des +echansons; le vin coula, les mets tomberent comme la pluie, et toute la +bande festoya ensemble. + + + +QUATRIEME RENCONTRE. + +Le chapitre qui precede nous a paru si colore et si original, que nous +n'avons pas eu le courage de l'abreger beaucoup. Au ton heroique se mele +dans le recit la gaiete rabelaisienne, et l'ensemble est, comme dans +toutes les oeuvres naives, un compose de terrible et de bouffon. Le +dejeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il pas, en effet, +une scene de Grangousier? N'y a-t-il pas aussi un peu du frere Jean des +Entommeures et de Panurge en meme temps, dans les niaiseries malicieuses +qu'emploie Kourroglou pour obtenir d'Ayvaz la permission de boire de son +vin? Mais bientot viennent les touchantes lamentations d'Ayvaz enleve, +et la, il y a la simplicite elevee de la forme biblique. Enfin, +l'admiration de Reyhan l'Arabe pour Kourroglou franchissant le precipice +finira dans la chevalerie merveilleuse de l'Arioste. + +La rencontre suivante penetre plus avant dans les moeurs et usages de +l'Orient. La princesse Nighara est toute une revelation de l'ideal de la +femme dans ces contrees. Ideal bizarre et qui, pour le coup, n'est pas +le notre. L'examen en sera d'autant plus curieux; et ce serait peut-etre +ici le lieu de donner comme preface a ce chapitre un travail que M. +Chodzko nous a communique sur les pratiques, usages, superstitions, +idees religieuses et sociales qui defraient la vie mysterieuse des +harems. Mais nous craignons de nuire a l'interet que peut inspirer +Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons a la fin +de notre analyse la publication des curieux documents qui viennent a +l'appui. + +La quatrieme rencontre traite donc de la princesse Nighara; mais comme +elle en traite fort longuement, nous abregerons le plus possible, ayant +regret, toutefois, a tout ce que nous passerons sous silence. + +Et d'abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou comme ne se rattachant +pas a l'action de cette aventure; mais nous devons le retrouver dans la +suite de la vie de Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de +le faire connaitre au lecteur, d'autant plus qu'il y a la un trait +d'affinite avec l'aventure de Guillaume Tell, et raffine dans tous ses +details par l'ingenieuse exageration des Orientaux. On a du remarquer +aussi dans le chapitre precedent la superiorite de l'invention persane, +a propos de Kourroglou effacant, par la seule pression de ses doigts, +l'effigie d'une monnaie d'or. Les heros de chez nous se contentent de +briser la piece en deux, et croient avoir fait l'impossible. Mais le +veritable impossible ne se trouve que dans l'Orient. + +Voila donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, du fond de sa +ville du Nakchevan, entend parler de la gloire et de la magnificence du +bandit. _Mon coeur eclate ici faute d'action_, dit Demurchi-Oglou, et le +voila parti avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait +aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit d'abord: "Voila un +beau garcon!" Demurchi lui presente sa requete. "_Mon ame_, lui repond +le maitre, tu dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux +laches.--Amis, dit-il a ses chasseurs, _j'ai trouve ici mon gibier _." +Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, _a la maniere des chameaux +males_, et lui fait oter son bonnet. Puis il demande une pomme, tire +son anneau de son doigt, le fixe sur la pomme qu'il pose sur la tete de +Demurchi, se place a distance, tend son arc, et fait passer les soixante +fleches de son carquois a travers l'anneau. + +Content de voir que Demurchi n'a pas sourcille, il dit a ses compagnons: +"Mes ames, mes enfants, que celui qui m'aime contribue a equiper +Demurchi-Oglou." A l'instant meme, nos bandits, sans aucune crainte de +passer pour communistes, se depouillent chacun de son habillement, de +son armure ou du harnachement de son cheval, "et il lui fut donne tant +de choses, qu'en un instant l'etranger se trouva riche." + +On l'emmene a Chamly-Bill, on feta sa venue; Kourroglou improvise pour +lui au dessert, et, dans une de ses strophes, il lui dit: + +"Personne sur la terre ne connaitrait mes hauts faits sans mes jolies +chansons. Oui, tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour mes amis, et la +passion d'un gain egoiste ne s'est jamais elevee dans mon ame." + +[Illustration: Kourroglou s'approcha d'Ayvaz. (Page 9.)] + +"Mais ecoutez maintenant, s'ecrie le rapsode, l'histoire de la princesse +Nighara, fille du sultan de Constantinople." + +La belle princesse a entendu parler de Kourroglou, et elle s'est eprise +de lui sur sa brillante reputation. Un jour qu'elle etait sortie pour se +promener dans les bazars de la ville, et qu'au son des tambours, tous +les promeneurs et tous les marchands s'enfuyaient pour ne pas payer +de leur tete le bonheur de l'apercevoir, un certain Belly-Ahmed +(c'est-a-dire _le fameux_ Ahmed), qui se trouvait la, se dit en +lui-meme: "Ton nom est Belly-Ahmed, et tu ne verrais pas cette belle +princesse?" Il la vit, en effet, et faillit le payer cher; car la +princesse, qui n'entendait pas raillerie, le foula aux pieds, et l'eut +fait etrangler par ses eunuques, s'il n'eut eu l'heureuse inspiration de +lui dire, tout en la suppliant, qu'il etait natif d'Erzeroum. Aussitot +la princesse lui demande s'il n'a point vu dans ces contrees un certain +Kourroglou, et Belly-Ahmed, qui n'est point sot, se hate de se donner +pour un de ses serviteurs. Alors la princesse lui jette de l'or a +poignees, et lui remet, pour son maitre, son propre portrait avec une +lettre ainsi concue: + +"O toi qui es appele Kourroglou! la gloire de ton nom a jete un charme +sur nos contrees. Je me nomme Nighara, fille du sultan Murad. Je te dis, +afin que tu l'apprennes, si tu ne le sais pas encore, que j'eprouve +un ardent desir de te voir. Si tu as du courage, viens a Istambul, et +enleve-moi." + +Belly-Ahmed part pour Chamly-Bill, et se presente aux sentinelles qui +s'emparent de lui et le conduisent a Kourroglou. Celui-ci lui trouve +bonne mine, le fait asseoir, et envoie son bel echanson Ayvaz lui +chercher du vin. Alors recommence avec Ahmed un dialogue dans la +forme de celui qu'on a vu au chapitre precedent, entre Kourroglou et +Khoya-Yakub. "As-tu vu un plus beau cheval que mon Kyrat?---Je n'en ai +pas vu.--As-tu vu un plus beau guerrier que mon Ayvaz?--Je n'en ai pas +vu.--As-tu vu une plus belle fete, etc.--Mais, o Kourroglou! j'ai vu, +a Istambul, la princesse Nighara!" Kourroglou dresse l'oreille, lit le +billet, regarde la miniature, fait seller Kyrat; et part en laissant +Belly-Ahmed enchaine dans un cachot, comme il avait fait pour +Khoya-Yakub; en pareille circonstance, c'est sa facon d'agir. + +[Illustration: Ayant entendu la proclamation... (Page 2l.)] + +Ayant passe les portes de la ville (Constantinople), il descendit +de cheval, et Kyrat le suivit par les rues. Ce merveilleux cheval +(descendant a coup sur de celui qui portait les quatre fils Aymon), +sachant bien qu'il pourrait eveiller, par sa beaute, la convoitise des +etrangers, ou _craignant qu'on ne jetat sur lui quelque charme_, "avait +l'esprit de laisser tomber ses oreilles comme un ane, de rebrousser +son poil, d'emmeler sa criniere, enfin de se donner l'apparence et la +demarche d'une rosse." + +Kourroglou vit une femme decrepite dont le dos _avait la forme courbee +de la nouvelle lune_, et connut a son air que c'etait une sorciere. Il +lui demande l'hospitalite. Elle s'excuse sur sa pauvrete. Il lui donne +de l'or, elle s'attendrit. Mais arrives a la maison de la vieille, +Kourroglou, qui veut y faire entrer Kyrat, trouve la porte si basse, +qu'il est oblige de partager la muraille en deux d'un coup de sabre. La +dame pleure, le bandit l'apaise en lui promettant de lui faire rebatir +une _belle grande porte_. L'ecurie etait confortable; mais il n'y +avait dans les mangeoires qu'un peu de paille et de ronces seches. +Heureusement Kyrat n'etait pas degoute, et, comme son maitre, mangeait +ce qui se trouvait, _pourvu que ce fut un peu moins dur que la pierre_. + +Kourroglou trouva la maison propre et bien aeree, mais depourvue de +tapis. Or, un Persan se passera de tout volontiers plutot que de tapis. +Une chambre honorable doit en avoir un en laine etendu au milieu, deux +etroits en drap feutre, places de chaque cote du premier, dans le sens +de la longueur, et un quatrieme en pur feutre, appele le serendaz, place +en travers sur le tout. C'est la qu'un gentleman persan boit, mange, +cause, et digere convenablement. "Mere, dit Kourroglou a la vieille, va +m'acheter au bazar un assortiment de tapis; que le feutre soit de +la manufacture de Jam, et que celui du milieu soit des fabriques du +Khorassan. Voici encore une poignee d'argent." + +Il s'installe bientot sur ses beaux tapis, ote son armure, dont la +vieille suspend une a une les diverses pieces a la muraille, et lui +donne encore une poignee d'argent pour qu'elle aille acheter une robe +neuve; car la sienne est si vieille et si malpropre, que le sybarite +Kourroglou _ne peut la regarder_. "Voici un vrai fils pour moi! dit la +sorciere. Puisse-je rencontrer une douzaine de tels enfants!" Elle s'en +va chercher des habits neufs tout faits dans la boutique d'un tailleur, +et enveloppe sa bouche d'un mouchoir blanc pour cacher a son hote +delicat sa bouche edentee. Sous pretexte de l'arrivee prochaine de douze +pretendus amis qu'il doit regaler, Kourroglou lui commande un enorme +souper, riz, beurre, epices et viandes en abondance, le tout dans un +grand bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand il fut +rempli et pret a servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de +laver Kyrat; il s'etait lave aussi les pieds et les mains, avait recite +devotement son Namaz, ni plus ni moins qu'un bon pere de famille, et +se sentait grand appetit. Il alla chercher lui-meme a la cuisine la +montagne de riz et de viande, et apres que son hotesse eut etendu sur +lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit +sa main comme _la patte d'un lion_, et se mit a jeter des poignees de +viande dans sa bouche comme dans une caverne. + +Au milieu de ce repas pantagruelesque, dont le recit detaille et repete +doit, je m'imagine, faire une vive impression quand les rapsodes +le declament a un auditoire de pauvres diables maigres et affames, +Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agreablement. "Ma vieille, je +veux dire ma jeune beaute (car la sorciere trouve la premiere epithete +grossiere et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur +que le souffle de la destruction ne vienne a s'elever dans ton estomac, +et que je n'aie a rendre compte de toi au jour du jugement." La vieille +se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour +vivre une semaine et regaler encore ses voisines. Elle disait s'etre +rassasiee a la seule odeur des mets en les faisant cuire; mais quand +elle vit la devastation que son hote portait dans l'edifice, elle +craignit d'aller se coucher a jeun, et plongea sa main decharnee dans +le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un acces de toux +durant lequel Kourroglou mit a sec le fond du plat; et quand elle voulut +ramasser ses nappes, elle s'apercut avec effroi que la nappe de cuir +avait disparu, "Qu'en as-tu fait, mon fils?--Etait-ce donc la nappe? dit +Kourroglou; j'ai trouve le dernier morceau un peu dur et amer. J'ai eu +quelque peine a l'avaler. Pourquoi ne m'as pas tu averti?--Helas! pensa +la vieille, mon hote n'est autre que la famine personnifiee. Si sa faim +recommence, il avalera mon pauvre corps." + +Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya +beaucoup la vieille. "De quoi t'inquietes-tu? lui dit-il; si tu veux +sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me +marcher sur le corps; je ne m'en apercevrai point." + +Couchee dans la meme chambre, la vieille, pensant que son hote avait +de mauvais desseins, _parce qu'il avait beaucoup mange_, ne put fermer +l'oeil. "Veilles-tu, mere? + +--Helas! oui; je me demande si tu n'es pas Nazar-Djellaly. + +--Non.--Tu es donc Guriz-Oglou--Erreur. + +--En ce cas, tu es Reyhan l'Arabe?--Encore moins. + +--Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu es +Kourroglou!--Tu l'as dit. Je viens ici pour enlever la princesse +Nighara." + +_La langue de la vieille se raidit dont sa bouche_. "Allons, n'aie pas +peur, vieille carcasse.--Comment serais-je rassuree? Quand un enfant +crie, sa mere lui dit pour le faire taire: "Tais-toi, ou le loup viendra +te manger;" et l'enfant crie encore. La mere dit: "Voici le leopard;" +l'enfant crie plus fort. La mere dit alors: "Voici Kourroglou qui va +t'emporter;" l'enfant se tait et cache sa figure dans l'oreiller. + +Kourroglou jure par le plus pur esprit du Createur du ciel et de la +terre qu'il la traitera comme sa propre mere si elle ne le trahit pas; +mais que, dans le cas contraire, fut-elle assise dans le septieme ciel, +il lui jetterait un noeud coulant pour l'en arracher; et quand meme elle +se changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la terre, il +l'en retirerait avec des pinces pour la mettre en pieces. + +Des le matin, Kourroglou va au bazar et y achete un habit blanc pareil a +celui que portent les mollahs, puis une cornaline sur laquelle il fait +graver le chiffre du sultan. Enfin, il fait l'emplette d'une excellente +guitare dont le manche se devisse et se retire a volonte. Il met le +cachet et l'instrument ainsi demonte dans sa poche, et, muni de ses +moyens de seduction, il aborde un fakir et le prie de venir reciter a +sa mere mourante quelques versets du Koran. Quand il l'a amene chez la +vieille, il lui ordonne d'ecrire sous sa dictee une lettre de passe +moyennant laquelle il se presentera comme un _mollah_, un _chavush_, +c'est-a-dire un pelerin de la Mecque, un saint homme envoye par le +sultan a sa fille, et franchira les portes du palais. Le fakir, qui +croit Kourroglou incapable de lire l'ecriture, le trompe, et ecrit a +la princesse, au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand +coquin de la terre, et qu'il lui recommande de lui faire donner le +fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l'epaule du secretaire infidele, +l'etrangle a demi, le reduit a l'obeissance, scelle la lettre avec le +cachet contrefait du sultan, et pour mieux s'assurer de la discretion du +fakir, lui donne un tel coup sur la tete, _qu'elle s'aplatit comme un +livre qui se ferme_. Il le pousse ensuite dans un coin de la chambre, +donne un coup de pied au mur qui s'ecroule et ensevelit le cadavre sous +ses ruines. On ne peut pas mieux expedier une affaire; mais le recit en +est fort long et fort curieux, a cause des sentences et des formes du +dialogue, mele toujours de plaisanteries et de ferocite. + +La vieille criait et se frappait la poitrine, "Jamais le sang innocent +n'avait ete repandu dans ma maison, et tu l'as souillee!--Veux-tu donc +que je te tue aussi, infidele sunnite? lui repond Kourroglou, et que je +fasse tomber le reste de ce mur sur ton corps fletri?" + +Kourroglou se revet du costume blanc des mollahs, entoure sa tete de +plusieurs aunes de linge blanc, cache sa guitare dans sa poche, son +poignard dans son sein, et, le rosaire dans une main, le baton de +voyage dans l'autre, il franchit, grace a la feinte lettre et au sceau +apocryphe du sultan, les portes sacrees du palais. "De cette maniere, +dit le rapsode avec un melange de sympathie et d'indignation, il fut +permis a ce larron des larrons d'entrer dans le harem... a cet homme +capable de couper le sein d'une mere nourrissant son enfant!" + +Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive aux jardins +fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins d'eau courante et +des fontaines qui s'elancaient en jets. Kourroglou plia son manteau en +quatre, et s'assit dessus au bord d'une des pieces d'eau, le rosaire a +la main, les yeux a demi fermes, comme un vrai Raminagrobis, ce qui ne +l'empechait pas de voir distinctement, dans un kiosque ouvert, la belle +Nighara _buvant du vin_ avec plusieurs belles filles de sa suite. + +Une d'elles vint au bord du bassin pour chercher de l'eau, quoiqu'il ne +paraisse pas que Nighara ait eu l'habitude d'en mettre beaucoup dans +son vin. "Homme, qui es-tu? dit la suivante effrayee.--Homme! s'ecrie +Kourroglou, quel nom est-ce la? ne peux-tu, fille impure, me saluer du +nom de Hadji? et la princesse Nighara ne peut-elle se donner la peine +de chausser sa pantoufle a demi pour venir au devant du royal chavush +Roushan, envoye ici de la Mecque par le sultan Murad?" + +Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit a une recompense +immediate. Un khan, en pareille circonstance, detache ordinairement sa +riche ceinture, et la presente au messager. La suivante de Nighara court +au kiosque, et commence par s'emparer du chale et des bijoux de la +princesse qui etaient poses sur le tapis. "Es-tu ivre? dit la princesse +etonnee d'une semblable audace.--C'est toi-meme qui es ivre, repond +l'autre sans se deconcerter. Ce que je prends m'appartient; j'apporte la +nouvelle qu'un saint homme est arrive de la Mecque avec un message pour +toi. _Un feu divin brille dans ses yeux, et son visage en renvoie les +rayons vers le soleil_." + +"Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J'ai lu dans les traditions +sacrees que ceux qui vont au devant d'un pelerin de la Mecque sont +preserves d'etre brules par la flamme de l'enfer, si la poussiere des +sabots de son cheval tombe seulement sur eux." + +Pendant ce temps, Kourroglou avait ote sa robe et son turban de pelerin; +il avait mis son bonnet sur l'oreille, a la facon des dandys kajjares, +rajuste les plis de son bel habit vert-olive, et noue gracieusement le +cachemire qui lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de +son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse princesse vit +le saint homme transforme en un superbe brigand a grandes moustaches, +elle commenca, non par s'enfuir, mais par faire attacher les pieds de la +suivante qui s'etait ainsi trompee, et sous pretexte qu'elle avait du +recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle lui fit appliquer une +vigoureuse bastonnade sur les talons, puis s'approchant de Kourroglou, +qui essayait de justifier la suivante en se declarant un _amoureux sans +argent_, incapable de seduire personne par des presents, elle lui +donna un grand coup de pied dans la poitrine. "Princesse, dirent les +suivantes, c'est une pitie de te voir ainsi profaner ton joli pied +contre la poitrine non lavee de ce miserable.--Taisez-vous, sottes +filles, dit le bandit sans se deconcerter; vous ne savez pas que mon +sein est plus precieux que le talon de votre maitresse." + +Alors il prit sa guitare et improvisa: + +"Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et de la violette. +Comme elles tu fleuris dans la solitude. Tu es une fleche au fond de mon +coeur." + +Nighara etait indignee. Kourroglou chanta encore: + +"Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps; tu es le +coing embaume et la grenade vermeille, etc." + +Au lieu de s'adoucir a de tels compliments, la farouche Nighara fait +un signe a ses femmes, et aussitot une grele de coups tombe sur +l'audacieux. "Dieu vous preserve, s'ecrie en cet endroit le rapsode, de +tomber sous les ongles d'une femme irritee!" + +En un instant les vetements de Kourroglou volerent en pieces: +"Princesse, dit-il, si tu n'as pitie de moi, montre au moins quelque +merci envers ces pauvres filles. Leurs mains deviendront calleuses a +force de me battre." La princesse dit a ses suivantes: "Allons prendre +un peu de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions +battre encore cet imposteur." Mais en retournant vers son kiosque, elle +regarda en arriere, remarqua les traits de Kourroglou, et le trouva +beau. Aussitot il oublia la cuisson des coups d'ongles et des coups de +verges, reprit sa guitare et chanta: + +"O Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se changer en pierre? +Tu m'as renverse sur le visage. Puissent tes yeux etre remplis de +larmes!" + +Nighara, qui ne pouvait detacher ses yeux de ce male visage, se fait +apporter du vin. + +"Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le," lui chante encore +Kourroglou. + +En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n'en avait pas goute depuis son +depart de Chamly-Bill, oubliait toutefois son desespoir amoureux "pour +se lecher les levres." Nighara, emue de pitie, lui fit apporter un +bassin de baume _mumiah_, en disant: "Je ne desire pas ta mort; bois et +va-t'en." + +Kourroglou gouta le baume, fit la grimace, et demanda du vin. "Ah! saint +homme, tu bois la liqueur defendue par le Prophete, dit la princesse +irritee de nouveau. Eh bien, nous t'en donnerons; mais tu danseras +pour nous divertir; apres quoi nous te battrons encore et te jetterons +dehors." Nighara disparait, et revient avec ses femmes, qui apportent +des tapis, des vins et des mets divers. On etend les tapis sur le gazon, +on sert le festin au bord de la fontaine. La demarche de la princesse +etait pleine d'agrements et de graces, et, malgre sa fureur, elle +avait arrange ou plutot derange sa toilette pour etre plus seduisante. +Kourroglou chanta: + +"O aghas, mes freres! Nighara est venue! Des larmes de joie coulent de +mes yeux. L'Armenien aime sa croix, bien que son prophete ait souffert +sur la croix! Voyez comme elle a orne ses cheveux noirs, auxquels elle a +permis de tomber sur son cou delicat! Elle est venue!" + +"Elle est venue pour m'apprendre la beaute. Nighara est venue pour tuer +Kourroglou; elle est venue!" + +La princesse le regardait toujours; mais, comme les femmes de chez nous, +elle se montrait toujours plus cruelle pour se faire aimer davantage; +seulement, ses facons d'agir etaient un peu plus energiques. Elle le fit +battre de nouveau, et cette fois si serieusement, que Kourroglou, vaincu +par la souffrance, _se roulait par terre_. Ne faut-il pas s'etonner ici +de voir ce heros, dont la force fabuleuse detruisait des legions et +se frayait un passage au milieu des armees, pousser la douceur et la +soumission envers le beau sexe jusqu'a se laisser mettre en lambeaux, ni +plus ni moins que n'eut fait Don Quichotte, le modele de la chevalerie? +Cet ensemble de force et de tendresse caracterise Kourroglou d'un bout a +l'autre du poeme. Enfin, n'en pouvant plus supporter davantage, mais +ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se jette dans la piece +d'eau, la traverse a la nage, en elevant sa guitare au-dessus de sa +tete, et gagnant le milieu, ou l'eau jaillissait d'un pilier de marbre, +il s'assit en cet endroit. + +Les femmes commencerent a lui jeter des pierres, "O Belli-Ahmed! tu m'as +trompe, pensait Kourroglou. Elle ne m'a jamais aime." + +Alors il se mit a chanter, et la, vraiment, il lui dit de si belles +choses, que son sein commence a palpiter, et qu'elle l'ecoute "avec un +plaisir toujours croissant. + +"Le soleil est leve sur la colline de l'Orient. Elle est le jardin des +fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses joues. Que nul ennemi +n'ose regarder dans le jardin de l'amant!... O Nighara! celui qui +touchera ta ceinture une fois seulement deviendra immortel." + + + +CINQUIEME RENCONTRE. + +Le soir approchait. La fraicheur de l'eau calmait les souffrances +de Kourroglou. La princesse se dit: "Il repete sans cesse le nom de +Kourroglou. Ah! si c'etait lui-meme! Parle, avoue la verite, lui +dit-elle, es-tu Kourroglou?" Et comme il l'assurait, elle reprit: +"Kourroglou est, dit-on, de la meme taille que mon pere le sultan. Je +vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue pour toi, +je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin que tu deviennes plus +grand. Si elle est trop courte, je te ferai couper les pieds. Si elle +est trop large, je te ferai ouvrir le ventre, et on le remplira de +paille pour te grossir." + +Kourroglou dit: "Tu me punis selon le code d'Abou-Horeyra. N'importe, +j'essaierai la robe." + +Il sortit de l'eau, et Nighara, de ses propres mains, lui passa la robe. +Elle semblait avoir ete faite pour lui. Alors ils jeterent leur main +autour du cou l'un de l'autre, et entrerent dans le pavillon, ou, +suivant la coutume turque, ils burent dans la meme coupe. Alors la +princesse dit: "As-tu amene ici ton fameux cheval Kyrat?--Oui, je l'ai +amene.--Il faut donc que tu trouves pour moi un autre cheval aussi bon +que Kyrat." + +Kourroglou voyant les progres qu'il faisait dans le coeur de la +princesse se mit a chanter: + +"Humide, humide est la neige que l'on voit au sommet des grandes +montagnes! Tes yeux brillants soufflent la fraicheur sur mon coeur +embrase! Mon cher amour est couvert d'habits couleur de rose; elle est +tout entiere d'une teinte rose. L'eau qu'elle boit est aussi pure que +l'azur du ciel. Ses yeux sont enivres d'amour et de vin. + +"Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener dans ces +bosquets? Je ne puis marcher en liberte dans le monde, car le monde est +trop etroit pour moi." + +Kourroglou ayant combine son plan avec la princesse, reprit ses habits +de mollah et sortit du harem comme il y etait entre. Il fut arrete a la +porte par les gardes, qui lui dirent: "Saint homme, puisque tu as acces +aupres de la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire +toucher notre paie; car, depuis le depart du sultan son pere, nous +n'avons pas recu une obole. + +--Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, et, en +attendant, pour lui marquer votre mecontentement, vous devez abandonner +vos postes, et vous refuser a escorter la princesse." + +Ayant donne cet avis charitable, le fourbe retourne chez sa vieille +hotesse, et va ensuite acheter au bazar un beau poulain de trois ans, le +ramene a l'etable, prepare lui-meme la selle, et, au lever du soleil, +en entendant les trompettes sonner pour annoncer une promenade de +la princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, lui +conseille de se cacher afin de n'etre point persecutee a cause de lui, +et monte sur Kyrat, suivi par le poulain attache a son etrier, il s'en +va sur la route attendre Nighara, qui bientot arrive dans son chariot. +Il l'enleve des bras de ses femmes, la met en croupe et s'enfuit avec +elle dans le desert. La, tombant de fatigue, il s'etend sur le gazon et +cede au sommeil. La princesse lui demande s'il compte dormir longtemps. +"Mon sommeil est de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois +journees, le plus long est de sept journees. Mais ecoute, ma bien-aimee. +Kyrat a le don de pressentir l'approche de mes ennemis. Quand l'ennemi +se met en route pour me poursuivre, Kyrat hennit; quand l'ennemi est a +moitie chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines; quand +l'ennemi est tout pres de se montrer, Kyrat gratte la terre et l'ecume +lui vient a la bouche." La princesse se plaint vainement du long somme +dont son amant la menace en plein desert et au milieu des dangers. Il +faut que Kourroglou dorme ou qu'il perisse; a cette robuste organisation +il faut un repos semblable a celui de la mort. Elle examine Kyrat avec +inquietude, et quand elle a vu signaler le depart et la marche de +l'ennemi, quand elle a remarque ses sabots grattant la terre et sa +bouche couverte d'ecume, elle eveille Kourroglou, ainsi qu'elle a ete +avertie par lui de le faire. Aussitot il se leve, rattache les sangles +de son coursier, fait monter Nighara sur l'autre, et attend de pied +ferme le jeune sultan Burji, qui accourt a la delivrance de sa soeur +Nighara. Kourroglou, par ses terribles chansons, porte l'epouvante dans +le coeur des guerriers du prince, et bientot, s'elancant au milieu +d'eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. Mais Burji-Sultan, +resolu a reconquerir sa soeur, s'elance seul contre lui. "Que faire? dit +Kourroglou dans son coeur; si je tue le frere de ma bien-aimee, elle ne +me le pardonnera jamais et remplira ma vie d'amertume." Nighara se prend +a pleurer. "O Kourroglou! je n'ai qu'un frere, ne le tue pas.--Mon amie, +ne crains rien," dit Kourroglou. Et, s'adressant au prince: "Le chef de +tes ecuries ne gagne pas le pain qu'il mange; il n'a pas seulement serre +les sangles de ton cheval. Je t'avertis que tu roules sur ta selle. +Descends et raccourcis tes sangles, tu combattras ensuite contre moi." + +Le Turc credule descend pour arranger sa selle. Pendant ce temps, +Kourroglou s'approche avec precaution, le renverse, s'assied sur lui et +feint de vouloir le tuer. Burji pleure et se lamente: "Le sultan mon +pere n'avait qu'une fille et un fils; tu enleves l'une, tu vas tuer +l'autre. Toute la famille va etre eteinte.--Je t'accorde la vie a +condition que tu me donnes ta soeur en mariage. Je suis aussi savant +qu'un mollah; j'ai lu les sept volumes des commentaires arabes sur le +Koran; je sais par coeur toutes les formules usitees dans les mariages." +Le prince prononce avec lui la priere nuptiale consacree par le Koran, +et lui accorde sa soeur. Kourroglou le releve, l'embrasse au front, et +lui dit: "Desormais, au nom et par l'autorite du sultan Murad ton pere, +je gouverne et regne a Chamly-Bill. Ou aurait-il trouve un meilleur +parti pour sa fille?" + +En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou et Nighara +traversent encore quelques aventures. Ils penetrent dans le camp d'un +jeune Europeen qui tombe amoureux de Nighara, et veut l'enlever a son +epoux. Kourroglou est force de detruire sa suite et de piller ses +tresors; il est meme au moment de le tuer pour lui apprendre a vivre, +lorsque Nighara, touchee de l'amour de ce jeune homme, le fait sauver, +et menace Kourroglou d'avaler un poison mortel cache dans l'anneau +qu'elle porte au doigt s'il n'abandonne pas sa poursuite. Kourroglou se +soumet, et continue son voyage avec elle. Nighara montait a cheval aussi +bien que lui-meme, et pouvait fournir une course aussi hardie, aussi +rapide que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer une +riche redevance, et la, encore, Nighara obtint grace de la vie pour le +marchand. + +Elle blamait beaucoup son epoux de commettre toutes ces violences. Il +lui repondit avec la franchise d'un honnete Turcoman: _Je ne laboure ni +ne trafique; il faut donc que je vole_. L'argument etait sans replique. +Enfin ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands vinrent a +leur rencontre avec des acclamations, des chants et des decharges de +mousqueterie. "Guerrier, dit la princesse a Kourroglou, lequel d'entre +eux est Ayvaz? Montre-le-moi. + +Improvisation de Kourroglou: + +"Regarde ici, mon cher amour: ce cavalier est Ayvaz. Regarde-le, et +preserve mon ame du lit de feu de la jalousie. Regarde, voila Ayvaz; +mais ne tombe point amoureuse de lui. Dans sa main etincelle un bouclier +hezzare. Le miel de l'eloquence est sur sa langue; et _la ligne du +pinceau de la main du Tout-Puissant_ est sur l'arc de ses sourcils. +Regarde; mais n'en tombe pas amoureuse. Ce n'est qu'un garcon de +quatorze ans. Une plume de grue est sur sa tete. Ce cavalier est Ayvaz, +oui, Ayvaz lui-meme." + +Il presenta alors son epouse a ses compagnons en leur disant: "Nous +devons tous l'honorer, elle est la fille du sultan de Turquie;" et +Nighara s'etant assise sur le seuil de la porte de la forteresse, les +sept cent soixante-dix-sept cavaliers de la garde sacree de Kourroglou +se prosternerent devant elle, "O Dieu! s'ecria Kourroglou, sois beni +et ton nom glorifie! Je dois a ta seule bonte d'avoir realise mes plus +cheres esperances!" Il frappa les cordes de sa guitare et chanta ainsi: + +"Les nuages de l'adversite ont ete dissipes par la foi de Kourroglou. +Ils se sont evanouis comme la brume du matin. Voici mon Ayvaz." + +Nighara fit son entree couchee sur les riches coussins d'un palanquin +d'honneur. Toutes les femmes et toutes les esclaves de Kourroglou +vinrent a sa rencontre, et l'introduisirent respectueusement dans le +harem. Belly-Ahmed fut tire de sa prison et recompense par un des +premiers grades dans la troupe. Ce meme jour, on celebra le mariage +de Kourroglou et celui d'Ayvaz, auquel le maitre donna une femme. Les +musiciens, danseurs et jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par +torrents, et il coule encore a cette heure, dit ordinairement le _khan_ +pour clore cette rapsodie. + + + +SIXIEME RENCONTRE. + +Dans un des districts de l'Anatolie vit une grande tribu de nomades +connus sous le nom de Haniss. Elle est composee de trente mille familles +qui sont toutes riches et qui habitent un pays magnifique. Chacun de +ces chefs consacre sa vie a quelque objet favori. L'un aime les beaux +velements, un autre prefere les femmes, et un troisieme est passionne +pour les chiens de chasse ou les faucons. Leur chef, Hassan-Pacha, +aimait les chevaux par-dessus tout. Quand il entendait parler d'un beau +cheval, il n'epargnait ni argent ni peine pour se le procurer. + +Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses ecuries, et, apres avoir examine +plusieurs de ses chevaux, il dit a son vizir: "Certainement, aucun roi, +dans les cinq parties du monde, ne peut se vanter d'avoir une ecurie +comme celle-ci." Le vizir repliqua: "Aucun roi, il est vrai, n'a +d'ecurie comme celle-ci; mais Kourroglou a un cheval a Chamly-Bill, du +nom de Kyrat, et Keyvan lui-meme, celui qui gouverne les sept cieux, ne +possede pas son pareil.--O mon vizir! je suis pret a donner tout ce +que j'ai pour acquerir ce joyau.--Pacha, ce n'est pas chose facile. +Kourroglou ne manque pas d'argent, et il n'y a aucune possibilite de lui +prendre son cheval de force.--Vizir, a l'homme qui m'amenera ce cheval +je donnerai la moitie de mon pouvoir; s'il dit: "Ce n'est pas assez," je +lui donnerai la moitie de mes richesses; et si cela meme ne le contente +pas, j'ai sept filles, il aura la liberte de choisir la plus belle pour +sa femme. Va, et fais proclamer a son de trompe, dans la direction des +quatre vents, a tous les camps de notre tribu, l'ordre suivant: "Qu'il +soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, il sera mon gendre celui qui +m'amenera Kyrat." + +Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton nomme Hamza, dont +la tete et les sourcils etaient chauves, et qui etait marque de petite +verole. Cet homme, ayant entendu la proclamation, accourut aupres +du vizir nu-pieds et a peine vetu. "Que proclame-t-on ainsi, +vizir?--Qu'est-ce que cela te fait, a toi, vilaine tete chauve?--Je +demande seulement de quoi il s'agit?" Le vizir le mit au fait, et +ajouta: "L'homme qui reussira sera riche.--Qu'ai-je besoin d'argent? dit +Hamza; douze livres d'ecorce de melon d'eau que l'on me donne a manger +chaque jour dans les cuisines suffisent a mon appetit." Le pacha promet +de partager son pouvoir et ses richesses, et de donner l'une de ses sept +filles pour femme a celui qui lui amenera Kyrat. Aussitot Hamza dressa +les oreilles. "Vizir, j'ai vu les sept filles du pacha; mais s'il +consentait a me donner la plus jeune...--Celui qui amenera le cheval +aura le droit de choisir." Hamza se frappa la poitrine avec ses +deux mains, et dit: "Regarde-moi, regarde-moi; je suis l'homme qui +choisira.--En verite? dis-moi comment, par exemple.--Le pacha aura +Kyrat; mais il faut que tu me conduises d'abord en sa presence." Le +vizir pensa: depuis tant de jours que nous faisons publier cette +proclamation, il ne s'est encore trouve personne qui voulut en profiter. +Voici le premier et le dernier; il faut le faire voir au pacha. + +Hamza fut introduit devant le pacha. "Est-ce toi, pauvre tete felee, qui +as promis de m'amener Kyrat?--Moi-meme; mais que me donneras-tu pour +cela, pacha?--Je te donnerai la moitie de mes richesses.--Je n'ai pas +besoin de richesses,--Je te donnerai la moitie de mon pouvoir.--Je n'ai +pas besoin de ton pouvoir; qu'en ferais-je?--Tu choisiras celle de mes +filles que tu voudras.--Pacha, je ne puis croire a tes paroles.--Que +puis-je faire de plus pour te convaincre?--Jure, en baisant le Koran, +que, dans le cas ou tu violerais ta parole, tu divorceras d'avec chacune +de tes sept femmes." Le pacha en fit le serment. Hamza lui dit: "Je suis +depuis longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles; si je perds la +vie dans cette expedition, je n'en aurai nul regret; si, au contraire, +je ramene le cheval, j'aurai ta fille." Le pacha dit: "Tu l'auras;" et +il baisa le Koran. + +Hamza partit en hate pour Chamly-Bill, ou l'arrivee d'un pauvre diable +comme lui fut a peine remarquee. Apres un mois de sejour dans ce lieu, +il pensa dans son coeur: "Tachons de pecher Daly-Ahmed avec l'hamecon +de l'amitie. Je trouverai peut-etre ainsi moyen de m'introduire dans +l'ecurie." Il entra alors dans la cour de l'ecurie avec circonspection +et a pas lents. Apres avoir dechire sa chemise sur sa poitrine, il +ramassa un tas de fumier; et, se jetant dessus, il se mit a pleurer et a +gemir a haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux comme la pluie d'un +nuage. Daly-Mehter, ecuyer de Kourroglou, passait justement de ce cote; +il vit un malheureux, tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier. +Son coeur fut emu de pitie. Tout le monde sait que les fous[26] sont +tres-portes a la pitie: "Pourquoi cries-tu ainsi, tete chauve?" Hamza +repondit: "Puisse-je devenir ton esclave! Je suis orphelin et etranger; +grace a la laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre a +son service. Je desirerais pourtant trouver un maitre qui put me donner +un morceau de pain." Daly-Mehter pensa: "Tout le monde vit du pain de +Kourroglou; je prendrai cet homme a l'ecurie, et je le nourrirai." Pour +commencer, il releva ses manches jusqu'au coude; et remplissant un vase +d'eau chaude, il lava la tete d'Hamza, et, l'ayant nettoye entierement, +il lui donna ses vieux habits pour se vetir. Hamza le chauve montra tant +de zele et d'habilete dans son service, que la raison de Daly-Mehter lui +echappait d'etonnement. Un des deux meilleurs chevaux de cette ecurie +etait Kyrat, qui etait attache, par une jambe, a une chaine dont +Kourroglou portait toujours la clef dans sa poche. L'autre, monte +habituellement par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval etait aussi +attache separement, et la clef de son cadenas etait dans la poche de +Daly-Mehter. + +[Footnote 26: Par allusion a la signification litterale du mot _daly_, +fou, tete faible.] + +Toutes ces circonstances furent bientot connues de Hamza, qui commenca a +desesperer de pouvoir jamais s'emparer de Kyrat. Kourroglou vint un +jour a l'ecurie, et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un +miserable en guenilles et a tete pelee, qui etrillait Kyrat avec une +brosse et un morceau de drap. Kourroglou et Hamza ne s'etaient jamais +vus auparavant. Kyrat etait tendu comme un arc, sous la pression de la +puissante main de Hamza; et sa robe etait toute luisante, par le fait +de son excellent pansement. Kourroglou trembla de toutes ses jambes, et +pensa dans son coeur: "L'homme sous le bras duquel Kyrat est plie ainsi +ne peut pas etre un homme ordinaire." Il cria: "Chien pele, tu vas +emporter la peau du cheval: est-ce la la maniere de l'etriller?" +Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, et, le levant sur +Kourroglou, il cria: "Que viens-tu faire dans cette ecurie? Va-t'en, +vagabond." Car, il lui avait ete enjoint par Daly-Mehter de ne permettre +a personne d'entrer dans l'ecurie. Kourroglou dit: "Fou, comment oses-tu +lever ta main sur moi?" Daly-Mehter fut tire de son sommeil par ce +bruit. Il se releva, et salua son maitre: "Quel est cet homme que tu as +engage a mon service?--Puisse-je devenir ta victime! Des milliers +de gens vivent de ton pain. Cette tete chauve est tres-habile et +tres-adroite, et peut, aussi bien que tant d'autres, profiter de tes +largesses.--Je ne refuse mon pain a personne; qu'il en mange autant +qu'il voudra; mais, a juger de ses jambes et de toute son allure, je +n'attends rien de bon de lui; il a l'air d'un voleur de chevaux.--Oh! +non, seigneur; s'il etait de fer, on ne pourrait faire plus de cinq +aiguilles de ce pauvre diable!" + +Hamza comprit alors que c'etait la Kourroglou, il jeta son marteau a +terre, et, dans sa terreur, il courut se cacher sous le bat d'une mule. +Kourroglou, avant de quitter l'ecurie, dit a Daly-Mehter: "Attache +toujours un oeil vigilant sur mon cheval; ne donne ta confiance a +personne." Il ne poussa pas plus loin cette enquete. + +Plus Hamza restait attache a l'ecurie, plus il reconnaissait +l'impossibilite de voler Kyrat. Il dit donc dans son coeur: "Si ce n'est +Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le premier est pere du second, et sa +mere etait une jument arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l'un ni +l'autre: il me croira, il me donnera sa fille; et s'il arrive jamais +a connaitre la verite, il ne me l'otera pas, apres que je l'aurai +epousee." + +Pendant la nuit il appreta la selle de Durrat et tous les harnais qui +en dependaient. Daly-Mehter etait ivre quand il revint du palais de +Kourroglou, et voyant que Hamza pleurait amerement, le visage appuye +sur ses mains, comme s'il etait devenu veuf, il demanda: "Qu'as-tu, +Hamza?--Seigneur, comment puis-je m'empecher de pleurer? Chaque nuit +tu vas avec Kourroglou boire du vin rouge, et tu ne t'es jamais dit: +Apportons en quelques gouttes au pauvre orphelin. Helas! qu'est-ce que +cela, du vin? je n'en ai jamais vu. Est-ce doux ou acide?" + +Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l'ecurie, et s'en fut au cellier +de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le rapporta, le mit devant +Hamza et lui dit: "Bois, tete chauve." Hamza remplit un vase jusqu'au +bord, et le tendit a Daly-Mehter. "Seigneur, essaie le premier; que je +voie comment tu bois." Daly-Mehter vida le vase jusqu'a la derniere +goutte, et dit: "Voici la maniere de boire." Hamza remplit le vase a +son tour, et l'ayant approche de ses levres, il donna une secousse si +adroite, qu'il repandit tout le breuvage par-dessus son epaule, sans que +Daly-Mehter s'en apercut. De cette maniere, il grisa si bien l'ecuyer, +que ce dernier a la fin tomba comme mort sur le plancher. Hamza dit dans +son coeur: "Il n'est pas convenable que je me montre sous ces haillons." +Il ota donc ses vieux habits, et ayant depouille Daly-Mehter, il changea +de vetements avec lui. Il trouva dans la poche de l'ivrogne la cle de la +chaine de Durrat, conduisit le cheval hors de l'ecurie, lui mit la +selle sur le dos, et s'en fut comme une etoile Filante sur la route qui +conduisait au camp de la tribu de Haniss. + +Kourroglou vint de bonne heure a l'ecurie; il n'avait point de ceinture, +car il sortait du harem. Il regarda et vit Kyrat a sa place ordinaire, +mais Durrat avait disparu. Il devina, tout de suite que la tete chauve +l'avait vole. Il appela l'ecuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les +yeux, et salua. "Vilain, que signifient ces haillons que je vois sur +toi? Quel est ce tour de jongleur?" + +Le pauvre ecuyer regardait ses habits, et n'en pouvait croire ses yeux. +"Ou est Durrat?--Seigneur, Hamza doit l'avoir emmene pour le promener ou +le faire boire.--Ne le disais-je pas, que c'etait un voleur de chevaux? +Vite, que l'on selle Kyrat!" + +Kourroglou, arme, monta au sommet de la plus proche montagne, sur +laquelle ses sentinelles avancees etaient postees; il examina le pays, a +l'aide d'un telescope, jusqu'a ce qu'il decouvrit enfin le fuyard. Il le +vit volant comme une fleche vers ses tentes. + +Il fut transporte de rage et rugit sur la montagne: "Miserable voleur, +ou fuis-tu, ou fuis-tu? Tu peux aller aussi loin que Istambul; je t'y +suivrai, et je m'emparerai de toi." + +La voix de Kourroglou, quand il etait en colere, pouvait s'entendre a un +mille de distance. Hamza la reconnut de loin, et dit: "O pere celeste, +la vie est douce: Malheur, malheur a moi!" Il regarda devant lui, et +vit un village a peu de distance. Il dit dans son coeur: "Si je pouvais +gagner ce village, mon ame pourrait encore etre sauvee." On voyait un +profond ravin a l'entree du village. "Qui peut dire, pensa Hamza, si, +avant que j'aie atteint ce village, Kourroglou n'aura pas _brule mon +pere!_" + +Au fond du ravin se trouvait un moulin; le meunier etait absent, et les +roues restaient oisives. Hamza y courut, attacha la bride de Durrat a +la porte, et entra dans le batiment desert. La, il trouva la robe du +meunier qu'il mit sur lui, et il se frotta de farine de la tete aux +pieds. + +On sait que lorsqu'un homme a fait une course rapide, ses yeux sont +comme couverts d'un brouillard, et que sa vue n'est pas tres-claire +pendant quelque temps. Kourroglou ne reconnut pas Hamza, et demanda: +"Meunier, ou est le cavalier qui monte le cheval attache a ta porte? + +--O mon agha! le cavalier s'est precipite ici, saisi d'une telle +crainte, qu'il a couru sa cacher sous la roue." + +Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval: "Tiens mon +cheval." Il tira alors son poignard, et courut a la recherche du voleur. +Kyrat avait cette qualite, qu'il obeissait en toute chose a quiconque le +recevait en depot de la main de Kourroglou. Il se laissa guider comme un +enfant. Hamza, qui n'etait pas sot, jeta la robe de meunier a bas, et +sauta sur Kyrat. Il essaya d'un temps de galop, et revint attendre +tranquillement Kourroglou, qui, ayant tourne sens dessus dessous tout ce +qu'il y avait dans le moulin, et n'y trouvant pas une ame, sortit et vit +Durrat a la porte. Aux pieds de Durrat, la robe du meunier gisait par +terre; un peu plus loin on voyait le victorieux Hamza sous sa propre +forme, monte sur Kyrat. Il pensa dans son coeur: "J'ai fait la un marche +capital! plaise a Dieu que je ne le regrette pas quand il sera trop +tard!" Et il s'ecria: "Hamza-Beg!--Quel est ton plaisir, noble +guerrier?--Nous allons revenir a la maison, mais nous irons au pas, les +chevaux sont fatigues.--Ou dis-tu que tu veux aller?--A Chamly-Bill. Tu +m'as offense sans raison; et je suis venu le chercher en personne.--Ne +plaisante pas davantage, Kourroglou. J'ai cherche le cheval dans le +ciel, mais, Dieu soit loue, je l'ai trouve sur la terre. Tu as daigne me +faire present de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d'une vie +et d'un bonheur sans fin! Seulement ne me demande pas de te suivre.--Je +t'en conjure, je l'en prie, Hamza, je deviendrai ton esclave! Dis, +sont-ce des richesses, un cheval, une femme, que tu convoites? Guerrier, +je te jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le choix; tout +ce que je possede t'appartient.--Je ne serai pas la dupe de ta ruse. +Ce que je desire ne t'appartient pas: je te ferai connaitre la verite. +J'aime la plus jeune des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la +donner pour femme, en echange de Kyrat. Depuis six mois et plus, je +languissais de desespoir a Chamly-Bill. Maintenant regarde, j'emmene +Kyrat, et tu es toi-meme la cause de mon bonheur. Puisses-tu vivre +heureux et longtemps! Je m'en vais prendre femme.--Hamza-Beg! rends-moi +seulement le cheval, et je t'apporterai sur mon sabre la tete de +Hassan-Pacha.--Ce serait une conduite basse de ma part; quelle preuve de +courage montrerais-je aux yeux de ma fiancee?" + +Les prieres et les promesses de Kourroglou ne servirent a rien. Hamza +jura par la plus pure essence de Dieu qu'il ne rendrait pas le cheval. +Kourroglou poussa un profond soupir du fond de sa poitrine, et dit: +"Hamza-Beg! permets-moi de chanter un air qui me vient a la memoire." + +_Improvisation_.--"Sans Kyrat, la vie et le monde ne sont qu'un fardeau +pour moi. Pauvre Kourroglou! maintenant que Kyrat a quitte tes mains, tu +dois te frapper la tete de douleur, Kourroglou!" + +Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait de chanter +ainsi: + +_Improvisation_.--"Tu as du demander Kyrat a Dieu meme. La queue de +Kyrat etait un bouquet de fleurs. Monter sur lui c'etait monter le +bonheur en personne. O Kourroglou! que Dieu le le rende! Je me noie dans +une mer profonde; le chagrin de la perle de Kyrat se pose comme une +pierre sur mon ame, et m'entraine dans l'abime. Je suis un paysan, un +meunier, loin de moi cette epee, Kourroglou, tu devras maintenant crier +"du ble, du ble[27]!" + +[Footnote 27: C'est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de +leur moulin font connaitre qu'ils n'ont plus rien a moudre.] + +Kourroglou avait l'air d'un fou, il disait: "Sans Kyrat je ne merite pas +d'etre un guerrier." + +Hamza dit: "O Kourroglou! tes paroles ont brule mon foie. Va a +Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six mois. A la fin de ce temps, +tu peux prendre l'habit d'un Aushik[28], et venir au camp de la tribu de +Haniss. Je vais y mener Kyrat, et j'epouserai la fille du pacha; mais je +te jure que de meme que j'ai recu Kyrat de tes propres mains, de meme je +te rendrai de mes propres mains les renes et le cheval.--Comment puis-je +savoir, o Hamza-Beg, si tu es sincere ou non dans tes paroles?--Je jure +par le plus pur etre de Dieu. J'ai l'ame noble, et je te le repete +encore, je conduirai moi-meme Kyrat par la bride, et je te le rendrai." + +[Footnote 28: Chanteur improvisateur.] + +Cela dit, il tourna la tete de Kyrat, et s'en fut vers le camp de la +tribu de Haniss. Kourroglou contempla son bien-aime cheval jusqu'a ce +qu'il eut disparu dans l'eloignement. Triste, et les yeux baisses, il +retourna sur ses pas et monta sur Durrat. Tous les bandits etaient +sortis de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, ramene +par Kourroglou; mais quand ils virent leur chef seul et monte sur +Durrat, ils se dirent entre eux: "Kourroglou aura ete attrape par cette +adroite tete pelee." Ils eurent peur de la colere de Kourroglou, et se +disperserent dans toutes les directions. Chacun d'eux comme un rat, se +cacha dans quelque trou. Ayvaz seul fut assez hardi pour parler, et +dit: "Agha, tu as fait un bon marche; Durrat pour Kyrat! As-tu pris le +voleur?--Va-t'en, sot enfant!" Le jeune homme effraye s'eloigna. + +Kourroglou s'en fut dans le harem, et, pendant les six mois qui +suivirent, il ne bougea pus de la chambre de Nighara. Au bout de ce +temps, il dit: "Nighara, Hamza m'a fait une promesse: il faut que +j'aille la-bas et que j'y meure ou que je revienne avec Kyrat." + +Il se leva, revetit l'habit d'un Aushik, et, apres avoir pris conge de +sa femme, il partit. + +En s'approchant du camp des Haniss, il se preparait a passer une large +riviere, quand il remarqua sur le sable la trace des pieds d'un cheval +qui l'avait franchie en un saut, d'une rive a l'autre. Il dit dans son +coeur: "Nul cheval au monde, excepte mon Kyrat, ne pourrait accomplir +une chose semblable. Hamza a du venir ici avec lui." + +Etant entre dans le camp, il mit un temps considerable a faire le tour +des tentes nombreuses et des cordes tendues qui en marquaient les +limites. Fidele a son role, il chantait tout le temps de sa plus belle +voix, charmant et egayant tous ceux qu'il rencontrait; et toutes ses +chansons etaient a l'eloge du cheval. + +Cette nouvelle parvint bientot aux oreilles du pacha; ce seigneur etait +de mauvaise humeur, parce que depuis le jour ou Kyrat lui avait ete +amene par Hamza, il n'avait pu encore monter ce cheval, qui etait +attache dans l'ecurie et ne souffrait que personne s'approchat de lui, +si ce n'est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fut amene en sa +presence. Il lui fit un accueil gracieux, et lui permit de s'asseoir +dans sa tente. "On dit que tu es habile dans l'art de louer les chevaux: +tu arrives justement dans un lieu ou tu peux voir une ecurie qui n'a pas +sa pareille dans tout l'univers." Kourroglou eut peur que Hamza-Beg ne +le trahit; il regarda, et, voyant que ce dernier etait absent, il chanta +l'eloge suivant: + +_Improvisation_.--"Laissez-moi chanter l'eloge d'un cheval arabe. Sa +criniere doit etre comme si elle etait de fils de soie; ses pieds ne +doivent pas etre charnus. Ils sont exactement entoures de peau; ses +sabots ont l'air d'avoir ete tournes; ses fers ne doivent pas peser plus +d'un okha d'argent; il doit etre robuste et d'une taille moyenne; son +cou doit etre long, mince et uni comme un ruban. Quand on le sort de +l'ecurie, il bondit et se joue de mille manieres."--Bravo, Aushik! cria +le pacha, je n'ai jamais entendu louer le cheval avec tant de _methode_. +Le celebre Kyrat qu'Hamza-Beg m'a amene possede toutes les qualites que +tu as enumerees; mais de quel usage est-il pour moi? Il est si mechant +et si fou, que je ne puis pas le monter. + +Kourroglou dit: "Longue vie au pacha! un cheval fou est le meilleur a +monter.--Pour quelle raison?" + +Kourroglou chanta ainsi: + +_Improvisation_.--"Un noble cheval marche hardiment, comme s'il +cherchait a renverser son cavalier. Il secoue ses oreilles et tire si +fort les renes que le cavalier doit le tenir ferme et ne donner aucun +repos a ses mains. Le cheval d'un guerrier-belier doit etre fou comme +son maitre." + +Le pacha appela ses serviteurs: "Faites venir Hamza-Beg devant moi. Je +desire qu'il ecoute ces belles louanges du cheval." + +Hamza-Beg avait epouse la plus jeune fille du pacha, et il avait ete +eleve au rang de grand vizir. + +Il vint, vetu d'un riche habit de fourrure; son turban etait du plus +beau cachemire, et il avait une suite de trois cents hommes. + +Il entra, et, saluant a peine de la tete le pacha, il s'assit sans qu'on +le lui dit et s'etendit sur son siege. + +Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de splendeur et de +gravite dans un homme qui, six mois auparavant, n'etait qu'un marmiton. +Il se leva humblement de sa place et fit un profond salut. Un frisson +glacial courut sur toute sa peau, et, en saluant, il placa la main sur +son coeur. Ce geste signifiait: Hamza-Beg! sois misericordieux et ne me +trahis pas! Hamza-Beg, en reponse, placa la main sur ses yeux, ce qui +voulait dire: "Ne crains rien et prends patience[29]!" + +[Footnote 29: La conversation par signes est portee a une grande +perfection en Perse. Je me rappelle qu'une fois, pendant ma visite a un +certain beglerberg, on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer +sa faute. Le beglerberg ordonna d'apporter les fouets et les felakas. +"Je jure que je suis innocent", s'ecria l'accuse, croisant sur sa +poitrine ses deux poings fermes avec un seul doigt leve en avant. Les +executeurs etaient prets, regardant le beglerberg, qui, de son cote, +fixait les yeux sur la poitrine de l'accuse: "Tu es coupable, drole, +s'ecria-t-il.--Sur ta tete bienheureuse, je suis innocent", repondit +l'accuse, croisant ses poings comme auparavant, avec cette difference +qu'il y avait deux doigts au lieu d'un projetes en avant. Ils +continuerent ainsi, l'accuse apres chaque menace du beglerberg, croisant +ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts leves. Enfin, +quand apres une nouvelle protestation, il eut mis ses mains sur sa +poitrine avec tous les doigts etendus, le beglerberg dit: "Allons, +laissez-le aller. Peut-etre est-il reellement innocent. Retourne a ta +maison, et fais que je n'entende pas de plaintes contre toi." Quand +je quittai la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques +riaient et chuchotaient entre eux, et j'obtins d'eux l'explication +suivante: l'accuse avait fait d'abord entendre au beglerberg qu'il lui +donnerait un tuman, s'il voulait le renvoyer; ensuite il lui en avait +promis deux, trois et ainsi de suite; mais il n'obtint son pardon que +lorsqu'il eut promis de payer dix tumans. (_Note de M. Chodzsko._)] + +Le pacha dit: "Nul doute que l'Aushik ne soit lui-meme un bon cavalier." +Il se tourna vers Kourroglou et dit: "Aushik, serais-tu dans le cas de +monter mon cheval?" Kourroglou se mit a pleurer et a se plaindre de ce +qu'on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou qui le tuerait +et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha dit: "N'aie pas peur. Tu +auras deux cents tumans de moi. Si le cheval te tuait, l'argent serait +remis a ta veuve et a tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu +peux descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l'argent comme +recompense." Kourroglou dit: "Puisse le pacha nager dans le bonheur, et +puisse son regne etre long! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu +vivre de longs jours, seigneur!" Le pacha donna ordre au vizir d'aller +chercher Kyrat. + +Le ruse Hamza-Beg pourvut a tout: voyant que Kourroglou n'avait point +d'armes avec lui, il reussit, en sellant Kyrat, a cacher une massue sous +les housses et suspendit un sabre au pommeau de la selle. Il le brida +ensuite et lui noua la queue. Six hommes suffisaient a peine pour +conduire Kyrat hors de l'ecurie, tant il etait devenu gras et sauvage, +apres six mois de repos. L'ecume jaillissait de ses naseaux. Kourroglou +vit tout et chanta: + +_Improvisation_.--"O toi que j'ai eu pour la premiere fois entre mes +mains dans le Turkestan, viens, Kyrat, viens, bonheur de ma vie! Tu es +tombe entre les mains d'un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chere de +toutes les choses de ma vie, viens! J'ai pour toi un mors fait avec +quinze livres de fer. Quand tu es courrouce, tu ne touches pas a ta +nourriture de trois jours; tu ne bronches pas dans une course de +quarante milles. O Kyrat, toi, la plus chere des choses de ma vie, +viens!" + +Le pacha dit: "Aushik, ma patience est epuisee; je t'ordonne de monter +ce cheval a l'instant meme." + +Kourroglou dit: "Je suis sur que le cheval me tuera. Beni soit le sel +que tu m'as donne; sois le protecteur de mes pauvres orphelins!...--Tu +peux te tranquilliser; il ne te tuera pas. Je te recommande a la +protection des quatre premiers khalifes." En disant ces mots, le pacha +mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec les deux cents +tumans. Ce dernier dit: "Longue vie au pacha!" et il alla vers Kyrat. +Hamza-Beg lui tendit les renes de ses propres mains, et lui dit tout +bas: "Guerrier, la parole d'un guerrier est une parole. La promesse +que je t'ai faite il y a six mois est remplie." Kourroglou lui dit a +l'oreille: "Pour cette conduite genereuse, je te jure, aussi longtemps +que j'aurai un morceau de pain, je le partagerai avec toi." Hamza-Beg +dit: "Prends le sabre suspendu a la selle, attache-le a ta ceinture, +tu trouveras aussi une massue sous les housses." Kourroglou monta +sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, il la fit tourner +au-dessus de sa tete. Hamza-Beg recula, comme s'il etait effraye, et se +cacha dans la foule. Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint +si joyeux, qu'il perdit toute sa raison et sa presence d'esprit. Il +faisait trotter le cheval dans toutes les directions. Le pacha le +rappela: "Aushik, donne-moi le cheval; il me parait tres-doux, ce matin: +laisse-moi essayer de le monter." Kourroglou dit dans son coeur: "Je te +laisserais plutot monter sur mon propre cou;" et il ajouta tout +haut: "Pacha, permets-moi de te chanter un air, d'abord; ensuite, je +descendrai.". + +_Improvisation_.--"Ce cheval peut courir, en un jour, d'Ardibil a +Kashan. Qu'importe le sultan, qu'importent tous les pachas a celui qui +est monte sur ce cheval? Ce cheval ne s'arrete que tous les trente +fersakh. O toi, bonheur de ma vie, tu es encore a moi. + +"Il a franchi une grande riviere; j'ai reconnu l'empreinte de ses +pas. Oh! je baiserai chacun de tes sabots, je baiserai tes deux yeux +brulants. Je remercie Dieu de te revoir, o mon Kyrat, bonheur de ma vie; +tu es encore a moi." + +[Illustration: Chien pele, tu vas emporter la peau du cheval. (Page +21.)] + +Le pacha dit: "Aushik, fais-le galoper encore une fois, je te regarde +comme un habile cavalier." Kourroglou passa deux fois au galop pres de +l'endroit ou etait le pacha. "Bien, maintenant donne-le-moi, je veux +l'essayer moi-meme.--Pacha, tu ne le monteras pas." + +Le pacha se tourna vers Hamza-Beg, et dit: "Ce fou ne veut pas me rendre +le cheval. Si c'etait Kourroglou lui-meme?" Hamza-Beg repondit: "Comment +puis-je le dire?--N'as-tu donc pas vu le bandit durant ton sejour a +Chamly-Bill?--Je ne l'ai pas vu. Mes yeux aussi bien que mon esprit ont +ete occupes tout le temps a trouver quelque moyen de derober Kyrat. +Ce Kourroglou a plusieurs milliers de braves guerriers comme lui; qui +pourrait jamais tous les connaitre?" Le pacha, tournant son visage +vers Kourroglou, dit: "Allons, amene ici le cheval, je veux le monter +maintenant." Kourroglou dit: "Sante au pacha! un air me vient dans la +tete; ecoute-moi: + +_Improvisation_.--"Une course sur un cheval bai porte toujours bonheur. +Le coeur du cavalier met en lui ses delices. Ses genoux sont noirs, son +cou vous rappelle le cou du chameau _bagyar_[30]. Le coeur met en lui +ses delices. Quand il marche, son pas est comme le pas du chameau +_kosahk_[31]; quand il est en bon etat, son dos doit etre aussi large +que sa poitrine, et la distance entre ses jambes de derriere est telle +qu'un archer peut s'asseoir entre pour tendre son arc. Le coeur met ses +delices en lui." + +[Footnote 30: Espece de chameau tres-estimee en Perse.] + +[Footnote 31: Autre espece de chameau.] + +Le pacha dit: "Tu deviens trop familier, Aushik. Je t'ai deja dit que +nous en avions assez; descends. Je desire monter Kyrat moi-meme." +Kourroglou sourit avec mepris, et dit: + +"Pacha sans cervelle! je couvrirai ton turban de boue! Comment peux-tu +penser a monter ce coursier? il a plus d'esprit que toi." Le pacha dit: +"Hamza-Beg, dis-lui de descendre.--Je le lui ai dit, mais il refuse +d'obeir. J'ai peur, en verite, que cet homme ne soit Kourroglou. +Pourquoi lui as-tu donne le cheval?" Le pacha dit: "Allons, vite, +descends, Aushik, es-tu sourd?" Kourroglou dit: "Pacha, je me rappelle +un air; ecoute-moi: + +_Improvisation_.--"Le cheval est a moi. Je ferai couvrir son precieux +dos de housses de soie. Je le ferai baigner dans toute une riviere de +vin rouge. C'est l'elu de Kourroglou, l'elu entre cinq cents chevaux. +Le coeur met en lui ses delices. Quand le chef des palefreniers, +Daly-Mehter, s'approche de lui, il se leve sur ses jambes de derriere, +et le palefrenier, pour le panser, est oblige de le frapper sur la +bouche avec un baton." + +[Illustration: Voici mon tribut. (Page 28.)] + +"Alors tu es Kourroglou, s'ecria le pacha; j'en remercie Dieu! Je t'ai +cherche dans le ciel, et je t'ai trouve sur la terre. Je vais te faire +mettre en pieces ici, de telle sorte qu'il ne reste pas de traces de toi +sur la terre." + +Hamza-Beg, voyant que la querelle s'echauffait et que les choses, selon +toute apparence, deviendraient pires encore, se retira pour voir a +quelque distance comment elles finiraient. Le pacha cria: "Hamza-Beg, +viens la, voici Kourroglou!" Hamza-Beg repliqua: "Oui, tu l'as dit; mais +que puis-je faire contre lui? Ne t'ai-je pas conseille de ne pas lui +mettre le cheval entre les mains?" Le pacha fut epouvante, mais il +continua d'appeler Kourroglou, lui ordonnant de descendre. Kourroglou +chanta ainsi: + +_Improvisation._--"Hassan-Pacha, ne te fie pas trop a ton pouvoir. J'ai +plus d'un serviteur qui te vaut. Que te servira de gravir des montagnes +et des rochers? Crois-moi, le pied de ton cheval ne passera jamais sur +mes chemins. Aghas, sultans! regardez le vaste desert. J'aurai vos corps +enveloppes de la tete aux pieds dans la pourpre du sang. Je vous +tuerai tous avant de revoir Ayvaz. Mes serviteurs portent de lourds +djezzairs[32] sur leurs epaules. Montrez-moi le heros qui puisse tendre +mon arc. Avancez, heroiques beliers! voyons si vous pouvez frapper un +bouclier avec vos tetes. Je puis macher le fer et le cracher ensuite +vers le ciel. Je suis le seigneur de Chamly-Bill et de ses montagnes +couvertes sur leurs cretes de neiges aux mille couleurs. Je compte mille +hommes de chaque tribu sous ma banniere. Je puis seul montrer cent mille +ingenieuses devises." + +[Footnote 32: Longue arquebuse appelee aussi shamtal; elle porte a une +grande distance.] + +Le pacha commanda alors a ses hommes de le saisir. Kourroglou, sur +cela, s'ecria: "O Ali!" Et tirant l'epee du fourreau, il fondit sur les +nomades, comme un loup affame sur un troupeau. Des monceaux de cadavres +s'eleverent autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou dit +dans son coeur: "Hamza-Beg m'a rendu de tels services qu'il faut que je +lui montre ma gratitude d'une maniere sensible. Je tuerai son beau-pere, +afin qu'il regne desormais sur la tribu de Haniss." Alors, donnant de +l'eperon a Kyrat, il atteignit le pacha, et d'un coup de son sabre il +lui aplatit le crane comme la tete d'un pavot. Hamza-Beg vit le sort de +son maitre, et, otant son turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat, +ce qui signifiait: Nous nous rendons; nous sommes tes prisonniers. +Kourroglou dit: "Hamza-Beg, si j'ai tue le pacha, c'etait seulement +pour faire de toi son successeur. Si dans ton coeur tu as quelque autre +desir, dis-le-moi, que je puisse l'accomplir." + +Kourroglou, ayant etabli solidement l'autorite de son ami sur les tribus +de Haniss, le quitta pour retourner a Chamly-Bill. En passant a travers +les camps les plus eloignes, il jeta un regard dans l'interieur de +quelques tentes. Les eunuques en sortirent aussitot, et lui reprocherent +la hardiesse avec laquelle il se permettait d'examiner l'interieur des +tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. Kourroglou demanda si la +femme de Hamza-Beg etait la. "Elle y est," fut la reponse. "Combien de +filles avait Hassan-Pacha?--Sept; l'une d'elles est mariee a Hamza; les +six autres ne sont pas mariees.--Amenez-les ici, et faites-les placer en +rang; je desire les voir." Quand ses ordres eurent ete executes, il dit: +"Celle-la seule peut partir; c'est la femme d'Hamza-Beg, et elle est +pour moi une fille, une soeur." + +Il fit choix de la plus jolie des sept soeurs, et la placa derriere +lui sur sa selle. Il dit a l'eunuque: "Si Hamza-Beg demande ce qu'est +devenue la fille du pacha, tu lui diras que Kourroglou l'a emmenee a +Chamly-Bill pour son ancien maitre, Daly-Mehter." + +Et il s'en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu'a ce qu'il fut +arrive chez lui. Tous les bandits vinrent a sa rencontre. Kourroglou dit +a Ayvaz de faire venir Daly-Mehter devant lui, et d'envoyer la fille du +pacha dans son propre harem. Aussitot que Daly-Mehter parut, Kourroglou +dit: "Ecoute-moi, ecuyer, j'ai ete irrite contre toi a cause de Kyrat. +Faisons la paix. J'ai amene la fille de Hassan-Pacha pour toi." Alors, +se tournant vers Ayvaz, il dit: "Qu'aucune depense ne soit epargnee. Il +faut que tu prepares des noces splendides; car c'est la fille d'un homme +d'un rang eleve; elle doit etre honoree." + +Les ceremonies et les illuminations durerent pendant sept jours a +Chamly-Bill. A la fin du septieme jour, la nouvelle femme de Daly-Mehter +fut conduite dans sa demeure. + + + +SEPTIEME RENCONTRE. + +L'histoire d'Hamza-Beg a ete un peu longue; mais il nous semble que si +la sultane Scheherazade l'eut racontee au sultan Schaariar, il ne s'en +serait pas plaint plus que des autres, et n'eut pas fait couper la tete +feconde de la belle rapsode, avant d'avoir vu au moins ce qui etait +advenu de la tete chauve d'Hamza. Maintenant Kourroglou arrive a un +episode de sa vie qui se distingue de tous les autres par sa brievete +et sa couleur sinistre. Il y a un crime dans la vie de ce heros, et a +partir de ce moment on voit le signe de la colere divine se lever a son +horizon et envahir peu a peu la splendeur de son ciel. Le rapsode n'en +fait pas la remarque, il ne dogmatise pas; on voit meme qu'il raconte +sans figure et sans complaisantes metaphores, comme a regret et penetre +d'effroi, le crime de son heros. Mais l'admirable instinct philosophique +qui est dans la conscience des poetes populaires se revele dans +l'enchainement des aventures de Kourroglou. Qu'on ne croie donc pas que +ce sont des episodes pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie +errante. Non; la memoire populaire est un artiste ingenieux, un poete +qui ne manque pas de profondeur. Au premier coup d'oeil, nous avions +pense que la vie de Kourroglou n'etait qu'un conte heroique et comique; +mais arrives a la septieme rencontre, et voyant ensuite se derouler +la suite de ses derniers succes, puis de ses imprudences, puis de ses +revers et de ses profondes douleurs, enfin de ses infortunes jusqu'a sa +mort deplorable, nous avons reconnu que c'etait la un veritable poeme, +avec son sens philosophique, sa moralite et sa personnification de +l'etre humain (d'une race peut-etre en particulier), dans un individu +poetique. Nul doute que Kourroglou a existe, et que le fond de son +histoire est authentique: c'est le Napoleon de la race nomade; et s'il +est deja devenu fabuleux, c'est que, pour les esprits illettres, deux +siecles equivalent peut-etre a deux mille ans. Mais la tradition fait +l'histoire d'apres les memes regles morales qu'observent les hommes de +genie pour l'ecrire. Elle comprend qu'un heros n'est qu'une incarnation +plus riche de l'esprit qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera +donc ni vertus, ni vices, ni facultes qui ne soient en rapport avec ceux +de sa race et de son temps. Kourroglou traversant les precipices et les +fleuves a la course de son cheval, massacrant a lui seul une armee, +mangeant et buvant comme les heros de Rabelais, est au fond de ce milieu +fantastique un homme tres-reel, un caractere tres-sainement developpe. +C'est ainsi qu'a procede Hoffmann dans ses bons jours; c'est pour +cela que, parmi de nombreuses aberrations, il a cree plusieurs +chefs-d'oeuvre. + +Kourroglou etait marque en naissant d'un signe de grandeur. Il avait +de grandes choses a faire, pour lui-meme et pour sa race: venger le +supplice de son pere et affranchir les _vaillants hommes_ de son temps +du joug des _sunnites impies_. Mais comme les vaillants hommes de son +temps, il est ne temeraire et orgueilleux. Une ardente curiosite, une +vanite secrete l'ont deja prive d'une partie des avantages que son pere +le magicien devait lui procurer. On se rappelle que ce pere, ce magicien +(qui, entre nous, me parait etre une personnification du Destin, tout +puissant et aveugle comme lui), lui avait prepare, par ses savantes +incantations, un cheval qui l'eut porte jusqu'au ciel; car il avait des +ailes, et c'est un regard d'irresistible curiosite de Kourroglou qui +les a fait tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier +cheval du monde, a dit le pere; mais ce ne sera plus Pegase, et ses +pieds rapides sont pour jamais enchaines a la terre. + +Une seconde imprudence de Kourroglou cause l'eternelle douleur et la +mort de son pere. On se rappelle qu'il devait lui rapporter dans un vase +l'ecume d'une source mysterieuse; mais l'ecume le tente, il la boit, et +le pere ne reverra plus la lumiere des cieux. "A partir de ce jour, +tu n'es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, le fils de +l'aveugle," c'est-a-dire le fils du Destin, et ce nom fera ta gloire et +ta condamnation. Tu as venge ton pere, mais tu l'as laisse perir; tu +seras le plus grand guerrier de ton siecle, mais tu seras maudit; tu +porteras la peine de ton orgueil au milieu de tes prosperites, et, comme +ton pere, tu finiras miserablement. + +Jusqu'ici nous avons vu reussir, comme par miracle, toutes les +audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemble mille hommes de +chaque tribu, il s'est bati une forteresse que nul souverain n'ose plus +attaquer. Il a enleve Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse; +mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept cent +soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaitre la joie et l'orgueil de +la paternite. Chacune de ses entreprises sera couronnee de succes en +apparence, et sera expiee dans l'ensemble mysterieux de sa vie par de +poignantes douleurs. On verra bientot (et on l'a vu deja par ce cri de +l'ame qui lui echappe au milieu de ses plus menacantes improvisations: +_la vie est un fardeau pour moi!_), qu'il pressent la fatalite attachee +a tous ses pas. L'orgueil est son mauvais ange, l'orgueil doit le +perdre, l'orgueil le rend criminel; cet orgueil sera chatie. Ses grandes +facultes, je ne sais pas s'il ne faut pas dire pour entrer dans l'esprit +de la race qui le chante, _ses grandes vertus_, l'ambition, la cupidite, +la ruse, la volupte, l'intemperance, la soif du sang, tout ce qui l'a +fait grand et heureux parmi les heros de sa race, va l'abandonner peu a +peu, parce qu'il a abuse de ces dons du ciel. Je parle comme un rapsode +turcoman, faites-moi le plaisir de m'ecouter en bons Turcomans; oui, +c'etaient la des dons du ciel! Il etait le plus grand des fourbes. Honte +a lui! il va devenir confiant et sincere, parce qu'une fois il a fait un +mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il dressait des embuches, et +l'ennemi ne manquait jamais d'y tomber: gloire a lui! mais une fois il a +tendu le piege a celui qu'il devait respecter, et desormais il sera pris +dans ses propres filets: malheur a lui! Il etait bandit et meurtrier, +rien de mieux! Une fois il est devenu assassin: desormais le poignard +sera toujours leve sur lui. Malheur au fils de l'aveugle! + +Voila, je crois, le raisonnement qu'il faut mettre dans la bouche du +rapsode, pour comprendre la septieme rencontre et la suite des jours de +Kourroglou. Appelons maintenant l'exemple a notre aide. + +Kourroglou avait, comme on sait, l'innocente habitude de detrousser les +marchands qui poussaient la folie ou l'insolence jusqu'a lui refuser un +modeste tribut de cinq cents tumans en passant sur ses terres. Mais il +n'avait pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, ayant +appris a le connaitre, allaient desormais au-devant de ses desirs, et ne +se faisaient plus tirer l'oreille pour s'executer. Kourroglou etait si +sur de son fait, qu'il s'en allait tout seul, deguise, le plus souvent +en aushik (chanteur improvisateur), au beau milieu de la caravane; et +quand il s'etait un peu diverti aux depens de ses hotes, quand il leur +avait bien fait peur de l'ogre Kourroglou; quand il leur avait dit: +"Seigneurs, prenez garde! Kourroglou est toujours la ou on l'attend +le moins; peut-etre est-il deja parmi vous; mais, pour sur, il y sera +bientot." Alors le sycophante, en les voyant palir, renfoncait sa +guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de stentor: "Voila +Kourroglou!" Aussitot les marchands de se prosterner, de se frapper +la poitrine, de s'arracher la barbe et de crier merci! "Guerrier, +disaient-ils, nous savons que tu as porte le tribut a cinq cents tumans; +mais si tu exiges le double, nous te le donnerons a condition que +nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan." On se rappelle que ce +Daly-Hassan, ancien brigand pour son compte personnel, vaincu par +Kourroglou, s'est attache a lui par reconnaissance, a grossi son armee +par de nombreux enrolements, et qu'il se distingue dans toutes les +entreprises. Mais il parait que sa cruaute est excessive. Lorsque +Kourroglou, toujours fidele aux lois qu'il a instituees, a repondu aux +marchands: "Oh non! c'est bien assez!" il revient vers ses compagnons, +et Daly-Hassan, qui l'attend au pied de la montagne en lechant ses +moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande la permission +d'essayer le tranchant de son sabre sur ces marauds, afin de leur +arracher quelques barils de vin par-dessus le marche. Mais Kourroglou +lui repond: "Vous connaissez le proverbe arabe: la justice constitue la +moitie de la religion!" Et il rentre a Chamly-Bill les poches pleines +d'or et le coeur de bons sentiments. + +Mais, helas! il est arrive ce jour nefaste ou le heros doit etre mis a +la plus rude epreuve, et ou sa vanite doit dechainer les maledictions +suspendues sur sa tete. Il faut suivre ce recit dans l'original. + +"Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, vint visiter Kourroglou +avec douze mille hommes de cavalerie. Ils demeurerent a Chamly-Bill, +buvant et festoyant, jusqu'a ce que les celliers et les cuisines de +Kourroglou fussent completement vides. Le sommelier et le cuisinier +vinrent ensemble l'annoncer a Kourroglou, et dirent: "Tes hotes ont +mange et bu tout ce qu'il y avait ici; ils n'ont pas meme laisse les +croutes ou la lie." + +Kourroglou envoya ses gardes roder dans le voisinage, et bientot apres, +on lui signala une caravane. Il fit seller Kyrat; et, arme de pied en +cap, il se dirigea vers la prairie. + +Il regarda et vit une immense caravane campee sur ses paturages. Tout +annoncait que le marchand etait un homme puissamment riche. Et dans une +tente dressee pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et jouant +au trictrac. Kourroglou arriva jusqu'a eux, et dit: "Salam!" Un des +Turcs l'apercut, et dit: "Homme, descends de cheval!--Non, je ne veux +pas descendre.--D'ou viens-tu?--Eh quoi! n'avez-vous pu deja reconnaitre +Kourroglou?--Bien, cela est tout a fait different. Kourroglou est un +grand homme; nous lui paierons un tribut pour le sejour que nous avons +fait sur ses terres." Kourroglou crut que le marchand voulait se +debarrasser de lui par une plaisanterie; car il ne s'etait pas leve pour +lui temoigner son respect quand le nom de Kourroglou etait sorti de +ses levres. Il se recula, et visant avec sa lance le Turc qui restait +toujours assis, il fit cabrer son cheval. Le Turc lui dit alors +froidement: "Retiens ton bras, Kourroglou." La pointe de la lance avait +deja effleure la poitrine du Turc; mais Kourroglou retint son cheval +et s'arreta. Le Turc dit: "Tu devrais jeter un voile de femme sur ton +visage. Il ne convient pas a des hommes d'agir ainsi. J'ai entendu +raconter beaucoup de choses de toi; mais je t'ai vu maintenant, et tu ne +merites pas ta renommee. Un homme brave donne a son ennemi le temps de +se mettre en garde. C'est le role d'une femme de combattre sans avertir +et de tuer par surprise. Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie +de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter sur mon cheval. +Nous nous battrons alors en duel. Si je te tue et si je delivre le +_collier du monde de tes etreintes rapaces_, des prieres seront dites +pour ton ame. Si, au contraire, tu reussis a me tuer, tu prendras toutes +les richesses et les marchandises rassemblees en ce lieu." + +Kourroglou ecouta patiemment et reconnut la justice de ces paroles. Il +attendit donc qu'il plut au marchand de s'armer et de monter a cheval. +Quand cela fut fait, le Turc dit: "Kourroglou, tu dois commencer; tu +es libre de m'attaquer de telle maniere et avec telle arme qu'il te +plaira." + +Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant d'attaques +differentes; mais elles furent toutes parees ou repoussees. + +Le Turc s'ecria: "Viens plus pres, prends-moi par la ceinture, et vois +si tu peux me faire descendre de cheval. J'aimerais a eprouver ta +force." Kourroglou saisit le marchand a la ceinture et tacha de le +desarconner; mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s'il y eut +ete cousu. + +Le Turc dit: "C'est maintenant a mon tour; laisse-moi te faire eprouver +ma force." Il saisit la ceinture de Kourroglou, et le secoua d'une telle +facon, que ce dernier fut sur le point de tomber; et meme un de ses +pieds avait deja perdu l'etrier. + +Le Turc, comme s'il dedaignait de profiter de sa victoire, lacha la +ceinture de Kourroglou, quitta son armure, et, descendant de cheval, il +invita Kourroglou a entrer sous sa tente et a devenir son hote. + +Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, se glissa dans +la tente comme un rat, et prit humblement un siege. Il se sentait si +honteux, qu'il osait a peine respirer. Le Turc baissa la tete comme +auparavant, et se remit a jouer au trictrac avec son compagnon. +Kourroglou vit que le Turc etait un homme plein de courage et de +noblesse. Fidele a son habitude de dire en face a l'homme brave qu'il +etait brave, et au poltron qu'il etait poltron, il accorda sa guitare, +et chanta au marchand l'air suivant: + +_Improvisation._--"J'ai demande a ses esclaves et a ses serviteurs qui +il etait. Ils ont tous repondu: C'est le seigneur des seigneurs, un +marchand guerrier. Il possede plus d'or qu'on n'en peut trouver dans +Alep ou dans Damas. C'est le lion du desert. Son coursier est couvert de +la depouille du leopard. Il ne daigne pas jeter un regard sur un ennemi +ou sur un ami. J'ai lance mon cheval contre lui, j'ai leve ma massue +au-dessus de sa tete. Le marchand alors a pousse un cri, et s'est elance +de sa place." + +Le Turc sourit, et regarda l'autre joueur d'une maniere significative +(car il etait evident que le chanteur mentait par habitude de se +vanter). Kourroglou dit dans son coeur: "Le maudit se raille de moi." Il +reprit ainsi: + +_Improvisation_.--"O mon Dieu, tu l'as cree sans defaut. Il n'est le +serviteur que de toi seul; mais envers tout le reste du monde, il est +imperieux et superbe. Il a amasse des montagnes de marchandises, et il +s'est repose. Il a jete un regard a son compagnon, et il a souri. Il a +baisse la tete, et il a joue au trictrac." + +Le Turc dit: "Guerrier Kourroglou, pour ta poesie, je te paierai un +tribut de cinq cents tumans." Kourroglou pensait qu'il n'aurait rien de +cet homme qui l'avait vaincu. Aussitot qu'il entendit parler de cinq +cents tumans, son cerveau recouvra la sante; il fut transporte de joie, +et improvisa ainsi: + +_Improvisation_.--"Il a mis sur ses oreilles le bonnet d'un derviche, +sur ses epaules est un manteau d'hermine. Je lui ai chante un air. Le +marchand m'a donne cinq cents tumans pour recompense." + +Le Turc ayant verse l'argent devant le chanteur, il dit: "Voici mon +tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter mon invitation, Dieu +merci, nous ne manquons pas de vin ni de kabab. Il y a toutes sortes +d'aliments prepares. Si tu ne veux pas venir, et que tu preferes t'en +aller, tu es le maitre." Kourroglou dit: "J'aimerais mieux partir, si tu +daignais me le permettre." + +Kourroglou, ayant mis l'argent dans sa poche, prit conge de son hote, +et retourna a Chamly-Bill. Quand les bandits virent l'argent, ils le +feliciterent de sa victoire. Kourroglou dit: "Ne m'insultez pas, chiens +que vous etes! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de gouttes de +mon propre sang. Cet homme m'a vaincu; mais il n'a pas voulu me tuer, +et, de plus, il m'a paye mon sang avec cet argent." + +Il ordonna a ses gardes de veiller le moment du depart du marchand et de +le lui annoncer. + +A partir de ce moment, Kourroglou sent decroitre la conscience de sa +force; il n'ose plus sortir seul. Quand Ayvaz vient lui dire: "Ne +veux-tu pas faire une sortie, seigneur? Nous sommes a la fin de +l'automne. Si la neige tombait cette nuit, les routes seraient +interceptees, et nous ne trouverions plus de voyageurs a ranconner. +Cependant ta caisse et ta paneterie sont vides. J'apercois une caravane: +allons!" Kourroglou repond: "Retire-toi! le premier marchand etait un +homme sage, et il n'a pas voulu me tuer; mais un autre peut etre fou." + +Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens qu'il etait +continuellement tourmente par l'idee de la superiorite du Turc qui +l'avait vaincu. Il resolut de voir encore une fois son heureux +adversaire. Apres bien des perquisitions, il sut le jour ou le marchand +devait quitter Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe +de montagnes, de l'autre cote du la ville ou passait la route. Le Turc +etait seul, a cheval, ayant laisse sa caravane derriere lui, a quelque +distance. Kourroglou se sentit transporte de fureur; il poussa son +cheval sur le marchand, le jeta a bas de sa selle, et coupa la tete de +_l'homme renverse_. Il sentit bientot sa rage se calmer, et, _fache de +ce qu'il avait fait_, il chanta ainsi: + +_Improvisation_.--"Begs, ecoutez-moi! Sur le chemin d'Alep, je +rencontrai un marchand, je rencontrai un lion affame. Je soufflais comme +la brise du matin. Je me suis place en embuscade sur sa route, non loin +d'Erzeroum; j'ai coupe sa tete a Erzengan. J'ai rencontre un marchand." + +L'ayant depouille de ses vetements, Kourroglou vit que ce n'etait pas un +Turc, mais un Armenien, et il chanta: + +_Improvisation_.--"Sa mort m'a delivre de mille maux. Je l'ai acceptee +avec delices, comme un bouquet de roses. J'ai depouille le corps, et +j'ai vu que c'etait un Armenien. Oh! que les montagnes se couvrent +de brouillards, que des torrents ruissellent de leurs sommets[33]! +Kourroglou, que ton bras soit desseche! J'ai rencontre un marchand." + +[Footnote 33: Pour laver le deshonneur d'avoir traitreusement attaque +l'homme sans defense. Les Persans haissent, a cause de quelques +differences de religion, les Turcs sunnites, plus encore que les +chretiens, s'il est possible. De sorte que Kourroglou cherche une +consolation dans la pensee qu'il a trouve que son superieur a tous +egards n'etait pas un sunnite, mais un Armenien. (_Note de U. +Chodzko_.) + +Cet Armenien est evidemment le plus grand personnage du roman de +Kourroglou: et n'est-il pas remarquable que ce heros, si superieur a +Kourroglou lui-meme par son sang-froid, son courage, sa force et sa +generosite, soit reste chretien dans l'imagination des rapsodes? Est-ce +seulement par exces de haine contre les sunnites qu'on lui attribue un +si grand role? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara +s'attendrir tres-particulierement, jusqu'a vouloir se donner la mort, +pour un voyageur europeen que Kourroglou menacait de sa fureur. Il faut +bien que dans ces tetes poetiques de l'Orient le chretien soit un etre +superieur, en depit de la repulsion fanatique.] + +Cette derniere strophe, si courte et si bizarre, nous parait la plus +belle et la plus orientale des improvisations de Kourroglou. Elle a la +concision mysterieuse du style biblique. L'ame coupable s'y devoile en +voulant cacher sa honte et son effroi sous des metaphores. L'orgueil +blesse, la colere, la vengeance toujours vivantes dans le coeur du +meurtrier, entonnent le chant du triomphe; les mechantes passions +acceptent la mort de l'homme juste et genereux _comme un bouquet de +roses_. Puis aussitot le desespoir du maudit etouffe l'hymne impie. _Oh! +que tes montagnes se couvrent de brouillards!_ la nuit descend sur +les yeux de Cain. _Kourroglou, que ton bras soit desseche!_ Et le bon +refrain si bete et si sombre: "J'ai rencontre un marchand!" _en dit plus +qu'il n'est gros_. Nous connaissons certains refrains romantiques des +ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naif, a l'imitation +de ces formes populaires. Aucun ne m'a fait l'impression de ce: _j'ai +rencontre un marchand_, qui vient si a point, qui resume si bien le +souvenir d'une action qu'on ne veut pas s'avouer a soi-meme, et qui, ne +cherchant ni le naif, ni le terrible, rencontre l'un et l'autre a la +grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou devait etre un grand +poete. Il ne pensait qu'a la rime et trouvait l'effet. M'est avis +qu'aujourd'hui nous faisons le contraire. + + +A partir de ce moment, la fatalite s'appesantit sur Kourroglou. Apres +quelques exploits ou ses imprudences le mettent a deux doigts de sa +perte et ou il succomberait sans l'heroique secours d'Ayvaz et de ses +compagnons, il est fait prisonnier, traine a la queue d'un cheval, +nourri des os qu'on lui jette comme a un chien, enfin attache a un +poteau pour mourir sous le fouet et le baton. Il echappe pourtant +a cette epreuve terrible, mais c'est pour retrouver Chamly-Bill en +revolution; Ayvaz le hait et le maudit comme un tyran, ses meilleurs +amis le trahissent et l'abandonnent. Le combat qu'il est force de leur +livrer est d'une haute poesie epique; sa douleur, son amour pour Ayvaz, +son indignation, touchent parfois au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu +vieux, s'eprend encore d'une princesse etrangere et veut l'enlever. +Surpris et jete dans un puits, il y devient _si gras_, ce qui, pour un +homme tel que lui, est le comble de l'abjection et de la honte, qu'il +est retire de l'abime et delivre a grand' peine. Mais l'esprit du grand +homme est affaibli. Pris par ses ennemis, il finit esclave et aveugle +comme Samson, apres avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et des lors la +mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d'agonie ont encore +de la grandeur et le montrent puissant et resigne. Il y a de l'analogie +entre la fin de ce poeme et celle de la legende des quatre fils Aymon. + +Nous n'avons traduit qu'une faible partie de cette curieuse epopee de +Kourroglou. La fin est surtout frappante; mais nous ne voulons pas +priver l'amie qui nous a aide a traduire du plaisir de la donner +elle-meme au lecteur dans une publication complete. + + + +FIN DE KOURROGLOU. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Kourroglou, by George Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** + +***** This file should be named 13303.txt or 13303.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/3/0/13303/ + +Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading +Team. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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